Source :
Claude demers pour Québec humaniste
Compte-rendu du livre « Marx quand même » de Henri-Pena Ruiz
La pensée de Marx et l’idéologie
« Il ne faut pas regretter d’avoir rêvé d’un autre monde. Ni d’avoir consacré tout ou partie de sa vie à tenter de le faire advenir ». C’est avec ces mots, qu’on dirait à l’intention des nostalgiques, qu’Henri-Pena Ruiz débute son plus récent ouvrage « Marx quand même ». Une invitation à relire Karl Marx et à mieux comprendre sa pensée, libérée de sa caricature stalinienne et du capitalisme d’État soviétique qui en revendiquait la filiation.
Loin de la nostalgie, l’auteur invite toutefois à une réflexion critique quant au démembrement de l’Union soviétique et des pays socialistes et sur les raisons d’un tel échec. Il dément la formule de Francis Fukuyama, selon laquelle nous assistons depuis la fin du 20e siècle à la fin de l’histoire, caractérisée par la disparition des idéologies. En critiquant le philosophe américain, Pena-Ruiz démontre avec éloquence qu’émancipation sociale et rêve d’un monde meilleur ne furent jamais pour Karl Marx, l’expression d’une idéologie.
Certes, l’idée d’une alternative sociale et économique relève au départ d’un rêve. Mais ce rêve se forme à l’intérieur d’un « processus d’émancipation » et non à partir d’une » recette toute faite « . Il émerge d’une réalité sociale fondée sur l’exploitation, l’injustice et l’oppression.
Marx avait bien décrit la nature et les rouages du système capitaliste et de l’idéologie libérale qui le soutenait. Un système qui enrichit une minorité dans la mesure où la grande majorité est exclue de cette même richesse. Il avait démontré comment la démocratie formelle relevait essentiellement de la rhétorique, même s’il voyait dans les gains du mouvement ouvrier de réels acquis, tant au niveau matériel que de la prise de conscience, du fait notamment que cette démocratie exprime avant tout un rapport de force entre les classes. Né à travers un processus de consolidation nationale, le capital selon Marx n’allait pas s’embarrasser des États nationaux. Il anticipait déjà le phénomène de la mondialisation propre à notre époque. Un phénomène qui n’a rien à voir avec le processus naturel de l’internationalisation du travail.
Deux-cents ans de capitalisme n’ont guère changé la donne. Richesse et opulence côtoient toujours misère et pauvreté. Les crises économiques se succèdent, les guerres se multiplient. Inégalité, oppression et drames sociaux caractérisent le capitalisme et le néolibéralisme tout comme cela était à l’époque de la Commune de Paris et de la fin du 19e. Passé les trente glorieuses (1945 – 1975 ) où les gains des travailleurs à travers le monde ont contribué à rétablir, pour un temps, un certain équilibre, le capitalisme s’est employé à gruger ces gains et à externaliser les coûts de production, particulièrement par le biais des atteintes à la nature et à l’écosystème. Les progrès de la technologie et de la science, l’augmentation de la productivité, sont mis à profit non pour améliorer le sort de l’humanité, mais pour réduire le coût de la force de travail. Ce qui élargit l’écart entre les revenus des capitalistes et ceux des travailleurs. En même temps, les dommages souvent irréversibles qui fragilisent et menacent la nature ne sont pas comptabilisés dans les coûts de production. Ils seront à la charge des travailleurs et de toute la population.
