L'île de l'éternité de l'instant présent (Pierre Rochette)

Chapitre 22 – LA MORT DE RENAUD

Lîle de l’éternité de l’instant présent

Arthur Rimbaud
Arthur Rimbaud

Cela me prit quelques années avant d’avoir la force de faire le ménage dans les affaires de Jean. Nous avions un tel respect l’un pour l’autre que jamais il ne me serait venu à l’idée de violer l’intimité de son bureau de travail. Nous avions d’ailleurs convenu, par eumétrie, que nos lieux d’écriture réciproques serviraient de jardin secret, pour que l’œuvre à écrire le soit sans censure de quelque nature que ce soit.

Quelle ne fut pas ma surprise d’y trouver une lettre de Renaud, datée de mai1991, soit trois mois après la fête des chansonniers donnée en l’honneur des dix-huit ans de Nellie-Rose, à laquelle le doux Clermont fut présent.

Mai 1991
Cher bienfaiteur,

Je me vois dans l’obligation morale de mettre fin aux bienfaits de votre bonté. Vous et moi sommes les riches de cette terre. Il est facile de philosopher aux îles Marquises ou d’avoir des brosses d’être et des attaques d’être dans une chambre vidée de tout contenu quand on ne connaît pas la peur au ventre de millions d’êtres humains habitant sur cette terre, peur de ne pas savoir ce que l’on va manger demain matin et si on sera encore vivant.

Avoir de l’argent ou devenir quelqu’un nous transporte le plus incompétent des hommes au paradis de l’insouciance. Faire le tour des tombes des magnifiques de ce monde ne donne peut-être pour résultat que le pèlerinage de quelques illuminés, aventuriers intellectuels ou touristes financièrement désabusés à la recherche de quelques sensations bourgeoises comme doivent en éprouver ceux et celles qui participent aux croisières Gauguin aux îles Marquises, selon ce que m’en a raconté Clermont lors de votre passage chez vous.

J’ai utilisé $32,515 pour faire le tour du monde à marquer les tombes d’un Ego sum pauper. Mon intention était noble. Tenter d’attirer l’attention sur le fait que certains grands hommes avaient vécu la même expérience de l’éternité de l’instant présent. J’avoue que la découverte récente, et cela tout à fait par hasard, de l’œuvre de Krishnamurti, m’a sidéré. Voilà un philosophe., probablement le plus grand du vingtième siècle, dont les écrits ne contiennent aucun sophisme et qui décrit avec une chirurgie de l’esprit inégalable tous les phénomènes qui sont miens depuis ma naissance. Ses carnets comme ses dialogues avec Niels Bohr, (physicien quantique universellement reconnu) sont d’une telle précision intellectuelle que toute recherche passée de ma part m’apparaît maintenant comme de l’empirisme de bas étage.

Je suis triste de penser que j’aurais pu le rencontrer avant sa mort, survenue il y a deux ans, celui-ci ayant tenté de transmettre son expérience de l’instant présent en fondant des écoles et n’ayant pas rencontré ni formé une seule personne vivant ce qu’il expérimentait quotidiennement. Il en mourut d’ailleurs affligé d’une immense tristesse.

Je me suis trouvé ridicule avec cette histoire de voyage d’une tombe à l’autre.

Alors pour découvrir la nature intrinsèque de l’instant présent, je m’emmurai en moi-même pendant trois mois, ayant utilisé pour se faire $438.00 de votre argent.

Il y avait un divan, un lit, un douteux frigo et une salle de bain. J’exigeai que l’on vidât la pièce, ne gardant que le strict nécessaire, soit mon sac de couchage et un oreiller. J’empilai sur le mur du fond des conserves et des biscuits de façon à ne pas avoir à sortir avant trois mois, vivant dans la plus stricte noirceur,. Je me couchai et ne bougeai plus, ou si peu.

Je ne savais pas ce que serait la vie sans télévision, radio, automobile, téléphone, interactions sociales, scène, public, chansons, folie de vivre, étourdissements, vertiges, fascination, désirs, pulsion, compulsion, propulsion…. Mais je savais qu’il existait des brosses d’être et des attaques d’être me transportant dans une immobilité à ce point passionnante que toute agitation de la vie humaine en milieu urbain autant qu’à la campagne finissait par agresser le bonheur de vivre telle une pure science-fiction, comme si j’avais été plongé dans un nid de fourmis, Gulliver au pays des inaudibles.

Je cherchais le canyon de la fissure du temps comme jadis on dut chercher la route des Indes ou celle des épices. J’aurais pu me contenter de brosses d’être et d’attaques d’être, si naturelles telle une chute d’eau bruisselant la forêt dans l’île de l’éternité de l’instant présent et y mourir d’abondance. Mais je ne pouvais accepter au plus profond de mon être que les hommes et les femmes de ce monde n’aient point au moins le choix d’y avoir accès, partageant ironiquement la souffrance intellectuelle de Krishnamurti.

Le problème c’est que les brosses d’être longues et vaporeuses et les attaques d’être fulgurantes ont été presque en état de permanence durant ces trois mois. je ne pouvais pas partir de l’île pour aller à l’homme mais l’inverse, de l’homme pour aller à l’île lorsque l’être s’est retiré de moi ou que moi je me suis retiré de lui.. Mais il semble que je ne peux me retirer de lui par ma simple volonté. Que tout cela est mystérieux.

De voir aussi que la folle du logis peut gambader à son aise parce que ça n’atteint jamais le cerveau me stupéfie. Finalement, la folle va se coucher d’elle-même, par ennui de n’affoler personne. Et le corps devient d’une telle beauté énergétique presque permanente que mon esprit assiste impuissant à cet esthétisme cosmique. Le rêve ayant une fonction mineure, simple régulateur entre les besoins physiques comme avoir raisonnablement chaud ou froid ou aller à la toilette. Suis sur une brosse d‘être, je crois. Trop endormi de béatitude pour voir la différence. C’est encore là en permanence que je dorme ou que je sois éveillé.

Mais qu’en est-il lorsque tu meurs de faim, lorsque le filet de sécurité économique disparaît sous ta respiration ?

Je vous enverrai à l’occasion quelques lettres dont la publication sous forme d’articles, parviendra, j’espère, à vous dédommager. On ne découvre rien d’essentiel en agissant comme je l’ai fait. Veiller mettre le tout sur le compte de la naïveté plutôt que sur celui du raisonnement calculé. On peut être intègre d’intention tout en étant maladroit d’action.

Le voyageur quantique

Pourquoi Jean m’avait-il caché l’existence de cette lettre ?

L’an 2000 était arrivé plus vite que prévu. Le temps ne prend-il pas de la vitesse quand on avance en âge ? Nous n’étions maintenant plus que deux. Les filles vivaient en Suisse, revenant uniquement pour les vacances d’été. Frannie avait elle aussi épousé un universitaire européen. Alors, Gérard et moi avions resserré nos liens d’amitié en attendant le jour où les enfants et les petits-enfants viendraient émerveiller nos journées. C’est dans le bain des philosophes que je lus les écrits de Renaud à mon ami aveugle.

Jean t’avait parlé,
de cette lettre
Demandai-je ?

Oui,
Il se sentait affaibli
Et se doutait qu’il était victime de cancer.
Il ne voulait pas aller voir un médecin
Il avait peur que tu l’abandonnes
Tu sais, la jalousie
Quand ça arrive occasionnellement
Dans une vie
Ce n’est parfois que la conséquence de la maladie
Qui progresse.

Et nous n’en dîmes pas plus. Quand l’an 2000 arriva, il y eut un énorme feu d’artifice, au-dessus d’Atuona. Nous étions tous réunis : Frannie et son nouveau copain l’informaticien Vivier, Nellie-Rose et Philippe, Socrate âgé maintenant de sept ans, l’âge de raison. Et Gérard, le fidèle ami de la famille qui dit soudain .

Tu sais qu’on raconterait à des Québécois
Comment on vit ce passage à l’an 2000
Aux îles Marquises

Et personne ne nous croirait.

La vie est si étrange Gérard
Mon père eut une enfance si pauvre
Que sa mère veillait autour de ses enfants
La nuit, l’hiver, autour du poêle à bois
Pour que personne ne tombe malade
D’hypothermie
Et lui est mort au soleil
Après avoir fêté la vie
dans le bain des philosophes.

La vie c’est comme un feu d’artifice, Marie
On ne sait jamais le dessin que ça va faire dans le ciel
Suite à l’explosion.
Mais quand on est aveugle,
on apprend à deviner

tu veux dire…fis-je ?

ton amour pour Renaud a explosé jadis dans ta chair
et le dessin ne s’est jamais effacé non ?

non, répondis-je après une pause soutenue
même que certains soirs
la lune me refait le même dessin
qu’une certaine nuit au camp Ste-Rose

et dans mes rêves, parfois, c’est pire
Je me retrouve avec lui sur la roche sacrée
Et je reste là
Plutôt que de m’enfuir comme une fascinante
Vers Vancouver.

Pourquoi tu ne pars pas à sa recherche
Fit Gérard d’un rire coquin ?

Le rendez-vous 15 août 2001
au camp Ste-Rose s’en vient non ?
Ça fait moins mal que de tenter de ressusciter
Par obstination

Un amour de jeunesse
Qui n’éprouve peut-être plus rien pour toi
Depuis bien des lunes.

Les enfants repartirent et revinrent pour l’été. J’appréciai particulièrement nos concerts du dimanche soir sous le gazebo, d’autant plus que Gérard avait maintenant une femme dans sa vie. Il l’avait rencontrée à son piano-bar. À vrai dire, elle et son mari y venaient toutes les semaines. Puis celui-ci étant décédé, il avait été là pour elle. Elle fut jadis pianiste de concert. C’est ainsi que, de duo en duo, ils en vinrent à se compléter, elle, lui déchiffrant des partitions de Bach et lui les apprenant à l’oreille.

D’être entourée de ces couples me rendit l’espérance du camp Ste-Rose encore plus vive. La vie avait été magnifique pour moi, le serait-elle encore ? Septembre arriva. J’avais un calendrier où je biffais les mois avec des papillons dans le ventre. Il restait maintenant moins d’un an.

C’est alors qu’une lettre arriva au nom de Monsieur Jean de Larousse. C’était la première depuis plus de deux ans, et le cœur me débattit lorsque je vis qu’elle venait de Renaud.

13 septembre, 2000

Cher bienfaiteur,
Pardonnez ces neuf ans
Sans vous donner de nouvelles.

D’abord merci pour ce temps où je pus faire mes recherches intellectuelles grâce à votre aide généreuse. Les années qui suivirent me conduisirent mystérieusement en dehors des sentiers de la pure recherche. J’avais émis comme hypothèse de travail qu’une brosse d’être était finalement le fait d’une société bourgeoise où l’on n’avait pas vraiment à se battre pour manger. Alors, j’osai aller plus loin.

Me transformer en clochard dans les rues des sociétés industrielles au Canada ou en Europe, reste encore une expérience où il existe une chance de tricher au niveau existentiel. Je cherchais la texture intrinsèque de l’instant présent en me dépouillant le plus possible même d’un lieu pour dormir. À l’automne1996, je décidai d’aller plus loin : me déposséder et d’un lieu géographique connu et d’une langue.

Je ne conservai qu’une guitare de fortune, seul lien hyperbolique entre le passé du café St-Vincent et mon rendez-vous avec la condition humaine dans ce qu’elle a de plus inhospitalière. Et une nouvelle compagne de voyage apparu avec la faim, elle s’appelait la peur au ventre. J’avais choisi sur la carte la Yougoslavie, un territoire autonome dont je savais par les lectures qu’il faisait partie de la Serbie. J’adorais le nom de la capitale : Pristina. Mon passeport canadien et mes visas étant en ordre, grâce à une aide financière de Clermont, je voyageai sur le pouce. Incroyable comme une guitare peut devenir un symbole international et en même temps une cible parfaite pour ceux qui n’ont plus rien à perdre tellement l’estomac leur fait mal. Et toujours ces brosses d’être qui parfois s’accentuaient. Comment cela était-il possible dans de pareilles circonstances ?

Je m’étais fixé comme objectif, une fois à Pristina, de m’enfoncer dans les campagnes, juste pour voir si mes brosses d’être ou attaques d’êtres tiendraient le coup lorsque tu te retrouves au plus bas de l’échelle sociale, sans réelle possibilité de remonter et cela au risque de ta vie.

Pristina étant une ville de cinquante mille habitants, je n’y restai que le temps d’y passer l’hiver, dormant avec les plus démunis des démunis dans des abris de fortune. Nous ne dûmes notre survie qu’aux organisations religieuses sur place. Puis je m’enfonçai à travers les routes de montagne, d’un pouce à l’autre, demandant l’hospitalité que les plus pauvres m’offrirent d’ailleurs avec chaleur et humilité. Le 5 mars 1998, j’étais dans le village de Prekaz, quand les Serbes attaquèrent . Je fus blessé d’une balle et ne fus sauvé que par l’intervention d’un groupe d’adolescents qui le firent au risque de leur vie.

Je dus encore une fois ma survie à la solidarité d’inconnus, rendus charitables par leur implication religieuse dans leur communauté. Ils furent les seuls à voir en moi un être humain, alors que j’avais les deux pieds dans la misère. Ils m’entraînèrent avec eux dans la horde des réfugiés fuyant la guerre. Nous fûmes accueillis dans les camps de survie de l’armée, dispersés les uns des autres et je fus finalement rapatrié au Canada. Et durant tout ce temps, les phénomènes eurent lieu, quoiqu’à une fréquence plus espacée.

Je n’ai pas vraiment le goût d’en conter plus. Trop d’images d’enfants tués. On m’a déjà raconté que les vétérans de la deuxième Guerre mondiale, une fois revenus chez eux, hurlent la nuit dans leur sommeil parce que les horreurs vécues sont imprégnées à jamais dans la mémoire de leur chair.

Qui est-on quand on n’est plus personne ? Quelqu’un qui a besoin non pas de pitié, cet arôme que l’on trouve parfois dans le don condescendant des biens nantis, non pas de compassion, cet état d’équanimité que l’on décèle dans l’armature spirituelle des biens pensants, mais simplement d’empathie. Une attitude gratuite, égalitaire et solidaire, si infime soit-elle.

Je reste aujourd’hui avec la honte d’avoir été finalement quelqu’un à cause d’un simple passeport canadien. Que sont devenus ceux qui me redonnèrent une dignité alors que je frôlais la mort comme un animal ?

On revient chez soi. Quelqu’un se souvient de toi comme chanteur dans le Vieux Montréal. On t’offre de chanter l’été dans un théâtre, où tu peux cacher ta fragilité dans une cage collée au plafond et t’apercevoir que tu es enfin rendu au bout du chemin, celui où toute réponse au sens de l’existence est évacuée. Ne reste que les questions les plus universelles : D’où viens-tu ? qui es-tu ? où vas-tu ?

Un ami chansonnier m’hébergea gratuitement dans sa maison à Val-David, comme il l’avait fait à plusieurs reprises dans le passé, ce qui m’avait permis de construire un chemin de pierre jusqu’en dessous de la scène du théâtre de la Butte à Mathieu où j’espère que mes cendres reposent un jour. J’ai encore des brosses d’être et des attaques d’être et les questions restent les mêmes que celles posées à l’égard de ma propre existence : D’où viennent-elles ? que sont-elles ? Où m’amènent-t-elles ? Et surtout que valent-elles puisque les quatre cinquièmes de l’humanité n’ont pas le minimum pour sauver de la mort prématurée leurs propres enfants ?

L’automne venant d’arriver, je pars dorénavant à la découverte de la route des poètes : Villon, Ruthebeuf, Ronsard, Verlaine, Rimbaud, Malharmé, Nelligan, Prévert. Cela convient mieux à mon âge et à ma condition, ceux-ci n’ayant pas tenté de saisir le monde par l’intelligence, mais de le vivre simplement comme jadis les enfants du camp Ste-Rose gambadant dans les prairies de l’être, se moquant des questions universelles qui ne sont que l’écho de la fraîcheur du vent dans les chevelures enfantines folles et heureuses.

Avec pour voile l’empathie égalitaire-solidaire,
Et pour bateau la honte de l’impuissance.
J’accosterai au pays de Rimbaud
Et débarquerai à bon port
pour y marcher et m’y ressourcer

SENSATION DE RIMBAUD

Par les soirs bleus d’été
J’irai dans les sentiers
Ligoté par les blés
Fouler l’herbe menue

Rêveur j’en sentirai
La fraîcheur à mes pieds
Je laisserai le vent
Baigner ma tête nue

Je ne parlerai pas
Je ne penserai rien
Et l’amour infini
Me montera dans l’âme

Et j’irai loin très loin
Bien loin comme un bohémien
Par la nature
Heureux comme avec une femme
Par la nature
Heureux comme une femme

Le voyageur inconnu
Antique, si antique
Dans son jadis quantique.

Au mois de janvier 2001, je reçus une lettre de Jos Leroux. Il désirait faire une surprise à Renaud et avait commencé à faire des recherches pour réunir tous les acteurs du St-Vincent et du camp Se-Rose de jadis. Il me demanda dans quelle mesure j’accepterais de participer au financement.

Cher Jos,

Je finance tout. Serait-il possible de venir avec ton épouse aux Marquises. J’ai conservé dans un journal écrit plus ou moins au jour le jour toute la chronologie de l’époque. Peut-être qu’ensemble, on pourrait rassembler nos souvenirs pour que le passé rejaillisse dans toute sa beauté. Clermont serait le bienvenu tu sais, si t’arrives à mettre la main dessus entre deux escales. Je suis tout excitée à l’idée de cette fête-souvenir.

P.-S.

quand Clermont et toi viendrez
pourriez-vous apporter tout papier photo
archives permettant de compléter
ma documentation sur ce camp Ste-Rose
afin de lui remettre,
en reconnaissance pour la poésie qu’il nous a fait vivre,
un manuscrit racontant cet été 73 qui nous unit depuis
à travers temps et espace.

Marie
Miel pour les enfants.

Hélas, ni Jos ni Clermont ne purent venir aux Marquises.

Avant de repartir sur la route, Renaud avait laissé au petit gros des patibulaires de l’époque son journal écrit durant son été au théâtre le patriote, ainsi que d’autres intimités. Jos m’en envoya des photocopies, me demandant discrétion totale puisqu’il brisait ainsi le sceau de la confidentialité et qu’il ne se sentait pas très bien là-dedans. Je commençai donc mon livre par ce paragraphe tiré de ses écrits sur lui-même à la troisième personne qui n’eut de cesse de m’intriguer, à un point tel que je le remis en tête de plusieurs chapitres, y pressentant beaucoup plus des hiéroglyphes à décoder que la description vaniteuse de sa personne humaine. Comme si le fait d’habiter l’île de l’éternité de l’instant présent transformait n’importe qui vivant cela en un tel état comme ses mots tentent de le décrire dans son journal.

Il s’abreuvait depuis toujours aux frissons de l’éternité.
Cela lui semblait si naturel qu’il n’avait jamais pu comprendre
comment il se faisait que les humains puissent souffrir.
Son corps de 51 ans lui avait toujours paru sous la forme de la jeunesse éternelle.
La pureté de l’âme, la sensation continuelle de flotter deux pieds au-dessus du sol,
le rythme lent, amoureux, étonné, charmé. La sensation de ne rien peser,
de se fondre dans le tout avec ravissement, de saisir dans ses mains
l’air comme des milliers de pépites d’or.
Était-il artiste, poète de la vie, amant de l’être ou
son enfant naissant encore aux langes ?

Enfin l’été 2001 arriva. Je n’eus besoin que de mes filles et mes filles n’eurent besoin que de moi. Je ne sais trop comment expliquer. Je me sentais comme une voyageuse débarquant du train du devenir fou parce qu’elle réalise soudainement qu’il ne s’arrêtera que rendu à la destination finale, PLACE DE LA MORT. Quand elles descendirent de l’avion, Philippe retenant à son bras le petit Socrate, mes filles et moi ne pûmes nous retenir de courir en direction l’une de l’autre. Et cette euphorie de jouer nos vies en harmonie ne nous quitta pas d’une journée à l’autre sous le vent des Marquises. Qu’est-ce que le temps ? Il arrive qu’il parte en vacances.

Chaque matin au réveil, Nellie-Rose m’amenait une fleur du jardin en disant :

Joyeux anniversaire maman.
Il ne reste que cinquante jours
Avant le quinze août

Il n’en reste que quarante-neuf maman…

Il n’en reste que quarante-huit maman…

Qu’est-ce que le temps ? Il arrive qu’il revienne de vacances.

Certains matins, je retrouvais mes vingt ans. Il me semblait être chez mon père en lui disant :

Papa, depuis hier soir, je me meurs enfin d’amour.

Je me rappelais sa manière dont il mâchouillait le manche de sa pipe qu’il retenait des larmes de joie. Il aurait voulu me poser mille questions, mais…. On n’arrose pas d’eau fraîche une fleur qui a besoin de soleil pour assécher ses craintes. J’ajoutai…

Cet amour me fait souffrir
Vous devez bien vous en douter
Y a des douleurs qui se racontent mal
J’ai trop de passions bouillant au-dedans de moi
Pour que je me sente bien de les vivre à la maison
J’aimerais me louer un petit meublé demain
Si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

Puis, il suffisait que je regarde ce visage un peu flétri dans le miroir pour que je reperde confiance en moi. Sans doute une plus jeune était-elle tombée sous le charme du vieux sage qu’il était déjà à l’époque sous ses airs d’indien flottant d’un calumet de paix à un autre.

Un soir, Gérard et les filles jouèrent de la musique et je dansai pieds nus. Qu’est-ce que le temps pour que je le danse ainsi, le fuyant d’une gambade, le harcelant d’un entre jambes, le séduisant d’une courbade, le remerciant pour ses bravades ? C’est ainsi que Frannie au violon, Nellie-Rose à la flûte et moi aux pieds tam-tam, Au cœur fem-fem, tentâmes de séduire l’inaccessible.

Mais on ne provoque pas le temps par la danse, car à son tour il commence à danser autour de vous, autour de vous, vautour de vous, vautour de vous, autour de vous, vautour.

Le 3 août 2001, je reçus une lettre de la communauté où travaillait jadis mon père.

Chère Madame ,

Un homme qui vous a beaucoup aimé
Et qui a bien connu votre père
Est décédé chez nous, durant son sommeil
Alors qu’il vivait une retraite fermée.
Ses cendres ont été déposées
Selon sa volonté,
Dans une urne, qui repose
Chez nous
Au couvent des sœurs grises
On m’a confié la lourde tâche
De vous le communiquer
Puisque selon son testament
Vous ne devriez être avertie
Qu’une semaine après le fait

Sœur Hélène

Jos m’appela le soir même. Tout avait été annulé. La fête du camp Ste-Rose n’aurait pas lieu. Par contre, il y aurait une messe chantée par les chansonniers le 16 août au matin, à l’église Bonsecours, là où le poète Paul Gouin avait été jadis accompagné dans son départ vers l’au-delà.

« Un homme qui vous a beaucoup aimé »

Nonnnnnnnnn

Et je m’enfermai dans une prison de souffrance. Aucun cri, aucune larme, que la chute d’un corps dans un ravin, sans fin, déjà mort au milieu de nulle part.

Nous étions le treize août. J’étais atterrée. Deux jours avant le rendez-vous de ma vie.

Nellie-Rose revint dans ma chambre avec trois sacs à dos.

Maman ne dis pas un mot
Frannie et moi on part avec toi à Montréal.

Et nous prime l’avion. Toutes les trois.

« Un homme qui vous a beaucoup aimée » Cette phrase tournoyait dans ma tête, plongeant tout à coup dans le lac de mon cœur, pour nager par mes sens allumés d’un passé jaillissant comme on jaillit parfois lorsqu’on découvre au pourtour d’un sentier de forêt une source pure conduisant à une chute, comme la chevelure d’une jeune fille heureuse mène à la chute de ses reins.

« Un homme qui vous a beaucoup aimée »

Il avait fallu en plus que j’écrive le livre de nos amours, lui poète perdu dans les folies de sa passion de donner aux autres la beauté qui l’habitait, moi fascinante égarée dans le rôle qu’il m’avait dessiné dans le tableau de vie de ses rêves. Parfois, jadis, quand on lui demandait comment il allait, il répondait.

Oh ça va bien, j’habite ma lune.

Et l’avion glissait dans le ciel en saluant sa lune.
Comme je m’étendis en sa mort
Pour enfin pleurer ma vie
Chacune de mes filles
M’accompagnant de leurs mains
Plongées dans les miennes et mes sentiments.

L'île de l'éternité de l'instant présent (Pierre Rochette)

Chapitre 21 – CHRONIQUE DES PAS DANS LE SABLE PERDUS

Lîle de l’éternité de l’instant présent

Spinoza
Spinoza

Chapitre 21

En guise de cadeau de remerciement pour l’accueil magnifique qu’il avait vécu, Clermont me remit le manuscrit d’une chanson de Renaud, qu’il gardait précieusement dans son portefeuille, considérant que l’amitié éternelle que je lui portais, méritait ce partage.
Amenez-moi au début du roman
Tu me le redonneras
En 2001
Au rendez-vous du camp Ste-Rose
Pleura-t-il en riant.

C’est comme ça les aéroports. Lieux de larmes de joies ou de déchirements, tout dépendant qui arrive ou qui part.

VOYAGE

Chu rien qu’un chanteur qui voyage
Tu m’verras jamais à t.v.
J’ai 40 ans j’fais pas mon âge
J’fais du folklore dans mes tournées

J’ai comme des explosions dans tête
Que j’ai besoin d’te raconter
D’un coup je meurs d’un hasard bête
Dans des pays trop éloignés…

Au Japon j’ai connu l’boudhisme
Avec des temples de 12,000 ans
Puis en Afrique des musulmans
Qui ont plusieurs femmes évidemment

Moi catholique baptisé
Traumatisé par le péché
Y a tellement de religions sur terre
Qu’aujourd’hui j’me sens libéré…

J’ai vu des noirs bleus comme la mer
Qui vendaient des serpents séchés
Des noirs charbons en Côte d’Ivoire
Qui m’ont donné leur amitié

Du fond de la brousse ma peau blanche
A eu honte de ses préjugés
Y a tellement de couleurs sur terre
Qu’aujourd’hui j’me sens libéré…

J’ai vu des langues par dizaine
Des dialectes par centaine
Sayonara good by je t’aime
Midowo antimari midowo

Moi québécois enraciné
Qu’on a monté contre les anglais
Y a tellement de langages sur terre
Qu’aujourd’hui j’me sens libéré…

Les religions sont des poètes
Comme les langues et les couleurs
J’ai comme des explosions dans tête
Qui font qu’aujourd’hui j’ai pus peur

D’être québécois dans l’fond du cœur
Et j’ose crier à la jeunesse
Maudit déniaise t’as 18 ans
Je sais que la planète t’attend

J’sais pas si j’ai bien fait d’parler
Mais pour le reste, oubliez moi.

