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Dans les médias

La guerre financière globale, l’escalade dans le golfe Persique et les menaces vitales contre le système des pétrodollars

Standards & Poor’s – certainement visée par l’ancien Président français Valery Giscard d’Estaing lorsqu’il parlait d’« officines» déstabilisant l’économie européenne – perpétue une stratégie de diversion en dégradant la note de neuf pays de l’Euroland, parmi lesquels la France, l’Italie, le Portugal, l’Autriche et l’Espagne. L’entreprise financière Standards & Poor’s, critiquée depuis une décennie pour son incapacité à prédire l’effondrement d’Enron, de Lehman Brothers et plus récemment de MF Global, provoque donc un choc psychologique en France à 100 jours de l’élection présidentielle, les effets de cette « dégradation » étant sur-amplifiés par une certaine dramatisation médiatique.
Si l’on adhère à la lecture des événements que partagent Valery Giscard d’Estaing, le chercheur Emmanuel Todd ou la présidente du MEDEF Laurence Parisot, la guerre psychologique menée contre l’Europe par les « officines » anglo-saxonnes et leurs relais médiatiques et spéculatifs monte en intensité, l’Euroland étant ciblé dans son ensemble. Pourtant, de l’autre côté de l’océan Atlantique, les États-Unis – qui malgré leurs difficultés structurelles restent la première puissance mondiale sur le plan financier, militaire, culturel et économique – affichent un endettement national de plus de 15 000 000 000 000 de dollars US, pour une dette totale avoisinant les 56 000 000 000 000 de dollars US, selon les chiffres officiels de l’horloge nationale de l’endettement des États-Unis.
Au vu de cette dette gargantuesque, nous pouvons affirmer avec confiance que, dans l’hypothèse où le système des pétrodollars s’effondre du fait de la diversification monétaire dans les échanges commerciaux et pétroliers internationaux, les États-Unis en tant qu’État fédéral font faillite et se retrouvent de facto en catégorie D (« En défaut »), quelle que soit la position des agences de notation. Dans ce contexte, les généraux du Pentagone, qui représentent l’omnipuissant complexe militaro-financier-énergétique des États-Unis, ne peuvent accepter la politique d’abandon du dollar comme monnaie d’échanges pétroliers qui est menée par l’Iran, en ce qu’elle constitue par essence une menace vitale contre le système des pétrodollars. Par conséquent, tout porte à croire que les généraux du Comité des chefs d’État-major interarmées du Pentagone (JCS) planifient un conflit armé contre l’Iran, comme l’indiquent les dernières déclarations du général Dempsey – qui dirige le JCS – et de Leon Panetta, le secrétaire à la Défense à l’origine du récent durcissement rhétorique visant l’Iran (avant l’offensive économique, psychologique et stratégique actuelle).
Aujourd’hui, les États-Unis mènent à l’égard de l’Iran une guerre économique totale, accompagnée de mouvements militaires à grande échelle. Ce déploiement stratégique est axé sur le positionnement prochain d’au moins deux porte-avions US dans le golfe Persique (l’USS Carl Vinson étant censé relever l’USS John Stennis, avant d’être rejoint par l’USS Abraham Lincoln). Cette importante planification écourte les nuits du commandant en chef de l’US Navy, l’amiral Jonathan Greenert, selon ses propres déclarations publiques.
Depuis le naufrage de l’USS Maine dans le port de Cuba en 1898, dont l’exploitation médiatique provoqua la guerre hispano-américaine, en passant par les mystérieux incidents du golfe du Tonkin du 4 août 1964 qui précipitèrent les États-Unis dans la guerre contre le Nord-Vietnam, l’Histoire militaire des États-Unis reste entachée de zones d’ombres lorsqu’il est question des incidents navals comme casus belli, et plus généralement des justifications précipitant les forces armées US dans leurs récentes guerres. Sachant que Dick Cheney avait songé, selon Seymour Hersh, à organiser une attaque sous faux pavillon contre des navires de la 5ème flotte des États-Unis – envisageant une opération contre la flotte US par des Navy Seals grimés en Gardes révolutionnaire iraniens à proximité du détroit d’Ormuz – une provocation navale immédiatement attribuée à l’Iran semblerait suffire au déchainement de la puissance militaire des États-Unis contre un Iran déterminé à résister. Il semblerait que de telles provocations soient en cours au moment où ces lignes sont écrites. Quoi qu’il en soit, l’on pourrait penser qu’en ne réagissant pas militairement à la politique étrangère de l’Iran, les hauts responsables US auraient beaucoup plus à craindre de l’effondrement du système des pétrodollars que d’une guerre contre l’Iran, aux conséquences pourtant incalculables au vu du contexte économique et financier particulièrement volatile (quoique propice aux augmentations constantes du prix des hydrocarbures). Sans surprise, les pétromonarchies du Golfe et Israël soutiennent ouvertement cette guerre.

 

Quoi qu’il en soit, à travers la politique étrangère iranienne, le statu quo des pétrodollars semble sérieusement menacé. Aujourd’hui, la Chine achète le pétrole iranien en euros, et les États-Unis ne semblent pas en mesure d’influer sur la politique chinoise vis-à-vis de l’Iran, les relations sino-iraniennes datant de la période préislamique, au 1er siècle avant Jésus Christ. L’Inde est en train de mettre en place un système d’achat de l’or noir perse en roupies. Enfin, la Russie s’apprête à mettre en œuvre avec l’Iran un accord d’échanges pétroliers et commerciaux en rial et en roubles. Comme elle l’a fait il y a quelques mois avec la Russie, le Chine a également adopté avec le Japon un système d’échanges énergétiques et commerciaux centré sur leurs monnaies respectives. La suprématie du dollar comme monnaie de réserve internationale est donc indiscutablement mis à mal. Toutefois, le système des pétrodollars qui l’impose depuis des décennies est encore plus dangereusement remis en cause par une politique d’affirmation de puissance invariablement menée par l’Iran.

Comme l’a écrit avec justesse Peter Dale Scott à l’aube du conflit ayant déstructuré la Libye, « La question du pétrole est étroitement liée à celle du dollar, car le statut du dollar comme monnaie de réserve mondiale dépend largement de la décision de l’OPEP de libeller les achats du pétrole de l’OPEP en dollars. L’économie actuelle des pétrodollars se fonde sur deux accords secrets passés durant les années 1970 avec les Saoudiens pour recycler les pétrodollars dans l’économie des États-Unis. Le premier de ces accords assurait une participation spéciale et durable de l’Arabie saoudite dans la santé du dollar US ; le second sécurisait un soutien saoudien continuel pour la tarification de l’intégralité du pétrole de l’OPEP en dollars. Ces deux accords garantissaient que l’économie des États-Unis ne serait pas affaiblie par les hausses de prix du pétrole de l’OPEP. Depuis lors, le plus lourd fardeau a en fait été porté par les économies des pays les moins développés, qui doivent acheter des dollars pour leurs fournitures en pétrole. Comme Ellen Brown l’a relevé, d’abord l’Irak et ensuite la Libye ont décidé de défier le système des pétrodollars et de stopper leurs ventes de pétrole en dollars, peu avant que ces deux pays ne soient attaqués ». Aujourd’hui, l’Iran semble être dans cette position de « cible » chez les planificateurs militaires du Pentagone. Toutefois, ce pays vient de démontrer qu’il est opérationnellement capable de boucher l’aorte d’une économie mondiale fragilisée et instable : le détroit d’Ormuz.


Maxime Chaix, traducteur et analyste politique indépendant.

Articles de Maxime Chaix publiés par Mondialisation.ca
Dans les médias

L’Occident s’emploie à installer le chaos au Sud de la planète (Dissident Voice)

Dan GLAZEBROOK

 

 

 

 

 

 

 

La crise économique qui a commencé en 2008 et que la presse occidentale nous a dûment décrite comme imprévisible et complètement imprévue était en fait tout sauf cela. En effet le cycle capitaliste d’expansion et de récession s’est répété si souvent pendant des siècles que son existence est ouvertement admise par tous les économistes, y compris ceux de la pensée régnante, qui l’appellent par euphémisme, le « cycle des affaires ». Seuls ceux qui tirent profit de notre ignorance de cette dynamique — les profiteurs milliardaires et les laquais qu’ils se paient dans les médias et au gouvernement — essayent de le nier.

Une dépression se produit lorsque la « production dépasse la demande » c’est à dire quand les gens n’ont plus les moyens d’acheter tout ce qui est fabriqué. C’est inévitable dans un système capitaliste où les moyens de production sont privatisés parce que la classe laborieuse mondiale dans son ensemble n’est jamais assez payée pour pouvoir acheter tout ce qu’elle fabrique collectivement. Les produits non vendus commencent donc à s’accumuler et les installations de production — usines, etc, — sont fermées. Les employés sont licenciés, leurs revenus diminuent et le problème s’aggrave. C’est exactement ce qui se passe en ce moment sous nos yeux.

Dans de telles circonstances les opportunités d’investissements profitables se tarissent — les détenteurs de capital ne trouvent plus d’endroits sûrs où placer leur argent. Pour eux, c’est la crise — et non le chômage, la famine, la pauvreté, etc (qui après tout demeurent un trait endémique de l’économie capitaliste mondiale même pendant les « périodes de boum » quoiqu’un peu atténué). Les gouvernements sous leur contrôle — par l’intermédiaire des médias qu’ils possèdent, de la spéculation sur la monnaie et du contrôle de l’économie — s’efforcent alors de leur trouver de nouveaux domaines d’investissement rentables.

Une manière de le faire est de détruire les services publics et de créer de la sorte des opportunités d’investissement dans les compagnies privées qui les remplacent. Dans l’Angleterre des années 1980, Margaret Thatcher a privatisé l’acier, le charbon, le gaz, l’électricité, l’eau et beaucoup d’autres choses encore. Cela a rapidement plongé des millions de personnes dans le chômage à mesure que les usines et les mines fermaient et sur le long terme cela a provoqué l’augmentation massive des prix des services de première nécessité. Mais cela a eu l’effet désiré —cela a fourni des opportunités d’investissements rentables (pour ceux qui avaient du capital à placer) à un moment où de telles opportunités étaient rares et a créé une source de fabuleux profits sur le long terme. Cet été par exemple, l’ancienne compagnie de gaz publique Centrika a encore augmenté ses prix de 18% pour arriver à 1,3 milliards de livres de profit. Cette hausse provoquera la mort de milliers de retraités qui ne pourront pas se chauffer cet hiver, mais le gaz —comme tout ce qui existe dans le système capitaliste — n’est pas là pour fournir de la chaleur mais pour augmenter le capital.

Au sud de la planète, la privatisation a été plus féroce encore. les organismes comme le FMI et la Banque Mondiale ont utilisé le levier du mécanisme de l’extorsion par la dette (selon lequel les taux d’intérêt étaient indexés sur des prêts impossibles à rembourser contractés par des dirigeants corrompus sur l’ordre des gouvernements occidentaux et qui ont rarement bénéficié aux populations) pour forcer les gouvernements d’Asie, d’Afrique et d’Amérique Latine à réduire des dépenses publiques aussi essentielles que l’éducation et la santé ainsi que les subventions à l’agriculture. C’est une des principales causes de l’incroyable taux de mortalité infantile, des décès dus à des maladies évitables et de l’épidémie de Sida qui sévit en Afrique. Mais cette fois encore le but recherché par ceux qui orientent la politique a été atteint : de nouveaux marchés ont été créés et ceux qui possédaient d’énormes réserves de capitaux pouvaient désormais les investir dans des entreprises privées qui offraient les services que l’état n’assurait plus. Cela a donné une nouvelle vie au système du profit et le spectre de son effondrement a été écarté une fois de plus.

Lorsque la Banque Mondiale a fait fermer le service de rationnement et de distribution de grain du gouvernement indien, elle a mis fin à un système qui fournissait du grain à un prix raisonnable à tous les citoyens indiens et elle a permis aux compagnies privées de venir vendre leur grain à des prix infiniment supérieurs (parfois 10 fois plus cher). Un grand nombre d’Indiens n’ont pas pu acheter de grain et 200 millions de gens sont actuellement menacés de famine en Inde, mais les multinationales qui détiennent les stocks de grain ont fait des profits énormes — et c’est ça l’essentiel.

Cette série de privatisations à partir des années 1980 a cependant été si exhaustive que lorsque la crise de 2008 est arrivée, il ne restait que quelques fonctions étatiques à privatiser. Créer des opportunités d’investissement est devenu beaucoup plus difficile qu’il y a 30 ans parce qu’une grande partie de ce qui est potentiellement lucratif est déjà exploité au maximum.

En Europe ce qui reste des services publics est démantelé en toute hâte par les dirigeants politiques de droite, trop heureux de privatiser ce qu’il en reste, et ceux qui spéculent sur la monnaie se servent de leur pouvoir de nuisance pour détruire les pays qui tentent de résister. David Cameron, dans le droit chemin de ce qui a été imposé au Sud de la planète ces dernières dizaines d’années, se dépêche d’ouvrir le Service National de la Santé britannique aux entreprises privées et de réduire massivement les budgets des services publics en faveur des plus démunis comme les personnes âgées et les chômeurs.

Au Sud de la planète il ne reste malheureusement presque plus rien que l’Occident puisse encore privatiser car le FMI a depuis longtemps forcé les pays qu’il tenait en son pouvoir à renoncer complètement à leurs services publics.

Mais il y a une chose qui, si elle était entièrement privatisée dans le monde, engendrerait des profits à côté desquels les profits réalisés sur des nécessité de base comme la santé et l’éducation paraîtraient ridicules. Il s’agit de la fonction la plus centrale et essentielle de l’état, sa seule raison d’être, en fait : la sécurité.

Les multinationales de sécurité privée sont un des rares secteurs en croissance dans une époque de récession globale où l’augmentation du chômage et de la pauvreté génèrent le chaos et l’agitation sociale et où ceux qui ont de la fortune se demandent comment protéger leurs biens et leur vie. De plus, comme l’économie chinoise progresse à pas de géants, la supériorité militaire est en passe d’être le seul « avantage compétitif » de l’Occident — le seul domaine dans lequel sa compétence est vraiment supérieure à celle de ses rivaux. Transformer cet avantage en opportunités d’investissements et de profits à grande échelle est aujourd’hui une des tâches principales des leaders occidentaux.

Selon un article récent du Guardian, la firme de sécurité privée anglaise Group 4 est désormais « le plus grand employeur du secteur privé en Europe » avec 600 000 employés — 50% de plus que le total des forces armées françaises et anglaises combinées. Avec une croissance de 9% dans son département « nouveaux marchés » l’année dernière, l’entreprise a « déjà bénéficié des soulèvements en Afrique du Nord et au Moyen-Orient« . La Libye est une aubaine pour Group 4 maintenant que la sécurité n’y est plus de tout assurée probablement pour des dizaines d’années grâce à la destruction par l’OTAN des forces armées et de tout l’appareil d’état du pays. Comme la guerre entre les factions rebelles rivales a remplacé l’état de droit et qu’il n’y a aucun espoir qu’une police gouvernementale puisse fonctionner dans un avenir proche, les Libyens qui ont réussi à atteindre des positions de pouvoir ou de richesse auront sûrement besoin de s’assurer les services d’entreprises privées de sécurité pendant encore de nombreuses années.

Quand Philip Hammond, nouveau Secrétaire à la Défense britannique et homme d’affaires multi-millionaire, a suggéré que les entreprises britanniques « fassent leur valises pour aller en Libye » il ne pensait pas seulement aux entreprises spécialisées dans la reconstruction et le pétrole, il voulait aussi parler des entreprises privées de sécurité.

Les entreprises militaires privées deviennent aussi d’énormes multinationales — la plus célèbre est la compagnie étasunienne Blackwater, rebaptisée Xe Services après que son nom soit devenu synonyme des massacres commis par ses forces en Irak. Aux Etats-Unis, Blackwater a déjà relayé l’état dans beaucoup de ses fonctions régaliennes — elle a facturé ses services au Département de la Sécurité Intérieure 1000 dollars par jour et par personne à la Nouvelle Orléans après l’ouragan Katrina par exemple. « Quand vous avez un courrier urgent, utilisez-vous le service postal ou FedEx ? » a demandé Erik Prince, le fondateur et président de Blackwater. « Le but de notre entreprise est de faire dans le domaine de la sécurité ce que FedEx a fait pour la distribution du courrier« . Un autre officiel de Blackwater a déclaré que « aucun d’entre nous n’aime l’idée de tirer profit de la dévastation. C’est tout à fait déplaisant. Mais c’est la réalité. Les docteurs, les hommes de loi, les employés des pompes funèbres et même les journalistes, gagnent tous leur vie parce que des choses pénibles se produisent. C’est pareil pour nous, il faut bien que quelqu’un fasse ce travail« .

Cela devient dangereux quand le climat économique est tel que la gouvernement le plus puissant du monde croit devoir faire de son mieux pour créer de telles opportunités pour ses entreprises. Pendant la guerre froide, l’armée étasunienne a oeuvré (et continue à oeuvrer) pour maintenir le Sud de la planète dans la pauvreté en attaquant tout gouvernement qui essayait sérieusement d’améliorer le sort du peuple et en imposant des dirigeants qui écrasaient les syndicats et tenaient la population en respect. Cela a crée des opportunités d’investissement parce que cela a maintenu la plus grande partie de la force de travail mondiale dans des conditions si désespérées qu’elle était prête à travailler pour rien. Mais maintenant ça ne suffit plus. En période de récession, le fait que la main d’oeuvre soit bon marché ne sert plus à rien si personne n’achète plus vos produits. Pour créer des opportunités pour leurs entreprises — un grand marché mondial pour ses services militarisés — les gouvernements occidentaux doivent faire régner non seulement la pauvreté mais la dévastation. Le chaos est le meilleur moyen de transformer leur compétence en matière de sécurité en une opportunité commerciale susceptible de devenir une voie royale d’investissements au moment où toutes les autres sources de profit se tarissent.

Comme le Times l’a écrit récemment, « dans l’Irak d’après guerre, la branche d’affaires qui a fait un bond spectaculaire n’est pas le pétrole. C’est la sécurité« . En Irak comme en Afghanistan, une situation d’insécurité et de guerre civile chronique et persistante a été créée par une méthode très précise. D’abord on détruit complètement le pouvoir gouvernemental existant. Ensuite on rend impossible le recours aux compétences locales pour reconstruire l’état en empêchant les anciens officiels de travailler pour le nouveau gouvernement (un procédé qu’on a baptisé en Irak la « dé-Ba’athisation). En même temps, on bannit l’ancien parti au pouvoir — la formation politique la plus importante et la mieux organisée du pays — et comme il ne peut plus jouer aucun rôle dans le processus politique, il n’a d’autre choix que de prendre les armes pour avoir de l’influence, condamnant de ce fait le pays à la guerre civile. Ensuite on attise le sectarisme le plus virulent ainsi que les divisions existantes qu’elles soient religieuses, tribales ou ethniques, la plupart du temps par des opérations clandestines des services secrets occidentaux. Enfin on privatise toutes les ressources, ce qui engendre des niveaux dangereux de chômage et d’inégalités chroniques. La situation est sans issue car ceux qui ont un diplôme ou une qualification — et qui ont aussi des moyens et des relations — émigrent, laissant derrière eux une pénurie catastrophique en main d’oeuvre qualifiée et une société qui a encore moins de chance de sortir du chaos.

L’instabilité ne s’arrête pas aux frontières du pays qui a été détruit. Dans un effet domino d’un superbe cynisme, par exemple, l’agression contre l’Irak a aussi contribué à déstabiliser la Syrie. Trois quart des 2 millions d’Irakiens qui fuyaient la guerre en Irak se sont réfugiés en Syrie accentuant la pression sur l’économie syrienne qui est une des causes principales de l’agitation actuelle dans ce pays.

La destruction de la Libye sera aussi un important facteur de chaos dans la région. Selon la Mission de soutien à la Libye de l’ONU « la Libye avait accumulé de grandes quantités de Manpads (des missiles anti-aériens) provenant de tous les pays qui en fabriquaient. Bien que des milliers d’entre eux aient été détruits pendant les 7 mois d’opérations de l’OTAN, on craint de plus en plus que ces systèmes de défense portables n’aient été pillés et ne prolifèrent tout comme les munitions et les mines, augmentant de la sorte le risque potentiel d’instabilité locale et régionale« . Par ailleurs, un grand nombre de pays africains instables jouissent actuellement d’une paix fragile garantie par des forces de paix dans lesquelles les troupes libyennes jouaient un rôle central. Le retrait de ces troupes pourrait bien nuire au maintien de la paix. De plus la Libye de Kadhafi avait généreusement contribué à des projets de développement africains ; une politique qui ne sera certainement pas reconduite par le CNT — avec là encore des conséquences potentielles de déstabilisation.

Il est clair qu’un politique de destruction et de déstabilisation n’alimente pas seulement le marché de la sécurité privée mais aussi les ventes d’armes — et dans ce domaine aussi les Etats-Unis, la Grande Bretagne et la France sont encore leaders. En fait une politique de dévastation au moyen de guerres éclairs est en parfaite adéquation avec les trois objectifs stratégiques à long terme des planificateurs occidentaux :

1. Accaparer une part aussi grande que possible des ressources mondiales qui commencent à diminuer, et surtout le pétrole, le gaz et l’eau. Le gouvernement d’un pays dévasté est à la merci d’une puissance occupante en matière de contrats. La Libye de Kadhafi, par exemple, avait réussi à passer des accords sur le pétrole notoirement exigeants avec les puissances occidentales — en profitant de la hausse du pétrole en 1973 et à nouveau en 2009 au point d’être accusé par le Financial Times de « Nationalisme des Ressources ». Mais le nouveau gouvernement du CNT de Libye a été choisi pour sa servilité aux puissances étrangères — et il sait que le pouvoir lui serait ôté s’il cessait de servir leurs intérêts.

2. Empêcher le développement du Sud de la planète, principalement en détruisant tous les pouvoirs régionaux indépendants (comme l’Iran, la Libye, la Syrie, etc) et en déstabilisant, isolant et encerclant les puissances mondiales montantes (en particulier la Chine et la Russie).

3. Surmonter ou limiter l’impact de l’effondrement économique en utilisant leur supériorité militaire pour créer et conquérir de nouveaux marchés par la destruction et la reconstruction des infrastructures et l’élimination de la compétition.

