Lîle de l’éternité de l’instant présent
Cela me prit quelques années avant d’avoir la force de faire le ménage dans les affaires de Jean. Nous avions un tel respect l’un pour l’autre que jamais il ne me serait venu à l’idée de violer l’intimité de son bureau de travail. Nous avions d’ailleurs convenu, par eumétrie, que nos lieux d’écriture réciproques serviraient de jardin secret, pour que l’œuvre à écrire le soit sans censure de quelque nature que ce soit.
Quelle ne fut pas ma surprise d’y trouver une lettre de Renaud, datée de mai1991, soit trois mois après la fête des chansonniers donnée en l’honneur des dix-huit ans de Nellie-Rose, à laquelle le doux Clermont fut présent.
Mai 1991
Cher bienfaiteur,
Je me vois dans l’obligation morale de mettre fin aux bienfaits de votre bonté. Vous et moi sommes les riches de cette terre. Il est facile de philosopher aux îles Marquises ou d’avoir des brosses d’être et des attaques d’être dans une chambre vidée de tout contenu quand on ne connaît pas la peur au ventre de millions d’êtres humains habitant sur cette terre, peur de ne pas savoir ce que l’on va manger demain matin et si on sera encore vivant.
Avoir de l’argent ou devenir quelqu’un nous transporte le plus incompétent des hommes au paradis de l’insouciance. Faire le tour des tombes des magnifiques de ce monde ne donne peut-être pour résultat que le pèlerinage de quelques illuminés, aventuriers intellectuels ou touristes financièrement désabusés à la recherche de quelques sensations bourgeoises comme doivent en éprouver ceux et celles qui participent aux croisières Gauguin aux îles Marquises, selon ce que m’en a raconté Clermont lors de votre passage chez vous.
J’ai utilisé $32,515 pour faire le tour du monde à marquer les tombes d’un Ego sum pauper. Mon intention était noble. Tenter d’attirer l’attention sur le fait que certains grands hommes avaient vécu la même expérience de l’éternité de l’instant présent. J’avoue que la découverte récente, et cela tout à fait par hasard, de l’œuvre de Krishnamurti, m’a sidéré. Voilà un philosophe., probablement le plus grand du vingtième siècle, dont les écrits ne contiennent aucun sophisme et qui décrit avec une chirurgie de l’esprit inégalable tous les phénomènes qui sont miens depuis ma naissance. Ses carnets comme ses dialogues avec Niels Bohr, (physicien quantique universellement reconnu) sont d’une telle précision intellectuelle que toute recherche passée de ma part m’apparaît maintenant comme de l’empirisme de bas étage.
Je suis triste de penser que j’aurais pu le rencontrer avant sa mort, survenue il y a deux ans, celui-ci ayant tenté de transmettre son expérience de l’instant présent en fondant des écoles et n’ayant pas rencontré ni formé une seule personne vivant ce qu’il expérimentait quotidiennement. Il en mourut d’ailleurs affligé d’une immense tristesse.
Je me suis trouvé ridicule avec cette histoire de voyage d’une tombe à l’autre.
Alors pour découvrir la nature intrinsèque de l’instant présent, je m’emmurai en moi-même pendant trois mois, ayant utilisé pour se faire $438.00 de votre argent.
Il y avait un divan, un lit, un douteux frigo et une salle de bain. J’exigeai que l’on vidât la pièce, ne gardant que le strict nécessaire, soit mon sac de couchage et un oreiller. J’empilai sur le mur du fond des conserves et des biscuits de façon à ne pas avoir à sortir avant trois mois, vivant dans la plus stricte noirceur,. Je me couchai et ne bougeai plus, ou si peu.
Je ne savais pas ce que serait la vie sans télévision, radio, automobile, téléphone, interactions sociales, scène, public, chansons, folie de vivre, étourdissements, vertiges, fascination, désirs, pulsion, compulsion, propulsion…. Mais je savais qu’il existait des brosses d’être et des attaques d’être me transportant dans une immobilité à ce point passionnante que toute agitation de la vie humaine en milieu urbain autant qu’à la campagne finissait par agresser le bonheur de vivre telle une pure science-fiction, comme si j’avais été plongé dans un nid de fourmis, Gulliver au pays des inaudibles.