Se référant à la métaphore de Karl Marx dans sa critique de la philosophie du droit de Hegel, Henri-Pena Ruiz écrit: « D’un côté la terre des rapports sociaux qui tissent la société civile, lieu des activités productrices… De l’autre, le ciel des grands principes évoqués, sphère du débat public et des discours politiques empreints de rhétorique et d’incantation… ». Marx dénonçait l’idéologie qui dans son essence idéalisait des principes et des valeurs qui ne passaient pas l’épreuve de la réalité sociale. D’où ses critiques virulentes à l’égard de la démocratie formelle ou encore de la fameuse « main invisible » qui, selon Adam Smith, devait réguler l’équilibre du marché. Fondements de l’idéologie néo-libérale, cette démocratie et ce concept trompeur de l’autorégulation du marché conduisent directement au rejet de toutes les mesures de réglementation, voire à la disparition de l’État dans ses fonctions sociales et de modération pour contrer les abus extrêmes du capitalisme, mais à son renforcement quant à ses fonctions répressives.
Le parti-pris de Karl Marx en faveur des travailleurs et des forces d’émancipation sociale ne relève pas d’une idéologie, mais d’une opposition à l’idéologie libérale. « Lorsque la hiérarchie exprime la domination d’un groupe sur un autre, écrit Pena Ruiz, le propre du principe d’unification est de présenter cette hiérarchie comme naturelle et nécessaire, et de développer ainsi une idéologie d’assujettissement ». L’auteur souligne que pour Marx l’alternative, plutôt que de se fonder sur un modèle, partait de ce qu’il était possible d’accomplir.
Le rapport de l’homme à la nature: Marx était un «écologiste» et un naturaliste
Les conditions ont changé. D’aucuns se réfèrent à ces changements pour invalider l’analyse et la critique du capitalisme faites par Karl Marx et son ami Friedrich Engels. La classe ouvrière s’est transformée, le capital industriel a cédé le pas au capital financier, les entreprises sont devenues transnationales et surtout, la science contemporaine a révélé un phénomène qu’elle ignorait totalement à l’époque de Karl Marx, soit les menaces directes à l’écosystème.
En réalité, ces transformations plutôt que d’invalider la pensée de Marx la rendent plus actuelle. Ce qu’on appelle aujourd’hui la classe moyenne n’est rien d’autre, en fait, que la grande majorité des travailleurs. Elle représente en proportion une part considérablement plus grande de la force productive que la classe ouvrière à proprement parler. Ses écarts de revenus à l’égard de ceux du grand patronat grandissent de façon exponentielle. La domination du capital financier par ailleurs, illustre l’exacerbation du fétichisme cultivé par le capitalisme envers la monnaie et les produits de consommation. Ce qui faisait dire à Marx que le capitalisme créait non seulement les produits, mais aussi les consommateurs. Donnant ainsi, tant à la monnaie qu’aux produits de consommation, une valeur de nature idéologique sans aucun rapport avec les besoins réels de la société.
Quant à la domination des transnationales qui accompagne le phénomène de la mondialisation, elle assujettit encore davantage l’État, rendant complètement obsolète toute notion de souveraineté nationale et populaire sous le capitalisme à l’ère de l’ultralibéralisme. Henri Pena-Ruiz nous rappelle encore que Marx n’était pas un productiviste. Il ne voyait pas dans la production une finalité en soi. Il cite cette phrase éclairante du philosophe selon qui « le capitalisme épuise l’homme et la terre ». Selon Marx, l’homme est une partie inhérente de la nature qui en constitue le corps non organique. Critiquant les formes de développement industriel de l’agriculture, Marx écrivait dans Le Capital « …tout progrès de l’agriculture capitaliste n’est pas seulement un progrès dans l’art de spolier le travail, mais dans l’art de spolier le sol, tout progrès dans l’élévation de sa fertilité pour un temps donné est un progrès dans la ruine des deux sources à long terme de cette fertilité […] la production capitaliste ne développe la technique et la combinaison du procès social qu’en minant en même temps les sources qui font jaillir toute richesse ». Dans « Dialectique de la nature » Engels précisera: «Nous ne devons pas nous vanter trop de nos victoires humaines sur la nature. Pour chacune de ces victoires, la nature se venge sur nous. Il est vrai que chaque victoire nous donne, en première instance, les résultats attendus, mais en deuxième et troisième instance elle a des effets différents, inattendus, qui trop souvent annulent le premier… Les faits nous rappellent à chaque pas que nous ne régnons nullement sur la nature comme un conquérant règne sur un peuple étranger […] mais que nous lui appartenons avec notre chair […] toute notre domination sur elle réside dans l’avantage que nous avons sur l’ensemble des autres créatures de connaître ses lois et à pouvoir nous en servir judicieusement».