Cette politique de dévastation totale se différencie des politiques menées pendant la guerre froide par les puissances occidentales. Pendant la guerre froide, la stratégie centrale était la même mais les méthodes différaient. On déstabilisait et envahissait régulièrement les états indépendants du Sud de la planète mais habituellement avec l’objectif d’y installer des « dictateurs complaisants ». C’est ainsi que Lumumba a été renversé et remplacé par Mobutu ; Sukarno par Suharto ; Allende par Pinochet ; etc, etc. Mais le danger de cette politique « d’imposer un homme fort » était que ces hommes forts pouvaient se rebeller. Saddam Hussein en a été l’exemple parfait. Après avoir été soutenu pendant une dizaine d’année par l’Occident, il a attaqué le Koweït, un laquais de l’Occident. Les gouvernements que l’on contrôle peuvent facilement devenir incontrôlables. Cependant, aussi longtemps que les Occidentaux ont eu besoin des services que lui procuraient les armées de ces leaders (pour protéger leurs investissements, réprimer les travailleurs, etc) ; ils les ont soutenus. La crise économique qui sévit aujourd’hui en Occident nécessite des mesures plus drastiques. Et grâce au développement des entreprises privées de mercenaires et de sécurité, les armées de ces hommes forts deviennent de plus en plus inutiles.

Le Congo est un bon exemple. Pendant 30 ans, les puissances occidentales ont soutenu la loi d’airain de Mobutu Sese Seko sur le Congo. Puis, au milieu des années 1990, elles l’ont laissé renverser. Cependant, au lieu de laisser les forces de la résistance congolaise prendre le pouvoir et établir un gouvernement, elles ont sponsorisé une invasion du pays par l’Ouganda, le Rwanda et le Burundi. Bien que ces pays aient largement retiré leurs milices, l’Occident a continué à sponsoriser des milices qui ont empêché le pays de connaître un seul instant de paix en 15 ans, ce qui a engendré le plus grand massacre depuis la seconde guerre mondiale : environ 5 millions de morts. Comme le gouvernement est dans l’incapacité totale de fonctionner, les entreprises occidentales qui pillent les ressources du Congo ont pu le faire à peu près gratuitement. Bien que le Congo soit le plus grand fournisseur de coltane et de cuivre, entre autres métaux précieux, le montant total des taxes perçues par le pays sur ces produits en 2006-2007 a été d’à peine 32 millions de livres. C’est sûrement beaucoup moins que n’importe quel marionnette néo-coloniale aurait exigé.

Cela change complètement le sens du mot « gouvernement ». Au Congo, les efforts du gouvernement pour stabiliser et développer le pays ont été réduits à néant par les stratégies de déstabilisation de l’Occident et de ses hommes de main. En Afghanistan, tout le monde sait que la signature du gouvernement ne signifie rien en dehors de Kaboul, et encore. Mais justement c’est ça le but. Le rôle des gouvernements imposés à l’Afghanistan, l’Irak et la Libye, comme celui qu’on essaie d’imposer à la Syrie, n’est pas de gouverner ni de fournir aux populations ce dont elles ont besoin — et pas même la sécurité minimale. Ils sont là pour donne une apparence de légitimité à l’occupation d’une pays et pour octroyer des contrats d’affaires au pouvoir colonial. Ils n’ont absolument aucune autre fonction, du moins aux yeux de leurs sponsors.

Il va sans dire que cette politique de dévastation transforme les pays qui en sont victimes en enfers. Après plus de 30 de déstabilisation occidentale et 10 ans d’occupation, l’Afghanistan a les plus mauvais indices dans toutes les statistiques disponibles sur le développement avec une espérance de vie de 44 ans, et un mortalité des enfants de moins de 5 ans de un sur quatre. Mathew White, un professeur d’histoire qui vient de publier une étude des pires atrocités commises dans l’histoire dit dans sa conclusion qu’il ne fait pas de doute que « le chaos est beaucoup plus meurtrier que la tyrannie« . C’est une parole de vérité que beaucoup d’Irakiens peuvent confirmer.

Dan Glazebrook

Dan Glazebrook écrit pour le Morning Star et il fait partie de l’équipe éditoriale des publications OURAIM. 

Pour consulter l’original : http://dissidentvoice.org/2011/12/the-west-aims-to-turn-the-…

Traduction : Dominique Muselet pour LGS

Dans les médias

OTAN : Répétitions de guerre

Manœuvres de guerre, l’OTAN contre l’Iran : Avions israéliens à Decimomannu
par Manlio Dinucci
Mondialisation.ca, Le 4 novembre 2011
Les avions de chasse OTAN stationnés à Decimomannu (Cagliari, Sardaigne) avaient à peine fini de bombarder la Libye que s’est immédiatement déroulée dans la base aérienne la manœuvre Vega 2011. Hôte d’honneur l’aviation israélienne, qui, avec celles italienne, allemande et hollandaise, s’est exercée à des « attaques à longue portée ». Comme le rapporte ce matin (jeudi 3 novembre 2011, NdT) la presse israélienne elle-même, ceci entre dans le cadre de la préparation d’une attaque contre les implantations nucléaires iraniennes. La manœuvre fait partie de la coopération militaire Italie-Israël, établie par la Loi du 17 mai 2005. Elle entre aussi en même temps dans le « Programme de coopération individuelle » avec Israël, ratifié par l’OTAN le 2 décembre 2008, trois semaines environ avant l’attaque contre Gaza. Elle comprend non seulement des manœuvres militaires conjointes, mais l’intégration des forces armées israéliennes dans le système électronique OTAN et la coopération dans le secteur des armements. C’est ainsi que la seule puissance nucléaire de la région, Israël, se trouve de fait intégrée dans l’OTAN même si elle refuse de signer le Traité de non-prolifération (alors que l’Iran, qui ne possède pas d’armes nucléaires, l’a signé).Il y a deux jours Israël a testé un nouveau missile balistique à longue portée, que le ministre de la défense[1] Ehud Barack a défini comme « un important pas en avant dans le domaine balistique et spatial ». Ceci confirme le rapport d’une commission britannique indépendante, que vient de publier le Guardian, selon lequel Israël est engagé à potentialiser ses capacités d’attaque nucléaire, en particulier les missiles balistiques Jéricho3 à portée intercontinentale de 8-9mille Kms et les missiles de croisière lancés par les sous-marins. Ce programme est soutenu par les plus grands pays de l’OTAN.L’Allemagne a fourni à Israël, dans les années 90, trois sous-marins Dolphin (deux sous forme de don) et lui en remettra en 2012 deux autres (dont le coût de 1,3 milliards de dollars est financé pour un tiers par le gouvernement allemand), tandis qu’est ouverte la tractation pour la fourniture d’un sixième sous-marin.  Les Dolphin, dotés des systèmes de navigation et de combat les plus sophistiqués, ont été modifiés de façon à pouvoir lancer des missiles de croisière nucléaires à longue portée : les Popeye Turbo, dérivés des étasuniens, avec une portée de 1.500 Kms.

Les Etats-Unis, qui ont déjà  fourni à Israël plus de 300 chasseurs bombardiers F-16 et F-15, se sont engagés à lui fournir au moins 75 chasseurs F-35 Joint Strike Fighter de cinquième génération (dont le coût unitaire a grimpé à 120 millions de dollars) et à entraîner en premier les pilotes israéliens, pour former au plus tôt trois escadrilles de F-35 qui constitueront « un nouveau fer de lance stratégique des forces aériennes israéliennes ». L’Italie, dans le cadre de l’accord de coopération militaire, est en train de collaborer à des projets de recherche conjointe surtout avec les instituts israéliens Weizmann et Technion[2], qui effectuent des recherches sur les armes nucléaires et sur celles de nouveau type.

Entre dans ce cadre la manœuvre de Decimomannu, confirmant qu’on est en train de mettre au point un plan d’attaque contre l’Iran, avec la participation de forces israéliennes, étasuniennes, britanniques et autres, soutenues par les commandements et les bases OTAN.  Et le plan prévoit sûrement, pour décourager d’éventuelles lourdes représailles, de pointer sur la tête du pays attaqué le pistolet avec la balle nucléaire dans le canon.

 

Edition de vendredi 4 novembre de il manifesto

Prove di guerra, aerei israeliani a Decimomannu

 

http://www.ilmanifesto.it/area-abbonati/in-edicola/manip2n1/20111104/manip2pg/09/manip2pz/312756/

Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio

 

[1] ministre de la défense, « appelé de la guerre en des temps plus sincères » comme disait José Saramago. Les intermittences de la mort, p. 67, Seuil, Paris 2008. NdT.

[2] A propos de Technion, avec lequel collaborent nombre de nos laboratoires publics de recherche, fondamentale ou appliquée, financés donc par nos impôts (on peut trouver le détail sur Internet), voir :

http://www.technionfrance.org/ .

 

On y apprend (http://www.technionfrance.org/actualites.asp ) par exemple que  le prix Nobel de chimie 2011 « Daniel Shechtman [est], professeur émérite, faculté génie des matériaux, [au] Technion.

Le Technion, Israel Institute of Technology et l’Association Technion France sont fiers et heureux d’annoncer que le Prix Nobel de Chimie 2011 vient d’être attribué au Professeur Distingué Danny Shechtman de la Faculté de Génie des Matériaux au Technion.

[…] C’et le deuxième prix Nobel de Chimie pour le Technion qui l’avait déja reçu en 2004.

L’association Technion félicite Daniel Shechtman et sa famille, félicite le Technion, Israel Institute of Technology pour un nouveau succès au nom de la Science en Israël et dans le Monde. L’association Technion félicite Daniel Shechtman et sa famille, félicite le Technion, Israel Institute of Technology pour un nouveau succès au nom de la Science en Israël et dans le Monde ». (surlignages de la traductrice)

 

On y apprend aussi que le Technion est un institut de recherche israélien depuis 1924

http://www.technionfrance.org/leTechnion.asp

Sur la mission :

« Les diplômés du Technion occupent une place de premier plan dans le secteur industriel en Israël et dans le monde ainsi que des fonctions éminentes dans les organismes gouvernementaux, académiques et liés à la défense nationale du pays. Le Technion s’est fixé une mission : conquérir des positions nationales et internationales pour promouvoir sa haute technologie cruciale à l’avenir de l’Etat d’Israël et en étroite collaboration avec l’industrie. »

Exemple de recherches sympathiques contribuant à la mission à la rubrique Sécurité :

http://www.technionfrance.org/docs/ATF%20Bulletin%20Adhsion%202010.pdf

Et pour avoir une idée des mondanités présidant à la collaboration et au soutien politique -gouvernement et opposition- français à cette mission « cruciale à l’avenir de l’Etat d’Israël », voir :

http://www.facebook.com/group.php?gid=324805283581 .

On aura sans doute intérêt à faire aussi quelques recherches sur notre collaboration scientifique avec l’institut Weizmann…NdT.

 

Manlio Dinucci est un collaborateur régulier de Mondialisation.ca.  Articles de Manlio Dinucci publiés par Mondialisation.ca
Dans les médias Repères

Un diagnostic sévère d’Israel et de la communauté juive pro-israélienne

Israël ne cédera jamais les territoires occupés

Posté par Novopress dans General, International le 28 juin 2011 | Imprimez cet article

Giorgio S. Frankel, analyste de questions internationales et journaliste indépendant, travaille sur le Moyen-Orient et le Golfe persique depuis le début des années 70. Il est l’auteur de : « L’Iran et la bombe », DeriveApprodi, Roma, 2010.

Silvia Cattori : Comme vous le savez quand il s’agit des crimes commis par l’armée israélienne contre les Arabes, la presse n’est pas du tout neutre. N’êtes-vous pas vous-même un de ces journalistes qui, dans le passé, a contribué à peindre une image idyllique d’Israël ?

Giorgio S. Frankel [1] : Oui, dans le passé, j’ai participé à cette propagande sioniste parce que j’ai grandi dans un contexte favorable à Israël. Donc j’avais absorbé cette culture. Dans un certain sens la presse et les médias occidentaux contribuent activement à perpétuer l’image et l’idéologie d’Israël. Il y aurait ici un long discours à faire sur le pouvoir des forces pro-israéliennes dans la presse et les médias.

N’oublions pas que pratiquement tous les correspondants des journaux étasuniens en Israël sont des Juifs pro-israéliens. Nombre d’entre eux ont servi volontairement dans les forces armées israéliennes. Donc ce phénomène existe. Un des piliers de la puissance israélienne dans le monde est cette capacité à perpétuer la narration israélienne et à continuellement modifier l’histoire pour la réécrire de façon favorable à Israël. Par exemple plus de 40 années sont maintenant passées depuis la guerre de juin 1967. Plus personne quasiment ne se souvient de la façon dont elle a commencé. La littérature pro-israélienne écrit avec désinvolture que ça a été une guerre dans laquelle Israël a dû se défendre d’une agression arabe. Cette agression n’a jamais existé. C’est Israël qui en juin 1967, à la fin d’une longue crise politique avec la Syrie, a attaqué l’Égypte par surprise. On écrit aujourd’hui qu’Israël a dû mener une guerre de défense après une agression arabe. C’est un exemple.

Silvia Cattori : Le fait que les correspondants états-uniens envoyés en Israël soient, comme vous le soulignez, « quasiment tous des Juifs pro-israéliens » est certainement un problème. Mais, à votre avis, ne voyons-nous pas le même phénomène dans les pays européens ?

Giorgio S. Frankel : L’Europe a eu une attitude partagée jusqu’à il y a quelques années. Dans un passé pas très lointain, l’Europe tendait davantage à sympathiser avec les Palestiniens. Dans les années 70 et 80, l’Italie était manifestement plus pro-arabe que pro-israélienne. L’attitude européenne a changé après l’attaque du 11 septembre 2001, quand s’est déchaînée dans le monde cette politique anti-arabe. L’attaque a été identifiée comme une offensive arabe contre le monde occidental. Après ce virage une hostilité croissante envers l’Islam s’est diffusée dans le monde occidental.

L’islamophobie en Europe a été transmise par les États-Unis. Aujourd’hui, l’Europe -la politique des pays européens alignés après le 11 septembre sur les positions états-uniennes et la guerre d’Irak- poursuit une politique anti-arabe. Cette islamophobie croissante est en grande partie alimentée, partagée, soutenue par Israël. Il faut savoir que les Européens les plus racistes, comme le Hollandais Gert Wilders, et d’autres racistes nordiques, sont aujourd’hui considérés comme des héros en Israël. Gert Wilders est régulièrement invité à tenir des conférences même dans les universités israéliennes.

On a cette attitude aussi dans les médias européens ; un peu moins dans les médias britanniques. Mais, en effet, pour de nombreuses raisons, Israël est arrivé à imposer son langage, son récit des épisodes proches et moyen orientaux. Les Israéliens ont un grand pouvoir, ils ont une grande capacité de propagande. Les Palestiniens ne disposent pas de cette force. Les Arabes n’ont pas cette capacité. Israël a pris le contrôle petit à petit. Il y a employé beaucoup de temps. Il a maintenant pratiquement le contrôle des communautés juives en Europe et aux États-Unis. Autrefois ce n’était pas comme ça. Autrefois les communautés juives critiquaient la politique d’Israël. Ainsi, si nous pensons à la propagande en faveur d’Israël, celle-ci n’est pas faite par des émigrés : elle est faite par des Juifs états-uniens qui en partagent la culture, le langage. Ce ne sont pas des étrangers. Les Juifs états-uniens sont pleinement intégrés, membres du Congrès, journalistes. La propagande pro-israélienne est renforcée de ce fait.

Silvia Cattori : Quand ce contrôle politique d’Israël sur le monde juif a-t-il pris ce virage ?

Giorgio S. Frankel : Il faut rappeler qu’à l’origine le sionisme était seulement hébergé dans le monde juif, surtout chez les Juifs états-uniens. Il a fallu beaucoup de temps pour que les sionistes arrivent à s’affirmer. Ceci, entre autres, est une des origines historiques de l’arrogance notoire, de la propension à la violence du sionisme. Le sionisme est devenu arrogant et politiquement violent justement à cause de son expérience aux États-Unis, quand il devait s’affirmer dans le judaïsme états-unien. Surtout après la deuxième guerre mondiale. Les Juifs du monde entier ont toujours eu une attitude très favorable et très sentimentale à l’égard d’Israël. Si l’on doit parler de virage, c’est après la guerre de juin 1967 qu’il y a eu un virage important. Cette guerre est très importante dans l’histoire d’Israël. Elle a créé dans la mentalité israélienne un sentiment de sécurité et de puissance. Ainsi il y a toujours eu une dialectique entre Israël et le judaïsme, quant à celui qui devait dominer l’autre. Mais après la guerre de 1967, les gouvernements israéliens ont décidé que c’était à eux qu’il revenait de dominer le monde juif. Cela s’est fait petit à petit.

Silvia Cattori : Donc, à votre avis, la propagande des autorités israéliennes, qui a toujours consisté à dénigrer et déshumaniser les Arabes et les musulmans, sert, entre autres, à impliquer et à obtenir l’adhésion totale des Juifs au projet sioniste de domination et de destruction du peuple palestinien ?

Giorgio S. Frankel : La peur des peuples musulmans a grandi après le 11 septembre. Cet événement a permis aux forces israéliennes de désigner le monde musulman comme un ennemi historique du monde occidental, ennemi avec lequel on ne peut pas faire la paix. En Europe, pour des raisons historiques, qui remontent aux Croisades, il y a cette peur ancestrale des musulmans. Après le 11 septembre il a été facile de relancer cette peur.

Silvia Cattori : Cette propagande israélienne contre le monde arabe et musulman a réussi jusqu’à présent, avec l’aide de nos journalistes et gouvernements, à masquer de graves crimes comme l’épuration ethnique, l’annexion de Jérusalem, les massacres qui se répètent. Il est difficile de comprendre que des crimes aussi graves et massifs ne posent pas un problème moral aux Juifs qui soutiennent l’État qui les commet en leur nom. Nous voyons même des journalistes progressistes, des militants de groupes « Juifs pour la paix » tenir un discours qui « épargne » et dans un certain sens « légitime » le projet raciste de l’État exclusivement juif. Seuls quelques petits groupes marginaux ont toujours soutenu clairement le droit au retour des Palestiniens [2]. Ceci n’a-t-il pas toujours été une manière de légitimer la politique d’un État dont le projet raciste, dont l’idéologie violente, a vidé la Palestine de ses habitants ?

Giorgio S. Frankel : C’est extrêmement compliqué. Si l’on s’en tient à des phases de la négociation israélo-palestinienne, les négociateurs palestiniens eux-mêmes disent implicitement que si l’on faisait un État palestinien en Cisjordanie et à Gaza, le retour des réfugiés serait compris dans l’État palestinien ; qu’ils se contenteraient d’une déclaration de la part d’Israël d’une assomption de responsabilité historique du drame des Palestiniens chassés en 1948 ; qu’Israël pourrait ne laisser entrer que quelques dizaines de milliers de Palestiniens. Dans le plan de paix proposé par le roi d’Arabie saoudite en 2002, confirmé en 2007, n’est pas mentionné explicitement le droit au retour, mais une solution négociée entre Israël et les Palestiniens.

Dans l’hypothèse d’une solution « deux États » le problème est de savoir si cette solution « deux États » est possible, avec Israël à l’intérieur des frontières de 67, et un État palestinien en Cisjordanie et à Gaza. Pendant ces dix dernières années, on a continué à parler de « deux États pour deux peuples ». Ce qu’on a vu, peut-être définitivement en 2010, c’est que maintenant cette solution n’est absolument pas possible, parce qu’Israël a pris la moitié des terres confisquées en 1967 pour construire des colonies.

Israël ne cédera jamais ces territoires palestiniens. Ce qui est apparu c’est qu’Israël n’est pas pressé : qu’Israël veut arriver, avec le temps, à la domination de tout le territoire. La domination totale de la Cisjordanie et de Gaza. Ce qui implique de fait, par conséquent, l’expulsion des Palestiniens qui y vivent.

Silvia Cattori : L’Autorité de Ramallah, et les dirigeants de l’OLP -compromis dans des « processus de paix » qui ont permis à Israël de continuer à coloniser la Cisjordanie – ont renoncé aux droits légitimes de leur peuple, en pensant obtenir en échange leur « État » palestinien. Arriveront-ils à avoir cet État ?

Giorgio S. Frankel : Oui, en effet. Même le président Yasser Arafat était sur cette position : si nous faisons un État palestinien en Cisjordanie et à Gaza, nous ne prétendons plus au droit au retour. Dans les négociations avec Israël le droit au retour a été utilisé comme une carte négociable. Ce qui était important pour les dirigeants palestiniens était d’avoir leur État en Cisjordanie et à Gaza. Cet État désormais n’existera jamais plus. Il est possible que ces dirigeants palestiniens soient aujourd’hui en collusion avec Israël. Qu’ils soient donc pratiquement des fantoches d’Israël. Après toutes ces négociations ils n’ont absolument rien obtenu. Les conditions de vie des Palestiniens ont empiré.

N’oublions pas que depuis qu’en 1993 a eu lieu la rencontre entre Yasser Arafat et Yitzhak Rabin, la fameuse poignée de main à la Maison Blanche, les Israéliens ont continué à exproprier des terres en Cisjordanie, à chasser les Palestiniens de leurs maisons pour développer leurs colonies. En ces 17 années on a amplement démontré qu’Israël n’a pas la moindre intention de faire une paix qui porterait à la création d’un État palestinien en Cisjordanie et Gaza.

Quand les dirigeants israéliens parlent d’un État palestinien ils ne disent jamais où il devrait naître. Pour eux, l’État palestinien est la Jordanie. Leur objectif est de renverser la monarchie jordanienne et d’envoyer là-bas tous les Palestiniens. Voilà la doctrine : la Jordanie est la Palestine pour les Israéliens. Tout leur discours se trouve là. Les Israéliens n’ont jamais été disposés à restituer les territoires conquis en 1967. Jamais. Donc la question du droit au retour pour Israël ne se pose pas comme un objectif réaliste. Le problème est celui-ci : la formule des deux États n’est plus possible. Alors y aura-t-il un État qui comprend Israël, l’actuelle Cisjordanie et Gaza ? Il faut voir si cet État sera un État unique (binational), comme dit Ilan Pappé. Ou bien si ce sera un État dominé par les Israéliens dans lequel les Palestiniens ne seront jamais démographiquement en majorité mais seront soumis à la « domination juive ». Ils pourraient même en être chassés…

Silvia Cattori : Cette éventualité, selon vous, est-elle probable ?