P.S.
Sur l’air de la facterie de cotons
De Clémence Desrochers

À mon ami Clermont
En souvenir du camp Ste-Rose

Renaud avait écrit cette chanson en 1990, dans l’avion, entre l’Afrique et la France, et cela pour fêter ses quarante ans. Clermont m’avait dit que la vie semblait lui avoir donné pour rituel, à tous les dix ans, de célébrer la vie dans le ciel au-dessus des océans. Pour ses vingt ans, il survola l’espace entre le Japon et Hawai, pour ses trente ans, les nuages entre l’Asie et l’Allemagne. Peut-être pour ses cinquante ans nous le verrions arriver de nulle part pour nulle part ou de Cuba aux Iles Marquises ? Qui sait ?

Le plus étrange fut que ces voyages ne lui coûtèrent jamais un sous. Il était né en 1950. Et par un drôle de hasard, on l’avait invité à chanter à l’Exposition d’Osaka au Japon en 1970, à la semaine canadienne d’Abidjan en 1980 et pour les soldats de l’armée canadienne à Larh, en Allemagne de l’ouest en 1990. La prochaine étape serait donc l’an 2000, un an avant le rendez-vous du camp Ste-Rose.

Pour que la vie retrouve son eumétrie dans notre petit coin de paradis des ïles Marquises, Jean et moi réinstallâmes la canne à pèche de mon père à la fenêtre de la chambre vide de la dépendance et j’appris la flûte pour remplacer Nellie-Rose dans nos concerts du dimanche soir.

En 1993, Madame De Vincennes perdit graduellement la vue. Elle avait maintenant soixante-quatorze ans. Elle qui avait passé une partie de sa vie à créer des mots croisés pour des revues parisiennes après avoir été enseignante de grammaire française, connut la douloureuse expérience de se sentir diminuée et dépendante.

Et là encore, nous resserrâmes nos liens de famille élargie. Frannie alla lui faire la lecture de quelques écrits de son philosophe favori, Spinoza. Madame de Vincennes adorait la philosophie à cause des textes denses, si denses qu’il fallait avoir, pour les lire, la même concentration que lorsqu’on invente des mots croisés.

Elle les avait tous plus ou moins parcourus au cours de sa vie, mais peu lui avaient donné le goût d’une relecture. Le monde des idées de Platon lui semblait une perception inutilement figée de l’univers, les a priori de Kant une erreur épistémologique de base, la dialectique de Hegel et de Marx, une religion déguisée du réel, le surhomme de Nietsche un délire de l’humanité tremblante sur ses bases et l’existentialisme de Sartre l’orgueil vaniteux de l’homme moderne se vautrant dans le néant comme les cochons dans la boue, suite à la mort sociale d’un dieu à qui on garde rancune parce qu’on ne retrouve à la place qu’il occupait que du vide intérieur. Mais Spinoza gardait de page en page ce mystère intellectuel qui la suivait dans son sommeil tel l’odeur d’un bouilli dans une mijoteuse lorsque les nuits d’hiver à Paris lui paraissaient trop humides pour sortir des couvertures. De fait, « l’éthique » de Spinoza était son livre de chevet depuis des années. Le but de la philosophie étant, selon ce grand penseur :

« de rechercher un bien capable de se communiquer,
dont la découverte fera jouir pour l’éternité
d’une joie continuelle et suprême ».

Dans le bain des philosophes, elle prenait rarement la parole, n’ayant pas d’opinion sur quoi que ce soit, mais préférant se délecter de la science des mots des plus instruits comme ses lecteurs savaient apprécier, de semaine en semaine à l’époque, ses énigmes du langage sous forme de jeu.

Frannie était sa préférée, bien que Nellie-Rose ne le sut jamais et qu’elle n’en fut privée de rien. Il y avait entre elles deux cette complicité de cœur où par une seule phrase, elles arrivaient à s’apaiser l’une et l’autre dans les moments de doute ou d’humeur douteuse qui ne duraient rarement que le temps d’un nuage.

Voyons donc Mamie disait Frannie
Vous qui aimez le mots
Pouvez maintenant les déguster
Sans être obligés de les voir
Ligne par ligne
Et vous avez ma voix en prime.

Frannie avait toujours cet art de trouver une solution non seulement pour tout, mais rendant justice à tous. Comme ce fameux soir par exemple où elle me trouva les yeux humides parce que je ne pouvais être en même temps pour Noël aux Iles marquises avec elle et en Suisse avec Nellie-Rose et Philippe.

Voyons donc maman
Je vais téléphoner à Nellie-Rose
Et on va gestionner le problème.
Pour que la première fois de ta vie
Tu puisses vivre deux Noël extraordinaires
Dans la même année.

Chère Frannie. Avec un art de vivre étonnant pour son âge, elle servait de canne à Gérard, d ‘eau de vie à son père, de tendresse à sa mère et de voix à Madame de Vincenne. Sans que ce passage d’un rôle à l’autre ne lui cause aucun irritant. Tout lui souriait puisqu’elle souriait à tout. Madame de Vincenne passait toujours sa main sur la largeur de son sourire, pour être certaine que cette lecture d’un soir à l’autre ne privait pas sa petite fille de joies plus compatibles avec son âge.

Voyons donc, mamie
Même mon professeur de philosophie
Trouve que je fais du progrès
Alors que je ne répète que nos discussions
Dans mes travaux
Hahaha

Pour Madame de Vincenne, Spinoza représentait le centre de son univers intellectuel à partir duquel elle refaisait pour Frannie l’histoire de la philosophie. Elle avait pris sa manière de raconter dans son amour pour le professeur Henri Guillemin dont les conférences sur Napoléon et Jesus-Christ présentées à la télévision au début des années soixante avaient été des modéles de passion intellectuelle filtrées et vulgarisées par la parole d’un conteur exceptionnel. Et puis le fait d’avoir été enseignante ne lui avait certainement pas nuit dans cette aventure de l’esprit entre une mamie et sa petite fille.

Spinoza (1632-1677) était un philosophe
À l’attitude libre à l’égard
Des pratiques religieuses
Excommunié par sa religion hébraïque
Il se retira en ermite
et consacra sa vie à la méditation
Reliant la science de son temps
au doute méthodique de son maître Descartes.

Le plus extraordinaire
C’est qu’il gagna sa vie
En polissant des verres
Alors que Copernic
Avait fini par ruiner la sienne
En montrant le ciel tel qu’il était
Aux grands de l’Eglise
Dans un télescope dont les verres
Avaient été aussi polis de ses propres mains.

Spinoza, Frannie.
C’est le Copernic de l’esprit
le philosophe
Qui définit l’homme épanoui comme
Ayant réussi à s’intégrer librement
Et individuellement
à la totalité cosmique.

Deux siècles plus tard,
La lecture approfondie de son œuvre
permit l’émergence d’un disciple exceptionnel
Einstein et sa théorie de la relativiré
Alors qu’en son temps Spinoza
fut considéré comme un renégat
Par certains hommes d’Eglise attardés
Pour qui enseigner une révélation
Etait plus important
Que de découvrir par la raison
qu’elle n’était peut-être qu’une fable
Pour gens naïfs

Tu vois Frannie, Spinoza
Comparativement à son époque
Figée dans ses croyances
Un peu comme une grande partie
De l’humanité
L’est encore aujourd’hui,
C’est le Bob Dylan de la philosophie

Hugues Aufray a traduit un texte de Dylan
« car le monde et les temps changent »
qui symbolise très bien le frisson Spinoza.
Dommage que j’aie égaré le disque
dans le déménagement de Paris aux Iles Marquises
ça m’étonnerait que ce soit réédité maintenant.

Le 28 juin 1994, et cela durant les vacances scolaires des enfants, Madame de Vincenne eut soixante-quinze ans. Nous l’amenâmes en chaise roulante au gazeeboo. Gérard au piano, Frannie au violon, Philippe à la basse puisqu’il était aussi musicien, Nellie-Rose et moi à la flûte, lui fimes la surprise d’introduire la chanson d’Aufray par une orchestration de notre cru. Et Frannie elle-même lui chanta les paroles, d’un couplet à l’autre.

Où que vous soyez, accourez braves gens
L’eau commence à monter soyez plus clairvoyants
Admettez que bientôt vous serez submergés
Et que si nous valons la peine d’être sauvés
Il est temps maintenant d’apprendre à nager
Car le monde et les temps changent

Et vous gens de lettres dont la plume est d’or
Ouvrez tout grand vos yeux car il temps encore
La roue de la fortune est en train de tourner
Et nul ne sait encore où elle va s’arrêter
Les perdants d’hier vont peut-être gagner
Car le monde et les temps changent

Vous les pères et les mères de tous les pays
Ne critiquez plus car vous n’avez pas compris
Vos enfants ne sont plus sous votre autorité
Sur les routes anciennes les pavés sont usés
Marchez sur les nouvelles ou bien restez cachés
Car le monde et les temps changent

Messieurs les députés écoutez maintenant
N’encombrez plus le monde de propos dissonants
Si vous n’avancez pas vous serez dépassés
Car les fenêtres craquent et les murs vont tomber
C’est la grande bataille qui va se lever
Car le monde et les temps changent

Et le sort et les dés maintenant sont jetés
Car le présent bientôt sera dépassé
Un peu plus chaque jour l’ordre est bouleversé
Ceux qui attendent encore vont bientôt arriver
Les premiers aujourd’hui demain seront derniers
Car le mondent et les temps changent

Car le monde et les temps changent.

Gérard nous avait écrit des arrangements vocaux pour les deux dernières phrases de chaque couplet, de façon à donner l’impression d’une descente musicale des étoiles sur la terre, lui-même étant aveugle, tentant par les sons de redonner en image les frissons provoqués par Spinoza en Madame de Vincenne, et tout cela sous la direction artistique de Frannie.

Ce fut un moment d’une intense beauté. Nous réalisions tous à quel point Madame de Vincenne avait accepté, dans notre eumétrie familiale, le rôle le plus humble. Celui de cuisinère et de superviseuse des deux petites pendant que Jean et moi voguions à nos écritures et que mon père et Gérard peignaient leur vie de travail arc-en-ciel-ée de contemplation. Elle avait profondément participé à notre rêve par simple amour de la philosophie, reconnaissant dans notre aventure le sceau de la pureté d’intention.

Quelques semaines plus tard, elle perdit peu à peu la mémoire. À un point tel que, sans en comprendre le moindre sens d’une phrase à l’autre, seule la musique des mots de Spinoza parvenait maintenant à lui redonner cette sérénité de l’âme qui avait toujours été la sienne. Quelquefois, une lueur d’intelligence s’allumait dans ses yeux. Et cela donnait des phrases comme :

Je vis le même drame que le philosophe Kant
Lui qui fut l’être le plus brillant de son époque
Finit sa vie hors de la notion des choses
Ne parvenant qu’à pleurer de rage
Parce qu’on lui avait enlevé
un biscuit des mains.

Cette longue descente aux limbes dura plus de deux ans. Et Madame de Vincennes s’éteignit doucement le 1er août I996, quelques jours après les dix-sept ans de Frannie. Celle-ci vécut un tel choc que nous crûmes bon, Jean et moi l’envoyer vivre un peu chez sa sœur en Suisse.Et nous ne restâmes que trois, fougueusement décidés à ne pas nous laisser blesser par un destin contraire.

Les dimanches furent dorénavant consacrés à notre soirée récital sous le gazeboo, les lundis soirs au bain philosophique et les mardis à une lecture commune de l’œuvre de Spinoza. Ainsi nous gardâmes l’impression joyeuse que toute la famille trouvait encore la coquinerie de se réunir malgré le fait que nous habitions maintenant des espaces et des mondes différents.

Jean et moi, prenions quotidiennement de longues marches sur la plage. Il était gravement malade et je ne me doutais de rien. Seul Gérard était au courant. Il tentait de quitter cette terre de la manière la plus douce possible, tout en étant paniqué à l’idée qu’un cancer de la prostate, ça finit par se voir et se savoir. Il se sentait piégé. Ne voulant pas que je souffre d’avoir été mise à l’écart ou que je l’apprenne trop tôt, ni que les filles brisent leur vie en Suisse pour une simple question de temps. Car le temps lui était compté. Six mois,au plus, lui avait dit le docteur. On avait découvert des métastases au poumon droit. Et comme son corps risquait d’être décharné à une vitesse plus rapide que prévue, il n’eut plus vraiment le choix. Soit qu’il partait en voyage pour régler des choses avec son frère et mourait au loin, soit qu’il prenait la chance de voyager avec moi dans l’inconnu de la souffrance physique.

Nous vîmes arriver son frère Arsène, énigmatique personnage pour qui il éprouvait une admiration et un respect sans borne. J’étais assise avec Gérard sur la grosse roche quand nous vîmes au loin Jean et Arsène, le dos courbé, marchant à pas lents. Le corps de Jean me sembla terriblement chétif et son pas, curieusement hésitant.

Gérard, mon mari va mourir bientôt.
Et il ne veut pas me le dire.

Gérard sentit par l’intense solidité de ma voix qu’il était important que je sache, maintenant, car Jean risquait de s’enfuir plutôt que d’affronter le fait de me faire mal. Et il me raconta tout. Comment les douleurs l’avaient terrassé durant la maladie de Madame de Vincenne, le bal de ses hésitations et la solide confiance qu’il avait mis en en lui, en espérant aussi qu’il soit muet et sourd qu’aveugle.

Je compris alors pourquoi il avait acheté les deux propriétés adjacentes à la nôtre, sous prétexte d’agrandir notre domaine. Bien sûr il les avait fait détruire et n’avait gardé que les terrains. Mais je soupçonnai qu’il désirait, qu’avec leur héritage, mes filles, se construisent et viennent m’entourer avec leur famille, quitte à ce que ce ne soit que durant leurs vacances, sachant fort bien que je refuserais jusqu’à ma mort de quitter mes chères Marquises, mon père, madame de Vincenne et lui ayant niché leurs tombes en ces lieux enchanteurs.

Je ne m’étonnai plus aussi qu’il ait déjà fait inscrire sur la pierre tombale familiale son nom et son épitaphe, la même que celle du québécois Doris Lussier dont il admirait la sagesse philosophique face à la mort ; phrase qui disait substantiellement ceci :

Je m’en vais voir
si l’éternité existe.

Le destin fait parfois drôlement les choses. Ce soir-là, après le départ d’Arsène, nous reçumes un appel de Suisse.

Maman je suis enceinte de quatre mois.
Je tenais à ce que tu sois la première à le savoir
Et Jean le deuxième
Et Gérard le troisième.
J’aimerais accoucher aux Marquises
J’en ai parlé à Philippe, il serait d’accord
Ça nous permettrait de passer nos vacances
d’été ensemble.

Nellie-Rose était intarissable de joie. Pas moyen de l’interrompre. On avait beau de passer l’appareil, Jean, Gérard et moi, on aurait qu’elle continuait sur sa lancée comme si c’était toujours la même personne.

Puis tu vois bien que j’ai encore besoin de toi
De tes petits mots dans mon pique-nique
Pis surtout ta question du soir »
Quel a été le plus bel événement de ta journée ?
Je tiens plus en place maman
Si seulement l’été peut arriver.

Attends, Frannie veut te dire quelque chose

Et Frannie de demander des nouvelles de tout le monde, puisque sa sœur avait parlé pour deux et qu’elle-même en était fort aise, elle-même occupant tout l’espace dans les conversations.

Il est temps de construire la maison de Nellie-Rose
Qu’est-ce que t’en penses, Marie ?

Je sus par ces paroles que Jean venait de décider qu’il voulait se battre pour survivre, au moins jusqu’à l’arrivée du bébé. Nellie-Rose et sa sœur avaient prévu débarquer aux Marquises le 24 juin, le soir de la St-Jean-Baptiste, fête nationale des québécois. Il tint à ce que leur chez soi fut la réplique exacte de la maison du jouir de Gauguin dans sa forme générale, ne meublant qu’une chambre de façon à ce que Philippe et elle puissent magasiner ensemble un mobilier selon leurs goûts. Ce furent des jours heureux et intenses, Jean prétextant un virus pour expliquer sa mauvaise mine et sa perte de poids. Nous réalisâmes soudain que cette naissance risquait de se produire dans la même période que les dix-huit ans de Frannie. Que de sensations neuves en perspective.

J’allai seule à l’aéroport chercher les enfants, Jean préférant mettre la main aux derniers détails pour leur faire la surprise de la maison neuve. Mais je devinai qu’il préférait qu’ils voient la maison avant son visage de façon à atténuer le choc causé par les changements physiques de sa personne qu’ils ne manqueraient sûrement pas de remarquer. Nellie était magnifique avec son ventre rond comme une lune. Et Frannie n’avait pas perdu une seule dent de ce sourire aussi large qu’une fenêtre ouverte sur l’océan d’Atuona. Quand à Philippe, il flottait entre nous trois avec la délicatesse de l’intelligence affective d’un jeune homme sincèrement amoureux de sa compagne.

Jean est victime d’un virus, dis-je,à mes jeunes
Il a un peu maigri….
Alors ne lui parlez pas de sa santé
Ça va juste lui gâcher le plaisir
De vous recevoir.

Comme Jean l’avait prévue, la joie de Nellie-Rose fut très vive, excitée bien plus par le fait qu’elle laisserait un jour un héritage à sa propre fille que par le bien matériel lui-même. Cela l’impressionna. Car il voyait dans ces propos la conséquence directe des nombreuses discussions philosophiques qu’avait eues la famille à travers les années.

Les œuvres philosophiques ne sont pas fondamentalement une bibliothèque d’énigmes réservé aux gens cultivés. Monsieur Rodolphe par exemple, en avait saisi la substance universelle en lisant uniquement l’encyclopédie, ce qui lui donnait une culture générale suffisante pour en converser avec émerveillement. Mais lorsque Jean fit comprendre aux filles qu’il existait une caverne d’Ali Baba avec des trésors intellectuels inestimables qui nous permettaient de faire des choix pour atteindre l’art de vivre heureux et repu, elles commencèrent à prêter oreille.

Comme il était leur professeur principal depuis l’enfance, madame de Vincenne s’occupant surtout de la beauté de la langue française et des règles grammaticales, il lui arrivait de souligner les passages les plus émouvants d’œuvres qui en soi semblaient disparates : Comme les nourritures terrestres de Gide, le mythe de Sisyphe de Camus, Siddharta d’Hermann Hesse. Puis il leur parlait de la biographie des auteurs, de leur envoûtement à tenter de redéfinir le sens de l’existence par une recherche fondamentale. Insistant parfois sur la musique de la langue, parfois sur l’aide que cela pouvait apporter dans les évènements difficiles de notre propre vie, la culture étant le meilleur médecin devant les épreuves, les filles finissaient par lire le volume. Elles pouvaient donc lors des séances du bain des philosophes, dépasser le stade de l’opinion personnelle pour atteindre celui de participante à plein titre d’une communauté de réflexions où l’idée la plus esthétique, à la forme géométrique la plus séduisante devenait un vin de l’esprit offert à l’enivrement de chacun. Car on se donnait de la culture d’abord pour avoir le bonheur de porter un toast à la subtilité de rire joyeusement au sein de cette forme originale que constituait notre famille élargie.

Quelque temps après la mort de mon père, il arriva que, dans le bain des philosophes, nous eûmes à réfléchir sur des questions d’actualité. Comme cette fois où, en 1988, Christina Onassis, la femme la plus riche du monde, se suicida. Jean parla alors d’un livre, très difficile à comprendre, qui demandait beaucoup d’intelligence (ce qui ne manquait jamais son but au niveau pédagogique, l’adolescence adorant relever des défis) sans lequel selon lui, toute discussion sur le suicide semblait incomplète.

Il s’agissait de « l’Utopie », l’œuvre de Thomas Moore, écrite en latin (1515) puis traduite en anglais (1551) , dont l’encyclopédie Larousse dit textuellement ceci :

Thomas Moore imagine une terre inconnue
Dans laquelle l’organisation idéale de la société
Sera organisée.
La première partie en est toute critique
C’est le tableau très poussé au noir
De l’Angleterre d’alors
Et des autres Etats Européens….
Dans la seconde partie du livre,
Au lieu de proposer ses réformes dogmatiquement,
Il les raconte comme si elles étaient déjà appliquées
Dans une île lointaine.
C’est la description très détaillée
D’un état socialiste et démocratique.

Et Jean de nous confier que s’il n’avait pas lu ce livre dans sa jeunesse, jamais il n’aurait été tenter de relever le défi de Thomas Moore.

Est-ce qu’on peut réaliser une société utopique dans cette vie,
où le bonheur de vivre ensemble est supérieur
au bonheur de vivre isolé ?

Quand j’ai rencontré Marie, je me suis souvenu de Thomas Moore et j’ai fonçé vers mon rêve de jeunesse. Si Christina Onassis avait eu un rêve d’enfance qu’on ne peut parfois définir qu’à la suite d’un certain nombre de lectures, jamais elle n’aurait posé un geste aussi désespéré. L’argent sans le rêve étant peut-être le plus perfide des poisons.

Voilà pourquoi Nellie Rose reçut cette maison en cadeau avec le détachement qu’aurait eu Gauguin. C’est-à-dire comme un rêve à transmettre à sa fille et non comme une valeur comptabilisable en chiffres.

La date de l’accouchement approchait. Jean tenait le coup, tentant de quitter cette vie avec le même talent que lui avait enseigné Epicure à travers l’expression philosophique originale de mon père. Depuis des années, philosopher pour notre famille correspondait à l’art exquis de la conversation, comme prendre plaisir à s’attarder autour d’une bonne table en bonne compagnie. Jean étant plutôt de nature sauvage, aimant profondément ses proches et se méfiant des autres, nos invités s’introduisaient dans notre site enchanteur sous forme de livres, et si possible, d’œuvres majeures. Aucun domaine n’était exclu. Bande dessinée : toute la collection des « Pieds Nickelés » du début du siècle où la subversion sociale était portée à un délice inégalé. Science fiction : la trilogie « fondation » d’Isaac Asimov où le rapport entre la logique lumineuse de la mathématique et l’imagination donnait le vertige intellectuel. En érotisme : les oeuvres d’Andréa de Nerciat, compétiteur du marquis de Sade, dont la légèreté exquise du libertinage atteignit par le biais de la littérature la quintessence d’une certaine philosophie des mœurs.

En fait, tout ce domaine des Iles Marquises qui coûtait des centaines de milliers de dollars, valait en lui-même mille fois moins que le bain des philosophes de mon père, qui à lui seul nous permit comme famille de devenir intimement heureux et amoureux de la vie.

Ce ne fut donc pas étonnant de voir Jean prendre plaisir à y recevoir les filles et Philippe, parfois en groupe, parfois seul à seul. Il avait pris le parti d’écouter. De poser des questions et d’être attentif aux questions que cela suscitait en cette jeunesse dont il admirait l’enthousiasme à découvrir ce qu’il s’apprêtait à quitter.

Comme il ne se confiait qu’à Gérard, c’est par ce biais que je sus sa fierté de laisser à tous autant qu’à moi le souvenir d’un homme apaisé de ne pas avoir mis ses proches dans la douleur du deuil avant qu’il ne soit nécessaire.

Nellie-Rose accoucha chez elle, aidée d’une sage femme, le jour des dix-huit ans de Frannie, comme pour lui faire un cadeau. Et nous allâmes fêter l’événement dans le bain des philosophes, Nellie ayant manifesté le désir qu’on l’y emmène tout près de la bordure de ciment, dans son lit avec son poupon dans les bras.

Nous eûmes à décider du prénom. Chacun y alla de ses préférences. Philippe parlant de « Philippe Junior », ce qui provoqua un certain nombre de taquineries au sujet de sa vanité de père atteignant le gonflement du ventre d’une grenouille. Jean de « Rodolphe » en hommage à mon père. Mais Frannie trouvait que ça faisait pas assez moderne. Nellie-Rose de « Gérard » Mais Gérard lui-nême souligna qu’il y avait assez d’un aveugle dans la famille. Je fis bien attention de parler la dernière pour que ma parole prenne tout le poids de son désir.

Moi je propose qu’il s’appelle Socrate.
En hommage à mon père qui l’adorait pour sa sagesse
À Madame de Vincenne qui le respectait pour son courage
Et à Jean qui malgré le pouvoir de son argent
Jamais ne tenta de nous posséder ou nous écraser
Mais au contraire, nous apprit l’art de poser les questions
Les plus jolies face à la vie comme à la mort.

Et nous levâmes notre verre à la santé de Socrate. Et Jean parvint à boire le verre de la cigue avec ce sourire bienfaisant qu’ont les gens trop heureux, malgré d’intenses douleurs au ventre.

Le lendemain, Gérard cogna à ma porte affolé. Jean avait décidé d’aller mourir chez son frère Arsène, ne pouvant accepter qu’une naissance soit gâchée par une mort. Que dire, que faire ? Nous avions depuis longtemps nos chambres séparées, question d’eumétrie, préférant nous visiter comme par irrésistible besoin plutôt que de perdre le désir au quotidien. Cette nuit-là, j’allai me blottir dans ses bras. Je sentais que chaque toucher de ma part lui provoquait de la douleur. Cela devait être horrible de tout cacher.

Mais je le laissai partir, faisant confiance en son jugement. Une semaine plus tard, Arsène nous appela en catastrophe. Jean voulait tous nous voir à Paris avant de mourir. Rendus à son chevet, nous ne pûmes qu’éclater de chagrin Et Jean de répondre.

Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage

Il s’éteignit sur cette phrase. Et nous ramenâmes le corps près de celui de mon père, en lui demandant de l’accueillir au moment où celui-ci lui dirait :

Bonsoir Rodolphe
Je m’en viens voir si l’éternité existe.

L'île de l'éternité de l'instant présent (Pierre Rochette)

Chapitre 20 – ESSAI DE POÉSIE QUANTIQUE

L’île de l’éternité de l’instant présent

Georges Langford
Georges Langford

Chapitre 20

La poésie quantique
Ne s’écrit jamais
Sur les tombes
Des chefs religieux obscurantistes,
Mais uniquement sur celles
Des magnifiques de l’instant présent

signé,. le voyageur quantique.

Amenez-moi au début du roman
Il n’en fallut pas plus pour que des journalistes accusent la CIA d’avoir monté le coup de la tombe de Pie X11. On envoya des graphologues de réputation internationale faire la comparaison et l’analyse des deux écritures. Un de ceux-ci dévoila, sous l’anonymat, qu’il avait rencontré le mystérieux voyageur. L’homme lui semblait détaché de tout désir de gloire personnelle, n’étant qu’un amoureux fou d’un accouplement sauvage entre la science et la poésie comme outil de libération des hommes. Et qu’effectivement, maintenant que le mot voyageur quantique était universellement connu, il ne voyait plus la nécessité de se manifester au monde, le pèlerinage d’une tombe à l’autre suffisant aux futurs vagabonds du cosmos pour lui ouvrir ,à travers la fissure du temps, le passage donnant accès à l’île de l’éternité de l’instant présent. Fut alors indiquée, à la fin de l’article, la liste des sept premières tombes, la dernière n’allant être dévoilée qu’après sa propre mort.

Une légende urbaine internationale était maintenant née. Et l’on vit arriver à Atunoa des voyageurs solitaires à la recherche de la huitième tombe comme si cela avait été la huitième merveille du monde. Nous le sûmes par le journal local, car chacun d’entre eux tentait de savoir si quelqu’un d’autre était venu avant lui dans ce but.

Cette huitième tombe était ,en fait, celle de mon père. Et je ne sus que quelques années plus tard que Renaud, après avoir dormi au pied de la tombe de Gauguin, avait rencontré par hasard, Gérard au « Hanakee Pear Lodge « Gérard lui parla de la mort de mon père et de sa tombe dans le même cimetière que celle de Gauguin. C’est ainsi que fut conçu le projet poétique de la huitième merveille du monde à découvrir après sa mort, l’objectif étant de lui donner, au niveau de l’inconscient collectif, une image et une envergure mondiale. Renaud prit donc le risque d’aller dormir une deuxième fois au cimetière. Et comme j’étais mariée et heureuse, il ne crut pas utile de m’importuner de sa présence. Je me souvins des paroles que Renaud avait dites à mon père, bien des années auparavant ;

Le camp Ste-Rose représente pour moi
Le noyau particulaire
D’une explosion atomique
et poétique.

Puis ce fut à nouveau le silence cosmique de Renaud. Après le deuil de la mort de mon père passé, nous resserrâmes nos liens familiaux autour du piano de Gérard, de la flûte de Nellie-Rose et du violon de Frannie. Ils étaient maintenant capables d’interpréter à l’oreille tout le répertoire du St-Vincent de l’époque. Jean fit construire un gazeboo donnant sur la mer pour que nous ayons le bonheur de vivre, tous les dimanches soirs, un concert sous les étoiles.

Et la vie suivit son cours.

Jean préparait une étude des traditions et coutumes des Îles Marquises. De mon côté, je continuai à déposer sur papier, mes réflexions sur le Vieux-Montréal de ma jeunesse en relation avec cette étrange histoire que fut le camp Ste-Rose, tentant de m’en servir comme pivot pour comprendre l’aventure de Renaud sur cette terre.

Son œuvre artistique me semblait de plus en plus du même souffle que celle de Salvator Dali, Picasso, les automatistes, les dadaïstes, les impressionnistes et bien d’autres, qui tentèrent, par des expressions artistiques révolutionnaires , de changer la perception archaïque de l’univers, tout acte poétique étant en soi révolution. Et dans le fond, Renaud faisait des tableaux directement sur la toile du monde plutôt que sur celle employée habituellement par les peintres. Seule la gratuité et l’intégrité de l’acte poétique ayant une valeur dans l’histoire de l’art comme celle de la recherche dans le domaine de la pensée scientifique. Renaud peignait peut-être la terre de huit réverbères géants en forme de pierres tombales pour qu’on voie enfin la texture de l’univers jusqu’au fond du cosmos, mais de l’intérieur des tombes.

Se peut-il que le temps nous ait oubliés durant tant d’années par sa délicatesse à tisser nos vies de douceur? Nellie-Rose allait avoir dix-huit ans le douze février 1991. Elle n’eut pas besoin d’avoir une adolescence révoltée ou rebelle. Elle passait l’été à Vancouver avec son père et durant le reste de l’année, bénéficiait de la science de plusieurs professeurs privés dans le but de préparer son entrée à l’université de son choix. Nous étions tous si heureux. Quand elle avait des sautes d’humeur ou des crises d’identité, Jean prenait le temps de préparer le bain du philosophe, selon la tradition instaurée par mon père. Il se servait maintenant du vase aux suggestions comme réservoir pour inquiétudes d’ado. Alors, il pigeait. Quand il n’était pas capable de répondre, je venais à la rescousse et quand cela concernait toute la famille, nous arrivions tous. Jamais nous n’avons oublié le verre de vin à la santé des étoiles.

Jean désirait une fête dont Nellie-Rose se souviendrait toute sa vie. Ce soir-là, mon mari nous réveilla, les filles et moi, à minuit juste. Il nous banda les yeux et c’est Gérard qui nous servit de guide. Cela me prit peut-être cet épisode pour découvrir à quel point il fallait du talent quand on est né sans ses yeux. Je crus comprendre, par le bruit des vagues, que nous descendions vers la mer. Au moment où nous nous assîmes sur un banc, j’entendis chanter :

J’te vois r’venir chez nous…..par la porte d’en avant
Tu sonnes et je t’ouvre………pis j’descends lentement
Je te prends dans mes bras…..on remonte lentement
On n’ose pas parler…………….on en a trop à dire

REFRAIN
Si j’avais su t’aurais pu me dire que tu t’en venais souper
T’avais rien qu’à téléphoner chez l’gros Bob d’à côté
Y s’rait v’nu dans maison, y m’aurait dit bonhomme
Bonhomme vient donc répondre, y a quelqu’un là pour toé

Je hurlai de joie : René Robitaille, le chansonnier du St-Vincent. J’enlevai mon bandeau. Sur le haut du gazeboo. Il y avait d’écrit en gros : « le café St-Vincent » René chanta 3 chansons, puis Pierre David trois autres et enfin Jos Leroux prit la parole.

Chère Nellie-Rose,

Ta mère avait à peu près ton âge Quand nous l’avons rencontrée La première fois Au café St-Vincent.

Puisque tu connais si bien les chansons du Québec,
Et que Jean de Larousse
Nous a encylopédie-cysés
Barnake…c’est dur à dire ça
En nous offrant des vacances au soleil
Toutes dépenses dés-encyclopédie-cysées
Barnake…… je l’ai eu les gars

Donc, Nellie-Rose

Accouche Jos de crier René
On a soif…
Hahahaha

Monsieur de Larousse,
Trois cognacs pour René s’il vous plait
Y est comme un bébé
Ça y prend son boire aux trois heures

Hahahaha

Donc Nellie-Rose

Nous désirons donc t’offrir pour tes 18 ans,
Un bouquet de moments tendres.
Sous la forme d’un album intitulé :
Du St-Vincent aux Îles Marquises.

À gauche, les textes de nos chansons
À droite, des photos de ta mère
Du temps de sa jeunesse
Et dans les pages du centre
Des images de toi depuis ta naissance.

Et j’aimerais inviter Marie
À t’adresser la parole

Je montai sur la scène avec l’idée de rappeler aux gars un souvenir que seuls eux et moi comprendraient, et sûrement Jeanne Martin si elle avait été présente.

Ben làlàlà
Ben làlàlà

Et j’entendis les rires des chansonniers en arrière de moi, répétant comme des enfants de chœur heureux de le redevenir ;

BEN LÀLÀLÀ
BEN LÀLÀLÀ

Très, très chère Nellie-Rose
En cette nuit où….
Comme toutes les nuits depuis ta naissance
Tu as toujours eu le droit de te croire éternelle…
Mon passé et mon présent
Se joignent maternellement
Penchés tels deux goélands
Au dessus du précipice de la vie
Pour te contempler

Dans tes premiers battements d’ailes
D’oisillon devenu oiseau
Dessinant au firmament
Le surgissement d’une nouvelle étoile,
Celle de mon bonheur de t’aimer
De loin en loin toujours plus près éternellement.

Ce fut très émouvant d’entendre trois époques s’harmoniser d’une chanson à l’autre. Le St-Vincent des trois chansonniers, le p,tit Québec de Gérard et les marquises de mes deux filles. Au moment où nous entonnâmes « une boîte à chansons » de Georges d’Or, Jean interrompit notre récital de meute heureuse

Ce soir
La fête de Nellie-Rose
C’est aussi celle de sa mère
Qui l’a aimée avec passion et talent
Et pourquoi pas un cadeau pour la mère et la fille.
Première surprise
Pour la fille ou la mère
Devinez ?

Je vis une première lanterne s’approcher. Il me semblait que le pas était vigoureux et jeune. Qui cela pouvait-il être ?

Philippe ! ! ! cria Nellie-Rose.

Ils s’étaient connus à Vancouver l’été précédent. Lui était parti étudier en Suisse. Ils avaient donc rompu pour se donner leur liberté réciproque. Mais comme Jean l’avait découvert dans le bain des philosophes, elle se mourait d’amour pour lui et lui pour elle. Alors comme sa fête tombait durant le congé scolaire, mon mari eut l’idée de rendre sa fille par procuration immensément heureuse. Et elle le fut.

Maintenant le cadeau de la mère cria Jean.

Le cœur me débattit à tout rompre. Pourvu que ce ne soit pas Renaud. Je m’aperçus que le barrage qui retenait mon amour pour lui depuis tant d’années avait commencé peu à peu à se craqueler. Et je ne voulais pas que cela arrive. Jean ne méritait pas ça et je l’aimais sincèrement. La lanterne s’approcha. Je ne pouvais pas dire qui c’était. Barbe blanche, chauve, costume de marin je crois… Clermont….

Je fus à la fois soulagée et heureuse. Cela faisait tant d’années sans nouvelles. Il s’était engagé comme marin en travaillant comme sous-chef et en avait profité pour faire le tour de la planète. Quelques mots confus, larmes et nouvelles brèves perdues dans une folie de resserrer les liens d’amitié pour les chanter à la mer si étoilée de noir sous ses vagues serpentants les rochers tel un collier de perles.

Une boîte à chansons
C’est comme une maison c’est comme un coquillage
On y entend la mer, on y entend le vent
Venu du fond des âges

On y entend battre les cœurs à l’unisson
Et l’on y voit toutes les couleurs
De nos chansons

Lalalala….lalalalala

Jean me dit à l’oreille

« J’ai tout fait pour retrouver Renaud »

Chuttt…. Lui dis-je
Je sais….
Je t’aime Jean….
Merci de nous aimer, mes filles et moi.

Nous primes plaisir, Jean et moi, à observer nos deux tourtereaux. Philippe était un charmant jeune homme, entouré affectueusement d’une famille très unie. D’ailleurs, tout le clan avait passé la période entre Noël et le jour de l’an en République Dominicaine. Il avait de l’éducation et de la passion pour son avenir. Quant à Nellie-Rose, initiée par Jean aux traditions artistiques de Polynésie, elle semblait attirée par l’idée de devenir dessinatrice de bijoux. Elle portait fièrement une fourchette qu’elle avait recyclée de façon à ce qu’elle lui entoure artistiquement le poignet.

De feuilleter, assis à la même table que Clermont, l’album de photos du St-Vincent me fit un drôle d’effet. Mon père, ma mère, Madame Martin, Clermont, Monsieur Philippe, Monsieur Étienne le laveur de vaisselle chantant, Renaud, Monsieur Gouin, Marcel Picard…. Que le passé pouvait être à la fois vivifiant et cruel.

Clermont avait peu de nouvelles fraîches des uns et des autres, travaillant d’un navire de croisière à un autre depuis cinq ans. Ce n’est que vers six heures du matin, bien tassés dans le bain des philosophes pendant que les jeunes étaient partis nager dans la mer, que nous apprîmes de Jos certaines choses.

Monsieur Étienne lave la vaisselle, mais en Floride.
Marcel Picard possède deux librairies de livres usagés
Michel Woodard enseigne le design dans une école privée
Monsieur Philippe travaille comme intervenant
Dans un centre de désintoxication.
Pierre Lamothe chante encore.
On n’est plus tellement nombreux de la première vague
À exercer le métier.
Musique américaine, synthétiseur
Tout change tellement vite.

Le St-Vincent de la belle époque me fit l’effet d’un paquebot perdu à la dérive dans l’océan de mon passé. Cela fut tellement magique que j’imaginais les sirènes de la mer tournées autour, attirées par l’irréalité d’un vaisseau fantôme tel que les aimait Nelligan dans son spleen de vivre.

Vers 10 heures du matin, il ne resta plus dans le bain que Clermont, Jos et moi. Je me sentis au paradis de l’amitié et j’aurais voulu que cela s’immortalise à jamais. Je pensai à quel point mon père avait été chanceux de quitter la planète au moment précis où cela fut beau comme un tableau de Renoir.

Vous ne m’avez pas encore parlé de Renaud fis-je
Est-ce que vous avez gardé vos nouvelles de lui
Pour le dessert ?

Moi je ne l’ai jamais revu
Depuis l’enterrement de madame Martin dit Jos.

Et toi Clermont ? fis-je.

Depuis qu’il a réussi son rêve, moi non plus.

Son rêve ?

Il voulait juste que les gens soient assez intrigués
pour faire le tour des huit tombes
dont il avait dessiné, par pure poésie quantique,
une route pour croisés du cosmos
comme si c’était les huit merveilles du monde
de façon à ce qu’ils se questionnent sur l’instant présent
les yeux tournés vers l’étonnement et le ravissement.
Comme vous voyez, je rapporte ses dernières paroles
Quand nous nous sommes croisés à New York
Il venait d’aller dormir au pied de sa dernière tombe
Celle du grand philosophe américain
David H. Thoreau.

Aux dernières nouvelles
Il avait entrepris une thèse en philosophie
Sur les lois structurales des rires et des pleurs
Et vivait en chambre comme un ermite.
Personne ne sait dans quelle ville ni quel pays.

En tout cas, dit Jos
On devrait tous se revoir
Au grand rassemblement du camp Ste-Rose Du 15 août deux mille un

Minuit juste
Au dortoir, compléta Clermont.

Oui mais c’est dans dix ans, fis-je en riant ?
C’est loin en titi

Il y a dix ans on aurait dit dans vingt ans, dit Jos
Ça passe tellement vite dix ans
Regarde on est là alors qu’à l’époque
Tous les trois
On s’enfermait dans la cave du p’tit Québec.

Tu vas avoir quel âge Jos, dit Clermont ?

51 répondit Jos
moi 57 fit Clermont
et toi Marie

18 ans voyons les gars
Je vais toujours avoir 18 ans.

Barnak fit Jos
Ça vaut trois cognacs, comme dirait René
Ben lalala fis-je.

Quel bonheur de rire des petits travers qui faisaient le charme de tous et chacun. Je réalisai soudain que je n’avais pas revu Renaud depuis le camp Ste-Rose. Cela faisait exactement 18 ans, l’âge de Nellie-Rose, sa fille biologique. Et mon coup de foudre pour lui n’avait pas diminué non plus. J’adorais Jean. Notre compagnonnage avait été et était encore une réussite éclatante, l’équilibre de nos deux filles et la sérénité de notre famille élargie en étant l’exemple le plus fulgurant jour après jour. Mais Renaud…

Frannie vint nous rejoindre avec son grand sourire à rendre jaloux les requins affamés. Elle était née au soleil et avait bénéficié de l’amour inconditionnel de sa sœur. Alors, tant qu’à se faire câliner dans la ouate, autant sourire.

Ce matin-là, le petit déjeuner au bord de la mer , nous laissa tous les trois endormis et repus, pendant que Frannie ramassait les éparpillements alimentaires de notre bonheur., Durant la semaine, Jos voulut voir cette fameuse tombe de Gauguin qui selon les journaux avait été profanée. En apercevant l’« Ego sum pauper » il ne put réprimer une réflexion.

Y est fou, barnak
Plus fou que ça, ça se peut pas.

Sauf que nous fûmes continuellement dérangés par des touristes un peu marginaux qui eux aussi cherchaient les fameuses phrases griffonnées dans la pierre.

Vous avez une idée dans quel pays se trouve
La huitième tombe ? nous demanda l’une d’elle.

Elle était professeure de physique à l’université de Princetown aux États-Unis et s’intéressait particulièrement à la possibilité pas si lointaine pour l’humain d’entreprendre des voyages quantiques. Alors, intriguée, elle avait décidé de consacrer ses vacances à faire le tour des tombes, au cas où… Si elle avait su….. à l’est du cimetière… la tombe de mon père….. mais bon…. Une légende urbaine est une légende urbaine…hahaha.

Nous refîmes ensemble la croisière poétique Gauguin, avec lecture des textes et visite des lieux historiques. Clermont fasciné, Jos ayant mal aux fesses et René fragile du cœur à cause du mal de mer probablement mélangé au mal de cognac. Gérard vint avec nous. La lecture des écrits de Gauguin le plongeait dans le plus pur des ravissements. Et comme c’était la cinquième fois qu’il se tapait le circuit, il commençait enfin à prévoir les courbes, les textures et les odeurs. Son moment préféré étant celui où le guide finissait par dire.

Et le bonheur succéda au bonheur.

La dernière nuit, Jean et moi fûmes réveillés par Nellie-Rose

Maman, Jean
Auriez-vous la bonté de venir me rejoindre
Au bain des philosophes ?

Cela arrivait tellement rarement qu’elle agisse ainsi de nuit que nous n’hésitâmes pas à répondre à ses besoins. Elle avait déjà allumé les chandelles, préparé les verres de vin, remplacé l’eau défraîchie par celle du puits.

Philippe et moi nous nous aimons
Je pars après-demain avec lui en Suisse.

La formulation de sa phrase ne laissait aucune marge de discussion pour quelque discussion que ce soit. Cela me ramena directement à cette fameuse nuit où je fis la même manœuvre avec mon père, me chicanant le lendemain avec ma mère pour être certaine de ne pas avoir de résistance à mon projet. Mais j’avais trois ans de plus. Dix-huit ans, c’est bien trop jeune. Quoi faire ? quoi dire ? Et si ça ne marche pas et qu’elle tombe enceinte ? et s’il lui fait de la peine, comment pourrais-je la consoler à une telle distance ?

Je ne fus pas mieux que ma mère à l’époque. J’éclatai en larmes, sans être capable de ne rien dire et je m’enfuis en courant pour mieux hurler ma douleur au vent du large. Gérard, réveillé par mes cris, sortit de sa maison à la canne à pêche. Jean lui raconta ce qu’il venait de se passer. Il prit sa canne blanche et décida de partir doucement à ma recherche.

J’étais assise sur la grosse roche, qui ressemblait un peu à celle du camp Ste-Rose sauf qu’elle coupait la plage en deux à l’extrémité de notre terrain. J’entendis Gérard crier mon nom et je le vis bientôt lécher de sa canne les vagues saliveuses de sable. Il savait exactement où j’étais. Comment faisait-il pour deviner ? Je ne bougeai pas, juste pour voir.

Marie, je sais que t’es là, je sens ton parfum.

Je descendis de ma roche en hurlant et je m’enfouis dans son cou. J’étais inconsolable. Je ne voulais pas perdre la présence de ma fille. Chaque seconde de ma vie n’avait été vécue que pour les aimer, elle et sa sœur. J’e n’étais pas prête.

J’serai pas capable Gérard
Elle est trop jeune
J’suis pas assez vieille

J’ai besoin d’elle moi.
Maudit 18 ans
C’est arrivé trop vite.

Pis Frannie, penses-tu
Que ça va pas lui faire de la peine
De perdre sa sœur ?

Mais si je lui dis que je ne veux pas
Ça va être pire, je le sens.

Aide-moi Gérard, je veux pas regretter un jour
D’avoir manqué de talent ?

Gérard m’écouta. Je sentis qu’il avait aussi mal que moi. Notre famille élargie ne se relevant qu’avec peine d’un deuil ou d’un départ. Mais il réussit à ne pas pleurer en se concentrant sur la musique des vagues.

Tu t’rappelles, au p’tit Québec
Cette chanson de Georges Langfor
d Que tu me demandais tous les soirs
Parce qu’elle parlait de la mer
Des Îles de la Madeleine?

« CLAIR DE DUNE ? »

Et Gérard me demanda de tenter de trouver de l’apaisement dans les paroles tout en l’écoutant chanter a capella.

Le bord d’la mer répond tout à l’envers
On se trompe à chaque vague
Ça fait frémir, quand ça sent l’avenir
Quand mon idée vient y mourir

Un vieux projet échoué pour la journée
Sur une stricte bagatelle
Me désamuse et pour m’encourager
Je passe la nuit avec elle.

REFRAIN
Le bord d’la mer, c’est la grand clair,
Au bout des dunes du havre Aubert.

Le bord d’la mer, prête oreille à mon cri
L’hirondelle passagère
Prendra mon vol au courant de mon bruit
De mes coutumes printanières

Vent de repos au cœur de mon allée
C’est une bien longue histoire
Qu’on ne sait pas et qu’il faut s’inventer
En s’en allant dans la nuit noire

REFRAIN
Le bord d’la mer, c’est la grand clair
Au bout des dunes du havre Aubert.

Gérard pleurait maintenant tout doucement. Ses lèvres tremblaient, mais pas un cri, pas un pleur, pas un gémissement. Je dus terminer moi-même le dernier couplet.

Et je repars, vers mes autres pays
Mon nid est comme le large
Je reviendrai des mille et une nuits
En repassant mes paysages

En survolant les caps du havre Aubert
Je reconnaîtrai le large
Que j’ai laissé mourir au bord d’la mer
Un soir de fête et de tempête.

REFRAIN
Le bord d’la mer, c’est la grand clair
Au bout des dunes du Havre Aubert.

Nous retournâmes sur nos pas, Gérard à mon bras et moi sa canne blanche à ma main droite. Je frappais le sol, aveugle de douleur, demandant à la mer d’effacer les empreintes du chagrin pour les remplacer par la bienveillance. Nous vîmes au loin Jean et Nellie-Rose s’approcher vers nous. Je ne sais trop pourquoi cela se produisit, mais Nellie-Rose et moi courûmes l’une vers l’autre, pleurant l’une et l’autre à chaudes larmes.

Jean prit Gérard par le bras et discrètement, nous laissa seules toutes les deux. Cela me fit du bien de m’apercevoir que cela faisait aussi mal à ma fille d’avoir à partir que moi de la laisser partir. Nous eûmes besoin de nous rassurer l’une et l’autre.

Jure-moi maman que tu vas m’aimer pareil
Même si je suis à l’autre bout du monde ?

Tu vois bien que je pleure parce que je t’aime non ?

T’as juste à prendre l’avion puis venir nous voir
Maman ?

L’avion, c’est bien beau mais…
Mais ça va me manquer notre petit rituel du soir
Quand je te demande quel a été le plus beau moment de ta journée ?

Ça a été de pleurer avec toi sur la plage maman.

Puis le petit mot que je glisse
Dans ton pique-nique
Quand toi et ta sœur
Allez manger sur la plage

Tu n’as qu’à m’en écrire une flopée
Avant que je parte
Je vais revenir quand il va m’en manquer.

Puis les matins où tu me demandes
De te lever parce que t’as peur
de ne pas entendre le cadran sonner ?
Puis les nuits où tu viens me rejoindre
Parce que tu fais de la fièvre
Puis les soirs où tu demandes
ce que tu vas faire dans la vie
puis cette dent de sagesse qui te fait mal
et qui ne veut pas pousser.
Tu vois bien que t’as encore besoin de moi.

Je vais toujours avoir besoin de toi maman.

Nous primes le temps de bien pleurer de tout notre saoul en riant à grand éclat au fur et à mesure que l’orage entre nous s’éclaircissait.

Tu sais, quand je suis partie moi aussi
Ma mère m’a fait une crise, mais une crise.

Comme je vais en faire une à ma fille
Plus tard je suppose.
Pis Grand Papa lui…

C’est la seule fois que j’ai vu deux grosses larmes
Couler sur son visage, je pense.
Y m’a juste dit

« Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage » Bon voyage amoureux ma fille

Pis t’es partie maman ?

oui, c‘était plus fort que moi

tu referais la même chose si c’était à recommencer ?

oui… malheureusement fis-je en riant
et ton père à Vancouver ?

Je compose avec ça, inquiète-toi pas.
Philippe et moi on s’aime maman.

Ben je vais essayer de m’arranger pour vous aimer tous les deux ok ?

Les deux jours qui suivirent, je fis un effort pour vivre intensément notre vie de famille. Mais dès qu’arrivait la nuit, les larmes m’inondaient sans raison. Jean eut la délicatesse de garder silence. Une mère qui défait dix-huit ans d’attention et d’affection continue pour que l’enfant sorte de sa coquille ne le fait jamais avec joie. Les chansonniers et Clermont partirent en avion en même temps que Philippe et Nellie-Rose. Une ou deux larmes hésitèrent avant de couler. Cela prit Frannie pour me ramener un peu de bon sens dans mes sentiments.

Voyons donc maman
On a juste à s’aimer plus toutes les deux
Ça va boucher un gros trou
En attendant que Nellie revienne.