Selon Pena-Ruiz, Marx aurait dénoncé le productivisme stalinien et le capitalisme d’État soviétique où le contrôle du Parti s’est littéralement substitué à une véritable souveraineté populaire, ce qui a conduit notamment à des aberrations telles que l’assèchement de la mer d’Aral et la catastrophe de Tchernobyl. Et, pourrions-nous ajouter, sur un plan plus politique, le vol des entreprises d’État par les oligarques russes.
Du projet révolutionnaire
L’espace réservé pour ce compte-rendu ne permet pas de rendre justice à l’étude d’Henri-Pena Ruiz qui aborde dans «Marx quand même» nombre d’autres sujets, dont la question de la laïcité, la question nationale, le communautarisme, le socialisme, la liberté individuelle… et surtout le caractère révolutionnaire de la pensée de Marx, son analyse du rôle de
l’État.
Tout en dénonçant la caricature faite par le stalinisme de la pensée de Marx, Pena-Ruiz (qui ne rejette pas entièrement les acquis de l’Union soviétique) rejette cependant les amalgames trop faciles qui associent l’échec de l’Union soviétique avec la pensée de Marx, tout comme il rejette aussi l’amalgame du « totalitarisme », un concept « fourre-tout », qui met sur un pied d’égalité fascisme et communisme. « C’est que, de Marx au goulag stalinien, il y a la contradiction qui existe entre la promotion de l’émancipation et celle de l’oppression, alors que, des théories nazies au génocide juif, il y a mise en œuvre conséquente et cohérente d’une conception oppressive assumée avec le soutien du grand capital ».
« Ni volontarisme abusif, ni fatalisme propre à déresponsabiliser » dira encore Henri Pena-Ruiz faisant référence au projet révolutionnaire. « Ainsi, transformer le monde ce n’est pas forcer le réel à se plier au tableau d’une société idéale préconçue, mais faire en sorte que les conditions du libre accomplissement des hommes soient réunies ». Marx le philosophe voyait dans la classe ouvrière une classe universelle en ce sens qu’elle est la seule classe sociale dont les aspirations sont strictement liées à la disparition des antagonismes de classes. Un constat qui, pourrait-on dire, s’étend aujourd’hui à l’ensemble des travailleurs. Pour lui, le «libre accomplissement des hommes » exprime l’idée même d’une réconciliation de l’homme avec lui-même et avec la nature et de ce fait, d’une réconciliation de la nature avec elle-même.
Réponse au commentaire de Xavier Camus sur Facebook re : Trump et Richard Martineau
Ici vous trouverez le commentaire initial de Xavier Camus suivi de ma réponse :
D’après Richard Martineau, la victoire de Trump serait pleinement attribuable à la maudite gauche, à tel point qu’il est « très drôle de voir certains gauchistes manifester bruyamment » car ils se trompent de cible.
Le chroniqueur réactionnaire nous donne alors une leçon sur la direction que devrait prendre le progressisme de demain :
(1) La fausse gauche : Martineau cite tout d’abord une sociologue française, Dominique Méda, qui considère avec raison que d’importants partis occidentaux comme le Parti socialiste de F. Hollande et Parti démocrate d’H. Clinton ont abandonné leur base traditionnelle « en singeant la droite ».
En quoi cela peut-il choquer Martineau, lui qui reproche constamment aux partis comme Québec solidaire d’être perdus quelque part « à gauche de la gauche » (12 mai).