Giorgio S. Frankel : Je pense qu’Israël – même si c’est une grande puissance mondiale, une puissance militaire, nucléaire et technologique – est en réalité en train d’aller au désastre. Vers un collapsus intérieur. Les indices en sont cette folie croissante de la classe dirigeante israélienne. On a vu cette dernière année justement l’escalade de racisme en Israël. Racisme envers les Arabes citoyens d’Israël. Il y a en Israël des manifestations de racisme contre les Arabes, de xénophobie envers les travailleurs étrangers, de xénophobie envers la composante russe. Il y a des fractures croissantes dans le monde juif entre ashkénazes et séfarades, entre blancs et noirs falashas. Toute la société israélienne est en train de se fragmenter, de couler et de se dégrader en un complexe de haine raciale envers tout le monde. Israël a une attitude de plus en plus hostile envers le reste du monde. Un rien suffit pour créer des incidents diplomatiques.

Alors que des générations de jeunes juifs états-uniens sont de plus en plus désenchantées vis-à-vis d’Israël. Ce qui signifie qu’Israël risque le collapsus, si des choses extérieures n’interviennent pas. La classe dirigeante israélienne est d’un niveau de plus en plus bas. L’intelligentsia israélienne est de plus en plus basse. Israël ne produit pas de culture, ne produit pas d’idées, ne produit pas de projets. Il produit des armes, des installations électroniques ; mais il ne produit pas de culture. Sa classe politique est de plus en plus corrompue économiquement, culturellement et dans ses coutumes. Un ex-chef de l’État israélien a été condamné pour violence sexuelle. Ceci est exemplaire de la corruption israélienne actuelle.

Israël est voué au déclin. Ce déclin peut être accéléré par le fait qu’Israël est complètement lié aux États-Unis. Aujourd’hui sa politique se révèle très dangereuse parce que la situation intérieure états-unienne est de plus en plus grave. L’avenir d’Israël est plein de doutes.

Silvia Cattori : Et pourtant Israël n’apparaît pas comme étant dans une position de faiblesse mais de domination. Il ne souffre pas de crise économique. Sa monnaie est forte et stable. Il continue à tenir tête au monde ; à ne pas céder de terrain et à poursuivre, sans être perturbé, sa politique de purification ethnique des Palestiniens. Il est même en mesure de revendiquer des concessions de plus en plus humiliantes, pour rendre impossible toute solution aux problèmes créés à ses voisins arabes. Malgré la gravité des crimes commis depuis plus de 60 ans, Israël non seulement n’est pas sanctionné mais est courtisé par nos gouvernements. Si Israël peut se comporter de façon aussi arrogante et violente, défier les grandes puissances, il doit y avoir une raison secrète qui a permis à tous les gouvernements israéliens de défier quiconque. Comment interprétez-vous cette arrogance croissante, sans précédent en politique internationale ?

Giorgio S. Frankel : C’est vrai. Les fondements de cette arrogance sont multiples. Un de ces fondements est la puissance atomique israélienne. Israël est peut-être la quatrième puissance atomique dans le monde. Dès les années 70, c’est-à-dire il y a presque 40 ans, on disait qu’Israël était capable d’exercer une menace nucléaire contre l’Union soviétique. Ceci expliquait pourquoi l’Union soviétique avait toujours été très prudente vis-à-vis d’Israël. Il y a quelques années seulement, un historien militaire israélien d’origine hollandaise, Martin Van Cleveld, chercheur renommé et auteur d’études militaires, déclara dans une interview qu’Israël avait des armes atomiques pointées contre toutes les capitales du monde occidental. On parle beaucoup de cette doctrine Samson [3]. L’idée est celle-ci : si Israël se trouvait dans une situation telle qu’il lui semble être sur le point de succomber, alors il entraînerait le monde avec lui. Avant de succomber il lancerait des bombes atomiques sur l’Europe, sur le monde arabe et sur les États-Unis. Des scientifiques israéliens ont plusieurs fois affirmé que les Israéliens peuvent frapper n’importe quel point du globe.

Connaissant l’histoire et la mentalité israéliennes cette attitude peut apparaître rationnelle dans le sens d’une argumentation destinée à forcer les autres pays à respecter la volonté d’Israël. Après tout, un pays européen peut se demander pourquoi soutenir la cause des Palestiniens, si on risque d’être attaqué et bombardé.

Le fait qu’Israël puisse exercer un chantage atomique, direct ou indirect, qu’il puisse menacer de faire une guerre aux pays arabes ou à l’Iran en utilisant des bombes atomiques, déchaînerait une crise mondiale. Les possibilités d’utiliser directement un chantage atomique sont très nombreuses. Ceci est un fait, je dirais, fondamental.

Puis, le lien stratégique avec les États-Unis, qui a débuté après la guerre de juin 1967, a conféré à Israël un pouvoir international notable et une sorte d’immunité. Quoi que fasse Israël, les États-Unis le protègent. S’il y a une résolution en cours au Conseil de sécurité contre Israël, elle ne peut pas passer parce que les États-Unis, en tant que membre permanent, peuvent opposer leur veto.

Tout cela a donné à Israël un pouvoir notable, un degré d’impunité très élevé. Ensuite s’est créé dans le monde, je ne sais pas si c’est un mythe – mais étant donné que quasiment toutes les chancelleries le prennent au sérieux…- l’idée que, si des pays et des forces politiques veulent avoir de bons rapports avec les États-Unis, ils doivent avoir de bons rapports avec Israël. Il y a une propension dans nombre de pays du Tiers-monde à établir de bons rapports avec Israël de façon à ce qu’ensuite le lobby pro-israélien aux États-Unis soutienne ce pays. La Turquie l’a fait dans les années précédant le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan. Nombre d’autres pays l’ont fait. On a vu que ces pays qui ont eu de bons rapports avec Israël ont été gratifiés par les États-Unis.

Les raisons pour lesquelles Israël est aussi puissant aux États-Unis sont dues au fait qu’Israël a établi un contrôle sur le Congrès. Israël domine le Congrès aux États-Unis ; il le domine vraiment. Depuis des décennies, les Israéliens ont créé aux USA une série de structures, d’institutions appelées lobby israélien. Ce lobby est formé de diverses organisations spécialisées : il y a le lobby au Congrès, celui qui fait pression sur la Maison Blanche, celui qui s’occupe des sommets militaires, etc.

En tenant compte qu’il y a aux États-Unis 6 millions de Juifs aisés, ces organisations qui sont financées par le monde juif disposent de fonds énormes. L’une des plus importantes, l’AIPAC, a 100.000 adhérents. Elle a un pouvoir énorme. Ses membres envoient des fax, des e-mails aux députés, aux sénateurs, recueillent des fonds.

Une chose très importante dont les journaux européens ont peu parlé, mais les journaux israéliens oui, ainsi que certains journaux juifs, est le fait que, au début de l’année 2010, les rapports entre Obama et Israël étaient très mauvais. Obama était prêt à avoir une politique de pression de plus en plus dure à l’encontre d’Israël. C’est ce qu’il semblait. En mai, Obama a complètement changé et a cédé peu à peu à toutes les requêtes des Israéliens. Les journaux israéliens ont révélé que les principaux financeurs juifs du parti démocrate avaient coupé les financements. Les milliardaires juifs, en mars 2010, ont fait savoir qu’ils ne donneraient pas un dollar si Obama ne changeait pas de politique. Obama s’est retrouvé à la veille des élections de mi-mandat en difficulté politique avec son propre parti, qui avait perdu ses financements juifs. C’est donc une source de pouvoir.

Ajoutons aussi un autre facteur de pouvoir provisoire. Dans l’ère de la globalisation économique, Israël est devenu un élément structurel de ce super-pouvoir global qui s’est développé à partir des années 80 et 90. Dans l’élite mondiale qui a le pouvoir économique, etc.…, Israël est une partie intégrante de cette structure de pouvoir. Ce pouvoir économique, plus le pouvoir stratégique militaire, dans la mesure où les États-Unis visent la domination du Moyen-Orient, renforcent le pouvoir militaire et stratégique d’Israël.

En 2003, quand les États-Unis ont attaqué l’Irak, les journalistes états-uniens et l’élite pro-israélienne disaient ouvertement que l’attaque contre l’Irak n’était que le début d’une stratégie vouée à démanteler le Moyen-Orient. Qu’après l’Irak, ce serait le tour de l’Égypte, puis de l’Arabie saoudite, etc. C’était la vision de l’époque. Ensuite la guerre contre l’Irak a mal tourné pour eux. Ce qui montre que le pouvoir militaire n’est valable que jusqu’à un certain point. Les États-Unis, malgré leur super-puissance militaire et technologique, perdent toutes les guerres. En voyant l’expérience des États-Unis nous pouvons garder à l’esprit que même pour la super-puissance israélienne les jours pourraient être comptés. Pour le moment Israël est une partie du super-pouvoir mondial. Mais ce pouvoir perd du terrain avec l’expansion du pouvoir asiatique.

Silvia Cattori : Vous avez étudié ce sujet. Vous connaissez la réalité de près. Mais pour les gens en général il est très difficile de comprendre que ce ne sont pas les Arabes et les musulmans le problème mais la politique conflictuelle israélienne. La pression continue exercée par Israël contre le programme nucléaire civil iranien en fait partie. Croyez-vous en une attaque possible de l’armée israélienne ou d’autres, contre des sites iraniens ?

Giorgio S. Frankel : Je n’y crois pas parce qu’Israël a commencé à menacer d’attaquer l’Iran au début des années 90 ; ça fait 20 ans que les autorités israéliennes répètent qu’elles vont attaquer l’Iran, que l’Iran est en train de fabriquer la bombe atomique, que l’Iran est une menace. Mais quand, dans l’histoire, un pays menace de faire la guerre et ne la fait pas pendant vingt ans, il ne la fera jamais.

Cette menace contre l’Iran sert à Israël pour maintenir un climat de tension au Proche et au Moyen-Orient. En menaçant plusieurs fois par an de faire la guerre à l’Iran, il crée une situation de péril aux États-Unis et en Europe. La probabilité qu’Israël attaque l’Iran est très faible. Mais si Israël attaque vraiment l’Iran, les conséquences mondiales seraient tellement catastrophiques que, même si tout le monde pense que la menace du gouvernement israélien tient du bluff, personne ne va vérifier si c’est vraiment du bluff.

Israël n’est pas en mesure d’attaquer l’Iran, il suffit de regarder une carte géographique. Il doit passer à travers d’autres pays. Il y a deux ans, les États-Unis firent un cadeau empoisonné aux Israéliens. Comme Israël parlait du danger iranien, les États-Unis envoyèrent en Israël un grand appareil radar qui contrôle le ciel autour du pays sur des centaines de kilomètres. Cette station est gérée par des militaires états-uniens. Elle fut présentée comme un geste de solidarité envers Israël ; en réalité les Israéliens ne sont pas très contents. Parce que les États-Unis savent exactement ce que font les avions israéliens. Les États-Unis ont affirmé de façon récurrente qu’ils ne veulent pas une guerre contre l’Iran, parce que ce serait une catastrophe.

Ce sont des périodes cycliques. De temps en temps les Israéliens sortent cette carte iranienne. On en parle pendant quelques semaines et puis ça s’arrête. Le général Moshe Yalon, vice-premier ministre et ministre pour les menaces stratégiques, a déclaré : le programme nucléaire iranien est en retard ; donc nous avons deux ou trois ans pour prendre une décision. Ceci est un message pour indiquer qu’en ce moment il n’y a pas de danger iranien. Ce danger sert aux Israéliens pour entretenir un climat de tension et contraindre les États-Unis et les Européens à faire certaines politiques. Les Israéliens espéraient créer un climat de tension suffisant pour provoquer un affrontement entre l’Iran et les pays arabes. Cette stratégie aussi a échoué.

Combien de temps a-t-il fallu aux autres puissances nucléaires pour fabriquer la bombe atomique ? Les États-Unis dans les années 40, quand on ne savait même pas à coup sûr qu’on pouvait faire la bombe atomique, y ont employé trois années. Israël a mis dix ans. Maintenant on dit depuis plus de vingt ans que l’Iran construit la bombe. C’est la bombe atomique la plus lente de l’histoire ! L’agence nucléaire qui doit contrôler la bombe atomique continue à dire qu’il n’existe pas d’indices de programme militaire.

La bombe iranienne sert à Israël pour créer des problèmes stratégiques dans la région. La grande peur d’Israël est qu’un dialogue politique ne s’ouvre entre les États-Unis et l’Iran. Après quoi l’Iran serait reconnu comme puissance régionale avec laquelle on doit parler et discuter.

L’autre puissance régionale qui est en train de s’affirmer est la Turquie. À présent Israël a des problèmes avec la Turquie parce qu’elle pourrait devenir la principale interlocutrice des États-Unis, du monde arabe et du monde musulman.

L’autre grande arme d’Israël est l’accusation d’antisémitisme. C’est une arme à laquelle les Israéliens ont un grand et immédiat recours. Toute forme de critique d’Israël est dénoncée comme acte d’antisémitisme. Au début cela faisait un grand effet ; aujourd’hui un peu moins ; tôt ou tard, elle perdra son importance. Quand on abuse de ces armes elles perdent leur valeur. Israël accuse tout le monde d’antisémitisme. Si un Juif critique Israël, on dit que c’est un Juif qui a la haine de lui-même.

A la fin, ça aussi ça s’écroulera. Parce que l’antisémitisme est une chose ; la critique d’Israël en est une autre. D’antisémitisme, il y en a peu actuellement, dans le monde. S’il resurgit c’est parce que cette façon qu’ont les Israéliens d’établir une identité entre judaïsme et « israélisme » est vraiment dégoûtante : c’est là un terrain très glissant.

Silvia Cattori : Pendant ces années d’offensive militaires par Tel Aviv, on a assisté, en France par exemple, à une intensification des accusations d’antisémitisme même de la part de militants de groupes de « juifs pour la paix ». Des accusations d’antisémitisme et de négationnisme, se sont mises à pleuvoir sur des journalistes ou des militants qui mettent en évidence l’idéologie qui a amené l’État juif à conduire des politiques inacceptables depuis le début [4]. Si comme vous le soulignez, critiquer la politique israélienne n’a rien à voir avec le racisme, que cherchent alors, en vérité, ceux qui accusent les gens d’antisémitisme ?

Giorgio S. Frankel : La grande erreur est celle commise par les communautés juives dans le monde en tant que, comme communautés juives, elles pensent avoir le droit de parler au nom d’Israël. De nombreux Juifs non Israéliens pensent pouvoir, en tant que Juifs, avoir le droit de soutenir Israël. C’est leur droit. Mais cela comporte que, tôt ou tard, on imputera aux Juifs non israéliens ce que font les gouvernements israéliens. D’autre part, quand Israël proclame qu’il veut être reconnu non seulement comme État juif, mais comme État national du peuple juif, cela veut dire qu’il demande, au niveau international, que lui soit reconnue une sorte de primauté aussi à l’égard des Juifs qui sont dans les autres pays. Cela devient très dangereux.

Silvia Cattori : Pourquoi dangereux ?

Giorgio S. Frankel : Parce qu’à la fin il est possible que, dans l’avenir, Israël veuille interférer dans la politique intérieure d’autres pays sous prétexte que ce pays a une politique hostile aux Juifs. Chirac refusa de participer à la guerre contre l’Irak. Peu de temps après le premier ministre israélien Ariel Sharon déchaîna une politique hostile à la France en avertissant les Juifs français : faites vos valises, quittez la France, venez en Israël. A l’avenir les Israéliens pourraient se comporter comme si c’était à eux qu’il revenait de définir le destin des Juifs italiens ou français.

Silvia Cattori : Cette arme de l’antisémitisme a toujours permis à Israël de mettre les gouvernements qui ne suivent pas la ligne politique de Tel Aviv sous pression. Cela fait donc vingt ans qu’Israël essaie d’inciter le reste du monde à intensifier la pression contre l’Iran pour l’isoler, le sanctionner, en empêchant son développement normal. D’après vous, y arrivera-t-il ?

Giorgio S. Frankel : Je n’en sui pas convaincu, parce que l’Iran jusqu’ici est protégé par la Chine et en partie par la Russie. Il a de bons rapports avec ses voisins : Turquie, Irak et avec des pays comme l’Azerbaïdjan et la Géorgie. Il a de bons rapports avec le Pakistan, avec l’Inde, avec les pays arabes du Golfe, en particulier avec le Qatar. Il est en train d’étendre sa présence diplomatique en Amérique latine. L’Europe suit la ligne dure : mais d’autres pays ne la suivent pas.

Les Israéliens mènent cette déstabilisation intérieure de l’Iran par le biais d’attentats, de massacres, etc. ; c’est ce qu’ils sont probablement en train de faire. Il faut voir s’ils vont y arriver.

Silvia Cattori : Israël seulement et pas les États-Unis [5] ?

Giorgio S. Frankel : Tous les deux. Mais surtout les Israéliens.

Silvia Cattori : Pourquoi « surtout les Israéliens » ? Ont-ils des moyens particuliers de pénétration et de manipulation des minorités ethniques ?

Giorgio S. Frankel : Le problème de la stabilité de l’Iran est très complexe. On peut entrer clandestinement dans plusieurs zones. Il y a des populations hostiles au gouvernement central. Le Kurdistan est la région la plus importante pour le pétrole. Une minorité sunnite y vit. Il suffit de leur fournir des financements pour l’entraînement et de leur fournir des armes. Ce genre d’opérations s’appelle « la guerre de l’ombre ». Les possibilités d’intervention sont nombreuses.

Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio (24.06.2011)

Texte original en italien (25.05.2011) : http://www.silviacattori.net/article1639.html

Dans les médias

Comprendre la guerre en Libye

– Michel Collon

7 avril 2011

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Vous êtes très nombreux à réagir à la guerre en Libye et à envoyer vos questions. Michel Collon qui a publié plusieurs livres sur les stratégies de guerre des Etats-Unis et les médiamensonges des conflits précédents, répond à toutes ces questions et présente ici une analyse globale de ce conflit. Investig’Action tient à attirer votre attention sur l’importance de ce texte…

Partie 1 : Des questions qu’il faut se poser à chaque guerre
Partie 2 : Les véritables objectifs des USA vont bien au-delà du pétrole
Partie 3 : Pistes pour agir

Des questions qu’il faut se poser à chaque guerre

27 fois. Les Etats-Unis ont bombardé un pays à 27 reprises depuis 1945. Et chaque fois, on nous a affirmé que ces actes de guerre étaient « justes » et « humanitaires ». Aujourd’hui, on nous dit que cette guerre est différente des précédentes. Mais on l’avait dit aussi la fois passée. Et la fois d’avant. On le dit chaque fois. N’est-il pas temps de mettre sur papier les questions qu’il faut se poser à chaque guerre pour ne pas se faire manipuler ?

Pour la guerre, il y a toujours de l’argent ?

Dans le pays le plus puissant du globe, quarante-cinq millions de gens vivent sous le seuil de pauvreté. Aux Etats-Unis, écoles et services publics tombent en ruines, parce que l’Etat « n’a pas d’argent ». En Europe aussi, « pas d’argent » pour les retraites ou pour créer des emplois.
Mais lorsque la cupidité des banquiers provoque une crise financière, là, en quelques jours, on trouve des milliards pour les sauver. Ce qui a permis à ces mêmes banquiers US de distribuer l’an dernier 140 milliards $ de récompenses et bonus à leurs actionnaires et traders spéculateurs.
Pour la guerre aussi, il semble facile de trouver des milliards. Or, ce sont nos impôts qui paient ces armes et ces destructions. Est-il bien raisonnable de faire partir en fumée des centaines de milliers d’euros à chaque missile ou de gaspiller cinquante mille euros de l’heure avec un porte-avions ? A moins que la guerre soit une bonne affaire pour certains ?
Pendant ce temps, un enfant meurt de faim toutes les cinq secondes et le nombre de pauvres ne cesse d’augmenter sur notre planète en dépit des promesses.

Quelle différence entre un Libyen, un Bahreini et un Palestinien ?

Présidents, ministres et généraux jurent solennellement que leur objectif est seulement de sauver des Libyens. Mais, au même moment, le sultan du Bahrein massacre des manifestants désarmés grâce aux deux mille soldats saoudiens envoyés par les Etats-Unis ! Au même moment, au Yemen, les troupes du dictateur Saleh, allié des USA, tuent 52 manifestants à la mitrailleuse. Ces faits n’ont été contestés par personne, mais le ministre US de la Guerre, Robert Gates, a juste déclaré : « Je ne crois pas que ce soit mon rôle d’intervenir dans les affaires internes du Yemen » [1].
Pourquoi ce « deux poids, deux mesures » ? Parce que Saleh accueille docilement la Vème Flotte US et dit oui à tout ce que lui commande Washington ? Parce que le régime barbare d’Arabie saoudite est complice des multinationales pétrolières ? Il y aurait de « bons dictateurs » et de « mauvais dictateurs » ?
Comment les USA et la France peuvent-ils se prétendre humanitaires ? Lorsqu’Israël a tué deux mille civils en bombardant Gaza, ont-ils instauré une « no fly zone » ? Non. Ont-ils pris des sanctions ? Aucune. Pire : Javier Solana, alors responsable des Affaires étrangères de l’U.E. a déclaré à Jérusalem : « Israël est un membre de l’Union européenne sans être membre de ses institutions. Israël est partie prenante à tous les programmes » de recherche et de technologie de l’Europe des 27. Ajoutant même : « Aucun pays hors du continent n’a le type de relations qu’Israël entretient avec l’Union européenne. » Sur ce point, Solana dit vrai : l’Europe et ses fabricants d’armes collaborent étroitement avec Israël dans la production des drônes, missiles et autres armements qui sèment la mort à Gaza.
Rappelons qu’Israël a chassé sept cent mille Palestiniens de leurs villages en 1948, refuse toujours de leur rendre leurs droits et continue à commettre de multiples crimes de guerre. Sous cette occupation, 20% de la population palestinienne actuelle a séjourné ou séjourne dans les prisons d’Israël. Des femmes enceintes sont forcées d’accoucher attachées à leur lit et renvoyées immédiatement dans leurs cellules avec leurs bébés ! Mais ces crimes-là sont commis avec la complicité active des USA et de l’UE.