Frannie avait raison. Je n’avais pas perdu une fille, j’avais gagné une amie pour la vie. En voyant passer l’avion dans le ciel, j’envoyai la main d’instinct en criant

SOIS HEUREUSE NELLIE-ROSE
BONNE ff MON AMOUR
JOYEUX DIX-HUIT ANS

Et Frannie de me dire :

Tu vois maman, c’est pas si difficile que ça
Viens, on va prendre ensemble
Le bain des philosophes
Pour fêter la vie, avec un bon verre de vin
Comme grand-papa nous l’a appris.

Et je réalisai soudain que je n’aurais jamais besoin de la poésie quantique, ayant la poésie frannienne violonant ma vie pendant que Nellie-Rose aura, elle aussi, besoin de jouer de la flûte avec nous deux, au loin, les soirs de songerie.

Je vous aime tellement mes filles
Merci d’exister.

Commentaires

1. Le mercredi 24 mai 2006 à 16:23, par Pierrot

Salut Claude,

Je m’en vais sur ton site et je tombe face à face avec cette merveilleuse photo de George Langford. Si tu savais à quel point il fut l’âme des îles de la Madeleine. J’arrête pas de brailler comme un enfant en t’écrivant. À l’époque, on allait aux Îles en avion, on y passait au moins un mois à chanter chez Gaspard. On dormait au haut du couvent vide. Le vent perpétuel hurlait d’une nuit à l’autre. On n’avait qu’à descendre à la cave transformée en boite d’animation pour se tremper dans la poésie de la beauté des mots entourés d’un chapelet de bouteilles vides.

Les chansons de George jouaient dans le juke-box, on allait manger notre club au homard le long de la route, on revenait. L’immense solitude sauvage des hivers sans fin, des rouleaux de neige et de la lenteur faite infinité. Et les mots de George qu’on récitait comme des poèmes en regardant au loin à la maison bâtie par ses parents.

Le bord de la mer répond tout à l’envers
on se trompe à chaque vague
ça fait frémir quand ça sent l’avenir
quand mon idée vient y mourir

J’ai chanté cette chanson toute ma vie, tellement le texte me chavirait l’âme comme les vagues de la mer peuvent le faire un soir de froidure houleuse. Ce que j’ai pu être heureux à chaque tour de chant aux îles. Incroyable. Une fois, les pêcheurs m’avaient emmené à la pêche aux homards sur la mer humide. Bon dieu que j’ai gelé. J’avais pas le pied marin. Mais quand les gars venaient fêter a la boite chez Gaspard, qui fermait à trois heures du matin, il leur arrivait de boire jusqu’au lever du jour et d’embarquer sur leur bateau pour remplir les cages aux homards.

Et moi, qui ne buvait que du jus d’orange, je me saoulais juste de les voir marcher de la plage à la mer avant d’aller fermer les yeux pour remercier la vie de m’accorder tant d’images qui, me disais-je en riant, me feront brailler un jour.

Pierrot

L'île de l'éternité de l'instant présent (Pierre Rochette)

Chapitre 19 – LA MAISON DU JOUIR

Lîle de l’éternité de l’instant présent

Les seins aux fleurs rouges de Paul Gauguin
Les seins aux fleurs rouges de Paul Gauguin

Chapitre 19
Amenez-moi au début du roman
Monsieur de Larousse était un être généreux et noble pour qui le rêve avait une valeur intrinsèque, peu importe que ce fût plausible ou pas. Son enfance avait été marquée, par des faits antagonistes, quoique peu banals. Un ami de son père s’était retrouvé en automobile sur un pont au moment précis où il n’aurait pas fallu qu’il y soit.. Une inondation déracina la structure d’acier. L’automobile plongea dans le lac en ébullition. Son pied restant coincé dans la fenêtre, il eut le choix entre sauver sa vie et broyer sa jambe. Et il en perdit un pied. C’est ainsi qu’il conçut le rêve de visiter à pied avec ses enfants chaque village de France, d’une fin de semaine à l’autre. Et sa jambe de bois se transforma en jambe de rêve.

Quand je lui parlai de la maison du jouir de Gauguin à Tahiti, Monsieur de Larousse à qui la mort de sa femme avait fait perdre pied dans la vie durant plus de cinq ans, conçut le rêve de visiter à pied avec ses enfants chaque instant de tendresse, d’une fin de semaine à l’autre. Et son pied déteint se transforma en pied marin, puisque la voile poétique de mon enfance donnait maintenant un sens au bateau de son existence.

Car c’était bien de cela qu’il s’agissait, de poésie. Donner aux lieux et aux jours une valeur poétique. Il avait été très impressionné par tous ces touristes marchant comme par magie dans un sentier sortant de la mer comme de nulle part parce que le geste de saluer la tombe de Chateaubriand était en soi poétique.

Que mon père ait basé sa vie sur la lecture de l’encyclopédie sur laquelle sa famille avait tant sué d’une génération à l’autre était en soi un acte de poésie. Combien de fois me demanda-t-il de lui raconter mon enfance ? Il rêvait maintenant de s’asseoir avec mon père sur un rocher face à la mer et de partager le tabac d’une pipe en écoutant les paroles rarissimes d’un homme sage. Et il lui semblait que Tahiti fut le lieu le plus magique pour que cela devienne un rituel suave.

Pour dire vrai, Monsieur de Larousse avait l’argent. Mais l’argent sans la poésie du rêve ne procure qu’ennui et désillusion, par l’abondance d’étourdissements qui doivent se succéder à pleine vitesse pour tenter de noyer le vide avant qu’il ne nous noie et que l’on perde pied dans une automobile dernier cri engloutie dans l’inondation de la futilité.

Moi, voulant donner un sens à ma vie, lui désirant enfin retrouver un sens à son argent, nous fonçâmes vers notre rêve sans trop nous poser de questions, en autant que les deux filles soient heureuses. En fait, nous fûmes sept à monter sur le bateau : Mon père, Madame de Vincennes, Gérard le pianiste aveugle, Nellie-Rose, Frannie dans mon ventre, Monsieur de Larousse et moi. Gérard étant devenu un ami intime de la famille.

Mon père d’ailleurs avait insisté pour que Gérard vive avec lui dans sa dépendance, de façon à se sentir moins redevable à Monsieur de Larousse, l’un aveugle et l’autre méditatif, partageant le bonheur des humbles de ne rien demander à la vie même si elle déborde de générosité à n’en plus savoir comment faire cesser le flot de bienfaits. Madame de Vincennes adorant cuisiner, et nous ramener du marché les ingrédients du jour le jour, il nous semblait que notre vie de famille élargie serait d’une eumétrie encore plus riche et variée que si nous étions partis seuls avec les enfants. Et comme dit si bien Monsieur de Larousse en riant au moment où le bateau accosta dans l’île ?

Et vive le Koka-Kola
Ils en ont à Tahiti vous croyez ?

Le seul fait que Gauguin y eut vécu, dans le bonheur succédant au bonheur, procurait déjà à mon père une béatitude intarissable. En fait, Gauguin ne connut cet état qu’à une seule occasion dans sa vie à Tahiti, lors de son mariage de Koke, tel que rapporté dans ses écrits.

Juin 1892, Tahiti, Gauguin écrit à Daniel de Monfreid :

« J’éclate de rire dans ma case quand j’y pense.
Non il n’y a qu’à moi que cela arrive
Toute mon existence est comme cela :
Je vais au bord de l’abime et puis je ne tombe pas.
Quand Van Gogh est devenu fou, j’étais foutu.
Eh bien je m’en suis relevé.
Cela m’a obligé à me remuer
C’est égal, il y a un drôle d’enchevêtrement
de hasards pour moi
J’ai encore gagné quelques jours avant de tomber
Et je vais travailler. »

Mais il a faim. Démuni d’argent, tentant en vain de se faire rapatrier en France, il n’arrive plus à se concentrer sur ses recherches en peinture. Alors, il décide d’explorer l’île de Tahiti, n’étant jamais sorti du centre-village de Mataïa depuis son arrivée, il y a un an. Empruntant un cheval au gendarme, il parcourt la route de la côte est pour s’enfoncer à travers une forêt de cocotier. Il existe une vieille tradition d’hospitalité grâce à laquelle on l’invite à manger dans une hutte sur l’heure du midi.

Allongé avec ses hôtes sur l’herbe sèche d’aretu, à la manière tahitienne, il mange des bananes sauvages et des crevettes d’eau douce. On lui demande que lui vaut ce grand voyage. Et Gauguin de raconter :

« je ne sais quelle idée me traversa la cervelle,
Je leur répondis : pour chercher une femme »

Si tu veux, je vais t’en donner une, c’est ma fille »

Mais il y a une condition. La jeune fille doit passer huit jours chez lui. Si elle n’est pas heureuse, elle est en droit de le quitter.

« Une semaine se passa pendant laquelle
Je fus d’une enfance qui m’était inconnue
Je l’aimais et je lui dis
Ce qui la faisait sourire.

Je me remis au travail Et le bonheur succédait au bonheur Chaque jour au petit levé du soleil. La lumière était radieuse dans mon logis L’or du visage de Teha’amana inondait Tout l’alentour et tous deux Dans un ruisseau voisin Nous allions naturellement, simplement, Comme au paradis, nous rafraîchir… Moi je n’ai plus la conscience du jour et des heures Du mal et du bien : Tout est beau tout est bien. »

Ne plus avoir la conscience des jours et des heures, du mal et du bien. Quelle belle description de l’instant présent écrite de la main de Gauguin et racontée par Monsieur de Larousse, homme exquis et cultivé, et cela plut à mon père.

Monsieur de Larousse lui offrit en cadeau de bienvenue dans la vie de notre petite famille, une reproduction de la maison du jouir de Gauguin construite vers la fin de sa vie. Au rez-de-chaussée, deux pièces fermées. À droite, une cuisine, à gauche un atelier de sculpture. Au milieu, un espace vide bien aéré servant de salle à manger. Premier étage un immense studio muni de grands auvents. Et la fameuse canne à pêche qui lui permettait de faire monter de l’eau fraîche à partir du puits du jardin. La minuscule chambre à coucher se trouvant à l’autre extrémité, où se trouve l’escalier extérieur montant au deuxième étage. N’y avait-il pas peint d’ailleurs un des chefs-d’œuvre de sa vie : « D’où je viens, qui suis-je, où vais-je ? » (1898-1899), cinq ans avant sa mort ?

Bien sûr, Gauguin traversa dans cette maison une période épicurienne. Vin, rhum, partie de la nuit à chanter et à boire, une vahiné parmi d’autres restant à coucher jusqu’au petit matin. Mais lorsqu’il se retrouvait seul à pêcher son eau fraîche dans le puits, le nom « maison du jouir » prenait alors toute sa signification, par le simple fait de poétiser le réel, comme Rodolphe l’avait fait lui-même dans son enfance si pauvre alors qu’il oubliait instantanément qu’il pêchait pour survivre, par le simple bonheur de pêcher des instants présents.

Ainsi, nous nous installâmes à Atuona, l’île de la maison du jouir de Gauguin. Je ne sais pas si mon père se rendit vraiment compte à quel point Monsieur de Larousse était financièrement à l’aise. Il lui parut normal de se trouver un emploi de concierge dans une institution protestante, le type de religion n’ayant aucune importance, en autant qu’il y ait respect et recueillement. Ce qui lui permit de payer son loyer et de ne dépendre de personne. Quant à Gérard, il devint le pianiste attitré du Hanakee Pear Lodge. L’un travaillant de jour et l’autre de nuit, l’un en début de semaine et l’autre en fin de semaine ; ils vécurent une eumétrie parfaite dès le début de leur séjour dans l’île.

Un exemple pour illustrer l’importance que prend le passage des magnifiques sur cette planète :On avait organisé une croisière que les propriétaires de l’entreprise touristique appelaient : « le voyage Gauguin ». On y faisait le tour des îles Marquises de la Polynésie française, avec lecture des textes du peintre et visite de ses principaux lieux d’émergence, de son œuvre comme de sa vie. Alors que de son vivant, cet homme faillit mourir de pauvreté et de faim. Était-ce le fait qu’il osa vivre sa vie en homme libre, hors des servitudes, hors des réalités, hors du temps ou le témoignage de son œuvre ou les deux à la fois ? Celui qui refuse le collier , économique comme religieux, et cela de son vivant, sans concessions suscite toujours la vénération des générations futures, après avoir subi le mépris de ses contemporains. Étrange, si étrange. Horripilé par sa femme, sa belle-famille, les institutions culturelles des bien-pensants de son temps, il devient par l’usure du passé et de ses mesquins disparus, un mythe, sa tombe prenant valeur de bien historique universel. Étrange, si étrange. Combien de tombes à travers le monde méritent-elles réellement la visite des porteurs de colliers en recherche de… comme asservis par le temps, qu’importe d’où ils proviennent à travers la planète ? Si peu qu’on les compte sur le bout des doigts.

C’est dans ce paradis eumétrique que naquit Frannie. Monsieur de Larousse vivant au deuxième étage, consacrant ses loisirs à écrire un livre sur Gauguin, Madame de Vincenne le côté gauche de la villa, les enfants aux centres et moi à droite, ramassant de note en note, mes souvenirs pour tenter de comprendre cette étrange aventure que fut le camp Ste-Rose.

La veille de la naissance de Frannie, mon père termina de creuser son puits, de façon à ce que lui au deuxième étage de son in-dépendance et Gérard au premier puissent aller à la pêche d’eau de source à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, renouvelant ainsi le rituel poétique du grand peintre.

Le lendemain, nous baptisions nous-mêmes Frannie à la ligne à pêche de Gauguin, nous mariant par la même occasion Jean et moi sur simple bénédiction de mon père, avec comme témoins Gérard et madame de Vincennes, Nellie-Rose gambadant de l’un à l’autre tout heureuse que la fête fut perpétuelle. Elle n’avait même pas besoin d’aller à l’école. Jean lui enseignait en avant-midi seulement, le reste de la journée étant consacré à jouir de la vie.

Que nos soirées furent douces durant toutes ces années. Les filles grandissaient. Et Gérard leur apprenait les chansons du St-Vincent de mon époque et du p’tit Québec du temps où sa vie ressemblait à la cave où il se faisait un peu exploiter financièrement.

Tous les lundis soirs, après le souper familial sur la plage, il y avait concert des chansons du Québec. Parfois Gérard s’abandonnait au piano pendant que nous entourions les filles de notre affection, parfois nous suivions les paroles dans le livre de chant publié par Monsieur de Larousse spécialement pour ces occasions, mais la plupart du temps Nellie-Rose de sa flûte et Frannie de son violon accompagnaient Gérard, puis chantaient avec lui à trois partitions. Comme cette belle chanson de Félix Leclerc :

Cette nuit dans mon sommeil
Je t’ai enlevée de ta tour
J’avais dérobé l’soleil
Pour que jamais vienne le jour
Nous courions dans la prairie
Les rubans volaient au vent
Nous avons bu dans nos mains
À la source du matin

C’était le passage favori de mon père : boire dans ses mains à la source du matin. N’y avait-il pas plus belle poésie pour symboliser chacun de ses réveils sur l’île la plus poétique de ce bord de mer, celle du jouir ?

Un soir, pour mon anniversaire, Jean me réserva une surprise. Le chansonnier, Pierre Létourneau, de passage dans les Marquises vint nous faire un concert intime. Il était né, comme artiste, de la première époque des boîtes à chanson, celle des années 60. Il avait même apporté son journal intime de cette jeunesse bohème dont la lecture de certains extraits nous causa un mal du pays très vif.

8 juillet 1960,

Un jeune troubadour, arrivé tout droit du lac Saguay
Désemparé, désespéré, quelque part dans la grande
Ville de Montréal, et que j’ai rencontré déjà
À quelques reprises, m’a téléphoné ce matin.
Il s’appelle Claude Gauthier.
Il parle de Félix Leclerc sans arrêt, fume des gitanes
Et me paraît plutôt sympathique.

Je m’en vais à la mer qu’il me dit.
Je t’invite
Et n’oublie surtout pas d’apporter ta guitare.
On pourra peut-être chanter dans les salles paroissiales
Sur les perrons des presbytères ou d’église
Et ainsi payer nos dépenses.

L’occasion était trop belle et je n’ai pas hésité longtemps
Et moi qui ne connais de la mer
Que ce que j’en ai vu à Lévis ou sur les cartes postales
Je pars demain pour la Gaspésie
Avec ma guitare, mon inconscience
Et mon pouce.

Aux mots de « ma guitare, mon inconscience et mon pouce » j’eus une pensée pour Renaud. Nous étions en 1985 et personne n’avait eu de nouvelles depuis près de quatre ans. En quittant le Québec, mon père avait confié ses encyclopédies soulignées de traits fins à Clermont pour que le tout soit donné en héritage spirituel à Renaud. Cela prit bien toutes ces années avant qu’il me parle de ce qui s’était passé, après l’enterrement de Madame Martin, la fameuse nuit où Renaud alla coucher chez lui. Mais ce soir-là, après le récital de Létourneau, sentant ma relation avec Jean solide et harmonieuse, il me glissa quelques phrases, comme s’il ne faisait que continuer une vieille conversation suspendue par pur hasard.

Je ne sais pas s’il a réalisé son projet, dit mon père ?

Lequel fis-je ?

Faire le tour des tombeaux
Des magnifiques de la planète
Et aller dormir au pied de chaque monument
Le nez dans les étoiles
Et le corps dans un sac de couchage.
C’est quoi son objectif, dis-je ?

Il me dit que je le saurais en temps et lieu.
Le camp Ste-Rose étant pour lui
Le noyau particulaire
D’une explosion atomique et poétique

Aux mots « le nez dans les étoiles », cela me fit réaliser à quel point le principe de l’eumétrie tel que cultivé dans notre famille élargie, avait permis au quotidien un bonheur d’une enivrante culture. Notre système solaire se constituait de trois planètes dont les orbites se croisaient quelquefois par jour. Madame de Vincennes et les deux filles vivaient une intimité très « morale grand-mère ». Elle aimait les gâter tout en s’imposant. Elle savait être sévère avec un jugement tel que les filles trouvaient toujours du plaisir à retourner sous ses jupes. Jean et moi-même cultivions une relation intellectuelle, fascinés par l’écriture de nos livres respectifs et allant marcher sur la plage dans nos bas de courbe de créativité. Nous aimions nous lever vers quatre heures du matin et écrire jusqu’à huit heures. Puis nous déjeunions en famille, changeant de territoire chaque matin, de façon à ce que ce ne soit pas toujours au même à faire le repas. Nous consacrions notre après-midi aux loisirs des filles, Jean leur ayant enseigné le matin. Puis le soir, quand il n’y avait pas de soirée, nous retournions à nos écritures, mon père se transformant en conteur pour mes filles, comme il l’avait été pour moi enfant.

Je n’ai pas parlé de la troisième planète, celle de Gérard et mon père. Elle fut d’abord empreinte de respect et de silence. Le fait que mon père ait pensé à lui pour qu’il puisse, de sa fenêtre, pêcher l’eau du puits, l’émut profondément. Comme il était aveugle, il ne sut pas trop au début ce qu’il pouvait faire pour donner du bonheur à mon père, celui-ci étant déjà suffisamment heureux. Il remarqua cependant que lorsqu’il parlait par intervalles, disant le minimum de mots comme une danse des silences entre phrases douces de leur immense, cela rendait la voix de mon père joyeuse. Il cultiva donc l’écoute, le rythme des mots et l’abandon à l’essentiel. La présence de Gérard plut tellement à mon père qu’il prit l’habitude, le dimanche matin à l’aurore de l’emmener avec lui pour assister au lever du jour réveillant les vagues d’une mer béante. Un jour Gérard lui dit simplement :

Tiens l’instant présent vient juste d’arriver.

Et mon père de dire :
C’est magnifique que tu sentes
La même chose que moi
L’être qui attaque de son bonheur d’être.

Non cela ne m’est pas encore accessible dit Gérard
Mais je sais la seconde exacte de sa venue
Parce que l’air autour de vous, Monsieur Rodolphe,
Fait comme des vagues de fraîcheur.

Et ce fut tout. Aller plus loin dans la conversation aurait été un manque de respect et ça, Gérard n’aurait pu supporter d’avoir manqué de talent vis-à-vis mon père, la musique des sons que l’on touche de la caresse des doigts étant le seul champ d’énergie dans lequel l’aveugle pouvait exceller.

Mon père avait demandé à Monsieur de Larousse, une drôle de question ?

Vous qui avez le bonheur de la culture,
Vous pourriez faire des recherches
Sur un exemple que je pourrais suivre
Au cas où il me viendrait à l’idée de mourir ?
J’aimerais mourir avec talent, voyez-vous Jean
Pour ne pas faire peur à mes petites filles.

Avec délicatesse et à mon insu, Jean appela ses recherchistes à Paris. Et au bout de quelques semaines, on lui envoya une douzaine d’exemples de façon de mourir à travers l’histoire. Il sembla à Jean que mon père apprécierait particulièrement celle d’Épicure et prit sur lui de ne lui présenter que celle-là. C’est ainsi que mon père eut en sa possession le texte de sa dernière lettre à Ménèque, écrite 2000 ans avant l’apparition d’Einstein sur terre. Bref, cette lettre raconte que quand Épicure fut à la mort, il commanda un bon bain chaud et du vin. Il parla du jour de cette mort comme du jour le plus heureux de sa vie, parce qu’il est plein de souvenirs de discussions philosophiques.

Un bon bain chaud et du vin
Quelle idée formidable
Pour célébrer son entrée
Au creux du mystère de la nature.

Et c’est ainsi qu’à côté de son puits, mon père construisit un bain avec des sièges pour sept personnes, juste pour le bonheur de philosopher entre nous dans l’eau douce et fraîche du puits à l’ombre des cocotiers.

Renaud aurait adoré Épicure, je crois, mais pas pour les mêmes raisons. Selon l’encyclopédie de la famille Larousse :

Épicure considère la nature comme matérielle
Et composée d’atomes en mouvement
Dont les combinaisons forment toutes les choses.
Le système reposant sur l’idée d’une matière éternelle
Sans aucune intervention des dieux.
L’âme elle-même, faite d’atomes subtils
Est matérielle et mortelle
Il n’y a donc pas d’au-delà.

Et c’est dans le bain philosophique de mon père que nous apprîmes vraiment à nous connaître. Nous avions un vase dans lequel tous et chacun déposaient un sujet à débattre, la règle étant que l’opinion donnant le plus de bonheur intellectuel servait à faire le ménage de vieilles croyances rendues inutiles par notre rythme de vie. Ce qui permit à Jean, à l’item « Morale » de nous exposer son amour de l’épicurisme moral.

La morale d’Épicure a pour objectif
D’atteindre le bonheur
Par un usage raisonnable des plaisirs
Recommandant ceux qui sont naturels et nécessaires,
Admettant ceux qui sont naturels, mais non nécessaires
Et fuyant ceux qui ne sont ni naturels, ni nécessaires
Dans un bonheur fait de repos, de paix
D’accord avec la nature
Et de libération face aux préjugés.

Nellie-Rose alla chercher l’encyclopédie juste pour voir si Jean avait triché. Jean avait beau lui dire qu’il avait contribué lui-même à la définition définitive du mot Épicure, la petite ne pouvait comprendre qu’on puisse répéter mot à mot ce qui se trouvait dans un livre, ce qui fit bien rire tout le monde.

La semaine où le mot « instant présent « apparut, nous sentîmes par la voix de mon père, qu’il tentait de nous léguer son testament.

L’instant présent
C’est chacun de vous
Présent éternellement dans l’île de moi-même
Je vous aime tellement
Que parfois je me transforme en étoile
Juste pour que vous ne viviez jamais la noirceur,
En soleil pour que vous n’ayez jamais froid
En nuage pour que vous n’ayez pas trop chaud
En eau de mer pour que vous nagiez
Dans les vagues par lesquelles mon cœur bat pour vous.
Quand ce bain sera vide et que le vin sera bu
Remplissez le tout à nouveau
Et buvez à ma santé
Comme je bois à la vôtre en ce moment
Dans l’île de l’éternité de l’instant présent.

Mon père mourut cette nuit-là, dans son sommeil.

Gérard fut le premier à le découvrir. Quand nous arrivâmes, il se tordait de douleur en palpant le corps de partout avec ses mains comme pour tenter de l’imprégner à jamais en ses yeux obscurs. Je demandai à Jean d’emmener Madame de Vincennes et les filles à la mer, le temps que je retrouve moi-même mes sens. A quoi bon vivre tous en même temps le même choc ? Je restai assise sur la chaise de cordages, rongeant mes poings pour ne pas hurler à mon tour. Le pianiste-aveugle se mit à tournoyer en rebondissant d’un mur à l’autre. Pour l’empêcher de se blesser, je me jetai sur lui et nous tombâmes par terre.

Gérard, ressaisis-toi
Faut pas que les filles nous voient
Dans cet état-là

Oui oui… les filles, les filles
Non non…faut pas que les filles
Je veux pas…j,’peux pas

Mon père a mis du talent dans sa mort
Va falloir en avoir dans le deuil

Ton père, c’est le premier à m’avoir traité
En être humain.
Avant lui j’ai toujours été
Rien qu’un aveugle.

Et nous restâmes là tous les deux, à genoux, l’un en face de l’autre, tentant de sécher les larmes de nos visages, lui voyant les miennes avec ses mains, moi touchant les siennes avec mes yeux. Nous savions tous les deux qu’il fallait trouver un moyen pour faire du choc quelque chose de supportable. Que faire, que faire…. Qu’aurait fait Renaud au camp Ste-Rose en pareille circonstance ? Et sa passion de transformer la réalité en tableau, en œuvre d’art me revint à la mémoire. Qu’est-ce qui manque au tableau pour que cela soit magnifique ?

Je me levai, plaçai la tête de mon père dignement sur l’oreiller, enveloppai son corps d’une couverture, croisai les deux mains. J’allai chercher le symbole de son séjour sur l’île, la canne à pêche « Gauguin » Je la déposai entre ses deux mains, la perche découpant la bordure de sa joue le long de son épaule. Je fus étonnée de voir à quel point il n’y avait aucun bien matériel dans cette chambre. Un lit, quelques vêtements, une table sur laquelle trônait en permanence un volume de la nouvelle édition Larousse.

Je levai Gérard, lui pris les mains et lui fis toucher la canne à pêche.