Je cherchais le canyon de la fissure du temps comme jadis on dut chercher la route des Indes ou celle des épices. J’aurais pu me contenter de brosses d’être et d’attaques d’être, si naturelles telle une chute d’eau bruisselant la forêt dans l’île de l’éternité de l’instant présent et y mourir d’abondance. Mais je ne pouvais accepter au plus profond de mon être que les hommes et les femmes de ce monde n’aient point au moins le choix d’y avoir accès, partageant ironiquement la souffrance intellectuelle de Krishnamurti.
Le problème c’est que les brosses d’être longues et vaporeuses et les attaques d’être fulgurantes ont été presque en état de permanence durant ces trois mois. je ne pouvais pas partir de l’île pour aller à l’homme mais l’inverse, de l’homme pour aller à l’île lorsque l’être s’est retiré de moi ou que moi je me suis retiré de lui.. Mais il semble que je ne peux me retirer de lui par ma simple volonté. Que tout cela est mystérieux.
De voir aussi que la folle du logis peut gambader à son aise parce que ça n’atteint jamais le cerveau me stupéfie. Finalement, la folle va se coucher d’elle-même, par ennui de n’affoler personne. Et le corps devient d’une telle beauté énergétique presque permanente que mon esprit assiste impuissant à cet esthétisme cosmique. Le rêve ayant une fonction mineure, simple régulateur entre les besoins physiques comme avoir raisonnablement chaud ou froid ou aller à la toilette. Suis sur une brosse d‘être, je crois. Trop endormi de béatitude pour voir la différence. C’est encore là en permanence que je dorme ou que je sois éveillé.
Mais qu’en est-il lorsque tu meurs de faim, lorsque le filet de sécurité économique disparaît sous ta respiration ?
Je vous enverrai à l’occasion quelques lettres dont la publication sous forme d’articles, parviendra, j’espère, à vous dédommager. On ne découvre rien d’essentiel en agissant comme je l’ai fait. Veiller mettre le tout sur le compte de la naïveté plutôt que sur celui du raisonnement calculé. On peut être intègre d’intention tout en étant maladroit d’action.
Le voyageur quantique
Pourquoi Jean m’avait-il caché l’existence de cette lettre ?
L’an 2000 était arrivé plus vite que prévu. Le temps ne prend-il pas de la vitesse quand on avance en âge ? Nous n’étions maintenant plus que deux. Les filles vivaient en Suisse, revenant uniquement pour les vacances d’été. Frannie avait elle aussi épousé un universitaire européen. Alors, Gérard et moi avions resserré nos liens d’amitié en attendant le jour où les enfants et les petits-enfants viendraient émerveiller nos journées. C’est dans le bain des philosophes que je lus les écrits de Renaud à mon ami aveugle.
Jean t’avait parlé,
de cette lettre
Demandai-je ?
Oui,
Il se sentait affaibli
Et se doutait qu’il était victime de cancer.
Il ne voulait pas aller voir un médecin
Il avait peur que tu l’abandonnes
Tu sais, la jalousie
Quand ça arrive occasionnellement
Dans une vie
Ce n’est parfois que la conséquence de la maladie
Qui progresse.
Et nous n’en dîmes pas plus. Quand l’an 2000 arriva, il y eut un énorme feu d’artifice, au-dessus d’Atuona. Nous étions tous réunis : Frannie et son nouveau copain l’informaticien Vivier, Nellie-Rose et Philippe, Socrate âgé maintenant de sept ans, l’âge de raison. Et Gérard, le fidèle ami de la famille qui dit soudain .
Tu sais qu’on raconterait à des Québécois
Comment on vit ce passage à l’an 2000
Aux îles Marquises
Et personne ne nous croirait.
La vie est si étrange Gérard
Mon père eut une enfance si pauvre
Que sa mère veillait autour de ses enfants
La nuit, l’hiver, autour du poêle à bois
Pour que personne ne tombe malade
D’hypothermie
Et lui est mort au soleil
Après avoir fêté la vie
dans le bain des philosophes.
La vie c’est comme un feu d’artifice, Marie
On ne sait jamais le dessin que ça va faire dans le ciel
Suite à l’explosion.