La vie d’un Palestinien ou d’un Bahreini ne vaut pas celle d’un Libyen ? Il y aurait les « bons Arabes » et les « mauvais Arabes » ?

Pour ceux qui croient encore à la guerre humanitaire…
Dans un débat télévisé que j’ai eu avec Louis Michel, ancien ministre belge des Affaires étrangères et commissaire européen à la Coopération au développement, celui-ci m’a juré – la main sur le cœur – que cette guerre visait à « mettre en accord les consciences de l’Europe ». Il a été appuyé par Isabelle Durant, dirigeante des Verts belges et européens. Ainsi, les écologistes « peace and love » ont muté va-t-en-guerre !
Le problème, c’est qu’on nous parle de guerre humanitaire à chaque fois, et que ces gens « de gauche » comme Durant s’y sont à chaque fois laissé prendre. Ne feraient-ils pas mieux de lire ce que pensent vraiment les dirigeants US au lieu de juste les écouter à la télévision ?
Ecoutez par exemple, à propos des bombardements contre l’Irak, le célèbre Alan Greenspan, qui fut longtemps directeur de la réserve fédérale des USA. Il écrit dans ses mémoires : « Je suis attristé qu’il soit politiquement incorrect de reconnaître ce que chacun sait : la guerre en Irak était essentiellement pour le pétrole » [2]. Ajoutant : « Les officiels de la Maison-Blanche m’ont répondu : ‘Eh bien, malheureusement, nous ne pouvons parler du pétrole’. » [3]
Ecoutez, à propos des bombardements contre la Yougoslavie, John Norris, directeur de com de Strobe Talbott qui était alors vice-ministre US des Affaires étrangères, chargé des Balkans. Norris écrit dans ses mémoires : « Ce qui explique le mieux la guerre de l’Otan, c’est que la Yougoslavie résistait aux grandes tendances des réformes politiques et économiques (il veut dire : refusait d’abandonner le socialisme), et ce n’est pas notre devoir envers les Albanais du Kosovo. » [4]
Ecoutez, à propos des bombardements contre l’Afghanistan, ce que disait alors l’ancien ministre US des Affaires étrangères Henry Kissinger : « Il existe des tendances, soutenues par la Chine et le Japon, à créer une zone de libre échange en Asie. Un bloc asiatique hostile combinant les nations les plus peuplées du monde avec de grandes ressources et certains des pays industriels les plus importants serait incompatible avec l’intérêt national américain. Pour ces raisons, l’Amérique doit maintenir une présence en Asie… » [5]
Ceci confirmait la stratégie avancée par Zbigniew Brzezinski, qui fut responsable de la politique étrangère sous Carter et est l’inspirateur d’Obama : « L’Eurasie (Europe + Asie) demeure l’échiquier sur lequel se déroule le combat pour la primauté globale. (…) La façon dont les Etats-Unis ‘gèrent’ l’Eurasie est d’une importance cruciale. Le plus grand continent à la surface du globe en est aussi l’axe géopolitique. Toute puissance qui le contrôle, contrôle par là même deux des trois régions les plus développées et les plus productives. 75% de la population mondiale, la plus grande partie des richesses physiques, sous forme d’entreprises ou de gisements de matières premières, quelque 60% du total mondial. » [6]

A gauche, n’a-t-on rien appris des médiamensonges humanitaires des guerres précédentes ?

Quand Obama le dit lui-même, vous ne le croyez pas non plus ?
Ce 28 mars, Obama a justifié ainsi la guerre contre la Libye : « Conscients des risques et des coûts de l’action militaire, nous sommes naturellement réticents à employer la force pour résoudre les nombreux défis du monde. Mais lorsque nos intérêts et valeurs sont en jeu, nous avons la responsabilité d’agir. Vu les coûts et les risques de l’intervention, nous devons chaque fois mesurer nos intérêts face à la nécessité d’une action. L’Amérique a un important intérêt stratégique à empêcher Kadhafi de défaire ceux qui s’opposent à lui. »
N’est-ce pas clair ? Alors, certains disent : « Oui, c’est vrai, les Etats-Unis n’agissent que s’ils y trouvent leur intérêt aussi. Mais au moins, à défaut de pouvoir intervenir partout, on aura sauvé ces gens-là. »
Faux. Nous allons montrer que seuls les intérêts seront défendus. Pas les valeurs. D’abord, chaque guerre US fait plus de victimes qu’il n’y en avait avant (en Irak, un million de victimes directes ou indirectes !). Ensuite, l’intervention en Libye en prépare d’autres…

Qui refusait de négocier ?

Mais, dès que vous émettez un doute sur l’opportunité de cette guerre contre la Libye, tout de suite, on vous culpabilise : « Vous refusez donc de sauver les Libyens du massacre ? »
Question mal posée. Supposons que tout ce qu’on nous a raconté se soit vraiment passé. Premièrement, arrête-t-on un massacre par un autre massacre ? Nous savons qu’en bombardant, nos armées vont tuer de nombreux civils innocents. Même si, comme à chaque guerre, les généraux nous promettent que celle-ci sera « propre », nous avons l’habitude de cette propagande.
Deuxièmement, il y avait un moyen beaucoup plus simple et efficace de sauver des vies tout de suite. Tous les pays d’Amérique latine ont proposé d’envoyer immédiatement une mission de médiation, présidée par Lula. La Ligue arabe et l’Union africaine soutenaient cette démarche et Kadhafi avait accepté (proposant aussi d’envoyer des observateurs internationaux pour vérifier le cessez-le feu).
Mais les insurgés libyens et les Occidentaux ont refusé cette médiation. Pourquoi ? « Parce que Kadhafi n’est pas de bonne foi », disent-ils. Possible. Tandis que les insurgés et leurs protecteurs occidentaux ont toujours été de bonne foi ? A propos des Etats-Unis, il est utile de rappeler comment ils se sont comportés dans toutes les guerres précédentes à chaque fois qu’un cessez-le-feu était possible…
En 1991, lorsque Bush père a attaqué l’Irak parce que celui-ci avait envahi le Koweit, Saddam Hussein a proposé de se retirer et qu’Israël évacue aussi les territoires illégalement occupés en Palestine. Mais les USA et les pays européens ont refusé six propositions de négociation. [7]
En 1999, lorsque Clinton a bombardé la Yougoslavie, Milosevic avait accepté les conditions imposées à Rambouillet, mais les USA et l’Otan en ont rajouté une, volontairement inacceptable : l’occupation totale de la Serbie. [8]
En 2001, lorsque Bush fils a attaqué l’Afghanistan, les talibans avaient proposé de livrer Ben Laden à un tribunal international si on fournissait des preuves de son implication, mais Bush a refusé de négocier.
En 2003, lorsque Bush fils a attaqué l’Irak sous prétexte d’armes de destruction massive, Saddam Hussein a proposé d’envoyer des inspecteurs, mais Bush a refusé car il savait que les inspecteurs ne trouveraient rien. Ceci a été confirmé par la divulgation du mémo d’une réunion entre le gouvernement britannique et les dirigeants des services scecrets briatnniques en juillet 2002 : « Les dirigeants britanniques espéraient que l’ultimatum soit rédigé en des termes inacceptables afin que Saddam Hussein le rejette directement. Mais ils étaient loin d’être certains que cela marcherait. Alors, il y avait un Plan B : les avions patrouillant dans la « no fly zone » jetant de nombreuses bombes en plus dans l’espoir que ceci provoquerait une réaction qui donnerait une excuse pour une large campagne de bombardements. » [9]
Alors, avant d’affirmer que « nous » disons toujours la vérité tandis que « eux » mentent toujours, et aussi que « nous » recherchons toujours une solution pacifique, tandis que « eux » ne veulent pas de compromis, il faudrait être plus prudents… Tôt ou tard, le public apprendra ce qui s’est vraiment passé lors des négociations en coulisses, et constatera une fois de plus qu’il a été manipulé. Mais il sera trop tard, et on ne ressuscitera pas les morts.

La Libye, c’est comme la Tunisie et l’Egypte ?

Dans son excellente interview publiée il y a quelques jours par Investig’Action, Mohamed Hassan posait la bonne question : « Libye : révolte populaire, guerre civile ou agression militaire ? ». A la lumière des recherches récentes, il est possible de répondre : les trois, en fait. Une révolte spontanée, rapidement récupérée et transformée en guerre civile (qui avait été préparée), le tout servant de prétexte à une agression militaire. Qui, elle aussi, avait été préparée. Rien ne tombe du ciel en politique. Expliquons-nous…
En Tunisie et en Egypte, la révolte populaire a grandi progressivement en quelques semaines, s’organisant peu à peu et s’unifiant sur des revendications claires, ce qui a permis de chasser les tyrans. Mais quand on analyse l’enchaînement ultra-rapide des événements à Benghazi, on est intrigué. Le 15 février, manifestation des parents de prisonniers politiques de la révolte de 2006. Manifestation durement réprimée, comme cela a toujours été le cas en Libye et dans les autres pays arabes. Et, à peine deux jours plus tard, re-manifestation, mais cette fois, les manifestants sont armés et passent directement à l’escalade contre le régime de Kadhafi. En deux jours, une révolte populaire devient une guerre civile ! Tout à fait spontanément ?
Pour le savoir, il faut examiner ce qui se cache sous le vocable imprécis « opposition libyenne ». A notre avis, quatre composantes aux intérêts très différents. 1° Une opposition démocratique. 2° Des dignitaires de Kadhafi « retournés » par l’Ouest. 3° Des clans libyens mécontents du partage des richesses. 4° Des combattants de tendance islamiste.

Qui compose cette « opposition libyenne » ?

Dans cet enchevêtrement, il est important de savoir à qui on a à faire. Et surtout quelle faction a été intégrée dans les stratégies des grandes puissances…
1° Opposition démocratique. Il est légitime d’avoir des revendications face au régime Kadhafi, dictatorial et corrompu comme les autres régimes arabes. Un peuple a le droit de vouloir remplacer un régime autoritaire par un système plus démocratique. Cependant, ces revendications sont jusqu’ici peu organisées et sans programme précis. On rencontre aussi, à l’étranger, des mouvements révolutionnaires libyens, également assez disparates, mais tous opposés à l’ingérence étrangère. Pour diverses raisons que l’on va clarifier, ce ne sont pas ces éléments démocratiques qui ont grand chose à dire aujourd’hui sous la bannière des USA et de la France.
2° Dignitaires « retournés ». A Benghazi, un « gouvernement provisoire » a été instauré et est dirigé par Mustapha Abud Jalil. « Cet homme était, jusqu’au 21 février, ministre de la Justice de Kadhafi. Deux mois plus tôt, Amnesty l’avait placé sur la liste des plus effroyables responsables de violations de droits humains d’Afrique du nord » (10) . C’est cet individu qui, selon les autorités bulgares, avait organisé les tortures de infirmières bulgares et du médecin palestinien longtemps détenus par le régime. Un autre « homme fort » de cette opposition est le général Abdul Fatah Younis, ex ministre de l’Intérieur de Kadhafi et auparavant chef de la police politique. On comprend que Massimo Introvigne, représentant de l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe) pour la lutte contre le racisme, la xénophobie et la discrimination, estime que ces personnages « ne sont pas les ‘démocrates sincères’ des discours d’Obama, mais parmi les pires instruments du régime de Kadhafi, qui aspirent à chasser le colonel pour prendre sa place ». (10)
3° Clans mécontents. Comme le soulignait Mohamed Hassan, la structure de la Libye est restée fortement tribale. Durant la période coloniale, sous le régime du roi Idriss, les clans de l’est dominaient et les richesses pétrolières leur profitaient. Après la révolution de 1969, Kadhafi s’est appuyé sur les tribus de l’ouest et c’est l’est qui a été défavorisé. Il faut le regretter, un pouvoir démocratique et juste doit veiller à combattre les discriminations entre régions. On peut aussi se demander si les anciennes puissances coloniales n’ont pas encouragé les tribus mécontentes à saper l’unité du pays. Ce ne serait pas la première fois. Aujourd’hui, France et USA misent sur les clans de l’est pour prendre le contrôle du pays. Diviser pour régner, un vieux classique du colonialisme.
4° Eléments d’Al-Qaida. Des câbles diffusés par Wikileaks avertissaient que l’Est de la Libye était, proportionnellement, le premier exportateur au monde de « combattants – martyrs » en Irak. Des rapports du Pentagone décrivaient un « scénario alarmant » sur les rebelles libyens de Benghazi et Derna. Derna, ville de 80.000 habitants à peine, serait la première source de jihadistes en Irak. De même, Vicent Cannistraro, ancien chef de la CIA en Libye, signale parmi les rebelles beaucoup d’ « extrémistes islamiques capables de créer des problèmes » et que les « probabilités [sont] élevées que les individus les plus dangereux puissent avoir une influence dans le cas où Kadhafi devrait tomber ». (10).
Evidemment, tout ceci s’écrivait lorsque Kadhafi était encore « un ami ». Mais ça montre l’absence totale de principes dans le chef des USA et de leurs alliés. Quand Kadhafi a réprimé la révolte islamiste de Benghazi en 2006, ce fut avec les armes et le soutien des Occidentaux. Une fois, on est contre les combattants à la Ben Laden. Une fois, on les utilise. Faudrait savoir.
Parmi ces diverses « oppositions », quel élément l’emportera ? C’est peut-être aussi un but de l’intervention militaire de Washington, Paris et Londres : veiller à ce que « les bons « l’emportent ? Les bons de leur point de vue évidemment. Plus tard, on utilisera la « menace islamique » comme prétexte pour s’installer durablement
En tout cas, une chose est sûre : le scénario libyen est différent des scénarios tunisien ou égyptien. Là, c’était « un peuple uni contre un tyran ». Ici, on est dans une guerre civile, Kadhafi disposant du soutien d’une partie de la population. Et dans cette guerre civile, le rôle qu’ont joué les services secrets US et français n’est déjà plus si secret que ça…

Quel a été le rôle des services secrets ?

En réalité, l’affaire libyenne n’a pas commencé en février à Benghazi en février, mais à Paris le 21 octobre 2010. Selon les révélations du journaliste italien Franco Bechis (Libero, 24 mars), c’est ce jour-là que les services secrets français ont préparé la révolte de Benghazi. Ils ont alors « retourné » (ou peut-être déjà avant) Nuri Mesmari, chef du protocole de Kadhafi, qui était quasiment son bras droit. Le seul qui entrait sans frapper dans la résidence du guide libyen. Venu à Paris avec toute sa famille pour une opération chirurgicale, Mesmari n’y a rencontré aucun médecin, mais se serait par contre entretenu avec plusieurs fonctionnaires des services secrets français et de proches collaborateurs de Sarkozy, selon le bulletin web Maghreb Confidential.
Le 16 novembre, à l’hôtel Concorde Lafayette, il aurait préparé une imposante délégation qui allait se rendre deux jours plus tard à Benghazi. Officiellement, il s’agissait de responsables du ministère de l’Agriculture et de dirigeants des firmes France Export Céréales, France Agrimer, Louis Dreyfus, Glencore, Cargill et Conagra. Mais, selon les services italiens, la délégation comportait aussi plusieurs militaires français camouflés en hommes d’affaires. A Benghazi, ils rencontreront Abdallah Gehani, un colonel libyen que Mesmari a indiqué comme étant prêt à déserter.
A la mi-décembre, Kadhafi, méfiant, envoie un émissaire à Paris pour essayer de contacter Mesmari. Mais la France l’arrête. D’autres Libyens se rendent visite à Paris le 23 décembre, et ce sont eux qui vont diriger la révolte de Benghazi avec les milices du colonel Gehani. D’autant que Mesmari a fourni aux Français de nombreux secrets de la défense libyenne. De tout ceci, il ressort que la révolte à l’est n’est donc pas si spontanée qu’on nous l’a dit. Mais ce n’est pas tout. Il n’y a pas que les Français…
Qui dirige à présent les opérations militaires du « Conseil national Libyen » anti-Kadhafi ? Un homme tout juste arrivé des USA le 14 mars, selon Al Jazeera. Décrit comme une des deux « stars » de l’insurrection libyenne par le quotidien britannique de droite Daily Mail, Khalifa Hifter est un ancien colonel de l’armée libyenne, passé aux Etats-Unis. Celui qui fut un des principaux commandants militaires de la Libye jusqu’à la désatreuse expédition au Tchad fin des années 80, a ensuite émigré aux USA et vécu ces vingt dernières années en Virginie. Sans source de revenus connue, mais à petite distance des bureaux… de la CIA. [11] Le monde est petit.
Comment un haut militaire libyen peut-il entrer aux Etats-Unis en toute tranquillité, quelques années après l’attentat terroriste de Lockerbie, pour lequel la Libye a été condamnée, et vivre vingt ans tranquillement à côté de la CIA ? Il a forcément dû offrir quelque chose en échange. Publié en 2001, le livre Manipulations africaines de Pierre Péan retrace les connexions d’Hifter avec la CIA et la création, avec le soutien de celle-ci, du Front National de Libération Libyen. Le seul exploit du dit Front sera l’organisation en 2007, aux USA, d’un « congrès national » financé par le National Endowment for Democracy [12], traditionnel intermédiaire de la CIA pour arroser les organisations au service des Etats-Unis…
En mars de cette année, à une date non communiquée, le président Obama a signé un ordre secret autorisant la CIA à mener des opérations en Libye pour renverser Kadhafi. Le Wall Street Journal, qui relate ceci le 31 mars, ajoute : « Les responsables de la CIA reconnaissent avoir été actifs en Libye depuis plusieurs semaines, tout comme d’autres services occidentaux. ».
Tout ceci n’est plus très secret, ça figure depuis un bon moment sur Internet, et ce qui est étonnant, c’est que les grands médias n’en aient pas dit un mot. Pourtant, on a déjà connu de nombreux exemples de « combattants de la liberté » ainsi armés et financés par la CIA. Par exemple, dans les années 80, les milices terroristes contras, mises sur pied par Reagan pour déstabiliser le Nicaragua et renverser son gouvernement progressiste. N’a-t-on rien appris de l’Histoire ? Cette « gauche » européenne qui applaudit aux bombardements n’utilise pas Internet ?
Faut-il s’étonner que les services italiens « balancent » ainsi les exploits de leurs confrères français et que ceux-ci « balancent » leurs collègues US ? Seulement si on croit aux belles histoires sur l’amitié entre « alliés occidentaux ». On va en parler…
A SUIVRE :


 

Source : www.michelcollon.info

Dessin : Latuff

 

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Notes


[1] Reuters, 22/3
[2] Sunday Times, 16 septembre 2007.
[3] Washington Post, 17 septembre 2007.
[4] Collision Course, Praeger, 2005, p.xiii.
[5] Does America need a foreign policy ?, Simon and Schuster, 2001, p. 111.
[6] Le Grand Echiquier, Paris 1997, p. 59-61.
[7] Michel Collon, Attention, médias ! Bruxelles, 1992, p. 92.
[8] Michel Collon, Monopoly, – L’Otan à la conquête du monde, Bruxelles 2000, page 38.
[9] Michael Smith, La véritable information des mémos de Downing Street, Los Angeles Times, 23 juin 2005.
[11] McClatchy Newspapers (USA), 27 mars.
[12] Eva Golinger, Code Chavez, CIA contre Venezuela, Liège, 2006

Comprendre la guerre en Libye (2/3)

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8 avril 2011

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Quels sont les véritables objectifs des Etats-Unis ? A ce stade de notre réflexion, plusieurs indices permettent déjà d’écarter définitivement la thèse de la guerre humanitaire ou de la réaction impulsive face aux événements. Si Washington et Paris ont délibérément refusé toute négociation, s’ils ont « travaillé » depuis un bon moment l’opposition libyenne et préparé des scénarios détaillés d’intervention, si les porte-avions se tenaient depuis longtemps prêts à intervenir (comme l’a confirmé l’amiral Gary Roughead, chef de l’US Navy : « Nos forces étaient déjà positionnées contre la Libye », Washington, 23 mars), c’est forcément que cette guerre n’a pas été décidée au dernier moment en réaction à des événements soudains, mais qu’elle avait été planifiée. Parce qu’elle poursuit des objectifs majeurs qui dépassent largement la personne de Kadhafi. Lesquels ?

Voir la partie 1

Les objectifs des USA vont bien au-delà du pétrole

Dans cette guerre contre la Libye, Washington poursuit plusieurs objectifs simultanément : 1. Contrôler le pétrole. 2. Sécuriser Israël. 3. Empêcher la libération du monde arabe. 4. Empêcher l’unité africaine. 5. Installer l’Otan comme gendarme de l’Afrique.
Ca fait beaucoup d’objectifs ? Oui. Tout comme lors des guerres précédentes : Irak, Yougoslavie, Afghanistan. En effet, une guerre de ce type coûte cher et comporte des risques importants pour l’image des Etats-Unis, surtout quand ils ne parviennent pas à gagner. Si Obama déclenche une telle guerre, c’est qu’il en attend des gains très importants.