Il faut trouver les bons mots pour les filles, Gérard.

Quand Jean arriva avec Madame de Vincenne, Nellie-Rose et Frannie, il put les faire asseoir autour du lit, leurs larmes ayant déjà beaucoup coulé entre deux vagues de mer.

Vous vous rappelez les derniers vœux de Monsieur Rodolphe ? Dit Gérard

Quand le bain sera vide et que le vin sera bu
Remplissez le tout à nouveau
Et buvez à ma santé

Gérard prit sa canne blanche, descendit seul. Nous l’entendimes remplir le bain en montant l’eau du puits, panier par panier. Puis plus rien. Cela dû prendre une bonne demie-heure avant que quelqu’un pense à aller voir par la fenêtre. Le pianiste-aveugle, une coupe de vin à la main levait son verre au ciel. Frannie et Nellie-Rose allèrent se blottir contre lui pour le consoler.

Mon père aurait préféré être incinéré et que ses cendres soient jetées à la mer. Nous l’enterrâmes plutôt dans le même cimetière que Gauguin. Sur le monument, nous écrivimes en épitaphe :

Buvez à ma santé
Comme je bois à la vôtre en ce moment
Dans l’île de l’éternité de l’instant présent.

Nous traversâmes alors notre période « Hanakee Pear Lodge » Je ne sais pas si Gérard s’en rendit compte, mais sans sa musique, nous aurions tous sombré dans le désespoir. Nous y allions en famille, de vingt heures à vingt deux heures. Comme Nellie-Rose l’accompagnait à la flûte et Frannie au violon, le trio conquit rapidement la clientèle de touristes à la recherche de Gauguin.

Un de ces soirs là, Il y eut un journal qui traînait sur le piano-bar. En première page, il y avait un article sur un inconnu qui faisait le tour du monde pour profaner les monuments des personnes célèbres en gravant de curieuses lettres : Ego sum pauper, nihil habeo, et nihil dabo. Tous l’avaient rencontré à un endroit ou l’autre de la planète, mais personne ne pouvait mettre un nom sur le visage. Un seul journaliste disait l’avoir interviewé alors qu’il dormait près de la tombe de Jean-Jacques Rousseau.

Je suis un révolutionnaire quantique
Un terroriste de la réalité
Une bombe cervicale cosmique
Si j’arrive à marquer d’un même symbole
chaque tombe
de chaque magnifique
De la terre
Ayant connu l’éternité de l’instant présent
L’humanité passera
De l’ère de la matière
À celle de la poésie de la matière.

L’article mentionnait que la surveillance avait été accrue à Jérusalem comme à Rome. L’homme étant contre les religions, la CIA avait prévu le gouvernement américain qu’il tenterait peut-être de faire sauter les mythes imaginaires de la race humaine. Un mandat international fut donc levé contre lui. Une récompense d’un million de dollars étant offerte à toute personne possédant des informations conduisant à son arrestation.

Et nous nous mimes à surveiller les journaux. La semaine suivante, l’individu avait fait parvenir une dépêche au Financial Post, qui fut reprise par une agence de presse internationale un peu partout à travers le monde.

Puisque la science a découvert l’univers
n’est qu’un immense champ quantique
sous des formes variées à l’infini
pourquoi n’est-il pas possible de faire sauter
le champ de la conscience
pour avoir accès à cet infini ?

ego sum pauper
nihil habeo
et nihil dabo
signé, le voyageur quantique

Puis on rapporta que la tombe du poète américain Withman avait été elle aussi marquée par la phrase énigme : Ego sum pauper, nihil habeo, et nihil dabo. Et lorsqu’on découvrit que l’individu avait réussi à l’inscrire sur la tombe de Pie X11 à Rome, ce fut la panique dans les milieux religieux. Pas tellement à cause de l’acte lui-même, mais parce que toute l’information concernant l’explication quantique du monde commençait à parvenir aux oreilles du peuple. La science contredisant la religion officielle, on eut peur de voir s’effondrer le système religieux. N’eut-on pas la même angoisse quand Copernic prouva que la lune n’était pas lisse et que des étoiles tournaient autour d’autres planètes comme la terre autour du soleil, ce qui contredisait dramatiquement la bible.

Mais quand le journal officiel de Tahiti « le papeete » publia en première page que la tombe de Gauguin venait elle aussi d’être profanée par le Robin des bois quantique, nous sûmes que Renaud était venu sans même avoir pu nous saluer. Nous nous rendîmes, toute la famille, à la tombe de mon père. Et nous ne fûmes pas surpris d’y retrouver les mêmes graffitis enfoncés à coups de couteau dans la pierre. Et c’était signé comme sur les autres pierres tombales des magnifiques de ce monde

Le voyageur quantique.

L'île de l'éternité de l'instant présent (Pierre Rochette)

Chapitre 18 – HEUREUX QUI COMME ULYSSE

L’île de l’éternité de l’instant présent

Jean de Larousse était un adepte de ce qu’on appelle aujourd’hui « l’eumétrie », néologisme inventé par un jeune philosophe de ses amis, Michel Onfray, signifiant la distance exacte pour être heureux en relation homme-femme, et cela à tous les niveaux. Et une fois la cuisine de l’amour bien apprêtée, alors il lui apparaissait logique de signer un contrat amoureux sous forme de mariage ou de toute autre nature légale, la seule limite étant l’imagination. Il avait vécu ce genre d’approche avec feu son épouse, leur unique loi ayant été de ne pas se placer en situation de déplaisir avant de mourir.

Nous sommes deux planètes.
Voyez-vous Marie
Il me semble passionnant
D’apprendre à se croiser
Dans nos rotations réciproques
Jusqu’à ce que la distance idéale soit atteinte.

Je n’exigeai qu’une chose. Qu’il garde le silence sur la manière dont lui et son ex-épouse avaient résolu l’équation au quotidien. J’avoue cependant que cette liberté intellectuelle de réinventer l’amour à deux me plut. Il avait ses habitudes, j’avais les miennes. Alors pourquoi tout précipiter ? Lui retourna vivre Place de la Concorde au centre de Paris, moi chez Madame de Vincennes dans le 15eme. Nous convîmes de souper ensemble trois soirs par semaine, que j’aille dormir chez lui le samedi et que le dimanche soit consacré à Nellie-Rose. Jean préférait que je ne travaille pas, la petite ayant besoin de sa mère, Ce qui m’apparut sage dans les circonstances. De toute façon, j’avais deux ans de pécule devant moi.

Jean m’encourageant à ouvrir notre relation, je me permis donc, chaque mardi de cet automne-là, ma nuit de bohème au p’tit Québec. Lui de son côté avait une amie très chère dont il ne pouvait se passer au niveau culture. Je l’encourageai donc à profiter des mardis pour aller dormir chez elle, puisqu’elle habitait à Versailles et qu’il s’y sentait si bien.

Vous savez Marie,
On peut tout se permettre dans cette vie
Sauf le manque d’intégrité
l’un envers l’autre
Merci de votre confiance.

C’est dans ce climat particulier que je descendis dans la cave du V1eme arrondissement retrouver mon pianiste aveugle. J’avoue que je n’avais jamais pensé faire un véritablement connaissance avec lui. Il était à la fois si présent et si distant. Et comme je ne connaissais pas le chansonnier invité et que la clientèle avait bien changé, je lui dis :

Gérard, c’est Marie Gascon
La locataire de Madame de Vincenne.
Tu te rappelles de moi ?

La Marie à Renaud ?

Tu connais Renaud lui dis-je ?

Oui, il est venu dormir chez moi
Une semaine cet été.
Au moment où le p’tit Québec était fermé.
Je lui ai passé de l’argent
pour se rendre en Égypte.

Pourquoi l’Égypte?

Les grandes pyramides.
Il m’a laissé un mot pour Clermont
Mais personne n’a de nouvelles de Clermont

Je peux l’envoyer à mon père
Qui va lui remettre.

Fouille dans mon sac de toile
C’est dans une enveloppe bleue.
Tu peux la lire, c’est pas cacheté.

Cher Clermont,

Le camp Ste-Rose fut peut-être inconsciemment
Une tentative d’installer sur terre
Une colonie étrange d’instants présents
venus de nulle part, comme on le fera un jour sur Mars.

Mais c’est si loin tout ça
Comme une météorite qui s’éloigne
Dans l’espace.

Qu’est-ce que la pauvreté?
Restreindre ses besoins
Pour accroître sa liberté
Nous sommes esclaves de tant de petites choses
Radio, télévision, frigidaire, automobile
Qu’on oublie de lever la tête vers le cosmos
Comme le feront peut-être un jour
D’autres enfants d’un certain camp Ste-Rose
En vacance sur Mars.

Ego sum pauper
Nihil habeo
Et nihil dabo

Ton ami Renaud
En souvenir du camp Ste-Rose

C’est ainsi que mardi aux petites heures, après la fermeture du p’tit Québec, Monsieur Gérard me tint le bras pour se rendre à sa chambre au lieu de se fier à sa canne blanche.

Tu savais que Madame Martin est décédée
Durant l’été ?

Non répondis-je.

Comment l’as-tu su ?

Par Renaud, qui l’avait appris de Clermont.
Jeanne avait demandé à le voir avant de mourir.
Il est arrivé au Québec la journée de l’enterrement.
Il a dormi une nuit chez ton père
Trois nuits ici
Puis… plus de nouvelles.

Mmmmm

Quelle vie bizarre que la sienne, pensai-je à haute voix ?

Un aveugle parmi les aveugles
Qui tente de retrouver la vue
Me répondit Gérard.
Qu’est-ce que tu veux dire Gérard ?

Renaud m’a déjà dit
Qu’au moins comme aveugle
Je n’avais pas à faire exploser
Les images préconçues de l’univers.
Le plus difficile étant de perdre la vue
Pour enfin voir le réel intérieur du réel.

Comme ?

Remplacer le ciel, l’enfer , le purgatoire
Par la terre, Saturne et Mars

Comme ?

Remplacer la terre, Saturne et Mars
Par atomes, molécules, particules

Comme ?
Devenir aveugle de tout ce qui est
Pour ne le voir que sous la forme de particules
On ne sait pas encore ce qui se cache sous les particules
Énergie, lumière, instant présent?

Tu vois, quand Renaud passe dans la vie d’un aveugle
Ça y fait au moins de quoi songer quand y chante à son piano.
C’est pour ça que je lui ai passé quelques francs
Devenir un voyageur transquantique, pour un aveugle
Quelle éventualité.
Hahaha

Devenir un voyageur transquantique. Quelle idée folle. J’en parlai à Jean le lendemain. Celui-ci en fut tellement fasciné qu’il m’offrit de financer les recherches de Renaud, peut-être en plaçant l’argent au nom de Clermont, pour que cela fût fait avec le plus de discrétion possible. Jean de Larousse ne pouvait supporter que des recherches fondamentales soient accompagnées de servitudes ou d’indigence, sa famille ayant toujours été de nature philanthropique, depuis que la fortune leur avait souri. Voilà comment, Gérard fut remboursé rubis sur l’ongle.

Gérard fut touché du geste. Au point où il me dévoila l’étrange expérience que Renaud lui avait fait vivre. Il l’avait emmené dormir sur un banc à l’intérieur de l’église Notre-Dame de Paris.

Ne sens-tu pas Gérard comme le réel devient fébrile ?
Comme si le fait qu’un humain marchant
L’intérieur de ce bâtiment ,
après plusieurs siècles de somnambulisme,
Ait percé le secret de la conscience du solide
Et arrive presque à déstabiliser
La vitesse des molécules non habituées
À une telle ingérence ?

Un jour,
L’homme quantique sera
Le nouveau bossu
D’un Notre-Dame cosmique

À la seconde
où il accédera aux voyages quantiques
Toutes les religions du monde s’effondreront
En même temps que leurs églises
Par simple colère de l’humain de s’être fait avoir
Par des fables qui relèvent plus de l’imagination
Que de l’ordre des faits scientifiques.

Et l’homme jouira enfin
de l’abordage
De l’île de l’éternité de l’instant présent

« Est-ce un hasard ?, dit Gérard, mais la foudre tomba dans un fracas assourdissant. Et l’orage s’exprima avec une violence inhabituelle. J’ai beau être aveugle, mais je peux dire que les tremblements qui me parcoururent le corps à ce moment-là ressemblèrent plus aux vagues de mer déchaînée en dedans de moi-même qu’à de la peur ou de l’angoisse. Je sais que tout ça, c’est de la science-fiction, mais quand on est aveugle, le quantique c’est ce qui nous est peut-être le plus accessible. Alors, je cherche moi aussi, à l’intérieur d’une communauté de recherche, comme Renaud rêve d’en tisser une ,des plus informelles, à travers la planète.

« Communauté de recherche » C’est la seule chose que j’aimais vraiment dans tout le charabia de Renaud. Jean et moi y travaillions au niveau des relations amoureuses, chaque souper devenant un havre de paix pour imaginer une eumétrie plus créatrice. Monsieur de Larousse, comme je l’appelais parfois en le taquinant, sentait maintenant le besoin d’innover. Il voulait tenter l’expérience de louer une chambre à quelques bâtiments de la mienne, pour que la nuit, à n’importe quelle heure, je puisse venir le rejoindre dans son lit, de façon à ce que nous ayons la chance d’inventer notre intimité.

Cela me fit du bien de me sentir chatte de ruelle. Comment dire. Comme si le calcul de la distance devenait, en soi, un excitant sexuel. Jean n’y venait que la nuit, retournant le jour à ses occupations, son groupe d’amis et ses relations. Nous prenions plaisir à réinventer le monde, parfois en nous saoulant joyeusement à la chandelle et au vin blanc. Une réflexion de ma part le fit bien rire.

Pendant que Renaud tente d’abolir le temps
Nous, on abolit l’espace
Dieu aura bien du mal
Pour remettre tout ça en place.
hahaha

Je m’ennuie de Nellie-Rose
Me dit soudain Jean
Pourquoi on ne ferait pas notre sortie familiale
Samedi plutôt que dimanche ?

Jean, je suis enceinte de Frannie.

Je n’ai jamais vu un homme aussi heureux. Il sautait partout, criait. Tellement excité qu’à trois heures et demie du matin, il alla cogner à la porte de la propriétaire.

Ma femme est enceinte, Madame
Ça vaut un réveil non ?

La pauvre femme. Jean la traîna quasiment de force pour partager le verre de la chance avec nous. Mais comme elle avait une vénération quasi religieuse pour le nom de Larousse, elle se sentit honorée de faire partie du cercle de ses intimes. C’est comme ça en France, une particule au nom et hop… tu es quelqu’un.

C’est avec ma particule Madame
Que j’ai fait cet enfant-là
Frannie vient De Larousse
Hahahaha

Si vous continuez à hurler comme ça, Monsieur
La petite va être tellement turbulente
Qu’elle va vous donner la frousse
Mais si elle a le sourire de Madame,

Elle sera charmante toute sa vie.

Fascinante, chère amie
Fascinante comme sa mère
Et juste pour moi à part ça

Et ces pères, tous pareils
Comme s’il y en avait que pour eux

Nous partimes, Jean et moi, chercher Nellie-Rose, de façon à nous endormir en famille tout autour de Frannie, comme pour lui souhaiter la bienvenue. Mais cette nuit-là, je fis un cauchemar. Je vis Jeanne Martin sur son lit de mort, puis ma mère, puis mon père…..NON ! ! non pas mon père ! Je dus être très agitée, car Jean tenta de me réveiller :

Qu’est-ce que tu vis Marie ?

Jean j’ai peur de la mort.

Explique.

Je ne veux pas que mon père meure
Les petites vont avoir besoin d’un grand-père.

Alors il n’a qu’à venir habiter avec nous

Il ne voudra jamais
De peur de déranger je crois.

Viens, allons boire un jus d’orange
Ça va te calmer.

On aurait dit que tout d’un coup, je me sentais à ce point orpheline que même mes racines semblaient s’estomper sous mes pieds. Était-ce le fait d’être enceinte et d’avoir besoin de me blottir dans les bras de mon père comme une petite fille ou encore l’étrangeté de Renaud qui ne pouvait accepter que les choses soient comme elles sont?

Jean,
J’ai jamais accepté la mort de ma mère
Pas plus que j’accepte celle de Jeanne Martin
Et s’il fallait que mon père meure loin de moi
Ce serait la catastrophe.

Ton besoin d’eumétrie
Est en train de se modifier
Fit-il en riant ?

Peut-être dis-je
Ça te déçoit ?

Qu’est-ce que tu vis ?
Dis-le simplement
Sans tenir compte de ma réaction

J’ai besoin de repartir à zéro
À un point de la planète
Qui va rendre mon père heureux

Hummm
C’est nouveau ça ?
T’as une idée ?
Les îles Galapagos ?

Ne te moque pas de moi

Écoute je suis rentier
Mon frère et ses enfants s’occupent de l’entreprise
Je suis ouvert à tout ce qui va nous donner du bonheur

Et le bonheur succédait au bonheur

C’est quoi çette phrase ?

Ça vient de Gauguin lorsqu’il vécut le paradis de l’amour dans les bras de sa Tahitienne Teha’amana. Mon père m’a fait rêver de Tahiti et de Gauguin durant toute mon enfance.

Alors allons élever notre famille à Tahiti

T’es sérieux ?

Ton père viendrait tu crois ?

Non, j’arrive pas à y croire. Tu ferais une telle folie ?

Ton père viendrait tu crois ?

Non c’est trop fou.

Achetons une villa
Près de la maison du jouir de Gauguin si tu veux
Emmenons ton père, madame de Vincennes si tu veux
Mais vivons nos rêves si ça prend ça pour nous rendre heureux
Je ne me nomme pas Chateaubriand pour les vivre dans ma tombe.

Et pour l’eumétrie à laquelle tu tiens tant ?

On verra là-bas.
Ça serait extraordinaire que Frannie naisse à Tahiti non ? Non c’est trop fou, Jean,
on va se casser la gueule

Si Charlie Chaplin a fondé une famille
En repartant à zéro
Dans un endroit perdu de l’univers
Je ne vois pas pourquoi un De Larousse
N’aurait pas droit au même bonheur !

Allez viens te coucher Juste par ta manière de dormir dans mes bras Je vais bien finir par sentir si le projet nous Permettra de fonder une vraie famille.

Jean, j’ai jamais oublié Renaud Même si Renaud est mort pour moi

Marie, j’ai jamais oublié Rosanne, feu mon épouse
Même si Rosanne est morte pour moi

Tu peux vivre avec ça ?
Oui
Toi aussi ?
Oui

C’est ça un compagnonnage heureux mon amour
Rien n’est parfait mais tout est intègre.
Allez viens te coucher.

Je tentai d’oublier cette discussion. Mais, Jean ne tenait plus en place. Chaque souper entraînait avec lui sa pile de cartes et de livres sur Tahiti. Il avait consulté une agence immobilière internationale et on lui avait proposé trois villas, dont une donnant directement sur la mer, comprenant en plus une petite dépendance où mon père pourrait vivre selon le degré eumétrique de solitude qui lui plairait.

Ecoute, si mon père accepte, on enclenche
S’il refuse on recule
Ça te va Jean ?

Cher Papa,

Vous vous rappelez : « Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage. » Cette phrase venait du poète Du Bellay, plus précisément de la page 585 du livre dix de Larousse. Vous voyez, je n’ai rien oublié. Du Bellay signifiait l’importance de revenir au pays natal mourir auprès de ceux qu’on aime, à la fin du long voyage de la vie. J’ai longtemps pensé que vos origines avaient été la maison à un mur de votre mère. Je réalise aujourd’hui que votre pays d’origine fut plutôt celui de la poésie. Rappelez-vous ce que l’encyclopédie disait à propos de la poésie :

Le poète
Est celui qui découvre
L’immuable virginité du monde
Retrouvant les dons et les vertus de l’enfance.

La poésie,
Elle n’est évasion du réel
Que pour être invasion de l’essentiel.

Et cette phrase de Gauguin

Et le bonheur succédait au bonheur

Et celle de Renoir à son fils :

Je me rappelle
La merveilleuse sensation de légèreté

De ne rien posséder
Qui nous permettait, à Monet et à moi,
De végéter les deux mains dans les poches…
Il faut toujours être prêt à partir
Pour le bon motif
Pas de bagages, une brosse à dents
Et un morceau de savon

Auriez-vous la bonté de venir me rejoindre à Tahiti, près de la maison du jouir de Gauguin ? Jean et moi désirons nous y marier, y habiter une villa, élever notre famille. Une dépendance vous y attend si vous préférez vous retirer dans la solitude.

Avant de me dire non, sachez que j’attends un autre enfant et que mes petites auront besoin de leur grand-père. Je ne peux leur offrir moins que ce que j’ai reçu.

Auriez-vous la bonté de faire de Tahiti
Pour vos deux petites filles
Le paradis millénaire
De la poésie des bien-aimés

p.s.
Je ne veux pas vous perdre
Comme j’ai perdu maman

Une chambre s’étant libérée dans l’immeuble connexe à celui de Madame de Vincennes, Jean la loua plutôt que l’autre. Notre eumétrie resserrée permettait maintenant à Nellie-Rose d’aller se faire gâter par le voisin papa de sa petite sœur. Curieusement, rien d’autre ne l’intéressa que de s’occuper de ma fille. Même cette nuit du mardi chez sa grande amie devint une corvée dont il voulut s’esquiver d’une semaine à l’autre.

Je ne fréquentai plus la cave du p’tit Québec. Par contre, j’allai rendre visite régulièrement à Gérard, le pianiste-aveugle, lui rendant quelques services, comme lui préparer un bon repas ou ranger son épicerie. Il adorait entre autres que je l’accompagne à la cathédrale Notre-Dame de Paris parce qu’il sentait le besoin de faire sa part dans la communauté de recherches dans le but de découvrir comment on devient un voyageur quantique.

Si quelqu’un peut y arriver le premier
C’est bien un aveugle non ?

Cela me troubla beaucoup de le voir caresser les pierres, tenter d’en imprégner sa chair dans le but de faire transmuer la matière.

Et vint ce fameux souper où Monsieur de Larousse me fit porter des fleurs avec un trousseau de clés dans une enveloppe.

Ce sont les clés de notre villa à Tahiti mon amour

Mais on n’a même pas de réponse de mon père, lui dis-je

J’ai acheté la villa avec option, selon ce que votre père
Prendra comme décision.

Jean me remit également une lettre de mon père. Je l’ouvris. Il n’y avait qu’une seule phrase d’écrite :

Heureux qui comme Rodolphe
A fait un beau voyage

Commentaires

1. Le mercredi 3 mai 2006 à 08:56, par Pierrot

Quelle étrange chose que la vie. 6 ans déja que j’ai terminé ma
carriere de chanteur. Ca se peut pas… 6 ans…. woww….. et ce roman qui
semble venir de nulle part…. wow…. devenir l’antiquaire de son
âme….par le biais d’un ami
merci

Pierrot

2. Le mercredi 3 mai 2006 à 10:48, par Claude

« …l’antiquaire de son âme ». Quelle belle trouvaille.
Au nombre de lecteurs qui viennent lire ton roman à tous les jours je constate que l’idée valait son pesant d’or.
J’ai bien hâte de te revoir.
Claude

Sans rire

Faites-moi rire

dentsLes employeurs ne sont pas tous contre la somnolence au travail. Et cela grâce aux clowns du rire qui sont là pour les convaincre de l’effet placebo du rire en entreprise.

Le rire est bon pour la santé. C’est connu. Mon médecin se plaisait à dire «Fais dilater ta rate avant de t’endormir, tu vas passer une excellente nuit de sommeil». Jusque là, pas de problème. Le rire est un réflexe naturel généralement positif. Il trahit souvent un trait de personnalité agréable pour l’entourage et facilite la communication.
De là à provoquer le rire artificiellement, voire à l’imposer comme soi-disant thérapie en entreprise, il y a une marge significative que seuls les patrons peuvent avoir intérêt à franchir.

C’est pourtant le nouveau courant auquel tente de nous attacher Michel Abitbol et son club de rire de Montréal qui affirme que la création d’un climat de rire en entreprise rend tout le monde plus heureux et plus efficace.

Il ne s’agit pas que de rire, hélas ! Il s’agit en fait d’une forme particulièrement aliénante du néo-positivisme « carnégien ». Là où Wall-Mart met dans la tête de ses employés exploités qu’ils sont en fait des associés de l’entreprise, sans aucun rapport avec la définition réelle du mot associé, ici le rire intervient comme placebo afin de substituer dans la tête du personnel l’acceptation béate de ses conditions de travail à la saine colère ou à un esprit critique et contestataire naturel quant aux relations patrons-employés, généralement fondées sur des bases inégales.

Mon père, un boucher de son métier, était l’un des fondateurs du syndicat de l’alimentation, affilié à l’époque à la CSN. Il avait l’habitude de dire, devant la résistance de certains groupes de travailleurs à signer leur carte syndicale « Crisss, ça fait 20 ans qu’ils mangent de la « marde » et après 20 ans ils la trouvent encore bonne ! ». Que dire de ceux qui s’associent à leur employeur pour rire de leur propre sort ? Après les syndicats jaunes, voilà maintenant une raison de rire jaune !

Oups ! j’allais oublier. Aujourd’hui c’est le 1er mai, fête internationale des travailleurs. Pour souligner l’événement, le gouvernement du Québec vient de majorer le salaire minimum à un maigre taux horaire de 7,75 $. Si vous trouvez ça drôle M. Abitpol, riez tant que vous voudrez. On saura vraiment avec qui et de qui vous riez.

Commentaires (anciens)

1. Le mardi 6 juin 2006 à 19:53, par lamer308

Je comprends votre critique de la thérapie du rire en entreprise, mais je suis moins sévère que vous. Les effets bénéfiques du rire sur la santé sont démontrés. De plus, l’un des objectifs du rire est la paix mondiale. Si vous êtes capable de rire avec un étranger, ( ennemi, patron, collègue, inconnu…) il est peu probable que vous sortiez votre fusil pour tirer. C’est une façon comme une autre de dédramatiser la vie.
C’est bien triste que des gens soient obligés d’apprendre des techniques pour pouvoir rire. C’est comme la danse quand on maîtrise la technique on la dépasse.