Mais quand on est aveugle,
on apprend à deviner
tu veux dire…fis-je ?
ton amour pour Renaud a explosé jadis dans ta chair
et le dessin ne s’est jamais effacé non ?
non, répondis-je après une pause soutenue
même que certains soirs
la lune me refait le même dessin
qu’une certaine nuit au camp Ste-Rose
et dans mes rêves, parfois, c’est pire
Je me retrouve avec lui sur la roche sacrée
Et je reste là
Plutôt que de m’enfuir comme une fascinante
Vers Vancouver.
Pourquoi tu ne pars pas à sa recherche
Fit Gérard d’un rire coquin ?
Le rendez-vous 15 août 2001
au camp Ste-Rose s’en vient non ?
Ça fait moins mal que de tenter de ressusciter
Par obstination
Un amour de jeunesse
Qui n’éprouve peut-être plus rien pour toi
Depuis bien des lunes.
Les enfants repartirent et revinrent pour l’été. J’appréciai particulièrement nos concerts du dimanche soir sous le gazebo, d’autant plus que Gérard avait maintenant une femme dans sa vie. Il l’avait rencontrée à son piano-bar. À vrai dire, elle et son mari y venaient toutes les semaines. Puis celui-ci étant décédé, il avait été là pour elle. Elle fut jadis pianiste de concert. C’est ainsi que, de duo en duo, ils en vinrent à se compléter, elle, lui déchiffrant des partitions de Bach et lui les apprenant à l’oreille.
D’être entourée de ces couples me rendit l’espérance du camp Ste-Rose encore plus vive. La vie avait été magnifique pour moi, le serait-elle encore ? Septembre arriva. J’avais un calendrier où je biffais les mois avec des papillons dans le ventre. Il restait maintenant moins d’un an.
C’est alors qu’une lettre arriva au nom de Monsieur Jean de Larousse. C’était la première depuis plus de deux ans, et le cœur me débattit lorsque je vis qu’elle venait de Renaud.
13 septembre, 2000
Cher bienfaiteur,
Pardonnez ces neuf ans
Sans vous donner de nouvelles.
D’abord merci pour ce temps où je pus faire mes recherches intellectuelles grâce à votre aide généreuse. Les années qui suivirent me conduisirent mystérieusement en dehors des sentiers de la pure recherche. J’avais émis comme hypothèse de travail qu’une brosse d’être était finalement le fait d’une société bourgeoise où l’on n’avait pas vraiment à se battre pour manger. Alors, j’osai aller plus loin.
Me transformer en clochard dans les rues des sociétés industrielles au Canada ou en Europe, reste encore une expérience où il existe une chance de tricher au niveau existentiel. Je cherchais la texture intrinsèque de l’instant présent en me dépouillant le plus possible même d’un lieu pour dormir. À l’automne1996, je décidai d’aller plus loin : me déposséder et d’un lieu géographique connu et d’une langue.
Je ne conservai qu’une guitare de fortune, seul lien hyperbolique entre le passé du café St-Vincent et mon rendez-vous avec la condition humaine dans ce qu’elle a de plus inhospitalière. Et une nouvelle compagne de voyage apparu avec la faim, elle s’appelait la peur au ventre. J’avais choisi sur la carte la Yougoslavie, un territoire autonome dont je savais par les lectures qu’il faisait partie de la Serbie. J’adorais le nom de la capitale : Pristina. Mon passeport canadien et mes visas étant en ordre, grâce à une aide financière de Clermont, je voyageai sur le pouce. Incroyable comme une guitare peut devenir un symbole international et en même temps une cible parfaite pour ceux qui n’ont plus rien à perdre tellement l’estomac leur fait mal. Et toujours ces brosses d’être qui parfois s’accentuaient. Comment cela était-il possible dans de pareilles circonstances ?
Je m’étais fixé comme objectif, une fois à Pristina, de m’enfoncer dans les campagnes, juste pour voir si mes brosses d’être ou attaques d’êtres tiendraient le coup lorsque tu te retrouves au plus bas de l’échelle sociale, sans réelle possibilité de remonter et cela au risque de ta vie.