Objectif n° 1 : Contrôler l’ensemble du pétrole

Certains disent que cette fois, ce n’est pas une guerre du pétrole, car les quantités libyennes seraient marginales dans la production mondiale et que, de toute façon, Kadhafi vendait déjà son pétrole aux Européens. Mais ils ne comprennent pas en quoi consiste la « guerre mondiale du pétrole »…
Avec l’aggravation de la crise générale du capitalisme, les grandes puissances économiques se livrent une compétition de plus en plus acharnée. Les places sont chères dans ce jeu de chaises musicales. Pour garantir une chaise à ses multinationales, chaque puissance doit se battre sur tous les fronts : conquérir des marchés, conquérir des zones de main d’œuvre profitable, obtenir de gros contrats publics et privés, s’assurer des monopoles commerciaux, contrôler des Etats qui lui accorderont des avantages… Et surtout, s’assurer la domination sur des matières premières convoitées. Et avant tout, le pétrole.
En 2000, analysant les guerres à venir dans notre livre Monopoly, nous écrivions : « Qui veut diriger le monde, doit contrôler le pétrole. Tout le pétrole. Où qu’il soit. ». Si vous êtes une grande puissance, il ne vous suffit pas d’assurer votre propre approvisionnement en pétrole. Vous voudrez plus, vous voudrez le maximum. Non seulement pour les énormes profits, mais surtout parce qu’en vous assurant un monopole, vous serez à même d’en priver vos rivaux trop gênants ou de les soumettre à vos conditions. Vous détiendrez l’arme absolue. Chantage ? Oui.
Depuis 1945, les Etats-Unis ont tout fait pour s’assurer ce monopole sur le pétrole. Un pays rival comme le Japon dépendait par exemple à 95% des USA pour son approvisionnement en énergie. De quoi garantir son obéissance. Mais les rapports de force changent, le monde devient multipolaire et les Etats-Unis font face à la montée de la Chine, à la remontée de la Russie, à l’émergence du Brésil et d’autres pays du Sud. Le monopole devient de plus en plus difficile à maintenir.
Le pétrole libyen, c’est seulement 1% ou 2% de la production mondiale ? D’accord, mais il est de la meilleure qualité, d’extraction facile et donc très rentable. Et surtout il est situé tout près de l’Italie, de la France et de l’Allemagne. Importer du pétrole du Moyen-Orient, d’Afrique noire ou d’Amérique latine se ferait à un coût bien supérieur. Il y a donc bel et bien bataille pour l’or noir libyen. D’autant plus pour un pays comme la France, la plus engagée dans un programme nucléaire devenu bien hasardeux.
Dans ce contexte, il faut rappeler deux faits. 1. Kadhafi désirait porter la participation de l’Etat libyen dans le pétrole de 30% à 51%. 2. Le 2 mars dernier, Kadhafi s’était plaint que la production pétrolière de son pays était au plus bas. Il avait menacé de remplacer les firmes occidentales ayant quitté la Libye par des sociétés chinoises, russes et indiennes. Est-ce une coïncidence ? Chaque fois qu’un pays africain commence à se tourner vers la Chine, il lui arrive des problèmes.
Voici un autre indice : Ali Zeidan, l’homme qui a lancé le chiffre de « six mille morts civils », qui auraient été victimes des bombardements de Kadhafi, cet homme est aussi le porte-parole du fameux CNT, le gouvernement d’opposition, reconnu par la France. Eh bien, à ce titre, Ali Zeidan a déclaré que « les contrats signés seront respectés », mais que le futur pouvoir « prendra en considération les nations qui nous ont aidés » ! C’est donc bien une nouvelle guerre du pétrole. Mais elle ne se déroule pas seulement contre la Libye…

Pourquoi ces rivalités USA – France – Allemagne ?

Si la guerre contre la Libye est juste humanitaire, on ne comprend pas pourquoi ceux qui la mènent se disputent entre eux. Pourquoi Sarkozy s’est-il précipité pour être le premier à bombarder ? Pourquoi s’est-il fâché lorsque l’Otan a voulu prendre le contrôle des opérations ? Son argument « L’Otan est impopulaire dans les pays arabes » ne tient pas debout. Comme si lui, Sarkozy, y était tellement populaire après avoir à ce point protégé Israël et Ben Ali !
Pourquoi l’Allemagne et l’Italie ont-elles été si réticentes face à cette guerre ? Pourquoi le ministre italien Frattini a-t-il d’abord déclaré qu’il fallait « défendre la souveraineté et l’intégrité territoriale de la Libye » et que « l’Europe ne devrait pas exporter la démocratie en Libye »[1] ? Simples divergences sur l’efficacité humanitaire ? Non, il s’agit là aussi d’intérêts économiques. Dans une Europe confrontée à la crise, les rivalités sont de plus en plus fortes aussi. Il y a quelques mois encore, on défilait à Tripoli pour embrasser Kadhafi et empocher les gros contrats libyens. Ceux qui les avaient obtenus, n’avaient pas intérêt à le renverser. Ceux qui ne les avaient pas obtenus, y ont intérêt.
Qui était le premier client du pétrole libyen ? L’Italie. Qui était le deuxième ? L’Allemagne. Continuons avec les investissements et les exportations des puissances européennes… Qui avait obtenu le plus de contrats en Libye ? L’Italie. Numéro deux ? L’Allemagne.
C’est la firme allemande BASF qui était devenue le principal producteur de pétrole en Libye avec un investissement de deux milliards d’euros. C’est la firme allemande DEA, filiale du géant de l’énergie RWE, qui a obtenu plus de quarante mille kilomètres carrés de gisements de pétrole et de gaz. C’est la firme allemande Siemens qui a joué le rôle majeur dans les énormes investissements du gigantesque projet « Great Man Made River » : le plus grand projet d’irrigation au monde, un réseau de pipelines pour amener l’eau depuis la nappe aquifère de la Nubie jusqu’au désert du Sahara. Plus de 1.300 puits, souvent à plus de cinq cents mètres de profondeur qui, une fois tous les travaux terminés, fourniront chaque jour 6,5 millions de mètres cubes d’eau à Tripoli, Benghazi, Syrte et d’autres villes. [2] 25 milliards de dollars qui ont attiré quelques convoitises ! De plus, avec ses pétrodollars, la Libye avait aussi engagé un très ambitieux programme pour renouveler ses infrastructures, construire des écoles et des hôpitaux et pour industrialiser le pays.
Profitant de sa puissance économique, l’Allemagne a noué des partenariats économiques privilégiés avec la Libye, l’Arabie saoudite et les pays du Golfe arabique. Elle n’a donc aucune envie d’abîmer son image dans le monde arabe. Quant à l’Italie, il faut rappeler qu’elle colonisa la Libye avec une brutalité inouïe en s’appuyant sur les tribus de l’ouest contre celles de l’est. Aujourd’hui, à travers Berlusconi, les sociétés italiennes ont obtenu quelques beaux contrats. Elles ont donc beaucoup à perdre. Par contre, la France et l’Angleterre qui n’ont pas obtenu les plus beaux morceaux du gâteau, sont à l’offensive pour obtenir le repartage de ce gâteau. Et la guerre en Libye est tout simplement le prolongement de la bataille économique par d’autres moyens. Le monde capitaliste n’est vraiment pas beau.
La rivalité économique se transpose sur le plan militaire. Dans une Europe en crise et dominée par une Allemagne ultraperformante (grâce notamment à sa politique de bas salaires), la France rompt ses alliances et se tourne à présent vers la Grande-Bretagne pour tenter de rééquilibrer la situation. Paris et Londres ont davantage de moyens militaires que Berlin, et tentent de jouer cette carte pour contrer leur faiblesse économique.

Objectif n° 2 : Sécuriser Israël

Au Moyen-Orient, tout est lié. Comme Noam Chomsky nous l’a expliqué dans un entretien [3] : « A partir de 1967, le gouvernement US a considéré Israël comme un investissement stratégique. C’était un des commissariats de quartier chargés de protéger les dictatures arabes productrices de pétrole. ». Israël, c’est le flic du Moyen-Orient.
Seulement, le problème nouveau pour Washington, c’est que les nombreux crimes commis par Israël (Liban, Gaza, flotille humanitaire…) l’isolent de plus en plus. Les peuples arabes réclament la fin de ce colonialisme. Du coup, c’est le « flic » qui a besoin d’être protégé. Israël ne peut survivre sans un entourage de dictatures arabes ne tenant aucun compte de la volonté de leurs peuples d’être solidaires des Palestiniens. C’est pourquoi Washington a protégé Moubarak et Ben Ali, et protégera les autres dictateurs.
Les Etats-Unis craignent de « perdre » la Tunisie et l’Egypte dans les années à venir. Ce qui changerait les rapports de force dans la région. Après la guerre contre l’Irak en 2003, qui était aussi un avertissement et une intimidation envers tous les autres dirigeants arabes, Kadhafi avait senti la menace. Il avait donc multiplié les concessions, parfois exagérées, aux puissances occidentales et à leur néolibéralisme. Ce qui l’avait affaiblie sur le plan intérieur des résistances sociales. Quand on cède au FMI, on fait du tort à sa population. Mais si demain la Tunisie et l’Egypte virent à gauche, Kadhafi pourra sans doute revenir sur ces concessions.
Un axe de résistance Le Caire – Tripoli – Tunis, tenant tête aux Etats-Unis et décidé à faire plier Israël serait un cauchemar pour Washington. Faire tomber Kadhafi, c’est donc de la prévention.

Objectif n° 3 : Empêcher la libération du monde arabe

Qui règne aujourd’hui sur l’ensemble du monde arabe, son économie, ses ressources et son pétrole ? Pas les peuples arabes, on le sait. Mais pas non plus les dictateurs en place. Certes, ils occupent le devant de la scène, mais les véritables maîtres sont dans les coulisses.
Ce sont les multinationales US et européennes qui décident ce qu’on va produire ou non dans ces pays, quels salaires on paiera, à qui profiteront les revenus du pétrole et quels dirigeants on y imposera. Ce sont les multinationales qui enrichissent leurs actionnaires sur le dos des populations arabes.
Imposer des tyrans à l’ensemble du monde arabe a des conséquences très graves : le pétrole, mais aussi les autres ressources naturelles servent seulement aux profits des multinationales, pas à diversifier l’économie locale et à créer des emplois. En outre, les multinationales imposent des bas salaires dans le tourisme, les petites industries et les services en sous-traitance.
Du coup, ces économies restent dépendantes, déséquilibrées et elles ne répondent pas aux besoins des peuples. Dans les années à venir, le chômage va encore s’aggraver. Car 35% des Arabes ont moins de quinze ans. Les dictateurs sont des employés des multinationales, chargés d’assurer leurs profits et de briser la contestation. Les dictateurs ont pour rôle d’empêcher la Justice sociale.
Trois cent millions d’Arabes répartis en vingt pays, mais se considérant à juste titre comme une seule nation, se trouvent donc placés face à un choix décisif : accepter le maintien de ce colonialisme ou devenir indépendants en empruntant une voie nouvelle ? Tout autour, le monde est en plein bouleversement : la Chine, le Brésil et d’autres pays s’émancipent politiquement, ce qui leur permet de progresser économiquement. Le monde arabe demeurera-t-il en arrière ? Restera-t-il une dépendance des Etats-Unis et de l’Europe, une arme que ceux-ci utilisent contre les autres nations dans la grande bataille économique et politique internationale ? Ou bien l’heure de la libération va-t-elle enfin sonner ?
Cette idée terrorise les stratèges de Washington. Si le monde arabe et le pétrole leur échappent, c’en est fini de leur domination sur la planète. Car les Etats-Unis, puissance en déclin économique et politique, sont de plus en plus contestés : par l’Allemagne, par la Russie, par l’Amérique latine et par la Chine. En outre, de nombreux pays du Sud aspirent à développer les relations Sud – Sud, plus avantageuses que la dépendance envers les Etats-Unis.
Ceux-ci ont de plus en plus de mal à se maintenir comme la plus grande puissance mondiale, capable de piller des nations entières et capable de porter la guerre partout où ils le décident. Répétons-le : si demain le monde arabe s’unit et se libère, si les Etats-Unis perdent l’arme du pétrole, ils ne seront plus qu’une puissance de second rang dans un monde multipolaire. Mais ce sera un grand progrès pour l’humanité : les relations internationales prendront un nouveau cours, et les peuples du Sud pourront enfin décider de leur propre sort et en finir avec la pauvreté.

Ceux pour qui la démocratie est dangereuse

Les puissances coloniales ou néocoloniales d’hier nous jurent qu’elles ont changé. Après avoir financé, armé, conseillé et protégé Ben Ali, Moubarak et compagnie, voilà que les Etats-Unis, la France et les autres nous inondent de déclarations touchantes. Comme Hillary Clinton : « Nous soutenons l’aspiration des peuples arabes à la démocratie. »
C’est un mensonge total. Les Etats-Unis et leurs alliés ne veulent absolument pas d’une démocratie arabe, ne veulent absolument pas que les Arabes puissent décider sur leur pétrole et leurs autres richesses. Ils ont donc tout fait pour freiner la démocratisation, pour maintenir au pouvoir des responsables de l’ancien régime. Et, quand cela échoue, pour imposer d’autres dirigeants à eux, chargés de démobiliser les résistances populaires. Le pouvoir égyptien vient par exemple de prendre des mesures anti-grèves très brutales.
Expliquer la guerre contre la Libye par cette idée qu’après la Tunisie et l’Egypte, Washington et Paris auraient « compris » et voudraient se donner bonne conscience ou en tout cas redorer leur blason, ce n’est donc qu’une grosse tromperie. En réalité, la politique occidentale dans le monde arabe forme un ensemble qui s’applique sous trois formes diverses : 1. Maintenir des dictatures répressives. 2. Remplacer Moubarak et Ben Ali par des pions sous contrôle. 3. Renverser les gouvernements de Tripoli, Damas et Téhéran pour recoloniser ces pays « perdus ». Trois méthodes, mais un même objectif : maintenir le monde arabe sous domination pour continuer à l’exploiter.
La démocratie est dangereuse quand on représente seulement les intérêts d’une toute petite minorité sociale. Ce qui fait très peur aux Etats-Unis, c’est que le mécontentement social a éclaté dans pratiquement toutes les dictatures arabes… En Irak (et nos médias n’en ont rien dit), de nombreuses grèves ont touché le pétrole, le textile, l’électricité et d’autres secteurs. A Kut, les troupes US ont même encerclé une usine textile en grève. On a manifesté dans seize des dix-huit provinces, toutes communautés confondues, contre ce gouvernement corrompu qui abandonne son peuple dans la misère. A Bahrein, sous la pression de la rue, le roi a fini par promettre une bourse spéciale de 2.650 $ à chaque famille. A Oman, le sultan Qaboos bin Said a remplacé la moitié de son gouvernement et augmenté le salaire minimum de 40%, ordonnant de créer cinquante mille emplois. Même le roi saoudien Fahd a débloqué 36 milliards de dollars pour aider les familles à bas et moyens revenus !
Evidemment, une question surgit de suite chez tous les gens simples : mais s’ils avaient tout cet argent, pourquoi le gardaient-ils dans leurs coffres ? La question suivante étant : combien d’autres milliards ont-ils volé à leurs peuples avec la complicité des Etats-Unis ? Et la dernière : comment mettre fin à ce vol ?

« Révolutions Facebook », grand complot US ou vraies révolutions ?

Une interprétation erronée s’est répandue sur Internet : les révolutions arabes auraient été déclenchées et manipulées par les Etats-Unis. Ils en auraient tiré les ficelles pour opérer des changements bien contrôlés et pouvoir attaquer la Libye, la Syrie, l’Iran. Tout aurait été « fabriqué ». L’argument pour cette thèse : des organismes plus ou moins officiels avaient invité aux USA et formé des « cyberactivistes » arabes qui ont joué un rôle en pointe dans la circulation des infos et qui ont symbolisé une révolution de type nouveau, la « révolution Facebook ».
L’idée de ce grand complot ne tient pas. En réalité, les Etats-Unis ont tout fait pour maintenir aussi longtemps que possible Moubarak, dictateur bien utile. Cependant, ils le savaient en mauvaise santé et « fini ». Dans ce genre de situations, ils préparent évidemment un « Plan B » et même un « Plan C ». Le Plan B consistait à remplacer Moubarak par un de ses adjoints. Mais ça avait peu de chances de marcher, vu la colère profonde du peuple égyptien.
Donc, ils avaient préparé aussi un, voire plusieurs Plan C, comme ils le font d’ailleurs dans pratiquement tous les pays qu’ils veulent contrôler. Ca consiste en quoi ? Ils achètent à l’avance quelques opposants et intellectuels – que ceux-ci s’en rendent compte ou non – et « investissent » donc dans l’avenir. Le jour venu, ils propulsent ces gens sur le devant de la scène. Combien de temps ça marchera, c’est une autre question dès lors que la population est mobilisée et qu’un régime, même relifté, ne peut résoudre les revendications populaires si son but est de maintenir l’exploitation des gens.
Parler de « révolution Facebook » est un mythe qui arrange bien les USA. Autant nous avons signalé depuis longtemps l’importance cruciale des nouvelles méthodes d’info et de mobilisation sur Internet, autant est absurde l’idée que Facebook remplacerait les luttes sociales et les révolutions. Cette idée convient bien aux grands capitalistes (dont Moubarak était le représentant), mais en réalité ce qu’ils craignent par dessus tout, c’est la contestation des travailleurs, car elle met directement en danger leur source de profits.

Le rôle des travailleurs

Facebook est une méthode de lutte, ce n’est pas l’essence de la révolution. Cette présentation veut escamoter le rôle de la classe ouvrière (au sens large), qui serait remplacée par Internet. En réalité, une révolution est une action par laquelle ceux d’en bas donnent leur congé à ceux d’en haut. Avec un changement radical non seulement du personnel politique, mais surtout dans les rapports d’exploitation sociale.
Aïe ! Selon nos grands penseurs officiels, ça fait longtemps qu’on n’aurait plus le droit d’employer le terme « lutte de classe » qui serait dépassé et même un peu obscène. Pas de chance pour vous, le deuxième homme le plus riche du monde, le grand boursier Warren Buffet, a lâché le morceau il y a quelque temps : « D’accord, il y a une lutte de classe en Amérique. Mais c’est ma classe, la classe des riches, qui fait la guerre et nous la gagnons. ». [4] Ça, Monsieur Buffett, il ne faut jamais en jurer avant la fin de la pièce ! Rira bien…
Mais les réalités tunisiennes et égyptiennes confirment la réalité de la lutte des classes, en accord avec Monsieur Buffett… Quand Ben Ali a-t-il fait sa valise ? Le 14 janvier, quand les travailleurs tunisiens étaient engagés dans une grève générale. Quand Moubarak a-t-il quitté son trône ? Lorsqu’une puissante grève des ouvriers égyptiens a paralysé les usines de textile, la poste et même les médias officiels. Explication par Joel Beinin, professeur à l’université de Stanford et ancien directeur à l’université américaine du Caire : « Ces dix dernières années, une vague énorme de protestations sociales avaient touché plus de deux millions de travailleurs dans plus de trois mille grèves, sit-ins et autres formes de protestation. Tel était l’arrière-plan de tout ce soulèvement révolutionnaire des dernières semaines… Mais dans les derniers jours, on a vu des dizaines de milliers de travailleurs lier leurs revendications économiques avec l’exigence d’abolir le régime Moubarak… ». [5]
La révolution arabe ne fait que commencer. Après les premières victoires populaires, la classe dominante, toujours au pouvoir, tente d’apaiser le peuple avec quelques petites concessions. Obama souhaitait que la rue se calme au plus vite et que tout reste comme avant. Cela peut marcher un temps, mais la révolution arabe est en route. Elle peut prendre des années mais sera difficile à arrêter.

Objectif n° 4 : Empêcher l’unité africaine

Continent le plus riche de la planète, avec une profusion de ressources naturelles, l’Afrique est aussi le plus pauvre. 57% vivent sous le seuil de pauvreté, c’est-à-dire avec moins d’1,25 $ par jour.
La clé de ce mystère ? C’est justement que les multinationales ne paient pas ces matières premières, elles les volent. En Afrique, elles pillent les ressources, imposent des bas salaires, des accords commerciaux défavorables et des privatisations nuisibles, elles exercent toutes sortes de pressions et chantages sur des Etats faibles, elles les étranglent par une Dette injuste, elles installent des dictateurs complaisants, elles provoquent des guerres civiles dans les régions convoitées.
L’Afrique est stratégique pour les multinationales, car leur prospérité est basée sur le pillage de ces ressources. Si un prix correct était payé pour l’or, le cuivre, le platine, le coltan, le phosphate, les diamants et les produits agricoles, les multinationales seraient beaucoup moins riches mais les populations locales pourraient échapper à la pauvreté.
Pour les multinationales des Etats-Unis et d’Europe, il est donc vital d’empêcher l’Afrique de s’unir et de s’émanciper. Elle doit rester dépendante. Un exemple, bien exposé par un auteur africain, Jean-Paul Pougala… « L’histoire démarre en 1992 lorsque quarante-cinq pays africains créent la société RASCOM pour disposer d’un satellite africain et faire chuter les coûts de communication sur le continent. Téléphoner de et vers l’Afrique est alors le tarif le plus cher au monde, parce qu’il y avait un impôt de 500 millions de dollars que l’Europe encaissait par an sur les conversations téléphoniques même à l’intérieur du même pays africain, pour le transit des voix sur les satellites européens comme Intelsat.
Un satellite africain coûtait juste 400 millions de dollars payable une seule fois et ne plus payer les 500 millions de location par an. Quel banquier ne financerait pas un tel projet ? Mais l’équation la plus difficile à résoudre était : comment l’esclave peut-il s’affranchir de l’exploitation servile de son maître en sollicitant l’aide de ce dernier pour y parvenir ? Ainsi, la Banque Mondiale , le FMI, les USA, l’Union Européenne ont fait miroiter inutilement ces pays pendant quatorze ans. C’est en 2006 que Kadhafi met fin au supplice de l’inutile mendicité aux prétendus bienfaiteurs occidentaux pratiquant des prêts à un taux usuraire ; le guide libyen a ainsi mis sur la table 300 millions de dollars, La Banque Africaine de Développement a mis 50 millions, la Banque Ouest Africaine de Développement, 27 millions et c’est ainsi que l’Afrique a depuis le 26 décembre 2007 le tout premier satellite de communication de son histoire. Dans la foulée, la Chine et la Russie s’y sont mises, cette fois en cédant leur technologie et ont permis le lancement de nouveaux satellites, sud-africain, nigérian, angolais, algérien et même un deuxième satellite africain est lancé en juillet 2010. Et on attend pour 2020, le tout premier satellite technologiquement 100% africain et construit sur le sol africain, notamment en Algérie. Ce satellite est prévu pour concurrencer les meilleurs du monde, mais à un coût dix fois inférieur, un vrai défi.
Voilà comment un simple geste symbolique de 300 petits millions peut changer la vie de tout un continent. La Libye de Kadhafi a fait perdre à l’Occident, pas seulement 500 millions de dollars par an mais les milliards de dollars de dettes et d’intérêts que cette même dette permettait de générer à l’infini et de façon exponentielle, contribuant ainsi à entretenir le système occulte pour dépouiller l’Afrique. (…) C’est la Libye de Kadhafi qui offre à toute l’Afrique sa première vraie révolution des temps modernes : assurer la couverture universelle du continent pour la téléphonie, la télévision, la radiodiffusion et de multiples autres applications telles que la télémédecine et l’enseignement à distance ; pour la première fois, une connexion à bas coût devient disponible sur tout le continent, jusque dans les zones rurales grâce au système par pont radio WMAX. » [6]
Tiens, voilà quelque chose qu’on ne nous avait pas raconté sur le méchant Kadhafi ! Qu’il aidait les Africains à s’émanciper de l’étouffante tutelle des Occidentaux. Y aurait-il encore d’autres non dits de ce genre ?