2. Le lundi 25 juin 2007 à 16:50, par Jipé

A propos de l’usage du rire en entreprise, et de ses effets pervers, une enquête a été menée par un sociologue dans une fabrique de canapés de l’Ouest de la France. C’est décapant ! Et ça peut oter aux naïfs leurs dernières illusions sur l’entreprise dite citoyenne. Ca s’appelle : Les succursales du rire (de l’usage du comique en entreprise) et c’est paru aux Editions Imago, à Paris.

3. Le mardi 26 juin 2007 à 19:26, par Claude Demers

Merci M. Jipé de votre commentaire. Je ne connaissais pas cet ouvrage mais je suis très heureux de voir que tous ne sont pas aussi naĩfs que certains le voudraient.
Claude Demers

L'île de l'éternité de l'instant présent (Pierre Rochette)

Chapitre 17 – LE LAROUSSE AU FEMININ

L’île de l’éternité de l’instant présent

raoul_roy2

Cher Clermont,

Dans sa contemplation active de l’univers,
Ton ami est devenu lui-même
Un chevalier à la bien triste figure
Chantant au hasard des rues
pour ne pas mourir de faim.
Comme les temps changent.
Quelques nouvelles de cet ami.
Au cas où…

Cet ami parcourt parallèlement
Le cosmos intra-personnel
Comme Christophe Colomb jadis la mer
Avant qu’il ne découvre l’Amérique,
Et comme tout le monde le fera un jour
en transatlantique quantique.
Ce n’est qu’une question de temps.

Son corps est devenu le lieu de véritables tempêtes de bonheur cosmique. Dans les attaques d’être, le réceptacle qu’est son enveloppe charnelle se transforme en être immense contenant l’univers quantique dans son entier dans les brosses d’être, il redevient un enfant cosmique gambadant dans les champs du temps et les ruisseaux de l’espace. Plus il vieillit, plus il vit dans tout le corps sauf au centre du cerveau
des attaques d’être. et moins il connaît le bonheur de se perdre dans des brosses d’être de pauvreté joyeuse. Comme si l’être tentait de plus en plus de lui dévoiler la texture de sa nature par la non-pensée et le non-savoir.

Dieu n’existe peut-être pas

Mais comment appelle-t-on cette énergie créatrice d’instants présents ?
Qui vient et va en son corps, faisant passer son corps
De l’infiniment petit à l’immensément heureux
Par une béatitude infiniment joyeuse
De vaguer ou bon lui semble ?
La conscience cosmique amoureuse de l’homme, peut-être.

Mais comment appelle-t-on ce corps quand il quitte le réel social,
Voyageant, pauvre comme le furent les mendiants de tous les temps,
Dans l’être immense qu’est l’île de l’éternité de l’instant présent ?
La conscience de l’homme amoureux du cosmos, peut-être.

Que nous nous adorions l’un et l’autre
Emerveillé l’un et l’autre qu’il en soit ainsi.
Cela s’appelle peut-être la danse des consciences
Sur l’île de l’éternité de l’instant présent

Peut-être…Peut-être pas

Deux questions fondamentales

Comment un bonheur de trois jours sans interruption

Est-il possible ?

quelle est la nature ontologique de l’instant présent ?

Et si toute cette béatitude n’était que la conséquence logique
D’une transmutation des particules
Par voyage trans-quantique ?

Je suis rendu là.
Qui découvrira les fondements particulaires de la conscience
Découvrira en même temps les fondements particulaires de l’univers entier.
Seule une mathématique de conception particulaire
pourrait un jour parvenir à vérifier le tout,
Là se cachent peut-être les fondements généraux de l’harmonie du monde

Peut-être…Peut-être pas

Ego sum pauper
Nihil habeo
Et nihil dabo

Tel qu’écrit et déposé aux pieds de chaque tombe historique
Comme le firent jadis certains croisés des lieux sacrés.

Ton ami Renaud
En souvenir du camp Ste-Rose.

Clermont avait envoyé à mon père une photocopie de ce texte de Renaud. Mon père s’était empressé de me la transmettre, dans une grande enveloppe où il avait inséré deux autres lettres signées : Monsieur de Larousse. Comme ces dernières étaient de dates rapprochées et pressantes, cela me flatta.

Renaud ne parlait jamais d’un quelconque amour pour ma personne. Mais Monsieur Jean de Larousse, de son côté, n’avait jamais oublié sa fascinante du Québec. Bien plus, comme il me le confiait dans sa dernière lettre, il sentait le besoin de parcourir avec moi le sens du mot « fascinante », pour tenter, mot par mot, une percée féministe dans un nouveau projet encyclopédique où le langage serait traité au féminin. Je lui écrivis une courte missive :

J’ai réglé mon divorce
Sur le rocher du grand Bé de St-Malo
Devant la tombe de Châteaubriand.

Le fait que
Cette tombe soit considérée
Comme un haut lieu de pèlerinage poétique
À travers les siècles
Et qu’une encyclopédie féministe
Me semble en soi de la poésie pure,
Que pensez-vous de venir m’y rejoindre ?

J’y vais et viens tous les soirs de l’été
Juste avant la montée de la marée
J’aurai un chapeau de paille
Jaune, couleur de lune.

Votre fascinante, Marie

Curieux que deux lettres se croisant m’obligent à faire un choix somme toute facile. Renaud, par ses propos, semblait ne pas avoir besoin d’une femme dans sa vie et Monsieur Jean de Larousse, oui. La tombe de Châteaubriand me rappelant, chaque soir de l’été, que nous allions mourir, j’en conclus qu’il était plus que temps de vivre, dans les réalités, dans le temps mais hors des servitudes. Vivre comme Renaud m’apparaissait aussi fou qu’à Jos « quoiqu’intéressant Barnake » comme aurait dit mon ami chansonnier.

Les jours qui suivirent, je tentai de vérifier si Renaud avait écrit Ego sum pauper à un endroit quelconque du rocher du Bé. Mes recherches furent vaines jusqu’à ce que je me rappelle qu’au camp Ste-Rose, il avait utilisé les petits coffrets sculptés de mon père. Alors je me dis qu’il n’avait pu l’enterrer que dans un endroit sablonneux,.le plus près possible de la tombe du grand homme. Effectivement, en arrière du monument de Chateaubriand, juste à l’extrémité du coin gauche, la terre semblait rejaillir de l’herbe. Je n’eus qu’à l’épousseter de mes mains. Et je trouvai une petite boîte en tôle et un simple papier déchiré d’une enveloppe quelconque.

Ego sum pauper
Nihil habeo
Et nihil Dabo.

Je remis le tout bien en place, ahurie que tout ça fut plus fou que vrai, quoique plus vrai que fou. Le temps ne m’avait jamais vraiment hanté, sauf peut-être dans quelques moments de grands bonheurs où j’aurais voulu l’arrêter. Comme quand Nellie-Rose était gamine et que j’aurais voulu qu’elle ne grandisse point non pas pour retarder mon propre vieillissement, mais plutôt par souci de lui éviter un monde mâlien où elle aura à faire ses preuves sans aucune garantie…. D’autres moments de détresse aussi où j’aurais voulu le presser ce temps…. Comme quand ma fille souffrait de quelques maladies, toujours bénignes mais qui prennent une importance aux yeux d’une mère qui se sent impuissante et qui attend que les antibiotiques fassent leurs effets…. Toujours ma fille… le temps de l’aimer valant plus que la recherche sur le temps, puisque le temps de la retrouver m’apparaissaient cinq jours d’éternité à tuer d’une longueur infinie insupportable.

Je sentais venir le temps de lui donner un père qui m’aime et que j’aime, même s ‘il ne portait point le titre au niveau biologique, John ayant fait la preuve qu’il aurait fait un bien mauvais père biologique.

Renaud m’avait jadis appelée sa « couleur clair de lune ». Alors je portais mon chapeau de paille, tous les soirs, après souper comme on dit au Québec ou après le dîner comme on le dit quand on célèbre le rituel de la bouffe en France. J’adorais marcher sur la plage de St-Malo, en dehors des forteresses. Je ne sentais plus le besoin de faire mon pèlerinage au travers de la horde des touristes. Je me tenais loin de la tombe tout comme mes pieds d’ailleurs qui préféraient se réjouir de vague en vague au fur et à mesure que celles-ci sensualisaient l’empreinte du sable sous mes pas.

Je tentais le sort. Les hommes me regardaient et ma foi… il n’avaient pas tort. Je ne m’étais jamais trouvée aussi jolie. On dirait que, comme les animaux, au moment où l’accouplement te devient essentiel, (accouplement dans le sens de faire couple fondu ensemble pour la vie), ton corps dégage une danse du désir au féminin aux parfums étonnants, irrésistibles même pour toi-même. Tu en arrives à trouver incroyable qu’un homme ne tombe pas follement amoureux de toi et ne t’offre pas sa vie et son cœur pour la vie du cœur.

Il y a des moments comme ça où comme deux aimants s’attirant dans l’espace, comme deux amants s’éclatant dans le temps, l’une des deux parties marchant la plage de la mer de St-Malo ne se meut que dans des mouvements d’appel de la chair à la chair passionnée de sa chair. J’étais étonnée moi-même de mon corps devenu désir et ne pouvant s’abandonner qu’à un désir recherchant la même forme d’abandon.

Un soir de temps doux étendue sur la plage, je m’aperçus, en me relevant, que mon chapeau de paille « clair de lune » semblait me retenir pour ne pas que je m’envole au vent tellement j’étais attirée par le vent de l’amour. Je dus avoir un très beau sourire car un homme m’accosta par ces mots.

Madame que vous êtes fascinante !

J’espère qu’un jour, un homme fera en sorte
que je ne le sois plus, répondis-je simplement.

Jean de Larousse
Quel bonheur enfin de vous rencontrer

Marie Gascon Thysdale.
Considérez-vous comme mon invité, Monsieur
Vous êtes déjà venu à St-Malo ?

Non c’est la première fois.

Alors je vous invite intra muros
Cité corsaire, place Châteaubriand
Pour le boire de bienvenue
comme on dit par ici.

Nous nous retrouvâmes finalement à une terrasse à l’intérieur des murailles à manger la traditionnelle galette-saucisse-crêpe accompagnée d’un plateau de fruits de mer et d’un vin relevé de Bretagne. . Jean de Larousse me raconta comment son arrière-arrière-arrière grand-père, Pierre Larousse, lança le grand dictionnaire universel du X1X siècle dans lequel il voulait donner « chacune à son ordre alphabétique, toutes les connaissances qui enrichissent l’esprit humain ». L’ouvrage évolua à travers les générations pour devenir en 1927 le grand Larousse encyclopédique, qui, d’édition en édition, donna à sa famille une réputation universelle à titre de « maison des dictionnaires ».

Je lui parlai à mon tour du Grand Larousse encyclopédique 1961 dont mon père avait fait toute sa vie, son unique lecture, m’apprenant par le biais de cette classification de la connaissance, l’amour de la musique des mots et de leurs sens. Et sans trop nous en rendre compte, nous fûmes rapidement unis par la passion des mots neufs de sens à l’oreille.

Quand je prononçai le mot amour, il me confia à quel point la mort de sa femme l’avait bouleversé. Il travaillait d’ailleurs à renouveler le sens de ce mot dans la prochaine version de son encyclopédie, car il lui semblait que la profondeur du grand amour brillait d absence dans la définition, l’amour vrai n’étant pas enfant du désir, mais du compagnonnage heureux.

Au mot enfant, je lui parlai de ma fille que son père venait reconduire tout en amenant une proposition de divorce pour fin de signature. Je lui dévoilai à mon tour que j’avais connu dans ma vie l’amour coup de foudre, l’amour carriériste, mais pas ce compagnonnage heureux dont il semblait si épris tellement il en parlait avec des yeux brillants.

Ça fait cinq ans que mes yeux n’ont pas brillé
Pour une femme, vous savez, Marie ?

Dois-je prendre ça pour une déclaration ?
Répondis-je .

Je vous trouve tellement fascinante.

Jean de Larousse dut remarquer ma tristesse profonde car il me demanda avec éducation en quoi le mot « fascinante » pouvait m’atteindre si profondément. Mais il y a des mots comme ça qui t’obligent à raconter ta vie. Et je ne savais trop par où commencer. En avais-je seulement le goût ?

Vous avez des enfants dis-je ?

Non

Vous aimeriez en avoir ?

Oui j’adorerais.

Alors le reste n’a aucune importance
Je désire une sœur pour Nellie-Rose
Voilà ce qui me fascine ces temps-ci.
Je cherche simplement une vie de famille
Vous avez une définition du mot famille dans Larousse
Car au féminin seulement, le sens du mot me semble
Certains soirs comme ce soir,
Dramatiquement incomplet.

Je rougis soudain de m’être si profondément livrée

Allez, assez jaser comme on dit au Québec
Je pourrais vous faire faire des bêtises.
Vous me raccompagnez ?
Je dois être en forme pour accueillir ma fille
Et cela très tôt demain matin.

Comme j’habitais chambre et pension à l’intérieur des murs, nous n’eûmes qu’à marcher.

Je me rappelle toute petite
Mon père me chantait la chanson
À S-Malo beau port de mer
Vous savez qu’il n’y a pas
Un marin de par ici qui la connaît

Vous pouvez me la chanter ?

A St-Malo beau port de mer (2)
Trois beaux navires sont arrivés
Nous irons sur l’eau
Nous irons nous promener
Nous irons jouer
Dans l’ile
Dans l’ile

C’est la chanson préférée de Nellie-Rose
Quand je l’endors le soir.

Si vous pouviez recommencer votre vie
Ce serait sur quelle île ?
Murmura Monsieur de Larousse

Celle de mon père
Les îles Galapagos
Parce que, comme il disait quand j’étais petite
C’est à l’autre bout du monde
Et que l’autre bout du monde
Ça donne juste le goût de revenir chez nous
Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage.

Jean, je ne vous remercierai jamais assez
Pour cette merveilleuse soirée.

Je vous reverrai ?

Il vaut mieux que vous repartiez, je crois
J’ai trop de réflexes de femme esseulée
Je risque de faire des erreurs

Le lendemain, quand j’entendis crier « maman, maman » les sanglots me traversèrent l’intérieur du corps pendant que les deux bras demandaient pardon de l’avoir négligée dans ma période p’tit Québec. Bien sûr, la nuit il y avait madame de Vincenne, mais ça ne remplace pas une mère quand l’enfant couvre une grippe. Dans ces cas-là, je prenais toujours mon petit poussin sous mon aile dans mon nid, ne serait-ce que pour vérifier ses montées de fièvre. Et je me jurai que jusqu’à 18 ans s’il le faut, je ne raterais pas une nuit de maladie. L’abandon et la confiance aux pouvoirs d’amour de la mère créant des liens que même la mort ne peut détruire.

Une fois les papiers du divorce signés, John dut repartir, un congrès l’attendait à Liverpool. Sur la place du marché, j’achetai à Nellie-Rose un chapeau de paille exactement comme le mien. Comme elle avait grandi en mon absence. Elle ne cessait de parler de peur d’en oublier. Mais je remarquai aussi que mes éloignements, ne fusse que pour acheter une glace, l’insécurisaient. Elle serrait ma jambe contre elle en disant :

On ne se quittera plus hein maman ?
On ne se quittera plus
Je veux pas aller vivre avec Papa
C’est trop loin de toi.

Je l’embrassai en la serrant très fort. Puis pour la calmer avant le dodo, nous allâmes marcher sur la plage de St-Malo en chantant ensemble notre chanson fétiche.

Trois beaux navires sont arrivés (bis)
Chargés d’avoine chargés de blé
Nous irons sur l’eau
Nous irons nous promener
Nous irons jouer
Dans l’île

Dans l’île

Que vous êtes fascinante mademoiselle ?

Nous nous retournâmes toutes les deux. Jean de Larousse mit un genoux par terre devant la petite en disant »

Il faut absolument que vous appreniez la réponse de votre mère À cette réplique Mademoiselle

J’espère qu’un jour, un homme fera en sorte Que je ne le sois plus, c’est bien ça la réponse Marie ?

non c’est pas ça la suite de la chanson Monsieur fit Nellie-Rose

c’est quoi ?

trois dam’s s’en vont les marchander(2)
marchand marchand combien ton blé
nous irons sur l’eau
nous irons nous promener
nous irons jouer
dans l’île
dans l’île

c’est qui les trois dam’s
demanda Monsieur de Larousse

Ben, dit Nellie-Rose
Y a ma mère…
Moi….
Puis Madame de Vincenne

Ça aurait pu être ta petite sœur
Dit Jean en me regardant droit dans les yeux

Et je chantai à mon tour
Comme pour changer de sujet

Marchand marchand combien ton blé (2)
Trois francs l’avoine six francs le blé
Nous irons sur l’eau
nous irons nous promener
nous irons jouer
dans l’île
dans l’île

dis Monsieur le marchand
fit Nellie-Rose
ça coûte combien une petite sœur ?

si tu m’aimes, répondit Jean
ce sera gratuit pour toi

alors je vous aime

Et je chantai la suite de la chanson, toute étonnée qu’au refrain Nellie-Rose et Jean reprennent la mélodie en chœur, l’enfant nous tenant tous les deux par la main.

trois francs l’avoine six francs le blé (2)
c’est bien trop cher d’une bonne moitié
nous irons sur l’eau
nous irons nous promener
nous irons jouer
dans l’ile
dans l’ile

Comment va s’appeler ma petite sœur Monsieur ?

Faut demander à ta mère mon enfant.

Si ça coûte aucun franc, comme le monsieur le dit
On va l’appeler Frannie.

Et Nellie-Rose de conclure en chantant:

Marchand tu n’vendras pas ton blé (2)
Si j’le vends pas j’te l’donnerai
Nous irons sur l’eau

Nous irons nous promener
Nous irons jouer
Dans l’île
Dans l’île.

Ce soir-là, Jean et moi, couchâmes Nellie-Rose. Puis nous nous étendîmes tout habillés sur mon lit, nous endormant aussitôt d’épuisement. Quand je me réveillai, je me rendis compte que j’avais pleuré doucement pendant mon sommeil., Monsieur de Larousse caressant simplement mes cheveux le temps que je revienne sur terre.

Jean
À la vitesse où vous allez
On va se casser la gueule
Faut pas faire des promesses à la petite comme ça.
Un enfant, c’est sacré,
Ça pense qu’un adulte, ça ment jamais.

J’ai trois billets d’avion
Pour les îles Galapagos
Départ par train
Pour l’aéroport
demain après-midi

Si vous avez vraiment le goût
qu’on se connaisse tous les trois.

Pourquoi aller si vite Jean ?

Ça fait cinq ans déjà
Que je vous attends Marie
Et nous nous sommes déjà tant écrit.
N’avez-vous pas dit
Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage ?
Pour revenir, faut commencer par partir quelque part.
Pourquoi pas le pays de votre père, les Iles Galapagos ?

Mais c’est à l’autre bout du monde Jean ?

N’avez-vous pas dit
L’autre bout du monde, ça donne juste le goût
De revenir chez nous

Et c’est un chez nous que je vous offre de construire Marie
Un chez nous avec une Frannie puis une Nellie-Rose.

Nous gardâmes silence plus d’une demie-heure. Je m’apercus que des larmes coulaient silencieusement sur son visage, ce qui me fit pleurer discrètement aussi. En dedans de moi-même, Renaud, tel Robinson Crusoé sur son radeau, s’éloignait de moi pour accoster sur l’ile dont il avait tant rêvé. Et cela me fit du bien que nos routes se séparent, la sienne conduisant peut-être à l’or du temps, la mienne à l’abordage de ce qui me semblait à ma juste mesure : l’amour au quotidien sans se poser de ces questions qui font de ces chercheurs d’étoiles des errants de la société.

Jean, j’accepte ce voyage d’essai
En autant que je paie mon billet d’avionv
Et celui de la petite.

Je dois décliner votre offre Madame
J’ai promis à Nellie-Rose
Que sa petite sœur ne lui coûterait rien

Nous éclatâmes de rire, ce qui réveilla Nellie-Rose qui, en toute innocence, vint se blottir dans le lit entre nous deux. C’est ainsi que nous nous endormîmes. Et c’est peut-être à ce moment-là que j’acquis, dans le bien-être de notre tendresse réciproque, la conviction intime que nous formerions un jour une famille heureuse.

Je connais un pays
Où on nous donnerait gratuitement
Ta petite sœur au lieu d’avoir à l’acheter
Si ta mère vient, tu prends le train et l’avion avec nous ?

C’est ainsi que nous partîmes pour les Iles Galapagos. Je ne savais pas que ces treize îles, dix-sept ilôts et quarante sept récifs sortis de l’océan Pacifique lors d’éruption volcanique abritaient 10,000 « galapagos » (nom espagnol des tortues géantes), une myriade d’iguanes marins ou terrestres, des milliers d’otaries, d’albatros, de lions de mer. Nous aboutîmes finalement à Puerto Baquerizo Moreno, centre administratif de l’archipel.

Comment mon père avait-il su que le paradis se trouvait aux îles Galapagos, surnommées « les îles enchantées ». ? En fait, il en avait entendu parler en lisant l’item Darwin dans l’encyclopédie parce que le célèbre savant britannique les avaient visitées en 1835, ses études ayant donné naissance à son légendaire livre : « l’origine des espèces par la sélection naturelle »

J’appris donc la vision Larousse d’un compagnonnage heureux. Pour Jean, on était d’abord des compagnons de vie, partageant avec passion un même rêve, ce qui nécessairement alimentait l’amour comme les ruisseaux de petits gestes finissant par constituer un océan de bonheur. Il avait réussi cela avec sa première femme. Et il se sentait mature comme un capitaine de bateau qui connaît bien le ciel et son étoile polaire.

Mais je ne me sentais pas à la hauteur de son épouse décédée. Et je finis par lui dire en éclatant en larmes. Jean fut habile, Il avait senti qu’une partie de mon cœur était encore ensorcelée par Renaud. Et il me demanda de m’abandonner, de tout me raconter, comme il le ferait lui-même au sujet de sa femme.

Et c’est ainsi que nous échangeâmes sur nos fantômes. Car il faut bien l’avouer, Jean fut fasciné par la vie de Renaud, encore plus que je ne l’aurais jamais cru. Sa vie de chansonnier, son don de lui-même aux enfants du camp Ste-Rose, son errance de Don Quichotte du temps à travers le monde.

Nous nous rendîmes compte tous les deux qu’une partie de notre être n’arriverait jamais à faire le deuil, lui de sa femme, moi de Renaud. J’appréciai la franchise, le respect, le partage, l’affection que ces confidences créèrent entre nous. Et je crois que c’est ce long échange sur notre plus intime qui cimenta notre rêve de donner un foyer à Nellie-Rose et la Frannie à concevoir.

Jean était tellement ému que nous nous soyons rencontrés qu’il vécut la gêne de l’impuissance sexuelle. L’émotion était trop forte. Et moi qui le désirais au fond de mon sexe et qui avait si peur que cela lui arrive parce que je ne lui plaisais pas physiquement, ou bien qu’il ne me désire pas comme il avait sans cesse désiré sa femme.

Nous réussimes à faire l’amour, le dernier soir. Cela lui sembla douloureux car il cria au point où je dus lui enfoncer la main dans la bouche pour ne pas réveiller la p’tite.

Et ma petite sœur, monsieur Jean ?

Je l’ai cachée dans le ventre de ta maman Nellie-Rose
Dépose ton oreille
Ecoute son petit cœur qui bat
Il faut juste qu’elle grandisse maintenant

Elle va s’appeler comment Jean
Frannie Thysdale ?

Non ma chérie, lui répondis-je
Si Jean le veut bien
Elle s’appellera
Frannie Gascon-Larousse.
Et toi, Nellie-Rose Gascon-Larousse
Et c’est ainsi que le destin
D’une terrestre bien terre-à-terre
nommée Marie Gascon
fut lié.
Par promesse d’engagement réciproque,
à celui d’un terrien bien terre-à-terre aussi
Monsieur Jean de Larousse.

Car c’est les deux pieds sur terre
Et les yeux tournés, non vers la lune,
Mais vers mes filles
Que j’eus besoin
De m’abandonner en cette vie.

L'île de l'éternité de l'instant présent (Pierre Rochette)

Chapitre 16 – MON CHER CLERMONT

L’île de l’éternité de l’instant présent

Pierre Létourneau
Pierre Létourneau

Mon cher Clermont,

En avril 1920, Einstein dit à Moszkowski :
« L’idée selon laquelle le temps s’écoule plus vite
ou,plus lentement selon nos sensations subjectives
de joie ou de tristesse de satisfaction ou d’ennui
n’a rien à voir avec la notion de relativité du temps.,
même si on tient compte du fait
que les sensations subjectives découlant de ces faits
sont réelles. »

Je m’oppose rigoureusement à Einstein à ce sujet
J’ai tendance à croire que mes brosses d’être
Et mes attaques d’être ne sont pas de nature spirituelle
Ou religieuse, mais des phénomènes mesurables
Mathématiquement, de nature quantique,
reliés à la fissure de la structure du temps.

Mon hypothèse étant la suivante :
Il est possible que l’on découvre un jour que le cerveau
Fonctionne au niveau moléculaire selon les lois
de la physique quantique, pouvant faire courber le temps et l’espace
avec autant de facilité que l’univers dans son entier se courbe
sous l’effet de sa masse et de sa vitesse, même s’il est
en expansion.

Il est possible qu’un jour, par la seule puissance du cerveau
Nous soyons capables de devenir des voyageurs quantiques
Traversant l’univers à une vitesse approchant celle de la
Lumière. Le corps devenant le réceptacle de l’univers entier dans une
Attaque d’être et l’univers réceptacle du corps entier dans une brosse d’être,
L’homme passant ainsi de l’être immense à l’enfant de l’être.

Faire exploser le temps-horloge, voilà le fondement de ma recherche
Au niveau épistémologique et ontologique. L’épistémologie étant la science
Du rapport de la perception à la réalité et l’ontologie celle de la consistance
Fondamentale de la structure du réel. Le cerveau étant à l’échelle de l’infiniment
Petit ce que le cosmos est à l’infiniment grand, la relation amoureuse de l’un
Envers l’autre se vivant à l’intérieur de l’île de l’éternité de l’instant présent.