Pristina étant une ville de cinquante mille habitants, je n’y restai que le temps d’y passer l’hiver, dormant avec les plus démunis des démunis dans des abris de fortune. Nous ne dûmes notre survie qu’aux organisations religieuses sur place. Puis je m’enfonçai à travers les routes de montagne, d’un pouce à l’autre, demandant l’hospitalité que les plus pauvres m’offrirent d’ailleurs avec chaleur et humilité. Le 5 mars 1998, j’étais dans le village de Prekaz, quand les Serbes attaquèrent . Je fus blessé d’une balle et ne fus sauvé que par l’intervention d’un groupe d’adolescents qui le firent au risque de leur vie.
Je dus encore une fois ma survie à la solidarité d’inconnus, rendus charitables par leur implication religieuse dans leur communauté. Ils furent les seuls à voir en moi un être humain, alors que j’avais les deux pieds dans la misère. Ils m’entraînèrent avec eux dans la horde des réfugiés fuyant la guerre. Nous fûmes accueillis dans les camps de survie de l’armée, dispersés les uns des autres et je fus finalement rapatrié au Canada. Et durant tout ce temps, les phénomènes eurent lieu, quoiqu’à une fréquence plus espacée.
Je n’ai pas vraiment le goût d’en conter plus. Trop d’images d’enfants tués. On m’a déjà raconté que les vétérans de la deuxième Guerre mondiale, une fois revenus chez eux, hurlent la nuit dans leur sommeil parce que les horreurs vécues sont imprégnées à jamais dans la mémoire de leur chair.
Qui est-on quand on n’est plus personne ? Quelqu’un qui a besoin non pas de pitié, cet arôme que l’on trouve parfois dans le don condescendant des biens nantis, non pas de compassion, cet état d’équanimité que l’on décèle dans l’armature spirituelle des biens pensants, mais simplement d’empathie. Une attitude gratuite, égalitaire et solidaire, si infime soit-elle.
Je reste aujourd’hui avec la honte d’avoir été finalement quelqu’un à cause d’un simple passeport canadien. Que sont devenus ceux qui me redonnèrent une dignité alors que je frôlais la mort comme un animal ?
On revient chez soi. Quelqu’un se souvient de toi comme chanteur dans le Vieux Montréal. On t’offre de chanter l’été dans un théâtre, où tu peux cacher ta fragilité dans une cage collée au plafond et t’apercevoir que tu es enfin rendu au bout du chemin, celui où toute réponse au sens de l’existence est évacuée. Ne reste que les questions les plus universelles : D’où viens-tu ? qui es-tu ? où vas-tu ?
Un ami chansonnier m’hébergea gratuitement dans sa maison à Val-David, comme il l’avait fait à plusieurs reprises dans le passé, ce qui m’avait permis de construire un chemin de pierre jusqu’en dessous de la scène du théâtre de la Butte à Mathieu où j’espère que mes cendres reposent un jour. J’ai encore des brosses d’être et des attaques d’être et les questions restent les mêmes que celles posées à l’égard de ma propre existence : D’où viennent-elles ? que sont-elles ? Où m’amènent-t-elles ? Et surtout que valent-elles puisque les quatre cinquièmes de l’humanité n’ont pas le minimum pour sauver de la mort prématurée leurs propres enfants ?
L’automne venant d’arriver, je pars dorénavant à la découverte de la route des poètes : Villon, Ruthebeuf, Ronsard, Verlaine, Rimbaud, Malharmé, Nelligan, Prévert. Cela convient mieux à mon âge et à ma condition, ceux-ci n’ayant pas tenté de saisir le monde par l’intelligence, mais de le vivre simplement comme jadis les enfants du camp Ste-Rose gambadant dans les prairies de l’être, se moquant des questions universelles qui ne sont que l’écho de la fraîcheur du vent dans les chevelures enfantines folles et heureuses.
Avec pour voile l’empathie égalitaire-solidaire,
Et pour bateau la honte de l’impuissance.
J’accosterai au pays de Rimbaud
Et débarquerai à bon port
pour y marcher et m’y ressourcer
SENSATION DE RIMBAUD
Par les soirs bleus d’été
J’irai dans les sentiers
Ligoté par les blés
Fouler l’herbe menue
Rêveur j’en sentirai
La fraîcheur à mes pieds
Je laisserai le vent
Baigner ma tête nue
Je ne parlerai pas
Je ne penserai rien
Et l’amour infini
Me montera dans l’âme
Et j’irai loin très loin
Bien loin comme un bohémien
Par la nature
Heureux comme avec une femme
Par la nature
Heureux comme une femme
Le voyageur inconnu
Antique, si antique
Dans son jadis quantique.