(2) La vraie gauche dévoyée : Quant aux progressistes restants, celles et ceux qui se préoccupent, entre autres, d’écologie, de féminisme et des droits LGBTQ, le Franc-tireur les invite à renoncer à ces délires insignifiants pour se centrer uniquement sur les conditions des travailleurs :
« La gauche a abandonné les travailleurs pour s’intéresser aux marginaux. Les toilettes pour transgenres, la rectitude politique, l’appropriation culturelle, les safe zones dans les universités… Autant de «problèmes» qui passent 25 000 pieds par-dessus la tête de monsieur et madame Tout-le-Monde ».
En si bon chemin, Martineau nous révèle enfin ce que doit être le modèle de la gauche d’aujourd’hui : le Front national!
(3) Une gauche connectée sur le vrai monde : « Quoi qu’en pensent ceux qui diabolisent Marine Le Pen sans jamais avoir lu son programme, économiquement, le Front national défend une politique de gauche ».
Pis comme le monde ordinaire se contrefiche de justice sociale et des minorités opprimées, il revient au FN de combattre les vrais problèmes comme l’immigration et la mondialisation :
« Qui parle de la valeur du travail, de la faiblesse des salaires, de la délocalisation des entreprises, du chômage rampant et des victimes de la mondialisation, qui tirent le diable par la queue? Le Front National ».
Autrement dit, selon Martineau, une bonne gauche devrait être de droite, l’avenir se trouvant dans l’ultranationalisme identitaire. Tant qu’à être mélangé, aussi bien mélanger aussi ses milliers de lecteurs…
Ma réponse :
Attention ! Il faut éviter de dénoncer les arguments simplistes de Martineau par d’autres arguments simplistes. Marine Le Pen et Donald Trump sont de la droite certes et il s’agit d’une droite dangereuse dont il faut se méfier. Mais cela ne devrait pas nous aveugler sur les dérives de la gauche qui n’a eu de cesse de s’aggraver au cours des ans, surtout depuis la fin des années ’90. Quand la gauche épouse une vision de droite elle n’est plus à gauche. François Hollande n’est pas un « leader » de gauche et Hillary Clinton est davantage une Républicaine que bien des Républicains américains. Sur les enjeux internationaux en particulier. On a qu’à penser à Ron Paul qui réclame depuis des années la fin de la politique hégémoniste des États-Unis à travers le monde.
Quand on se promène dans Griffintown et qu’on voit d’immenses condos avec en facade une toute aussi immense pancarte « Fonds de solidarité de la FTQ » on se demande comment cette dernière peut se ranger du côté des citoyens qui dénoncent l’embourgeoisement du quartier et l’aggravation des conditions de vie de ses citoyens.
En refusant une analyse plus profonde des raisons qui ont amené les Américains à voter pour Trump on ne peut arriver qu’à la conclusion que c’est le peuple américain qui est dérangé, dans le sens pathologique du terme. Berthold Brecht disait au début des années ’50 quelque chose comme « Lorsque les généraux ont raison et que le peuple a tort » c’est peut-être qu’il faudrait remplacer le peuple ».
Il y a dans les arguments de Martineau un fond de vérité qui devrait nous faire réfléchir même si ses arguments sont biaisés par son idéologie de droite. L’élection américaine est une forme de rejet du néolibéralisme expansionniste qui coïncide (je dis bien coïncide) avec une approche de gauche tandis que le vote pour Hillary Clinton représentait davantage l’idéologie républicaine belliqueuse traditionnelle.
Il faut croire que les Américains ont jugé moins dangereuse la démagogie de Donald Trump que ses dérives outrancières. La gauche bien pensante ne pourra pas se relever d’une telle défaite, toute comme la gauche européiste sans se remettre en question.
Voici l’article que j’ai écrit sur l’élection américaine à 3 heures du matin la nuit des élections : http://demers.qc.ca/?p=2685