Ton ami Renaud
En souvenir du camp Ste-Rose

Clermont fut le premier à descendre dans la cave du P’tit Québec avec des nouvelles fraîches de Renaud. Il avait marché tout l’hiver l’Espagne et le Portugal avec lui, quêtant ça et là, chantant et jouant de la guitare pour survivre. Et Renaud avait tenu à ce qu’il conserve précieusement cette lettre signée, au cas où…Je me rappelle encore de la chanson que le pianiste aveugle chantonnait au moment où j’aperçus sa barbe et ce foulard en nœud cachant sa calvitie. C’état « Les Colombes » de Pierre Létourneau

On se voyait une fois la semaine
Cela passa si vite que bientôt
On multiplia les rendez-vous
Au ciné au coin des rues

Quand je te disais, je t’emmène
À chaque fois tout était nouveau
Dans la chambre on vivait loin de tout
Et les heures ne passaient plus

Pendant que les colombes, de la rue Des cèves
Se faisaient comme une ronde
Autour de nos rêves

J’étais assise sur le grand sofa, dans l’arrière-salle quand il me sembla reconnaître cette voix rauque qui massacrait le refrain. Je me levai et je vis Clermont. Il faisait partie de ces anciens du St-Vincent qui, avec l’arrivée du printemps, venait comme en pèlerinage à Paris juste pour revivre un peu de leur passé en pays étranger. Au premier étage, vers vingt heures, René Robitaille du « gros Bob d’à côté » remplaçait Jean-Guy Desrasmes des Îles de la Madeleine. mais le vrai rituel se passait après, dans la cave, entre trois heures et huit heures du matin, dans des moments de déchirure où même « la Manic » de Georges D’or chantée par le pianiste aveugle provoquait en chacun de nous, nuit après nuit, l’insoutenable douleur du mal du pays.

Si tu savais comme on s’ennuie, à la Manic
Tu m’écrirais bien plus souvent, à la Manicouagan
Parfois je pense à toi si fort
Je recrée ton âme et ton corps
Je te regarde et m ‘émerveille
Je me prolonge en toi

Comme le fleuve dans la mer
Et la fleur dans l’abeille.

Je fus très ébranlée de voir dans cette lettre de Renaud les mots de mon père devenus hypothèse scientifique tenant presque de la science-fiction. Tout me paraissait si éloigné de ce que je pouvais saisir. Clermont me raconta que pour Renaud, le fait d’être constamment en voyage redonnait à l’espace-temps son étrangeté comme si le monde naissait à nous pour la première fois, comme si le réel était une personne vivante, libérant par la contemplation l’esclavage provoqué par le passé et le futur, simples reliquats d’une mémoire sclérosée de l’ego, le monde restant une grande et éternelle énigme. Renaud avait dit à Clermont :

C’est en marchant le temps
Que tu te rends compte
Que tout ce que l’homme
a construit de ses mains
fut une manière de tenter de répondre
à l’angoisse que constitue ce temps.
Une maison servant à le fractionner pour survivre,
Une Église à le calmer pour ne pas qu’il nous engloutisse,
Un monastère à l’arrêter pour trouver la fissure menant à l’éternité,
Un travail pour en faire la culture comme on passe la charrue dans un champ de loisirs
Une chanson à le ralentir ou l’accélérer pour provoquer
L’enivrement d’en faire partie, comme sur un manège tournant
Au beau milieu d’un cirque.

Et le chanteur aveugle qui gémissait « l’hymne au printemps » de Felix Leclerc ». Clermont m’incita à bien écouter parce que les paroles parlaient du temps, comme la Manic danse l’ennui, comme les Colombes signalent les heures qui ne passent plus.

Comme un vieux râteau oublié Sous la neige je vais hiverner Photos d’enfants qui courent dans les champs Seront mes seules joies Pour passer le temps.

Renaud avait demandé à Clermont de servir de témoin à ses brosses d’être et attaques d’êtres, vécues dans des endroits particuliers où l’homme, par les œuvres de son architecture, avait tenté de domestiquer le temps.

C’est ainsi qu’ils dormirent à la belle étoile, à Escalona, sur les rives du Rio Alberche, au pied des ruines de l’un des nombreux châteaux qu’Alvaro de Luna, favori de Jean Deux et connétable de Castille fit élever dans la sierra de Gredos, près de Madrid. Le château représentant peut-être une tentative orgueilleuse d’ignorer le temps en le défiant.

Puis ils vécurent la même expérience sous un moulin à vent du plateau sec et nu de la Manche où le plus noble et le plus simple des hommes, Don Quichotte, l’homme le plus cosmique de la littérature mondiale, ventait du vent métaphysique de son absence sous le moulin blanc brandissant mystérieusement ses ailes dans le grand vide-plein. Le moulin à vent représentant peut-être la première tentative poétique de l’homme pour voyager dans l’espace-temps. Renaud avait demandé :

Clermont
sens-tu l’instant présent
qui prend possession des lieux ?
Écoute le vent qui chante de l’intérieur
Le temps qui se rafraîchit
L’instant présent, quand il apparaît
C’est le souffle du cosmos
Dont il n’est pas accordé à l’homme
De connaître la nature de l’être qui souffle
Comme on n’arrive pas à identifier
celui par qui la pipe fume.

J’osai poser une question bête à Clermont :
T’as senti quelque chose ?
T’as vécu au moins une brosse d’être
Ou une attaque d’être ?

Non, me répondit-il
Rien de cela ne me fut accessible
Mais c’est impressionnant de voir
Qu’un homme consacre sa vie
Pour tenter de comprendre
Le cosmos qui brûle en lui
Au cas où il ne suffirait
Que de l’allumer chez les autres
Comme on allume un fanal
Au cas où l’île de l’éternité de l’instant présent
Serait bien réelle, telle qu’indiquée sur la carte
Des premiers navigateurs.

Tu vois, me dit Clermont
Je connais par cœur les paroles de Renaud
Mais cela reste des paroles,
En autant que cela me concerne.

Il pense parfois à moi
Lui demandai-je ?

Une partie de lui-même est morte
Quand tu es partie, me répondit-il
Celle du désir pour une autre femme.
Il n’y a jamais eu d’autre femme
Dans sa vie après toi.

Clermont quitta la cave du p’tit Québec vers quatre heures du matin, reprenant l’avion très tôt le lendemain matin pour Montréal. Il tenait absolument à échanger avec mon père sur ce qu’il avait vécu en Espagne et au Portugal. Je lui donnai des photographies récentes de Nellie-Rose pendant que le pianiste aveugle chantait les dernières paroles de «Bozo » de Félix Leclerc.

Si vous passez par ce pays la nuit
Y a un fanal comme un signal de bal
Dansez, chantez bras enlacés
Afin de consoler
Pauvre Bozo
Pleurant sur son radeau

Quand Jos Leroux arriva au p’tit Québec, c’est aussi avec cette chanson de Félix Leclerc qu’il termina, chaque soir, son tour de chant sur la petite scène du premier étage. Puis il descendait nous rejoindre dans la cave. Nous parlions régulièrement du camp Ste-Rose, nous demandant ce que les enfants étaient devenus à travers les années.

Savais-tu qu’à l’intérieur de chaque panache
Remis aux jeunes du camp Ste-Rose
À la dernière soirée,
Il y avait une date de retrouvailles
Inscrite à l’intérieur ?

Il est temps que quelqu’un m’en parle, dis-je
On est en 1978
Il y a presque cinq ans de ça
C’est quoi la date ?

Le 15 août deux mille un à minuit
Au dortoir du camp Ste-Rose.

Wowwww répondis-je
Vingt-huit ans après le camp Ste-Rose
C’est quoi l’idée ?

Avec Renaud, ben difficile à dire
Dit Jos en riant.
Les enfants vont avoir entre trente et quarante ans
Ça va te faire une méchante garderie
Hurla-t-il en éclatant de rire.
Même si Renaud m’a parlé de l’événement
Comme la mise en place
D’une future communauté de recherche
Sur le temps.

Jos avait cet art de la bonne humeur qui le rendit très populaire dans la cave. Y avait toujours quelqu’un qui venait le chercher pour prendre le micro parce que le pianiste aveugle ne connaissait pas les paroles des chansons d’un nouveau venu, Paul Piché.

Heureux d’un printemps qui m’chauffe la couenne
Triste d’avoir manqué encore un hiver
J’peux pas faire autrement ça m’fait d’la peine
On vit rien qu’au printemps, l’printemps dure pas longtemps.

Les Français adoraient notre manière québécoise de turluter

Tram di li li lam, di li li lam
Tram di li li lam,di li di li lam.

Vers la fin de la soirée, il traînait sa grosse bedaine et ses petites pattes d’un groupe à l’autre, représentant pour le français moyen l’archétype parfait du québécois heureux : Un gag, un rire, une tape dans le dos, une levée de coude franche et que tout le groupe fasse de même.

En tout cas, finit par me dire Jos
Jamais plus Renaud va m’avoir
Pour faire partie de sa communauté de recherche
C’est trop marteau pour ma p’tite tête.

Une fois, y m’a emmené dormir trois jours
dans un hôpital psychiatrique
avec les hors-la-loi du temps comme y disait
Juste pour vérifier si on vivait la même chose.
La deuxième nuit je l’ai réveillé
J’ai dit : tu cherches quoi ?

Y dit : les lois du sommeil.

J’ai dit : Barnake Renaud
Chu même pas capable de dormir
Tellement ça crie icitte
J’ai ben plus le goût de sacrer
Mon camp chez nous
Que de chercher.

Et Renaud de dire
Intéressant, très intéressant
Nous vivons la même chose
Continuons l’expérience

Et lui s’est rendormi
Incroyable !

Une autre fois, on s’est retrouvé à St-Malo,
dans une fête en l’honneur de Jacques Cartier.
Y m’a emmenée me recueillir près de la tombe de Chateaubriand
Le problème c’est que la tombe était située
Dans l’avancement de la mer
Et qu’une fois la marée remontée
Y avait plus de chemin pour revenir
On a été obligé de dormir là
Sur de la roche tout croche.
Renaud a été émerveillé
Du rapport de Chateaubriand
Avec le temps et l’espace
Mais moi j’ai gelé toute la nuit
Pis j’ai eu mal dans le dos
D’habitude je dors sur le ventre
Pis on n’avait même pas de couverture

Lui, avant de s’endormir,
M’a demandé d’être attentif à mon sommeil
Juste pour vérifier en dedans de nous
Si on vivait la même chose,
selon sa vision
De la communauté de recherche.

J’ai fini par le réveiller :
Barnake, que j’y ai dit
Quand t’as froid pis qu’tu frissonnes
C’est dur de dormir.

Y m’a répondu
Intéressant
Nous vivons la même chose
Continuons l’expérience
Y s’est rendormi presque instantanément
Pour continuer sa brosse d’être comme y disait.

Moi j’ai été sur la brosse toute ma vie
Pis ça m’a jamais fait cet effet-là.

Tu vois le genre Marie
Quand on s’est quitté
J’ai dit : Renaud, je pense que t’es plus fou que les fous.

Y m’a répondu :
Je me demandais justement
S’il ne fallait pas être un peu fou
Pour vraiment déguster la vie.

Je lui ai répondu à mon tour :
Inquiète-toi pas pour toi
Tu dois avoir des indigestions de dégustation
De mon côté
Je trouve ça « intéressant » comme tu me dis souvent
Mais nous ne vivons pas la même chose
Fait que même si je t’adore
Continue l’expérience tout seul
Moi je sacre mon camp.

Y a jamais été capable d’arrêter de rire
Y m’a serré la main pour me remercier
De l’immense bonheur que je venais de lui donner

Plus fou que ça, tu meurs.

Comme Jos avait raconté cette anecdote devant quelques amis, on lui demanda nuit après nuit de remettre ça au micro. Et c’était de plus en plus drôle d’une fois à l’autre. Même ceux ou celles qui n’avaient jamais rencontré Renaud eurent l’impression d’avoir été son intime. Et Jos qui en mettait. Mais je savais d’expérience qu’il romançait à peine la vérité.

On était sur la roche à St-Malo
À côté de la tombe de Chateaubriand
Lui y dormait
Une brosse d’être
Pis un moment donné Y s’est mis à crier C’est beau, c’est beau, que c’est beau.

Aye non seulement tu voyais rien
Ça a beau être Châteaubriand
Mais ça brille pas fort
puis moi j’ai peur des morts.
J’étais même pas capable de dormir
Tellement je frissonnais d’humidité
Pis les vagues ça fait du bruit
Dans le noir, c’est pas drôle.

Au bout d’une heure, mon Renaud :
C’est beau, c’est beau

Une fois j’lui ai crié
Barnake Renaud
Ferme ta gueule si tu veux que je dorme

Y s’réveille
Je répète.
Y dit : intéressant
Nous vivons la même chose
Pis y s’est rendormi.

Au bout du mois, la veille du départ de Jos, l’histoire avait pris de l’envergure au point où maintenant elle durait un gros vingt minutes de rires sans interruption. Le lendemain, jour de son départ, nous nous sommes tous sentis orphelins.

Intéressant, que j’ai écrit à Jos sur une carte postale
Nous vivons tous la même chose
On s’ennuie de toi .Vive Le Barnake du Québec.
Merci d’avoir ensoleillé Paris

Était-ce le fait que Jos avait parlé de St-Malo soir après soir, au p’tit Québec, que Renaud avait vécu des brosses d’être dans l’ilot du Grand-Pré où reposait, la tombe de Chateaubriand , que « les mémoires d’outre-tombe du grand écrivain » étaient enseignées par John au département de littérature de l’Université de Vancouver, qui me donna l’obsession de m’y rendre ? Ou plutôt la chanson « à St-Malo ,beau port de mer » que mon père me chantait quand j’étais petite ? « Nous irons jouer dans l’île, dans l’île »

Qui sait vraiment sur quels critères fonctionne l’inconscient ? Jeanne Martin avait été au centre de mon univers à l’époque du St-Vincent, pourtant je m’étais sentie incapable d’aller la saluer lors de mon voyage à Montréal. Renaud m’avait transpercé le cœur de bord en bord, mais je préférais souffrir de son absence que d’être déçue d’une retrouvaille sans lendemain. Je savais également que je ne mettrais jamais plus les pieds ni à Vancouver ni au p’tit Québec. Alors tant qu’à errer, pourquoi pas St-Malo ? Après on verrait bien.

Toujours est-il que j’écrivis à John.

Cher John,

Nous avons été unis par notre amour de la littérature
Pourquoi ne prendrions-nous pas Chateaubriand
Comme témoin de notre rupture.
Sa tombe ayant été considérée
À travers les siècles
Comme un haut lieu de pèlerinage poétique.

Que penseriez-vous de venir m’y rejoindre
Durant vos vacances ?

Nellie-Rose va bien.
Celle-ci me donnant beaucoup de bonheur
Au quotidien, je serais heureuse de continuer
À la voir grandir, à partir de ce que nous jugerons
Le mieux pour le bien de l’enfant.
Je vous enverrai mon adresse rendue là-bas.

Pourquoi pas l’amitié entre nous !
Marie.

C’est ainsi que, le 1er juillet 1978, je quittai le Petit Québec avec un mélange de regret et de soulagement. Madame de Vincenne était devenue une amie. Et comme Nellie-Rose l’avait prise en affection, il me sembla valable d’offrir un air de fête à notre trio. Cette dame avait été professeur de français et possédait une culture qui donnait à son âge la sagesse de ces femmes complices d’une plus jeune qu’elle. Elle aimait dire des choses précises en phrases vagues

Il suffit parfois de quelques pas dans le sable
Pour que sa vie redevienne un bord de mer.

C’est en parlant cœur à cœur avec Madame de Vincenne , sur le train de Paris à St-Malo, que je réalisai que je m’étais peut-être menti à moi-même. J’avais quitté le camp St-Rose pour Vancouver dans l’espoir secret que Renaud me déclare son amour avant qu’il ne soit trop tard, abouti au p’tit Québec parce qu’il y était venu à mon insu et qu’il y repasserait sans doute, comme je me dirigeais vers la tombe de Chateaubriand parce qu’il avait fait de ce lieu une de ces escales.

Qui sait vraiment sur quels critères fonctionne l’inconscient ?

Les Français ne peuvent pas saisir ce que représente la maison où est né Jacques Cartier pour l’imaginaire d’un québécois. Notre désir de se bâtir un pays francophone dans une mer d’anglophones tire ses racines de ce fait historique. Mais lorsque tu arrives sur place et que tu découvres que les lieux ont été achetés par le gouvernement canadien qui profite de cette vitrine pour faire la promotion du fédéralisme, tu te sens assiégé par les chicanes politiques internes et ta blessure d’être québécois, peuple de vaincu, s’ouvre de nouveau dans des espaces où elle n’aurait jamais dû s’exhiber.

Par chance, cette guerre des drapeaux se passait à l’extérieur de la vieille partie de St-Malo. Les vieux remparts de pierre offraient un magnifique panorama de l’intérieur sur la ville et extérieurement sur la mer, te faisant oublier l’amertume crée par le mauvais goût et l’odeur nauséabonde d’un Canada faisant plus étalage de sa fragilité géopolitique qu’autre chose.

Chaque soir, les terrasses s’imprégnaient du parfum des mets apprêtés à partir des produits de la mer, mélangés aux chants bretons d’un groupe d’anciens marins costumés parcourant à pied rues et ruelles. Même John, à son arrivée, en fut charmé. Nous fîmes une visite des lieux avant de nous diriger, le lendemain ,vers la pierre tombale de l’auteur des mémoires d’outre-tombe.

Cet après-midi-là, Nellie-Rose dormit entre nous deux sur le rocher du grand Bé, à quelques dizaines de mètres du rivage enfoncé tel un bras dans la mer. C’était impressionnant de voir cette filée de touristes venus rendre hommage non pas à Chateaubriand, mais à cette part de poésie en eux que le quotidien ne leur permettait pas toujours d’exprimer.

Pourquoi le tombeau de Châteaubriand
Comme lieu de rencontre ?

Parce que nous allons mourir un jour
John, répondis-je.

Et…

Prépare le divorce
Comme si nous étions déjà morts tous les deux
Et je signerai les yeux fermés
Sans même consulter un avocat.

Merci de ta confiance
Me répondit-il simplement.

Une fois Nellie-Rose partie avec son John au Canada anglais et Madame de Vincennes retournée à Paris, je passai plusieurs nuits à dormir seule dans un sac de couchage, près de la tombe de Châteaubriand. La contemplation des étoiles fut pour moi une libération, surtout quand elle se rythme aux flux et reflux des vagues de la mer. Se peut-il que les églises, à travers la planète, infantilisent les hommes en leur faisant croire qu’il existe une séparation entre le ciel et la terre, le ciel servant dans cette légende urbaine à l’échelle de la planète, à transmettre aux hommes les messages des dieux ? Peut-être qu’un jour, il y aura des hommes sur la lune qui assisteront au lever de terre comme on assiste au lever de lune et qui s’imagineront que les dieux habitent la terre plutôt que le ciel !

Et peut-être aussi ,qu’un de ces habitants de la lune, aura pour livre de chevet « l’ile de l’éternité de l’instant présent », chapitre seize, où sur une planète de milliards d’êtres humains, un homme cherche le secret de la temporalité pendant qu’une femme attend, depuis leur dernière soirée sur la roche du camp Ste-Rose, qu’il la retrouve à travers ses quêtes successives de vérité, les fous terriens et les hommes lunaires dormant à défaut de comprendre ce qui leur arrive, perdus de part et d’autre dans ce cosmos hallucinant.

Opinion Scène québécoise

Un bémol sur les questionnements de Michel Tremblay et de Robert Lepage

Personne ne mettra en cause la bonne foi souverainiste de Michel Tremblay ou de Robert Lepage. C’est pourquoi leurs déclarations respectives à savoir qu’ils ne peuvent plus s’identifier à un mouvement dont la principale justification est devenue économique ne manqueront pas d’en bouleverser plus d’un.
Malgré tout et malgré l’empathie qu’on peut éprouver pour un mouvement aussi naturel que culturel qu’est le mouvement populaire né de la lutte pour l’égalité nationale, on ne peut ignorer que celui-ci prend quand même ses sources dans l’économie. La langue, le territoire et la culture sont certes indissociables de la question nationale et certainement des enjeux majeurs pour le mouvement national, mais sans la lutte pour l’égalité et l’autonomie économique, ce mouvement ne serait rien d’autre qu’un mouvement nationaliste étroit, avec des réflexes isolationnistes par rapport aux voisins et chauvins par rapport aux minorités ethniques.

L’économie n’est pas devenue la principale justification du mouvement souverainiste. Elle l’a toujours été. Les aspirations nationales d’un peuple s’articulent depuis tous les temps autour de la lutte contre l’oppression ou pour l’égalité économique et politique. Depuis la Révolution française qui a donné naissance à la nation mettant de l’avant les intérêts économiques de la bourgeoisie face à l’empire féodal jusqu’aux mouvements de libération contre le néo-colonialisme dans les pays en développement, les enjeux économiques furent au coeur de toutes les révolutions nationales partout dans le monde. Au Québec ce n’est pas différent et la recherche de l’appui économique des États-Unis n’est pas nouvelle non plus. Michel Tremblay aurait-il oublié que dès le tout premier gouvernement péquiste, celui-ci s’est empressé d’organiser une tournée de ses dirigeants aux États-Unis afin de rassurer nos voisins du Sud sur le projet indépendantiste ? Il n’y a pas de lutte nationale sans lutte pour le contrôle en premier lieu du marché national, même si aujourd’hui, à l’époque de l’impérialisme et du néo-libéralisme, cette notion devient de plus en plus équivoque. Tout au moins si on se fie à l’aplatventrisme des dirigeants péquistes qui ont donné un appui quasi inconditionnel du Québec au libre-échange avec les États-Unis, tout en étant conscients du danger que représentent les clauses les plus envahissantes de l’Accord du libre-échange sur notre souveraineté économique.

Ce qui est désolant en fait ce n’est pas tant la place de l’économie dans le mouvement souverainiste que l’enracinement à droite de ce mouvement qui s’est développé au cours des ans et cela, malgré le « préjugé favorable » de René Lévesque envers les travailleurs en 1976-1977 et malgré certains soubresauts des dirigeants péquistes surtout lorsqu’ils approchent la fin de leur mandat.

S’il y a quelque chose de nouveau aujourd’hui, c’est sans doute l’option qui se manifeste avec la naissance de Québec Solidaire qui concilie pour la première fois le mouvement souverainiste québécois à une politique sociale et à une politique économique de gauche cohérentes. L’enjeu n’est pas et ne sera jamais de savoir si l’économie sera la principale justification du mouvement souverainiste ou non, mais avant tout de savoir si l’orientation économique du mouvement national correspond à un véritable projet social distinct, un projet qui deviendra déterminant quant aux choix politiques que ce mouvement aura à faire, y compris sur la question de la souveraineté. Une perspective nouvelle qui prend forme et qui devrait réjouir en fait, tous les Michel Tremblay et Robert Lepage du Québec.

L'île de l'éternité de l'instant présent (Pierre Rochette)

Chapitre 15 – LE CREUSEUR D’ETOILES

L’île de l’éternité de l’instant présent

Claude Léveillé
Claude Léveillé

Curieusement, le fait de partir pour Vancouver changea ma vie. Je pris plaisir à garder John sous tension amoureuse, séduite sans l’aimer vraiment par cette passion profonde qu’il éprouvait pour moi. J’avais appris comment on joue avec la vie quand on est une fascinante. On provoque, on suscite, mais on ne livre jamais la marchandise. On devient le symbole de l’inaccessible dont la particularité est de ne jamais appartenir à personne.

Techniquement cela se traduisait par des jeux d’intérêt. Dans sa famille, on enseignait la littérature française à travers le monde depuis trois générations, on n’avait pas de problème d’argent et surtout on carburait au regard de l’autre, l’être humain valant essentiellement le pouvoir qu’il a. Cette classe sociale, tout en étant très libre de mœurs, vivait quand même selon des règles qu’il fallait rapidement décoder et ne pas outrepasser. On pouvait avoir des aventures, un amant ou une maîtresse passagère en autant que cela fut vécu discrètement. Mais il était hors de question de tomber enceinte d’un autre. Comme j’attendais un enfant de Renaud, la seule chose acceptable dans cette famille était qu’il fut de John. C’est ainsi que naquit Nellie-Rose Thysdale, le mot « Rose » étant secrètement ajouté au prénom en réminiscence du camp Ste-Rose.

Et c’est subséquemment que de fil en aiguille, j’appris à manipuler pour ne pas perdre, en espérant que le vent, uniquement le vent, entraîne le bateau à voiles de ma vie vers un pays où l’on n’a pas de collier dans le cou, où l’on est libre chaque seconde, sans jamais faire de concessions.

À l’époque, je n’aurais pas eu la force morale de raconter tout ça avec franchise. J’occultais. Mais il n’en demeure pas moins que je me tapai de nombreuses activités sociales pour ne pas perdre les bonnes grâces du recteur, de nombreux repas du dimanche pour conquérir la belle-mère qui ne m’avait jamais acceptée, elle-même ayant été dans sa jeunesse une intrigante mue par le seul désir de l’argent et du pouvoir.

J’aimais John, comme le chien aime la main du maître, mais qui peut de moins en moins supporter les marques dans le cou. John m’adorait, comme le maître flatte son chien parce qu’il représente exactement l’atout manquant pour monter les échelons sociaux dans le cercle international des universitaires de grand renom. Nous étions le couple parfait et nous le savions parfaitement. Trop intelligent pour se priver l’un de l’autre tant que l’un ou l’autre n’aurait pas atteint le sommet.

Curieusement, je ne reçus de réponse des encyclopédies Larousse que deux ans après la naissance de Nellie-Rose, mon père servant de relais à la lettre égarée.

Madame,

À titre de président du conseil d’administration des Éditions Larousse, entreprise appartenant à ma famille depuis sa fondation, permettez-moi de vous adresser mon admiration devant votre franchise. Je suis ému par votre sensibilité à l’évolution de la langue et de son devenir féminin. L’exemple que vous donnez au sujet du mot « fascinant (e) » m’apparaît en effet des plus significatifs.