Kadhafi a défié le FMI et Obama joue les pick-pockets

Oui. En soutenant le développement du « Fonds monétaire africain » (FMA), Kadhafi a commis le crime de défier le Fonds Monétaire International (FMI). On sait que le FMI, contrôlé par les Etats-Unis et l’Europe, et présidé par Dominique Strauss-Kahn, exerce un véritable chantage sur les pays en développement. Il leur prête seulement à condition que ces pays acceptent de se défaire de leurs entreprises au profit des multinationales, de passer des commandes inintéressantes ou de réduire leurs budgets santé et éducation. Bref, ce banquier FMI est très nuisible.
Eh bien, de même que les Latinos ont lancé leur propre Banco Sur, pour contrer les chantages arrogants du FMI et décider eux-mêmes quels projets vraiment utiles ils veulent financer, voici que le FMA pourrait commencer à offrir une voie plus indépendante aux Africains. Et qui finance le FMA ? L’Algérie a fourni 16 milliards, et la Libye 10 milliards. Soit ensemble 62% de son capital.
Mais, dans la plus grande discrétion médiatique, Obama vient tout simplement de voler trente milliards au peuple libyen. Comment ça s’est passé ? Le 1er mars (bien avant la résolution de l’ONU), il a donné l’ordre au Trésor US de bloquer les dépôts de la Libye aux USA. Puis, le 17 mars, il s’est arrangé pour insérer dans la résolution 1973 de l’ONU une petite phrase autorisant à geler les avoirs de la banque centrale de Libye mais aussi de la compagnie nationale libyenne du pétrole. On sait que Kadhafi a amassé un trésor pétrolier qui lui a permis d’investir dans de grandes sociétés européennes, dans de grands projets de développement africain (et peut-être aussi dans certaines campagnes électorales européennes, mais ceci ne semble pas constituer une forme efficace d’assurance-vie !)…
Bref, la Libye est un pays assez riche (200 milliards de dollars de réserves) qui a attiré les convoitises d’une puissance hyper-endettée : les Etats-Unis. Alors, pour détourner les dizaines de milliards de dollars de la banque nationale libyenne, bref pour faire les poches du peuple libyen, Obama a simplement baptisé tout ça « source potentielle de financement du régime Kadhafi » et le tour était joué. Un vrai pick-pocket.
Malgré tous ses efforts pour amadouer l’Occident en multipliant les concessions au néolibéralisme, Kadhafi inquiétait toujours les dirigeants des Etats-Unis. Un câble de l’ambassade US à Tripoli, datant de novembre 2007, déplore cette résistance : « Ceux qui dominent la direction politique et économique de la Libye poursuivent des politiques de plus en plus nationalistes dans le secteur de l’énergie. » Refuser la privatisation tous azimuts, ça mérite donc des bombardements ? La guerre est bel et bien la continuation de l’économie par d’autres moyens.

Objectif n° 5 : Installer l’Otan comme gendarme de l’Afrique

Au départ, l’Otan était censée protéger l’Europe contre la « menace militaire soviétique ». Donc, une fois l’URSS disparue, l’Otan aurait dû disparaître aussi. Mais ce fut tout le contraire…
Après avoir bombardé en Bosnie en 1995, Javier Solana, secrétaire-général de l’Otan, déclarait : « L’expérience acquise en Bosnie pourra servir de modèle pour nos opérations futures de l’Otan ». A l’époque, j’avais donc écrit : « L’Otan réclame en fait une zone d’action illimitée. La Yougoslavie a été un laboratoire pour préparer de prochaines guerres. Où auront-elles lieu ? ». [7] Et je proposais cette réponse : « Axe n° 1 : Europe de l’Est. Axe n° 2 : Méditerranée et Moyen-Orient. Axe n° 3 : le tiers monde en général. » Nous y sommes, c’est ce programme qui se réalise aujourd’hui.
Dès 1999, l’Otan bombardait la Yougoslavie. Une guerre pour soumettre ce pays au néolibéralisme, ainsi que nous l’avons vu. Etudiant les analyses des stratèges US, je soulignai alors cette phrase de l’un d’eux, Stephen Blank : « Les missions de l’Otan seront de plus en plus ‘out of area’ (hors de sa zone de défense). Sa fonction principale deviendrait donc d’être le véhicule de l’intégration de régions toujours plus nombreuses dans la communauté occidentale économique, de sécurité, politique et culturelle. » [8]
Soumettre des régions toujours plus nombreuses à l’Occident ! J’écrivis alors : « L’Otan est l’armée au service de la globalisation, l’armée des multinationales. Pas à pas, l’Otan se transforme bel et bien en gendarme du monde. » [9]. Et j’indiquais les prochaines cibles probables de l’Otan : Afghanistan, Caucase, retour en Irak… Pour commencer.
Aujourd’hui que tout cela s’est effectivement réalisé, certains me demandent : « Vous aviez une boule de cristal ? ». Pas besoin de boule de cristal, il suffit d’étudier les documents du Pentagone et des grands bureaux de stratégie US, qui ne sont même pas secrets, et de saisir leur logique.
Et cette logique de l’Empire est en fait très simple : 1. Le monde est une source de profits. 2. Pour gagner la guerre économique, il faut être la superpuissance dominante. 3. Pour ça, il faut contrôler les matières premières, les régions et les routes stratégiques. 4. Toute résistance à ce contrôle doit être brisée : par la corruption, le chantage ou la guerre, peu importent les moyens. 5. Pour rester la superpuissance dominante, il faut absolument empêcher les rivaux de s’allier contre le maître.

Expansion de l’Otan : sur trois continents déjà !

Pour défendre ces intérêts économiques et devenir le gendarme du monde, les dirigeants de l’Otan sèment la panique : « Notre monde sophistiqué, industrialisé et complexe a été assailli par bon nombre de menaces mortelles : changement climatique, sécheresse, famine, cybersécurité, question énergétique » [10], Ainsi, des problèmes non militaires, mais sociaux et environnementaux sont utilisés comme prétextes pour augmenter les armements et les interventions militaires.
Le but de l’Otan est en fait de se substituer à l’ONU. Cette militarisation du monde rend notre avenir de plus en plus dangereux. Et cela a bien sûr un coût terrible : les Etats-Unis prévoient pour 2011 un budget militaire record de 708 milliards. Soit 2.320 dollars par habitant ! Deux fois plus qu’aux débuts de Bush. De plus, le ministre US de la Guerre, Robert Gates, ne cesse de pousser les Européens à dépenser plus : « La démilitarisation de l’Europe constitue un obstacle à la sécurité et à une paix durable au 21ème siècle. » [11]Les pays européens ont dû s’engager envers Washington à ne pas diminuer leurs dépenses militaires. Tout profit pour les firmes d’armement.
L’expansion mondiale de l’Otan n’a rien à voir avec Kadhafi, Saddam Hussein ou Milosevic. Il s’agit d’un plan global pour maintenir la domination sur la planète et ses richesses, pour maintenir les privilèges des multinationales, pour empêcher les peuples de choisir leur propre voie. L’Otan a protégé Ben Ali, Moubarak et les tyrans d’Arabie saoudite, l’Otan protégera ceux qui vont leur succéder, l’Otan brisera seulement ceux qui résistent à l’Empire.
Pour devenir gendarme du monde, l’Otan avance en effet pas à pas. Une guerre en Europe contre la Yougoslavie, une guerre en Asie contre l’Afghanistan et à présent, une guerre en Afrique contre la Libye. Déjà trois continents ! Elle avait bien été tentée d’intervenir aussi en Amérique latine en organisant des manœuvres contre le Venezuela il y a deux ans. Mais là, c’était trop risqué, car l’Amérique latine est de plus en plus unie et refuse les « gendarmes » des USA.
Pourquoi Washington veut-elle absolument installer l’Otan comme gendarme de l’Afrique ? A cause des nouveaux rapports de forces mondiaux, analysés plus haut : Etats-Unis en déclin, contestés : par l’Allemagne, la Russie, l’Amérique latine et la Chine, et même par des pays petits et moyens du tiers monde.

Pourquoi ne parle-t-on pas d’Africom ?

Ce qui inquiète le plus Washington, c’est la puissance croissante de la Chine. Proposant des relations plus égalitaires aux pays asiatiques, africains et latino-américains, achetant les matières premières à meilleur prix et sans chantage colonial, proposant des crédits plus intéressants, réalisant des travaux d’infrastructure utiles au développement, la Chine leur offre une alternative à la dépendance envers Washington, Londres ou Paris. Alors, que faire pour contrer la Chine ?
Le problème, c’est qu’une puissance en déclin économique a moins de moyens de pression financière même sur les pays africains, les Etats-Unis ont donc décidé d’utiliser leur meilleure carte : la carte militaire. Il faut savoir que leurs dépenses militaires dépassent celles de tous les autres pays du globe réunis. Depuis plusieurs années, ils avancent peu à peu leurs pions sur le continent africain. Le 1er octobre 2008, ils ont installé « Africom » (Africa Command). Tout le continent africain (à l’exception de l’Egypte) a été placé sous un seul commandement US unifié regroupant l’US Army, l’US Navy, l’US Air Force, les Marines et les « opérations spéciales » (débarquements, coups d’Etat, actions clandestines…). L’idée étant de répéter ensuite le mécanisme avec l’Otan pour appuyer les forces US.
Washington, voyant des terroristes partout, en a trouvé en Afrique aussi. Comme par hasard aux alentours du pétrole nigérian et d’autres ressources naturelles convoitées. Donc, si vous voulez savoir où se dérouleront les prochains épisodes de la fameuse « guerre contre le terrorisme », cherchez sur la carte le pétrole, l’uranium et le coltan, et vous aurez trouvé. Et comme l’Islam est répandu dans de nombreux pays africains, dont le Nigéria, vous avez déjà le prochain scénario…
Objectif réel d’Africom : « stabiliser » la dépendance de l’Afrique, l’empêcher de s’émanciper, l’empêcher de devenir un acteur dépendant qui pourrait s’allier à la Chine et à l’Amérique latine. Africom constitue une arme essentielle dans les plans de domination mondiale des Etats-Unis. Ceux-ci veulent pouvoir s’appuyer sur une Afrique et des matières premières sous contrôle exclusif dans la grande bataille qui s’est déclenchée pour le contrôle de l’Asie et pour le contrôle de ses routes maritimes. En effet, l’Asie est le continent où se joue d’ores et déjà la bataille économique décisive du 21ème siècle. Mais c’est un gros morceau avec une Chine très forte et un front d’économies émergentes qui ont intérêt à former un bloc. Washington veut dès lors contrôler entièrement l’Afrique et fermer la porte aux Chinois.
La guerre contre la Libye est donc une première étape pour imposer Africom à tout le continent africain. Elle ouvre une ère non de pacification du monde, mais de nouvelles guerres. En Afrique, au Moyen-Orient, mais aussi tout autour de l’Océan indien, entre l’Afrique et la Chine.
Pourquoi l’Océan indien ? Parce que si vous regardez une carte, vous voyez que c’est la porte de la Chine et de l’Asie toute entière. Donc, pour contrôler cet océan, Washington cherche à maîtriser plusieurs zones stratégiques : 1. Le Moyen-Orient et le Golfe persique, d’où sa nervosité à propos de pays comme l’Arabie saoudite, le Yemen, Bahrein et l’Iran. 2. La Corne de l’Afrique, d’où son agressivité envers la Somalie et l’Erythrée. Nous reviendrons sur ces géostratégies dans le livre Comprendre le monde musulman – Entretiens avec Mohamed Hassan que nous préparons pour bientôt.

Le grand crime de Kadhafi

Revenons à la Libye. Dans le cadre de la bataille pour contrôler le continent noir, l’Afrique du Nord est un objectif majeur. En développant une dizaine de bases militaires en Tunisie, au Maroc et en Algérie ainsi que dans d’autres nations africaines, Washington s’ouvrirait la voie pour établir un réseau complet de bases militaires couvrant l’ensemble du continent.
Mais le projet Africom a rencontré une sérieuse résistance des pays africains. De façon hautement symbolique, aucun n’a accepté d’accueillir sur son territoire le siège central d’Africom. Et Washington a dû maintenir ce siège à… Stuttgart en Allemagne, ce qui était fort humiliant. Dans cette perspective, la guerre pour renverser Kadhafi est au fond un avertissement très clair aux chefs d’Etat africains qui seraient tentés de suivre une voie trop indépendante.
Le voilà, le grand crime de Kadhafi : la Libye n’avait accepté aucun lien avec Africom ou avec l’Otan. Dans le passé, les Etats-Unis possédaient une importante base militaire en Libye. Mais Kadhafi la ferma en 1969. C’est évident, la guerre actuelle a notamment pour but de réoccuper la Libye. Ce serait un avant-poste stratégique permettant d’intervenir militairement en Egypte si celle-ci échappait au contrôle des Etats-Unis.

Quelles sont les prochaines cibles en Afrique ?

La question suivante sera donc : après la Libye, à qui le tour ? Quels autres pays africains pourraient être attaqués par les Etats-Unis ? C’est simple. Sachant que la Yougoslavie avait aussi été attaquée parce qu’elle refusait de rentrer dans l’Otan, il suffit de regarder la liste des pays n’ayant pas accepté de s’intégrer dans Africom, sous le commandement militaire des Etats-Unis. Il y en a cinq : Libye, Soudan, Côte d’Ivoire, Zimbabwe, Erythrée. Voilà les prochaines cibles.
Le Soudan a été scindé et placé sous la pression de sanctions internationales. Le Zimbabwe est sous sanctions également. La Côte d’Ivoire s’est vu imposer une guerre civile fomentée par l’Occident. L’Erythrée s’est vu imposer une guerre terrible par l’Ethiopie, agent des USA dans la région, elle est sous sanctions également.
Tous ces pays ont été ou vont être l’objet de campagnes de propagande et de désinformation. Qu’ils soient dirigés ou non par des dirigeants vertueux et démocratiques n’a rien à voir. L’Erythrée tente une expérience de développement économique et sociale autonome en refusant les « aides » que voudraient lui imposer la Banque mondiale et le FMI contrôlés par Washington. Ce petit pays remporte de premiers succès dans son développement, mais il est sous menace internationale. D’autres pays, s’ils « tournent mal », sont également dans le collimateur des Etats-Unis. L’Algérie particulièrement. En fait, il ne fait pas bon suivre sa propre voie…
Et pour ceux qui croiraient encore que tout ceci relève d’une « théorie du complot », que les USA ne programment pas tant de guerres mais improvisent en réagissant à l’actualité, rappelons ce qu’avait déclaré en 2007 l’ex-général Wesley Clark (commandant suprême des forces de l’Otan en Europe entre 1997 et 2001, qui dirigea les bombardements sur la Yougoslavie) : « En 2001, au Pentagone, un général m’ a dit : ‘Je viens de recevoir un mémo confidentiel (‘classified’) du secrétaire à la Défense : nous allons prendre sept pays en cinq ans, en commençant par l’Irak, ensuite la Syrie, le Liban, la Libye, la Somalie, le Soudan et pour finir l’Iran’. » [12] Des rêves à la réalité, il y a une marge, mais les plans sont là. Juste retardés.

 


[1] Marianna Lepore, The war in Libya and Italian interests, inaltreparole.net, 22 février.
[2] Ron Fraser, Libya accelerates German-Arabian peninsula alliance, Trumpet.com, 21 mars
[3] Michel Collon, Israël, parlons-en !, Bruxelles 2010, p. 172.
[4] New York Times Magazine, novembre 2006.
[5] Interview radio Democracy now, 10 février.
[6] J-P Pougalas, Les mensonges de la guerre contre la Libye, palestine-solidarite.org, 31 mars
[7] Michel Collon, Poker menteur, Bruxelles, 1998, p 160-168.
[8] Nato after enlargement, US Army War College, 1998, p. 97.
[9] Michel Collon, Monopoly – L’Otan à la conquête du monde, Bruxelles 2000, pp. 90 et 102).
[10] Assemblée commune Otan – Lloyd’s à Londres, 1er octobre 2009.
[11] Nato Strategic Concept seminar, Washington, 23 février 2010.
[12] Interview radio Democracy Now, 2 mars 2007

Comprendre la guerre en Libye (3/3)
Michel Collon

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8 avril 2011

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A chaque guerre, c’est ainsi. Au début, il est presqu’impossible de s’y opposer. Le matraquage médiatique est tel qu’on est immédiatement catalogué comme complice d’un monstre. Après un certain temps, quand viendront les « bavures », les morts civils, les échecs militaires et les révélations sur « nos amis », le débat finira bien par s’ouvrir. Mais au début, c’est très dur.

Voir partie 1 et partie 2

3ème partie : Pistes pour agir

Pour débloquer ce débat, la bataille de l’info est la clé, comme nous le disions encore il y a une semaine. [1] Et cette bataille ne peut être menée que par chacun de nous, là où il est, en fonction des personnes rencontrées, en écoutant bien ce qui les influence, en vérifiant les infos avec eux, patiemment… Pour mener efficacement ce débat, il est très important d’étudier l’expérience de la désinformation dans les guerres précédentes.

Les 5 principes de la propagande de guerre appliqués à la Libye

Cette expérience, nous l’avons résumée dans les « cinq principes de la propagande de guerre », exposés dans notre livre Israël, parlons-en ! A chaque guerre, les médias veulent nous persuader que nos gouvernements font bien et pour ça, ils appliquent ces cinq principes : 1. Occulter les intérêts économiques. 2. Inverser la victime et l’agresseur. 3. Cacher l’Histoire. 4. Diaboliser. 5. Monopoliser l’info.
Ces cinq principes ont été appliqués à nouveau contre la Libye, on s’en est rendu compte dans les pages précédentes. Pour finir, attirons l’attention sur le quatrième : la diabolisation de l’adversaire. Les va-t-en-guerre doivent toujours persuader l’opinion qu’ils n’agissent pas pour obtenir des avantages économiques ou stratégiques, mais bien pour éliminer une grave menace. Dans chaque guerre, depuis des décennies, le dirigeant adverse a toujours été présenté comme cruel, immoral et dangereux, avec les pires récits d’atrocités. Par après, beaucoup de ces récits – et parfois tous – se sont dégonflés, mais peu importe, ils avaient rempli leur rôle : manipuler l’émotion du public pour l’empêcher d’analyser les intérêts réellement en jeu. Impossible de revenir en arrière.
Nous n’avons pas eu les moyens d’aller en Libye. Par contre, nous avons été en Yougoslavie, sous les bombes de l’Otan et nous avons constaté, et prouvé, que l’Otan avait menti systématiquement. [2] Nous l’avons constaté aussi en Irak. Quant à la Libye, cela y ressemble beaucoup, mais nous n’avons pas eu jusqu’ici les moyens de procéder à des test-médias sur les infos présentées. Notre équipe Investig’Action manque encore des moyens nécessaires. Mais plusieurs observateurs ont déjà repéré de forts indices de désinformation. Par exemple, les « six mille morts qui auraient été victimes des bombardements de Kadhafi sur des civils ». Où sont les images ? Il n’y avait aucune caméra, aucun téléphone portable là-bas comme il y en avait à Gaza, à la place Tahrir, à Tunis ou au Bahrein ? Aucune preuve, aucun témoignage fiable, des démentis par les satellites russes ou des observateurs de l’UE, et pourtant l’info a tourné en boucle inlassablement et plus personne n’ose la contredire sous peine d’être taxé de « complicité ».
Une guerre civile, ce n’est jamais de la dentelle, mais ceci est vrai des deux côtés. Une info partiale essaiera toujours de nous faire croire que les atrocités sont commises d’un seul côté et donc qu’il faut soutenir l’autre. Mais il convient d’être très prudent sur de tels récits.

Qui nous informe ?

Ce qu’il faut pouvoir montrer autour de nous, c’est que la diabolisation ne tombe pas du ciel. Elle est diffusée par des médias qui prennent parti, souvent sans le dire. Et c’est quand même toujours la première question à se poser dans une guerre : m’a-t-on fait entendre l’autre partie ?
Pourquoi en Europe et aux Etats-Unis, les médias sont-ils à fond contre Kadhafi ? Et pourquoi, en Amérique latine, en Afrique, en Asie, en Russie, dénonce-t-on au contraire une nouvelle croisade impérialiste ? Ils se trompent tous ? Les Occidentaux savent toujours tout mieux ? Ou bien chacun est-il influencé par ses médias ? Alors, devons-nous suivre aveuglément nos médias ou les tester ?
Nous avons été abondamment abreuvés sur les côtés négatifs de Kadhafi. Mais qui nous a signalé ses aspects positifs ? Qui nous a parlé de son aide aux projets de développement africain ? Qui nous a dit que la Libye connaissait, selon les institutions internationales , le plus haut « indice de développement humain » de toute l’Afrique, loin devant les chouchous de l’Ouest comme l’Egypte ou la Tunisie ? Espérance de vie : 74 ans, analphabétisme réduit à 5%, budget de l’éducation à 2,7% du PIB et celui de la Défense à 1,1%.

Distinguer deux questions différentes

Il y a beaucoup d’intimidation intellectuelle dans le débat sur la Libye. Si vous dénoncez la guerre contre la Libye, on vous accuse de soutenir tout ce qu’a fait Kadhafi. Pas du tout. Il faut distinguer deux problèmes bien différents.
D’une part, les Libyens ont parfaitement le droit de choisir leurs dirigeants, et d’en changer par les moyens qu’ils jugent nécessaires. Les Libyens ! Pas Obama, ni Sarkozy. Tout en faisant le tri dans les accusations contre Kadhafi, entre ce qui est vraiment établi et ce qui relève de la propagande intéressée, un progressiste peut très bien souhaiter que les Libyens aient un meilleur dirigeant.
D’autre part, quand la Libye est attaquée parce que des pirates veulent faire main basse sur son pétrole, ses réserves financières et sa position stratégique, alors il faut dire que le peuple libyen souffrira encore plus sous le pouvoir de ces pirates et de leurs marionnettes. La Libye perdra son pétrole, ses entreprises, les réserves de sa banque nationale, ses services sociaux et sa dignité. Le néolibéralisme appliquera ses sales recettes qui ont déjà plongé tant de peuples dans la misère.
Mais un bon dirigeant, ça n’arrive jamais dans les valises des envahisseurs et à coups de bombes. Ce que les Etats-Unis ont amené en Irak, c’est un Al-Maliki et un petit groupe de corrompus qui vendent leur pays aux multinationales. En Irak, on n’a toujours pas la démocratie, mais en outre, on a perdu le pétrole, l’électricité, l’eau, les écoles et tout ce qui permet une vie un peu digne. Ce que les Etats-Unis ont amené en Afghanistan, c’est un Karzaï qui ne règne sur rien sauf un quartier de Kaboul, pendant que les bombes US frappent des villageois, des fêtes de mariage, des écoles et que le commerce de la drogue ne s’est jamais aussi bien porté.
Les dirigeants qui seraient imposés à la Libye par les bombes occidentales seraient pires que Kadhafi. Donc, il faut soutenir le gouvernement légal libyen lorsqu’il résiste à ce qui est vraiment une agression néocoloniale. Parce que toutes les solutions préparées par Washington et ses alliés sont mauvaises : que ce soit le renversement ou l’assassinat de Kadhafi, que ce soit la scission du pays en deux ou que ce soit la « somalisation », c’est-à-dire une guerre civile de basse intensité et de longue durée. Toutes ces solutions apporteront des souffrances aux populations.
La seule solution dans l’intérêt des Libyens est la négociation, avec des médiateurs internationaux désintéressés qui ne soient pas partie au conflit, comme Lula. Un bon accord implique le respect de la souveraineté libyenne, le maintien de l’unité du pays, la préparation de réformes pour démocratiser et mettre fin aux discriminations régionales.

Faire respecter le droit qui est le contraire du « droit d’ingérence »

Ce débat politique délicat, il faut toujours essayer de le ramener aux principes de base de la vie internationale : souveraineté des Etats, coexistence pacifique entre systèmes différents, non-ingérence dans les affaires intérieures. Les puissances occidentales aiment se présenter comme celles qui cherchent à faire respecter le droit. Mais c’est complètement faux.
On nous dit que les Etats-Unis sont aujourd’hui beaucoup plus respectueux du droit international qu’au temps du cow-boy Bush, et qu’il y a eu cette fois une résolution de l’ONU. Ce n’est pas l’endroit pour discuter si l’ONU représente vraiment la volonté démocratique des peuples ou si les votes de nombreux Etats sont l’objet d’achats et de pressions. Mais on fera simplement remarquer que cette résolution 1973 viole le droit international et, tout d’abord, la Charte fondamentale… de l’ONU elle-même.
En effet, son article 2 § 7 stipule : « Aucune disposition de la présente Charte n’autorise les Nations Unies à intervenir dans desaffaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un Etat. ». Réprimer une insurrection armée est de la compétence d’un Etat même si on peut en regretter les conséquences. De toute façon, si bombarder des rebelles armés est considéré comme un crime intolérable, alors il faut d’urgence juger Bush et Obama pour ce qu’ils ont fait en Irak et en Afghanistan.
De même, l’article 39 limite les cas où la contrainte militaire est autorisée : « L’existence d’une menace contre la paix, d’une rupture de la paix ou d’un acte d’agression » (contre un autre pays). La Libye ne correspond à aucun de ces trois cas, et cette guerre est donc, elle aussi, illégale. A remarquer, juste pour rire, que même le Traité de l’Otan précise dès son article 1 :« Les parties s’engagent, ainsi qu’il est stipulé dans la Charte des Nations Unies, à régler par des moyens pacifiques tous différends internationaux dans lesquels elles pourraient être impliquées. 
On nous présente ce « droit d’ingérence humanitaire » comme une nouveauté et un grand progrès. En réalité, le droit d’ingérence a été pratiqué pendant des siècles par les puissances coloniales contre les pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. Par les forts contre les faibles. Et c’est justement pour mettre fin à cette politique de la canonnière qu’ont été adoptées en 1945 de nouvelles règles du droit international. La Charte des Nations-unies a précisément interdit aux pays forts d’envahir les pays faibles et ce principe de la souveraineté des Etats constitue un progrès dans l’Histoire. Annuler cette conquête de 1945 et revenir au droit d’ingérence, c’est revenir aux temps des colonies.
Alors, pour nous faire quand même approuver une guerre très intéressée, on joue la corde sensible : le droit d’ingérence serait nécessaire pour sauver des populations en danger. De tels prétextes étaient aussi utilisés dans le temps par la France, la Grande-Bretagne ou la Belgique coloniales. Et toutes les guerres impériales des Etats-Unis se sont faites avec ce genre de justifications.
Avec les Etats-Unis et leurs alliés en gendarmes du monde, le droit d’ingérence appartiendra évidemment toujours aux forts contre les faibles, et jamais l’inverse. L’Iran a-t-il le droit d’ingérence pour sauver les Palestiniens ? Le Venezuela a-t-il le droit d’ingérence pour mettre fin au coup d’Etat sanglant du Honduras ? La Russie a-t-elle le droit d’ingérence pour protéger les Bahreinis ?
En réalité, la guerre contre la Libye est un précédent qui ouvre la voie à l’intervention armée des Etats-Unis ou de leurs alliés dans n’importe quel pays arabe, africain ou latino-américain. Aujourd’hui, on va tuer des milliers de civils libyens « pour les protéger », et demain on ira tuer des civils syriens ou iraniens ou vénézuéliens ou érythréens « pour les protéger » pendant que les Palestiniens et toutes les autres victimes des « forts » continueront à subir dictatures et massacres….
Montrer que l’intervention occidentale viole le droit et nous ramène aux temps des colonies me semble un thème à placer au centre du débat.

Que faire ?

Les Etats-Unis ont baptisé « Aube de l’Odyssée » la guerre contre la Libye. Or, leurs noms de code contiennent toujours un message adressé à notre inconscient. L’Odyssée, grand classique de la littérature grecque antique, relate le voyage de vingt ans entrepris par Ulysse à travers l’univers. A demi-mots, on nous dit ici que la Libye est le premier acte du long voyage des Etats-Unis pour (re)conquérir l’Afrique.
Ils tentent ainsi d’enrayer leur déclin. Mais, au final, ce sera en vain, les Etats-Unis perdront inévitablement leur trône. Parce que ce déclin n’est pas dû au hasard ou à des circonstances particulières, il est dû à leur mode même de fonctionnement. Le célèbre théoricien libéral du capitalisme Adam Smith avait prévenu il y a longtemps : « L’économie de tout pays qui pratique l’esclavage des Noirs est en train d’amorcer une descente vers l’enfer qui sera rude le jour où les autres Nations vont se réveiller ».
Mais en fait les Etats-Unis ont remplacé un esclavage par un autre. Au vingtième siècle, ils ont bâti leur prospérité sur la domination et le pillage de pays entiers, ils ont vécu comme des parasites et ils ont par là- même affaibli leurs capacités économiques internes. L’humanité a intérêt à ce que ce système prenne fin définitivement. Même la population des Etats-Unis y a intérêt. Pour qu’on cesse de fermer ses usines, de détruire ses emplois et de confisquer ses maisons afin de payer les bonus des banquiers et les dépenses de guerre. La population européenne aussi a intérêt à une économie non plus au service des multinationales et de leurs guerres, mais au service des gens.
Nous sommes donc à un tournant, quelle « aube » allons-nous choisir ? Celle annoncée par les Etats-Unis, et qui nous mènera vers vingt ou trente années de guerres incessantes sur tous les continents ? Ou bien une aube véritable : un autre système de relations internationales, où personne n’imposera ses intérêts par la force et où chaque peuple choisira librement sa voie ?
Comme à chaque guerre des vingt dernières années, une grande confusion règne dans la gauche européenne. Les discours pseudo-humanitaires relayés par les médias aveuglent parce qu’on oublie d’écouter l’autre version, d’étudier les guerres précédentes, de tester l’info.
Notre site Investig’Action – michelcollon.info s’efforce d’aider chacun à s’informer, à informer et à débattre. Mais nos moyens sont trop limités comparés aux grands médias. Nous lançons donc un double appel à tous ceux qui le peuvent. 1° Rejoignez notre réseau de chercheurs bénévoles pour développer l’analyse des stratégies des Etats-Unis et des autres grandes puissances, l’analyse des relations économiques et politiques ainsi que des guerres en préparation . 2° Rejoignez notre collectif d’analyse critique « Test-médias ».
Un monde sans guerre, ça dépend de chacun de nous.
Michel Collon, 8 avril 2011

 


[1] S’informer est la clé – Michel Collon lance un appel, www.michelcollon.info/S-informer-c-…
[2] Kosovo, Otan et médias, débat entre Michel Collon, Jamie Shea (porte parole de l’Otan) et Olivier Corten (professeur de droit international), 23 juin 2000, DVD Investig’Action.
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Dans les médias

Les avions invisibles de Camp Darby et les bombes transportées par trains

Les avions invisibles de Camp Darby et les bombes transportées par trains.

Dans les médias

Les demi-vérités de Lucien Bouchard et de Junex

Réplique à un article d’un représentant de Junex accusant Amir Khadir de mensonge. La Presse n’a pas daigné la publier.

Dans un article intitulé « Les mensonges d’Amir Khadir », publié dans La Presse du 3 juin dernier, Dave Pépin, vice-président aux affaires corporatives de Junex, se porte à la défense de Lucien Bouchard que les questions d’Amir Khadir en commission parlementaire ont grandement contrarié.

Le porte-parole du Junex résume ainsi son accusation : « Le député de Mercier, Amir Khadir, a accusé Lucien Bouchard d’avoir, avec la complicité d’André Caillé, démantelé la Société québécoise d’initiatives pétrolières (SOQUIP) pour brader les ressources gazières et pétrolières du Québec au bénéfice de multinationales étrangères. Les deux volets de cette affirmation sont faux. »

Rappelons que M. Bouchard s’est présenté en commission parlementaire, le 30 mai dernier, en tant que président de l’Association Pétrolière et gazière du Québec (APGQ). Il est venu supplier le gouvernement du Québec de verser des compensations financières aux riches compagnies qu’il défend, lesquelles craignent d’encourir des pertes de profit en raison du moratoire recommandé par le BAPE et imposé par le gouvernement.

L’auteur de l’article susmentionné accuse le député de Québec solidaire de « dénaturer les faits sans égard à la vérité historique ». Pour démêler le vrai du faux, voyons concrètement quels sont les faits historiques et qui les dénature, et cela dans les deux volets signalés par M. Pépin.

Lucien Bouchard a-t-il contribué au démantèlement de SOQUIP ?

Les faits historiques indiquent clairement que oui. Pour y voir clair, reprenons le fil de l’histoire de la courte vie de SOQUIP, depuis sa naissance en 1969 jusqu’à sa mise à mort quelque 30 ans plus tard. SOQUIP a été créée par le gouvernement de Jean-Jacques Bertrand, dans la foulée de la révolution du « Maîtres chez nous », ce formidable mouvement de réappropriation de nos ressources naturelles lancé par René Lévesque. Sa mission était de faire en sorte que l’exploitation des hydrocarbures potentiellement cachés dans le sous-sol québécois puisse servir les intérêts de la nation toute entière, plutôt que ceux de quelques compagnies privées.

Sitôt fondée, la nouvelle société d’État rapatrie les permis d’exploration déjà concédés à des multinationales, comme Esso et Shell. Dans la première décennie de son histoire, SOQUIP réalise d’importantes études géophysiques et sismiques, accumule de précieuses données et forme du personnel en exploration et exploitation pétrolières et gazières. En 1980, le gouvernement du Parti québécois élargit sa mission initiale pour lui permettre d’investir, non seulement dans l’exploration et la prospection, mais aussi dans la production, la distribution et la commercialisation d’hydrocarbures. En 1981, SOQUIQ secondée par la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ) acquiert une partie importante des actions des deux principales distributrices de gaz naturel au Québec : Gaz métropolitain – alors filiale de l’ontarienne Northern and Central Gaz Company – et Gaz Inter-Cité. SOQUIP regroupe ces deux compagnies pour faire de Gaz métropolitain une entreprise gazière nationale.

En 1986, SOQUIP crée, toujours avec la CDPQ, la société Noverco afin de réaliser l’acquisition complète de Gaz Métropolitain. André Caillé est nommé président de Noverco. SOQUIP devient ainsi, dans les années 1990, la société d’État qui contrôle la distribution et la commercialisation du gaz naturel au Québec. L’exploitation des hydrocarbures s’avérant peu prometteuse au Québec, SOQUIP poursuit ses travaux d’exploration ailleurs au Canada. Elle crée à cette fin Soligaz, un consortium composé de Gaz métropolitain, d’Alberta Natural Gaz et du groupe SNC. SOQUIP détient 50% des actions du consortium.

Mais voici qu’en 1996, on assiste à un brusque changement de cap. Cette année-là, André Caillé passe de pdg de Noverco à pdg d’Hydro-Québec, alors que Lucien Bouchard vient d’accéder au poste de premier ministre. Selon une nouvelle stratégie concoctée entre André Caillé et les hautes instances gouvernementales, l’avenir énergétique du Québec passe désormais par le gaz naturel. Le gouvernement Bouchard autorise Hydro-Québec à tasser SOQUIP qui se voit forcée de lui vendre une partie importante de sa participation dans Noverco. À l’étonnement général, Hydro-Québec se lance à fond dans l’exploration et la distribution du gaz naturel. L’année suivante, Hydro-Québec s’allie à IPL Energy Alberta pour prendre le contrôle complet à la fois de Noverco et de Gaz Métropolitain. C’est le début de la fin pour SOQUIP. Pour bien la neutraliser, Hydro-Québec créera, à grands frais, une nouvelle division : « HQ Pétrole et Gaz ».

Par ailleurs, le gouvernement Bouchard décide, en 1998, d’étouffer en douce ce qui reste de SOQUIP en la plaçant sous la tutelle de la Société générale de financement (SGF), dont elle devient une des 12 filiales. SOQUIP conserve pour un temps son Conseil d’administration, mais perd peu à peu son identité et ses moyens d’action. Elle finira par disparaître complètement de l’organigramme de la SGF. Exit le personnel de SOQUIP. Dès1999, Jacques Aubert passe directement de pdg de SOQUIP à pdg de Junex, une société privée qu’il fonde illico avec l’ingénieur pétrolier Jean-Yves Lavoie, lequel arrive lui aussi de la mourante SOQUIP. (Lavoie succédera à Aubert comme pdg de Junex en 2006.) Dave Pépin, autre ancien de SOQUIP et signataire de l’article précité, rejoindra également Junex. Ceux-là et bien d’autres quitteront SOQUIP avec dans leurs bagages toute l’expertise et les connaissances qu’ils y ont accumulées.

La riche banque de données constituée par SOQUIP est transférée au ministère des Ressources naturelles et de la Faune qui s’empressera de mettre ces précieux renseignements à la disposition de l’entreprise privée. Un trésor inestimable dans lequel l’État québécois et nos universités avaient investi des sommes et des énergies considérables.

Malgré sa fin inopinée, il faut reconnaître que SOQUIP a effectivement fait œuvre de pionnière en matière d’exploration et d’exploitation du potentiel pétrolier et gazier du Québec. Dans sa sortie contre Khadir, Pépin conclut que des « millions de dollars ont été investi sans succès ». Grave demi-vérité, car il fallait ajouter : sans succès pour la collectivité québécoise, mais grand profit pour les compagnies privées. Le député de Mercier dit vrai quand il affirme qu’elles « nous ont spoliés de 30 ans d’investissements publics ». Car ce sont elles qui ont profité et profitent encore de ces investissements fondateurs [1].

Lucien Bouchard contribue-t-il au bradage de nos ressources gazières et pétrolières au profit des multinationales étrangères ?

Sans aucun doute, car dans son rôle de président de l’APGQ, l’ex-premier ministre défend des multinationales qui profitent de la grande braderie organisée par le gouvernement Charest : concession d’immenses superficies au prix scandaleusement ridicule de 10 sous l’hectare, exemption de redevances pendant cinq ans, accès gratuit à l’eau et aux infrastructures publiques. En prenant fait et cause pour ces compagnies profiteuses, M. Bouchard contribue directement au bradage de nos ressources gazières et pétrolières. Rappelons qu’il est payé directement par l’albertaine Talisman Energy qui n’a pas lésiné sur la rémunération. On parle de plusieurs centaines de dollars l’heure.

Dans son intervention à la commission parlementaire, Amir Khadir a simplement posé la question que tout le monde se pose depuis que M. Bouchard a accepté de vendre ses services d’avocat et de lobbyiste à l’APGQ dominée en très grande partie par des capitaux étrangers. Voici la question qui a fâché le super-lobbyiste : « Est-il concevable que l’on puisse servir les intérêts d’une nation, tout en travaillant ardemment à protéger les intérêts de multinationales étrangères qui cherchent, en fait, à nous spolier de nos ressources naturelles ? »

Par sa claire franchise, la question a piqué au vif l’ex-premier ministre et ex-soi-disant- souverainiste. Une question qui s’avérait d’autant plus pertinente que lors de sa nomination à la présidence de l’APGQ, en février dernier, M. Bouchard a déclaré qu’en acceptant ce mandat il avait « la certitude de travailler dans le meilleur intérêt de notre collectivité » et d’apporter « une contribution réelle à l’enrichissement public ». Devant cette promesse paradoxale, Renaud Lapierre, ex-sous-ministre-adjoint à l’énergie et ex-dirigeant de SOQUIP, a lui aussi adressé à Lucien Bouchard la question qui fâche : « Prendrez-vous le parti de les convaincre [les compagnies que vous représentez] que reviennent dans les coffres de l’État 51% des revenus nets générés par l’exploitation de ces ressources ? [2] »

L’intéressé n’a pas répondu ni en parole, ni en écrit ni en geste, parce qu’il est coincé. C’est bien connu que la seule responsabilité sociale que se reconnaissent les multinationales est de faire des profits, ce qui contribue à créer des jobs. Aux multinationales, les profits milliardaires ; aux « porteurs d’eau et scieurs de bois » que sont leurs employés, un salaire aléatoire et les impôts dus à l’État. Ces règles du jeu font en sorte que les intérêts des multinationales étrangères s’avèrent contraires, voire opposés, aux intérêts de la nation québécoise.

Toute l’histoire de l’exploitation de nos abondantes ressources naturelles – les forêts, les mines, l’eau, et maintenant le vent et les hydrocarbures – est l’histoire d’une spoliation systématique par des entreprises étrangères. En 1962, il y eut un sursaut de dignité quand René Lévesque a convaincu le gouvernement Lesage de nationaliser les compagnies qui s’étaient approprié la presque totalité de nos ressources hydrauliques.

Dans son intervention à la commission parlementaire, le député de Mercier annonce qu’il va lire un message qu’une citoyenne l’a chargé de transmettre à M. Bouchard. Celui-ci l’interrompt brusquement : « Vous êtes le facteur ? » Et Khadir de répondre tout bonnement : « Oui, je suis l’humble facteur d’une citoyenne ». Le président de l’APGQ semble ne s’être pas rendu compte de l’impertinence de sa question. Il est là, lui, à l’Assemblée nationale, non seulement comme le facteur, mais comme l’avocat des multinationales du gaz et du pétrole.

Pires que des mensonges, les demi-vérités de Bouchard et Junex

Nous avons relevé quelques-unes des demi-vérités dont est truffé l’article de M. Pépin. L’espace manque dans ce court texte pour les signaler toutes. En voici un petit échantillon :

1- « La découverte de gaz naturel a été faite par Junex avec un partenaire américain. »

Cette assertion est à la fois un mensonge, une vantardise et une usurpation. Junex n’est pas parti de zéro. Ses co-fondateurs, Aubert et Lavoie, sortaient directement de SOQUIP. Junex, comme toutes les petites entreprises qui se sont lancées par la suite dans le gaz de schiste, s’est bâtie sur les données et l’expertise accumulées par SOQUIP. Junex a encore profité de la même source en recrutant les deux principaux dirigeants – Peter Dorrins et Jean Guérin – de la défunte division « HQ Pétrole et gaz » qui avait ramassé les dépouilles de SOQUIQ.

2- « M. Caillé non seulement n’a pas participé (…) au démantèlement de SOQUIP, mais il a au contraire recréé, alors qu’il était président d’Hydro-Québec, une division Pétrole et gaz chargée de participer à l’exploration et au développement de nos ressources gazières et pétrolières. » Demi-vérité pire qu’un mensonge. C’est la création d’HQ Pétrole et gaz par André Caillé qui a mis le clou décisif sur le cercueil de SOQUIP. À propos d’André Caillé, l’article de Dave Pépin omet de mentionner une série de faits révélateurs. Peu de temps après son départ d’Hydro-Québec, André Caillé se joint à Junex et – coïncidence ! – Hydro-Québec effectue un autre virage à 180 degré, mais en sens inverse : elle abandonne la filière des hydrocarbures, dissout sa division Pétrole et gaz et cède, dans des conditions restées nébuleuses, tous ses permis d’exploration et d’exploitation à une poignée d’entreprises privées, dont Junex. En 2009, le même André Caillé devient président de la nouvelle Association gazière et pétrolière du Québec. Lucien Bouchard lui succède en février 2011. Caillé, Bouchard, Pépin : même combat.

3- « Le Québec ne reçoit pas assez d’investissements étrangers. »

Cette demi-vérité, pire qu’un mensonge, est de Lucien Bouchard. Pour justifier son emploi au service de la multinationale Talisman et compagnies, il brandit le bon vieux cliché colonial, à savoir que nous n’avons au Québec ni les capitaux, ni l’expertise pour développer nos propres ressources. La vérité, c’est que les capitaux collectifs dont nous disposons en abondance sont investis en très grande partie à la Bourse et dans les produits dérivés ou déportés à l’étranger, notamment par la CDPQ et le Mouvement Desjardins. De tout temps, les investisseurs étrangers ont profité de nos ressources avec la complicité légendaire de nos politiciens. Et que nous ont-ils laissé au bout du compte ? Des forêts saccagées, des résidus miniers toxiques, des villes et des villages fermés.