Cela dit, en m’excusant du retard à vous répondre, nous serions très honorés si vous acceptiez de faire partie de notre comité de lecture constitué de femmes passionnées des mots à travers le monde. Nous aimerions bénéficier de vos critiques concernant la féminisation de certains mots dans notre prochaine édition.

Votre très intrigué
Jean de Larousse
Président-directeur général
Et amoureux des mots.

Monsieur,

On ne fait pas d’argent sur le dos des femmes du monde en abusant de leur créativité sous forme flatteuse de mots nobles. Il me semble que vous recherchez du bénévolat de bas étage. Une femme en ce monde doit déjà tellement partir de loin pour vivre aussi librement qu’un homme que cela pose question quand il s’agit de définir le sens des mots. Un homme ne peut comprendre cela Monsieur, fut-il président de Larousse.

Votre très fascinante
Marie Gascon-Thysdale
Professeur de littérature
À l’université de Vancouver
Et blessée par les mots d’hommes
Comme par leur abus de pouvoir.

Me sentant engluée dans une toile d’araignée tout en sachant que la seule chose qui m’intéressait était de grimper les cordages jusqu’à ce que je devienne l’araignée elle-même, j’écrivis une carte postale à mon père avec trois questions sur l’endos :

Papa
Auriez-vous la bonté de m’éclairer sur ma vie ?
Qu’est-ce que le devenir ?
Avez-vous des nouvelles de Renaud ?

Je reçus une enveloppe, avec à l’intérieur une lettre de mon père et une carte postale que Renaud lui avait envoyée. Selon mon père, Renaud avait tout quitté pour parcourir le monde avec sa guitare, se contentant, la plupart du temps, de quêter dans les rues en chantant.

Le devenir, ma fille
Quand il danse
Au lieu de pleurer d’ambition,
C’est l’éternité de l’instant présent
Qui prend plaisir
À s’habiller instant par instant
Éternel par éternel
D’une robe de noce
Pour se marier avec la vie.

Quant à Renaud, il avait écrit à mon père pour lui témoigner sa reconnaissance»

Monsieur,
Merci d’avoir mis des mots
Sur ce que je vivais.

Je parcours la terre
Comme Robinson Crusoé son île
Préférant creuser la beauté sous forme d’étoiles
Partout où elle surgit comme pour le peintre sur sa toile.

La carte avait été envoyée de Paris, plus précisément du XVe arrondissement où l’on voyait en photo l’affiche d’une boîte à chanson du nom prédestiné « au petit Québec ». Je téléphonai juste pour voir. Oui Renaud y avait bien donné des spectacles durant trois mois. Il était reparti passer l’hiver en Espagne à chanter dans les rues.

Il arrive parfois, dans la vie, que les évènements se précipitent. John était tombé passionnément amoureux d’une autre femme. Je le sus tout à fait par hasard à la découverte de deux billets de cinéma indiquant une date où il aurait dû se trouver en Angleterre pour un congrès. Il avait donc passé la semaine chez elle.

Je fis semblant de ne rien voir comme c’est la règle dans ce milieu. Prétextant le fait qu’il rentrait de plus en plus tard, je lui fis une proposition :

Il serait peut-être sage
Que nous fassions chambre à part
Pour que tu puisses
Récupérer ?

Tiens pourquoi pas, répondit-il simplement.

Et je sus. Le temps m’était compté. Elle chercherait sans doute à prendre ma place et je ne voulais pas en sortir perdante au niveau psychologique. Pourrais-je sauter d’une toile d’araignée à l’autre à temps ? On vaut le pouvoir qu’on a. Et l’on vaut toujours plus lorsque le prétendant a l’impression de t’arracher à ton mari, plutôt que de te sortir de la dèche typique d’une femme esseulée. Et tant qu’à changer de milieu, autant grimper.

La femme fascinante en moi n’avait pas prévu que le quotidien brûle tout mystère. Et tu peux quasiment deviner le temps qu’il te reste par le comportement des autres à ton égard. Aux soirées du recteur, on me causa moins longtemps, moins intensément, me retrouvant de plus en plus en dehors des cercles où se décidait qui aurait la faveur de rester l’intime du maître intellectuel en position de faire ou défaire des carrières, sans avoir à trop user de flatteries.

Mais rater une de ces soirées aurait été catastrophique. Il fallait garder contenance et jouer le jeu jusqu’au bout. Vint le moment où John me laissa de plus en plus avec les presque retraités. Je tentai de deviner par simple déduction logique, qui pouvait exercer un tel attrait sur lui. John étant un homme ambitieux qui désirait la place du recteur, je me mis à décoder les regards et gestes de chaque femme pouvant lui permettre de devenir lui aussi l’araignée de sa toile. Et c’est de cette façon que j’en vins à la conclusion qu’il était devenu l’amant de la fille du recteur, elle-même mariée à un professeur de l’Université. Il était donc facile de prédire la suite des évènements. Comme dans un jeu d’échec, on offrirait au pauvre homme un poste dans une université éloignée, ce qui rendrait le divorce acceptable puisqu’il n’y avait pas d’enfants en jeu. L’homme étant stérile, le recteur adorant sa fille, John étant adopté pour son charisme, le recteur espérant des petits-enfants de sa chair, ma chute ne pouvait donc se produire qu’après celle du mari de la fille du recteur.

De te sentir glisser peu à peu vers l’abime conduit au suicide moral. Car dans ce monde, on vaut le regard des autres. Et surtout il devient intolérable d’être méprisé par ceux et celles sur qui on régnait auparavant. Comme si dans la pyramide du pouvoir, on ne pouvait se permettre de descendre un seul étage sans dégringoler, piétinée impitoyablement par tous ceux et celles qui n’attendaient que cela pour monter ne fusse qu’un étage.

Tu perds plus que ton mari. Tu perds tout. Valeur sociale, vanité, pouvoir, amis, poste de prestige, milieu intellectuel. C’est le vide qui t’attend. La toile d’araignée de n’importe quel milieu, c’est le trapéziste soudainement sans filet qui n’est plus capable d’exercer son métier en risquant sa vie tous les soirs.

Et voilà, qu’un certain soir, le recteur improvise une soirée pour très intimes et tu apprends par de très intimes ne te voulant que du bien que ton mari y assistait à ton insu. Et comme c’est la règle dans ce milieu, tu prétextes un malaise pour expliquer ton absence, d’autant plus que le professeur à la veille d’être évincé avait lui aussi, ce soir-là, d’autres obligations professionnelles. Et c’est justement cette nuit-là que ton mari téléphona pour te dire qu’il ne rentrerait que le lendemain soir, un ami l’ayant invité chez lui pour préparer conjointement une conférence, cet ami étant en fait une amie, puisque la conférence fut donnée par mon mari et la fille du recteur lors de l’inauguration du congrès des recteurs du réseau mondial des Universités se tenant au Missouri aux États-Unis, le mari de celle-ci ne pouvant y aller, étant retenu par différents tutorats de thèse de maîtrise en fin de parcours.

Puis vient le moment où la belle-mère décide qu’elle ne tiendra plus dorénavant ses soupers du dimanche soir qui étaient auparavant inviolables. Alors c’est la panique. La solitude referme ses griffes sur sa proie, l’araignée ayant autre chose à faire que de s’occuper de ton corps nauséabond et le trou de la toile d’araignée s’agrandit et tu t’y agrippes maintenant à deux mains, suspendue dans le vide en refusant de crier au secours. Et il te prend l’idée de tenter, dans un dernier effort d’imagination, de sauver ton mariage.

John, ce serait formidable
Si on allait présenter Nellie-Rose
À mon père
Durant les vacances de Noël

Quelle bonne idée
Cela rendrait ton père tellement heureux
Tu pourrais t’y rendre en premier
Et je t’y rejoindrais
Quelques jours.

Mais tu pressens déjà, par le ton de la réponse, que le tout ne sera que le prétexte d’un appel pour s’excuser de ne pouvoir faire le voyage, le recteur ayant probablement exigé sa présence à une activité quelconque. Mais là encore, la loi du milieu exige du panache. Et tu pars. Comme si de rien n’était, le temps de gagner du temps.

C’est dans cet état que j’arrivai chez mon père, le 24 décembre 1978 au midi.

L’arbre de Noël était monté et des cadeaux nous attendaient. Ma petite reçut, entre autres, une jolie poupée et moi un coffre ciselé selon la tradition pour que cela me porte chance. Après souper, mon père berça Nellie-Rose en lui chantant Ego sum pauper. Puis il la borda en lui racontant une histoire. Sa tendresse et son bonheur d’émerveiller l’enfant me plongèrent dans mon passé de façon si hallucinante que je me mis à chercher des yeux ma mère, juste pour lui dire :

Maman je vous aime
Auriez-vous la bonté
De me prendre dans vos bras
Et de sécher ma douleur
Qui pleure en larmes
Au fond de mon cœur ?

Dans la soirée, je reçus un appel de John pour me souhaiter un joyeux Noël ainsi qu’à mon père. Malheureusement il ne pourrait être des nôtres, le recteur organisant pour lui un souper d’affaires avec des responsables de Côte d’Ivoire à la recherche d’un recteur pour la nouvelle Université construite non pas à Abidjan, mais en plein centre de la forêt équatoriale, au village natal du président Houphouët-Boigny, lieu appelé à devenir la métropole du pays dans un avenir rapproché. Un poste de professeure était disponible pour moi, dès la reprise des cours en janvier si je le désirais. Et il serait peut-être bon que j’y aille pour préparer le terrain. Le mari de la fille du recteur ayant aussi été approché pour un contrat de deux ans, je m’y sentirais moins seule. Et ce serait fantastique pour nos carrières réciproques.

Je ne m’attendais pas au cynisme d’un tel dénouement. Je mis plus d’une heure à tout raconter à mon père, lentement, sans oublier un seul détail. Il ne dit mot jusqu’à la fin. Puis, profitant d’un glissement de silence, il murmura simplement :

Auriez-vous la bonté
De partager avec moi une partie d’échec ?

Et nous jouâmes. Je perdis les trois premières. Puis je gagnai la dernière.

Tu vois me dit-il
On joue sa vie comme on joue aux échecs
Moi je gagne par hasard, toi par passion
Ce n’est pas grave de perdre les trois premières.
Je te connais intimement
T’es du même bois que ta mère
Tu finiras bien par gagner la dernière.

As-tu des nouvelles de Renaud ?
Pas depuis sa carte postale, me répondit-il.

As-tu des nouvelles de madame Martin ?

Elle souffre terriblement d’arthrite dit mon père
Elle marche avec une canne
Elle a perdu le contrôle du St-Vincent
La pègre dirige maintenant son commerce.

Deux anciens chansonniers du St-Vincent
Pierre David que tu as connu
Et Pierre Rochette qui est arrivé dans le décor
Quelques semaines après ton départ pour Vancouver,
Ont fondé les Pierrots et les deux Pierrots sur la rue St-Paul
Jeanne m’a dit qu’ils organisaient une fête de Noël
Pour les gens seuls
Il paraît que…
La plupart des anciens du St-Vincent
Se tiennent à la plus petite des boîtes
Les Pierrots
Tu devrais aller faire un tour
Moi je garderais Nellie-Rose.
Y me semble que ça te changerait les idées.

Y est déjà minuit, ça n’a pas de bon sens
Lui dis-je ?

Pourquoi pas ?Ça ferme à trois heures du matin,
De la magie, le soir de Noël
Ça vaut la peine d’y aller non ?

Quand j’arrivai dans le Vieux-Montréal, le St-Vincent était fermé. Les chaises empilées sur les tables m’apparaissaient être exactement les mêmes qu’à la belle époque de mon bonheur de vivre. On entendait la musique provenant des Pierrots dont on pouvait voir les chanteurs sur la scène à travers la fenêtre à moitié embuée.

Je suis de nationalité
Québécoise française
Et ces billots j’les ai coupés
À la sueur de mes deux pieds
Dans la terre glaise
Et voulez-vous pas m’écoeurer
Avec vos mesures à l’anglaise.

Je fus accueillie à la porte par un homme ayant la chaleur humaine du père Noël, sauf qu’il était chauve et sans barbe. Tout le monde l’appelait mon Oncle Adolphe. Il me serra dans ses bras en me souhaitant Joyeux Noël. J’entrai et me dirigeai directement vers le bar, puisque je ne reconnaissais personne. Peut-être que tout le monde avait sa fête de famille ce soir-là ? L’atmosphère m’apparut la même qu’au St-Vincent, même encore plus bruyante et heureuse, mais à la fois terriblement différente.

On me remit, en guise de cadeau de Noël, un cahier des refrains les plus populaires, financé page par page par une partie des boîtes d’animation à travers le Québec. Et c’est en les feuilletant une par une que je me rendis compte que le St-Vincent de mon temps était depuis devenu une mode à la grandeur de la province : « Chez Gaspard » aux Îles de la Madeleine, « La Bastringue » à Gaspé , « la bistrothèque » à Rimouski, « l’Alambic » à St-Thimothée de Beauharnois, « la Pendule » à St-Jerôme, « la Butte aux Pierrots » à Val David, « la Chope » à Mont-Laurier, « le Taram Bar « à Notre-Dame du Lau, « La Table Ronde à Maniwaki », « le repaire » à Buckingham, les raftsmen à Hull et Gatineau, « le café Terrasse » à Granby, « la Cervoise » à St-Hyacinthe, « la Valoise » à Actonvale, « la Brasserie de l’Acier » à Contrecoeur, « Le pionnier » à Repentigny…

Était-ce le fait que René Lévesque avait mené le parti québécois au pouvoir ? Le ton nationaliste revendicateur survoltait la foule, la poésie du St-Vincent avait pris sa retraite. Pierre David me reconnut de la scène. Lorsque son compère Rochette y monta à son tour, il descendit me saluer.

Où sont les gars demandais-je ?

Tout le monde travaille à travers le Québec
Me répondit-il.

T’as des nouvelles de Clermont ?
Il ne se tient plus dans le Vieux Montréal

Et Renaud ?
Personne ne l’a vu depuis deux ans
Mais son ex-femme est dans la salle
Si tu veux lui parler
Je peux te présenter.

Qu’avais-je à perdre ?

Elle était prête à partir. Sa mère gardait son fils et mon père, ma fille. J’étais sur le bord de l’échec, elle achevait de vivre le deuil du sien. C’est dans un esprit de solidarité féminine qu’elle m’invita chez elle à partager son Noël.

Quand nous nous retrouvâmes devant le sapin allumé, je m’ouvris la première, lui parlant de mon coup de foudre pour Renaud, des enfants du camp Ste-Rose, de mon départ pour Vancouver et de ce qui m’attendait au retour. Cela sembla lui faire du bien, comme si je lui dévoilais les morceaux du casse-tête qui lui permettaient elle aussi de mieux comprendre pourquoi son couple avait fait naufrage. Il y a un bonheur à boire, à deux au féminin, le vin de la vérité sans tricher.

Un jour, me dit-elle
J’ai demandé à Renaud qui il était ?
Il m’a dit un creuseur d’étoiles

Alors lui ais je rétorqué :
Pourquoi tu chantes ?

Pour allumer dans le cœur des autres
Les étoiles qui m’enivrent en dedans.

Tu vois, Renaud était intérieurement
Illuminé par de longues méditations personnelles
Et cela nuit et jour, presque sans arrêt.
Moi je me cherchais dans tout ça
Et j’en éprouvais des sautes d’humeur
Lui vivait dans le bonheur perpétuel de chercher
Et exigeait que je lui écrive
Plutôt que de le déranger, comme il le disait avec délicatesse
Mais plutôt fermement
Avec des humeurs qui, selon lui, manquaient de talent.

Mais il y a des règles élémentaires dans la vie à deux
Comme rentrer la nuit par exemple
Aller au cinéma, sortir, prendre des vacances
Se désennuyer, écouter la télévision
Visiter la famille
Il appelait ça le temps fractionné
Qui asservit l’artiste
En l’institutionnalisant.
Chercher lui était non seulement suffisant
Mais essentiel
Et cela demandait une solitude heureuse.

Si je recevais quelqu’un à la maison
Il lui accordait quinze minutes d’attention
Puis retournait à ses recherches

Et de fil en aiguille, nous nous sommes éloignés
Lui fuyant en tournée de mois en mois
Jusqu’à ce qu’il parte pour l’Europe
Pour vérifier l’effet du temps sur le bonheur de vivre
Quand tu es en voyage perpétuel sur la terre.
Et cela en abandonnant et moi et son fils.
Ça ne le touche pas particulièrement
Puisque ce n’est, en principe, que temporaire.
Le temps qu’il faut pour découvrir le secret de la temporalité.

C’est ainsi que le portrait du personnage se précisa. Pour Renaud, tout le problème de la nature humaine partait de l’estomac. L’homme a besoin de manger et il a peur de manquer de nourriture. La vie devient une chasse. Son ex-femme me fit remarquer que l’analogie venait d’Einstein et cela correspondait parfaitement à sa pensée. Plus tu t’enrichis aux dépens des autres, moins tu mendieras dans l’avenir. Alors il invente Dieu pour ne pas mourir, la bible pour lui mentir, la religion pour le domestiquer, les honneurs la gloire et l’argent pour le protéger. Il fractionne le temps pour ne pas s’y engloutir. Il fonctionne à l’horloge, à l’autorité, aux codes sociaux, au collier dans le cou de peur de s’égarer dans les abîmes du temps entre le berceau et le tombeau. Pour Renaud, le simple abandon à l’instant présent provoquait instantanément la disparition de cette forteresse de l’esprit et créait par des brosses d’être et des attaques d’être un nouveau rapport avec le temps, celui de la libre-pensée, libre de toute pensée, dont la sienne.

La dernière année, avant de prendre la route de l’univers, il avait passionnément étudié la relativité d’Einstein et les progrès de la physique quantique, étant persuadé que le secret de la substance énergétique de l’univers serait d’abord découvert à l’intérieur de l’homme avant d’être transposé sous forme de lois mathématiques à l’échelle du cosmos, le tout n’étant qu’une question d’unité de mesure, l’homme contenant autant d’étoiles en lui-même que le ciel visible et invisible au-dessus de lui. Son ex-femme m’apparut très bien résumer le personnage.

Renaud ne demandait qu’une seule chose
À la vie à deux, dit son ex-femme
De laisser le temps couler amoureusement

Il me donnait l’exemple de ce couple
Qu’il avait connu au St-Vincent.
L’été, le chercheur et sa femme
Le passait à leur chalet d’été.
Lui préférant habiter seul
Une petite cabane dans la forêt
Pour chercher
Préférant la voir dans ses pauses.
Et cela nuit et jour.
Elle en profitant pour peindre.

Mmmmm

C’est ainsi que les chemins
Se croisent et se décroisent
Malgré nous dans la vie.
Ne pouvant supporter mon ennui
Devant l’ascétisme asséché d’une telle routine,
Il partit seul, mois après mois, en tournée
N’ayant pas appris à faire des concessions
De quelque nature que ce soit
Et ne trouvant pas utile d’en faire, même une.
Et nous voilà, toutes les deux à parler de lui cette nuit.

Le lendemain, je repris l’avion pour Vancouver, n’en pouvant plus de vivre dans l’incertitude émotive.

Quiconque a connu la descente aux enfers dans un milieu de travail comprendra à quel point l’univers se résume au piège à l’intérieur duquel, comme le lièvre, notre jambe est prise. Tu ne bouges pas, tu souffres. Tu tires, ça se resserre, tu donnes un coup pour en sortir, dans quelque direction que ce soit, on t’entend hurler de partout. Et l’on te fuit pour être certain de ne pas être là à la fin de ton agonie. Puis soudain, la personne qui détient le pouvoir dans le cercle restreint des asservis défait le piège en t’offrant une porte de sortie acceptable, te soulignant par le fait même qu’il serait sage de t’éloigner et de te faire oublier.

Le drame n’est pas la descente aux enfers en elle-même, mais le fait que tout ton monde intérieur ne respire que par la souffrance, comme une blessure qui réapparaît la nuit, dans les rêves, entre deux sommeils, au contour d’une angoisse.

Quand j’arrivai à Vancouver avec Nellie-Rose, je me sentis soulagée de l’absence de John. Sur la table, il y avait pour moi une lettre provenant des Éditions Larousse.

Madame,
Vous êtes fascinante d’acuité
Au plaisir de se rencontrer
Jean Du Larousse

On me livra également cette journée-là les vingt-deux exemplaires de la nouvelle édition encyclopédique de Monsieur Larousse, avec une carte.

Je suis un amoureux des mots
Si vous passez à Paris
Peut-être pourrions-nous
En échanger ?

J’avais en main son numéro de téléphone personnel.

Et je pris l’avion pour Paris…Comme ça… Avec Nellie-Rose en plus. On verra bien une fois sur place. C’est à ce moment précis que j’éprouvai enfin un sentiment de fierté et de soulagement. Je venais de poser un acte libre, gratuit, sans aucune idée de ce qui allait arriver. Mais j’avais la petite à mes côtés et surtout, à ma grande surprise, le piège venant enfin d’exploser en moi-même. Il y avait autre chose dans la vie que les mesquineries de petites gens dans un petit lieu. Il y avait la vie et toutes ses ouvertures au monde. Il y avait le risque, la joie folle du risque, la fougue de renaître sous une autre perspective.

Je demandai au chauffeur de taxi de me conduire à l’hôtel le plus rapproché de la boîte « le petit Québec ». Comme il habitait lui-même le XVe arrondissement, et qu’il fréquentait régulièrement la boîte des Québécois à Paris comme il l’appelait, il me conseilla un « chambre et pension » chez une personne âgée, fiable et respectable, Madame de Vincenne.

Je me rendis vite compte qu’on ne pouvait pas régler un malaise existentiel en un coup d’avion. Les concepts fondamentaux du monde réel à partir desquels je vivais, naïvement j’en conviens, s’étant écroulés, le réel m’apparut perception, donc aléatoire, fragile, douteux. J’ avais perdu la seule chose qui comptait en cette vie, les yeux de l’innocence.

Le p’tit Québec à Paris, c’était une tentative de renaissance du St-Vincent. Monsieur Pierre qui avait en eu la bonne idée, entouré de quelques employés rongés par le mal du pays, d’un pianiste semi-aveugle mal payé, arrivait à reproduire l’âme du Québec avec plus ou moins de succès, tout dépendant de la proportion de Québécois en voyage comparativement aux Français excités par l’exotisme d’un chansonnier du Canada sur la scène.

Mais c’était mon seul point d’ancrage et, tout imparfait fut-il, je m’y accrochais car si au moins la vie n’avait pas de sens, elle avait un port d’attache.

Vers deux heures du matin, les portes du p’tit Québec étaient verrouillées et les clients réguliers, français autant que québécois, descendaient dans la cave. Alors, autour du pianiste aveugle, on se serrait les uns contre les autres et on oubliait sa vie en buvant et fredonnant les refrains du pays, comme Frédéric de Claude Léveillée.

Je me fous du monde entier
Quand Frédéric me rappelle
Les amours de nos vingt ans
Nos chagrins notre chez soi
Sans oublier les copains du quartier
Aujourd’hui dispersés
Aux quatre vents

On n’était pas des poètes
Ni curés ni malins
Mais papa nous aimait bien
Tu t’rappelles le dimanche
Autour d’la table
Ça riait discutait
Pendant qu’maman nous servait.

C’est extraordinaire comme lorsque tu survis ta culture dans un point perdu de l’univers, même si ce point géométrique et égocentrique porte le nom fastueux de Paris, chaque mot compte, résonne, te perce la chair comme si c’était une aiguille. Et tu en arrives, soir après soir, à rêver que le p’tit Québec ferme, pour te retrouver dans la cave de terre et souffrir tout en riant si possible entre Québécois exilés, cimentés de solidarité par les mots qu’on chantait jadis avec innocence joyeuse. Comme les rendez-vous de Claude Léveillée.

Garderez-vous parmi vos souvenirs
Ce rendez-vous où je n’ai pu venir
Jamais, jamais, vous ne saurez jamais
Si ce n’était qu’un jeu ou si je vous aimais

Les rendez-vous que l’on cesse d’attendre
Existent-ils dans quelque autre univers
Où vont aussi les mots
Qu’on n’a pas pris d’entendre
Et l’amour inconnu
Que nul n’a découvert.

Et là, tout le monde a tellement bu que tu ne sais plus si l’atmosphère est celle des boîtes d’animation des années 70 ou des boîtes à chanson des années 60. Tout ça à cause du pianiste aveugle aux cheveux blancs qui semble connaître le répertoire tout en étant sans âge. Lui-même ne voyant pas comment s’en sortir. On vivait peut-être sous-terre, mais on au moins on ne frissonnait plus du mal de vivre et de survivre. Et dans ces moments-là, Gilles Vigneault, juste par ses mots, devient ton pays.

Mon pays ce n’est pas un pays c’est l’hiver
Mon jardin ce n’est pas un jardin c’est la plaine
Mon chemin ce n’est pas un chemin c’est la neige
Mon pays ce n’est pas un pays
C’est l’hiver.

Pour un québécois, l’hiver à Paris, c’est pire qu’au Québec. C’est humide, les maisons sont mal isolées. Les Français s’habillent, mais ne chauffent pas vraiment. Mais contre, au p’tit Québec, c’est comme par chez nous. On chauffe peu importe le prix du mazout. Et c’est de cet univers que la troisième nuit, j’appelai John, mort d’inquiétude, lui demandant de préparer une proposition de divorce. Quand je raccrochai l’appareil, je pus enfin chanter en riant à gorge déployée, cette belle chanson de Vigneault, : « il me reste un pays »

Il me reste un pays à te dire
Il me reste un pays à nommer
Il est au très fond de moi
N’a ni président ni roi
Il ressemble au pays même
Que je cherche au cœur de moi

Voilà
Le pays
Que j’aime.

Ne rentrant dormir qu’à la clarté, j’étais devenue creuseuse d’artéfacts dans le site archéologique de mon passé, alors que j’aurais eu besoin de m’endormir dans les bras d’un creuseur d’étoiles, juste pour me rappeler que jadis, il y eut des pelles et des râteaux pour se faire.