Vivement le retour de l’éthique à l’Assemblée nationale !

Dans sa grande fâcherie contre Amir Khadir, Lucien Bouchard s’indigne de ce que celui-ci ose l’interroger sur la pertinence morale de la vente de ses services aux multinationales, dont les intérêts contreviennent à ceux de la nation québécoise. En réponse à cette question qu’il considère comme déplacée, l’ex-premier ministre s’emporte et apostrophe le député de Mercier sur un ton fort impoli : « Est-ce que je suis ici, s’écrit-il, pour subir les jugements moraux de ce monsieur ? Est-ce que c’est la tradition maintenant, dans cette enceinte, que de porter des jugements de nature morale sur les gens qui y comparaissent. […] Il n’a aucun droit ! Aucun droit ! Il est hors de ses pompes, celui-là ! ».

La morale – tout comme l’éthique -, c’est l’art de porter des jugements sur la manière de se bien comporter, tant en société qu’en privé. Cela concerne tous les citoyens, à plus forte raison les décideurs politiques et économiques. Pourquoi les questions de « nature morale » n’auraient-elles pas leur place dans l’enceinte du Parlement ? Le courage politique, l’honnêteté et le sens de bien commun ne sont-elles pas des qualités qui relèvent éminemment de l’éthique et de la morale ?

Le séisme qui secoue présentement, non seulement le Parti québécois, mais l’ensemble de la députation, est la conséquence directe du flagrant manque d’éthique qui sévit dans l’enceinte parlementaire depuis trop longtemps. Un effondrement de la morale publique que la vieille classe politique en est venue à considérer comme normal. Aujourd’hui, la conscience de certains élus et les questions éthiques refont surface et tentent de reprendre leurs droits.

Le député solitaire de Québec solidaire a le mérite d’avoir sonné l’alarme sur ce mal qui ronge aussi bien la vieille classe politique que la nouvelle oligarchie des affaires : le syndrome de la déficience éthique acquise… et contagieuse.

Jacques B. Gélinas Le 13 juin 2011

Notes

[1] Pour en savoir plus sur le potentiel pétrolier et gazier du Québec et sur l’aventure de SOQUIP, voir l’excellent ouvrage de Normand Mousseau, La révolution des gaz de schiste, Èditions MultiMondes, Québec, 2010.

[2] Renaud Lapierre et Daniel Turp, « Gaz et pétrole : cinq questions à Lucien Bouchard », Le Devoir, le 17 février 2011. Daniel Turp, co-signataire de la lettre, est membre du Parti québécois.

Source : Presse-toi à gauche

Dans les médias

Amartya Sen : « L’euro fait tomber l’Europe »

LeMonde.fr

LEMONDE | 02.07.11 | 14h09 • Mis à jour le 02.07.11 | 17h52

Quand, en 1941, Altiero Spinelli, Eugenio Colorni et Ernesto Rossi signèrent le fameux Manifeste de Ventotene, ils appelaient à une « Europe libre et unie ». La déclaration de Milan qui suivit en 1943, fondant le Mouvement fédéraliste européen, réaffirma cet engagement pour une Europe unie et démocratique. Tout cela s’inscrivait dans le prolongement naturel de la quête démocratique de l’Europe inaugurée par le mouvement européen des Lumières, qui, à son tour, inspira le monde entier.

C’est pourquoi il est très affligeant que l’on soit aussi peu inquiet du danger qui menace aujourd’hui le régime démocratique de l’Europe, lequel se manifeste insidieusement par la priorité accordée aux impératifs financiers. La tradition du débat public démocratique est sapée par le pouvoir incontrôlé que détiennent les agences de notation qui de facto dictent aux gouvernements démocratiques leurs programmes, souvent avec le soutien d’institutions financières internationales.

Il convient ici de distinguer deux enjeux différents. Le premier concerne ce que le journaliste et économiste Walter Bagehot (1826-1877) et le philosophe John Stuart Mill (1806-1873) considéraient comme la nécessité d’un « gouvernement par le débat ». Tant que les gardiens de la finance entretiennent une vision réaliste des actions qui s’imposent, l’espace public démocratique doit leur prêter l’oreille la plus attentive. C’est important !

Mais cela ne signifie pas qu’on doive leur accorder le pouvoir suprême ni qu’ils puissent dicter leur loi à des gouvernements démocratiquement élus, sans que l’Europe exerce aucune résistance organisée. Le pouvoir des agences de notation ne peut être contenu et encadré que par des personnalités politiques exerçant un pouvoir exécutif au niveau européen. Or pour l’heure, un tel pouvoir n’existe pas.

Deuxième point, on voit mal en quoi les sacrifices imposés par ces chevaliers de la finance à des pays en difficulté constituent le remède décisif pour assurer la pérennité à long terme de leur économie, ni même que ces sacrifices soient en mesure de garantir celle de la zone euro dans le cadre non réformé d’un système financier intégré et d’un club de la monnaie unique à la composition inchangée.

Le diagnostic des problèmes économiques tel que l’établissent les agences de notation n’a en rien le statut de vérité absolue, contrairement à ce que ces dernières prétendent. Pour mémoire, le travail de certification des établissements financiers et des entreprises accomplis par ces agences avant la crise économique de 2008 était si lamentable que le Congrès américain a envisagé d’engager des poursuites contre elles.

Puisque désormais une grande partie de l’Europe s’efforce de juguler au plus vite les déficits publics par le biais de coupes claires dans les dépenses publiques, il est essentiel d’étudier avec réalisme quelles seront les répercussions des mesures adoptées dans ce but, tant sur le quotidien des gens que sur la création de recettes publiques par la croissance économique. Ce qui manque à l’heure actuelle, outre un projet politique plus ambitieux, c’est une réflexion économique plus développée sur les effets et l’efficacité de cette stratégie de réduction maximale des déficits dans « le sang, la sueur et les larmes ».

La noble morale du « sacrifice » a incontestablement des effets grisants. C’est la philosophie du corset « ajusté » : « Si madame est à l’aise dans celui-ci, c’est certainement qu’il faut à madame la taille en dessous. » Mais si les appels à la rigueur financière se traduisent trop mécaniquement par des compressions brutales et drastiques, on risque non seulement d’imposer plus de privations que nécessaire, mais aussi de tuer la poule aux oeufs d’or de la croissance.

Cette tendance à ignorer le rôle de la croissance dans la production de recettes publiques devrait faire partie des premiers sujets à passer au crible de la réflexion critique et ce, de la Grande-Bretagne à la Grèce.

En Grande-Bretagne, il faudrait ainsi s’interroger sur la pertinence des mesures initiées par le gouvernement (sans que le débat public ait été vraiment encouragé, d’ailleurs), tandis qu’en Grèce, ce sont des mesures imposées de l’extérieur qui sont mises en cause, dans un pays dont les marges de manoeuvre pour contester les injonctions des caïds de la finance sont des plus minimes.

Ces réductions budgétaires poussées à leur maximum risquent de diminuer les dépenses publiques autant que les investissements privés. Si cela se traduit également par une réduction des stimuli de croissance, les recettes publiques pourraient, elles aussi, chuter douloureusement.

Le lien qui unit croissance et recettes publiques a été amplement observé dans de nombreux pays, de la Chine au Brésil en passant par les Etats-Unis et l’Inde. Là encore, des leçons sont à tirer de l’Histoire. De nombreux pays affichaient à la fin de la seconde guerre mondiale une lourde et préoccupante dette publique ; mais une croissance économique soutenue a permis d’alléger rapidement ce fardeau. De même, les déficits colossaux que trouva Bill Clinton à son entrée en fonctions en 1992 fondirent sous sa présidence sous l’effet, en grande partie, de la rapidité de la croissance.

Comment certains pays de la zone euro se sont-ils retrouvés dans une situation aussi calamiteuse ? La décision saugrenue d’adopter une monnaie unique, l’euro, sans plus d’intégration politique et économique a certainement joué son rôle dans cette crise, au-delà même des irrégularités financières commises par des pays comme la Grèce ou le Portugal (au-delà, également, de cette culture de « l’excès d’honneur » qu’a soulignée à juste titre l’ancien commissaire européen Mario Monti, et qui dans l’Union européenne permet à ces irrégularités d’être commises impunément).

A leur décharge, le gouvernement grec, et en particulier son premier ministre Georges Papandréou, font tout ce qu’ils peuvent envers et contre les résistances politiques, et il faut aussi saluer leurs efforts pour sortir la Grèce de cette culture de la corruption qui gangrène les entreprises et les relations économiques.

Cependant, ni les bénéfices à long terme des profondes réformes entreprises par la Grèce ni la bonne volonté douloureuse d’Athènes de satisfaire aux exigences des gardiens de la finance internationale ne dispensent l’Europe de s’interroger sur la pertinence des conditions – et du calendrier – imposés à la Grèce.

Aujourd’hui, l’austérité présente aux yeux des financiers des attraits de court terme ; mais il n’est pas certain du tout que ces gardiens perçoivent avec netteté comment la Grèce pourra renouer avec la croissance, quand pour l’heure elle connaît une récession plutôt brutale. Outre le freinage de l’économie induit par ces énormes compressions budgétaires menées dans le but de maintenir à tout prix l’appartenance de la Grèce à la zone euro, les caractéristiques mêmes de l’euro tiennent les biens et services grecs à des prix élevés et souvent non compétitifs sur les marchés internationaux.

C’est pour moi une piètre consolation de rappeler que j’étais fermement opposé à l’euro, tout en étant très favorable à l’unité européenne pour les raisons qu’Altiero Spinelli avait soulignées avec tant de force. Mon inquiétude venait notamment du fait que chaque pays renonçait ainsi à décider librement de sa politique monétaire et des réévaluations des taux de change, toutes choses qui, par le passé, ont été d’un grand secours pour les pays en difficulté. Cela permettait de ne pas déstabiliser excessivement le quotidien des populations au nom d’une volonté acharnée de stabilisation des marchés financiers. Certes on peut renoncer à l’indépendance monétaire, mais quand il y a par ailleurs intégration politique et budgétaire, comme c’est le cas pour les Etats américains.

La formidable idée d’une Europe unie et démocratique a changé au fil du temps et l’on a fait passer au second plan la politique démocratique pour promouvoir une fidélité absolue à un programme d’intégration financière incohérente. Repenser la zone euro soulèverait de nombreux problèmes, mais les questions épineuses méritent d’être intelligemment discutées (l’Europe doit s’engager démocratiquement à le faire) en prenant en compte de façon réaliste et concrète le contexte différent propre à chaque pays.

Dériver au gré des vents financiers que souffle une pensée économique obtuse et entachée de graves lacunes, souvent proférée par des agences affichant de piteux résultats en termes d’anticipation et de diagnostic, est bien la dernière chose dont l’Europe ait besoin.

Il faut enrayer la marginalisation de la tradition démocratique européenne : c’est une nécessité impérieuse. On ne l’exagérera jamais assez.

Traduit de l’anglais par Julie Marcot

Economiste. Né en 1933 en Inde, professeur à Harvard, il a été le premier universitaire asiatique à diriger un des collèges de Cambridge. Il a reçu le prix Nobel d’économie en 1998 pour ses travaux sur la famine, les mécanismes de la pauvreté et la démocratie comme « raisonnement public ». Président honoraire d’Oxfam, il a récemment publié « L’Idée de justice » (Flammarion, 2010)

Amartya Sen

Dans les médias

Israël est en train de préparer l’attaque contre l’Iran

par Manlio Dinucci
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Mondialisation.ca, Le 18 juillet 2009
Il manifesto
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Le déploiement des sous-marins Dolphin et navires de guerre israéliens en Mer Rouge “doit être pris au sérieux : Israël est en train de se préparer à la complexité d’une attaque contre l’Iran”. C’est ce qu’a déclaré au Times de Londres, hier, un fonctionnaire israélien de la défense. Il a en outre confirmé l’existence d’un accord avec l’Egypte pour le transit des unités militaires par le canal de Suez (voir il manifesto de mercredi 15 juillet), en ajoutant que les gouvernements des deux pays sont unis par une  “méfiance commune vis à vis de l’Iran” (« shared mutual distrust of Iran ») et qu’Israël est en train de renforcer ses liens avec “certains pays arabes, qui craignent eux aussi la menace nucléaire iranienne”. (“certain Arab nations just as wary of the Iranian nuclear threat)

Ainsi Israël, le seul pays de la région à posséder des armes nucléaires (dont sont armés aussi les Dolphin) et qui refuse le Traité de non-prolifération, prend la tête d’une croisade à laquelle participent certains gouvernements arabes, contre la “menace nucléaire” de l’Iran, pays qui a adhéré au Tnp et qui est donc soumis à des contrôles de l’Agence internationale pour l’énergie atomique. Celle-ci a confirmé n’avoir “aucune preuve que l’Iran soit en train d’esssayer de produire une arme nucléaire”.

Les sous-marins et les navires de guerre d’Israël sont en Mer Rouge non seulement pour préparer l’attque contre l’Iran, écrit hier Haaretz, mais aussi “pour empêcher le trafic d’armes de l’Iran vers la Bande de Gaza” par mer et à travers le Soudan.

On accuse donc l’Iran d’armer et d’encourager les Palestiniens à la guerre, en effaçant ce qui ressort de l’enquête de l’association israélienne “Breaking the silence”, démontrant que l’opération “Plomb durci” a été décidée sur la base d’un calcul politique : terroriser les Palestiniens en perpétrant des massacres de civils. Et il n’est pas crédible que dans la Bande de Gaza, où même les aides humanitaires n’arrivent pas à entrer, un flux d’armes puisse arriver d’Iran.

Et c’est la secrétaire d’Etat étasunienne, Hillary Clinton, qui est venue prêter main forte au gouvernement israélien, en lançant un “ultimatum à l’Iran” pour qu’il “se joigne à la communauté internationale en tant que membre responsable”, en cessant de “menacer ses voisins et de soutenir le terrorisme”.

Elle a réaffirmé que “l’Iran n’a pas le droit d’avoir une capacité nucléaire militaire” (que par contre les USA ont le droit d’avoir, en possédant les plus puissantes forces nucléaires du monde), et que les Usa sont décidés à empêcher qu’il ne l’aquière”.

Elle a ainsi déclaré : “nous n’hésiterons pas à défendre nos amis,  nos intérêts et surtout notre peuple avec vigueur et, si c’est nécessaire, avec la force militaire la plus puissante du monde”. Le message à Téhéran est sans équivoque : si Israël attaque l’Iran et si celui-ci répond avec ses missiles (non nucléaires), les Etats-Unis soutiendront Israël avec “la force militaire la plus puissante du monde”.

A ce point-là, il reste aux analystes à comprendre en quoi la politique extérieure de l’adminisration Obama diffère de celle de l’administration Bush.

Reçu de l’auteur et traduit par Marie-Ange Patrizio

Edition de vendredi 17 juillet de il manifesto

http://www.ilmanifesto.it/il-manifesto/in-edicola/numero/20090717/pagina/09/pezzo/255185/

Manlio Dinucci est un collaborateur régulier de Mondialisation.ca.  Articles de Manlio Dinucci publiés par Mondialisation.ca

Dans les médias

Des personnalités de gauche dénoncent la Conférence de Montréal

Conférence de Montréal : le refus de s’adapter

mardi 9 juin 2009 par ALTERNATIVES

Alternatives se joint à plusieurs personnalités et à de nombreuses organisations pour dénoncer le manque de vision de la Conférence de Montréal.

Comme à chaque année, le Forum économique international des Amériques organise la Conférence de Montréal qui rassemble certains des plus importants décideurs au monde. Grands banquiers, gens d’affaires, dirigeants d’institutions financières internationales, politiciens se rencontrent pour discuter du sort de l’humanité, comme ils l’ont fait quelques mois auparavant au Forum économique de Davos. Cette année, la Conférence revêt une importance particulière. Ces personnalités réunies à Montréal ont mis en place et soutenu le système financier et économique qui s’est effondré depuis la crise des subprimes, symptôme d’une faillite beaucoup plus large : les crises alimentaire, environnementale, énergétique et sociale qui se succèdent et s’emboîtent montrent bien que l’économie s’appuie aujourd’hui sur des fondements qui ne tiennent plus.

Le titre de la Conférence de cette année est prometteur : « s’adapter au nouvel ordre mondial ». Les conférenciers invités feront-ils leur mea culpa et proposeront-ils de relancer l’économie du monde sur de nouvelles bases ? Un examen attentif du programme montre que très peu d’idées nouvelles seront mises en jeu et que les solutions face à la crise, dont les organisateurs de l’événement reconnaissent les effets, risquent de se résumer à une relance des politiques qui l’ont créée.

Libre-échange et exploitation des ressources naturelles

Ainsi, le commerce international est considéré une fois de plus sous l’angle unique du libre-échange. Les participants entendront parler d’« occasions d’affaires », de compétitivité, de partenariats public-privé à l’échelle internationale, même si ces derniers se sont montrés inefficaces dans la quasi totalité des cas. Les accords de libre-échange sont des outils de déréglementation : est-ce vraiment ce qui convient en temps de crise, alors que cette déréglementation a justement provoqué les faillites et abus pour lesquels il faut aujourd’hui payer ? Rien ne laisse entendre que ces accords seront abordés avec une approche nouvelle qui prioriserait la coopération entre les pays, le respect des droits humains, l’équité, la protection de l’environnement.

La présence d’Alvaro Uribe Vélez, président de la Colombie et de Catherine Ashton, commissaire au commerce de l’Union européenne, montre bien la volonté de promouvoir deux accords de libre-échange, l’un entre le Canada et la Colombie et l’autre entre le Canada et l’Union européenne. Le premier, en processus de ratification, soulève une vive opposition. Il favorise surtout les intérêts de minières canadiennes, peu préoccupées du respect de l’environnement et des normes du travail. Il se conclut avec un pays où les droits humains sont gravement violés et où des syndicalistes et des défenseurs des droits humains se font régulièrement assassiner, sans que les coupables ne soient poursuivis.

Le développement durable et l’énergie sont aussi au programme. On peut toutefois souligner le manque de distance critique avec lequel ces sujets seront abordés. Au lieu de choisir des spécialistes de l’environnement, la Conférence de Montréal préfère donner la parole à des intervenants qui sont à la fois juge et partie. Gérard Mestrallet, PDG de GDF Suez, une firme qui table grandement sur l’exploitation de l’énergie nucléaire et du gaz naturel, donnera une conférence intitulée « Énergie et développement durable : où en sommes-nous ? » Jeffrey Immelt, PDG de General Electric, fabriquant de moteurs d’avion, d’équipements pétroliers et gaziers, d’appareils électro-ménagers, abordera la question de l’innovation et du développement durable. La compagnie Rio Tinto, l’un des plus grands groupes miniers au monde (aluminium, or, cuivre, charbon, diamant, fer) remettra quant à elle le prix Rio Tinto de la durabilité !

Et la démocratie ?

La Conférence de Montréal de juin 2009 ferme les yeux sur le nouvel ordre mondial et sur la crise que nous traversons. Aucune proposition forte ou nouvelle n’émerge du programme préliminaire : on ne trouve aucune réflexion sur l’activité irresponsable des banques, la limitation de la spéculation, la stabilisation de l’économie. Rien pour combattre la pauvreté, pour contrer les inégalités (ces deux mots sont d’ailleurs absents du programme). Rien pour lancer un développement véritablement basé sur les énergies renouvelables et sur une consommation beaucoup plus responsable de l’énergie, des ressources naturelles et de l’eau.

Dans le confort de l’Hôtel Hilton de la place Bonaventure, les Paul Desmarais, organisateur de l’événement, Dominique Strauss-Kahn, directeur de Fonds monétaire international, Robert B. Zoellick, président de la Banque mondiale, Madeleine Albright, ex-secrétaire d’État des États-Unis et consorts continueront de réfléchir en vase clos au maintien des intérêts des grandes corporations, sans tenir compte de l’effet de leurs décisions sur les populations. Cette conférence ne donne en effet que très peu de place au débat contradictoire, aux intervenants dont les idées divergeraient de celles des patrons des multinationales. Et le coût d’inscription à la Conférence a de quoi décourager toute participation de ceux qui ne gagne pas de gros salaires.

Pour leur part, les élus Jean Charest, Raymond Bachand, Lawrence Cannon serviront de présentateurs pour les grandes conférences, alors que les thèmes « développement durable, santé et énergie » et « le commerce international et les Amériques » seront abordés réciproquement en collaboration avec Rio Tinto et RBC marché des capitaux. Cette collusion entre le monde des affaires et les élus, qui exclut le reste de la société civile, est un recul pour la démocratie.

Qui devra s’adapter au nouvel ordre mondial ? Au bénéfice de qui ? À l’occasion de la Conférence de Montréal, nous joignons les nombreuses voix dans le monde qui répondent que ce ne sont pas aux populations, et en particulier les plus pauvres, à s’adapter et à payer pour les méfaits et l’irresponsabilité des élites d’affaires et des gouvernements qui persistent à défendre une vision du monde et de l’économie insoutenable sur les plans sociaux, environnementaux et humains.

Signataires : Robert Jasmin, Claude Vaillancourt (ATTAC-Québec), Omar Aktouf, Normand Baillargeon, Maude Barlow (Conseil des Canadiens), Roméo Bouchard (Coalition pour un Québec des régions), Gaétan Châteauneuf (Conseil central du Montréal métropolitain – CSN), Paul Cliche (Coalition pour un Québec des régions, section montréalaise), Éric Darier (Greenpeace), Gilles Dostaler, Jacques B. Gélinas, Lorraine Guay (Collectif D’abord solidaires), Michel Lambert (Alternatives), Maria-Luisa Monreal (AQOCI), Sylvie Paquerot, Christian Pépin (ASSÉ), Dominique Peschard (Ligue des droits et libertés), Éric Pineault, Jean-Marc Piotte, Marie-Claude Prémont, Cécile Sabourin (FQPPU), François Saillant (FRAPRU), Laure Waridel, Comité pour les droits humains en Amérique latine (CDHAL)