Au mois de janvier 2001, je reçus une lettre de Jos Leroux. Il désirait faire une surprise à Renaud et avait commencé à faire des recherches pour réunir tous les acteurs du St-Vincent et du camp Se-Rose de jadis. Il me demanda dans quelle mesure j’accepterais de participer au financement.
Cher Jos,
Je finance tout. Serait-il possible de venir avec ton épouse aux Marquises. J’ai conservé dans un journal écrit plus ou moins au jour le jour toute la chronologie de l’époque. Peut-être qu’ensemble, on pourrait rassembler nos souvenirs pour que le passé rejaillisse dans toute sa beauté. Clermont serait le bienvenu tu sais, si t’arrives à mettre la main dessus entre deux escales. Je suis tout excitée à l’idée de cette fête-souvenir.
P.-S.
quand Clermont et toi viendrez
pourriez-vous apporter tout papier photo
archives permettant de compléter
ma documentation sur ce camp Ste-Rose
afin de lui remettre,
en reconnaissance pour la poésie qu’il nous a fait vivre,
un manuscrit racontant cet été 73 qui nous unit depuis
à travers temps et espace.
Marie
Miel pour les enfants.
Hélas, ni Jos ni Clermont ne purent venir aux Marquises.
Avant de repartir sur la route, Renaud avait laissé au petit gros des patibulaires de l’époque son journal écrit durant son été au théâtre le patriote, ainsi que d’autres intimités. Jos m’en envoya des photocopies, me demandant discrétion totale puisqu’il brisait ainsi le sceau de la confidentialité et qu’il ne se sentait pas très bien là-dedans. Je commençai donc mon livre par ce paragraphe tiré de ses écrits sur lui-même à la troisième personne qui n’eut de cesse de m’intriguer, à un point tel que je le remis en tête de plusieurs chapitres, y pressentant beaucoup plus des hiéroglyphes à décoder que la description vaniteuse de sa personne humaine. Comme si le fait d’habiter l’île de l’éternité de l’instant présent transformait n’importe qui vivant cela en un tel état comme ses mots tentent de le décrire dans son journal.
Il s’abreuvait depuis toujours aux frissons de l’éternité.
Cela lui semblait si naturel qu’il n’avait jamais pu comprendre
comment il se faisait que les humains puissent souffrir.
Son corps de 51 ans lui avait toujours paru sous la forme de la jeunesse éternelle.
La pureté de l’âme, la sensation continuelle de flotter deux pieds au-dessus du sol,
le rythme lent, amoureux, étonné, charmé. La sensation de ne rien peser,
de se fondre dans le tout avec ravissement, de saisir dans ses mains
l’air comme des milliers de pépites d’or.
Était-il artiste, poète de la vie, amant de l’être ou
son enfant naissant encore aux langes ?
Enfin l’été 2001 arriva. Je n’eus besoin que de mes filles et mes filles n’eurent besoin que de moi. Je ne sais trop comment expliquer. Je me sentais comme une voyageuse débarquant du train du devenir fou parce qu’elle réalise soudainement qu’il ne s’arrêtera que rendu à la destination finale, PLACE DE LA MORT. Quand elles descendirent de l’avion, Philippe retenant à son bras le petit Socrate, mes filles et moi ne pûmes nous retenir de courir en direction l’une de l’autre. Et cette euphorie de jouer nos vies en harmonie ne nous quitta pas d’une journée à l’autre sous le vent des Marquises. Qu’est-ce que le temps ? Il arrive qu’il parte en vacances.
Chaque matin au réveil, Nellie-Rose m’amenait une fleur du jardin en disant :
Joyeux anniversaire maman.
Il ne reste que cinquante jours
Avant le quinze août
Il n’en reste que quarante-neuf maman…
Il n’en reste que quarante-huit maman…
Qu’est-ce que le temps ? Il arrive qu’il revienne de vacances.
Certains matins, je retrouvais mes vingt ans. Il me semblait être chez mon père en lui disant :
Papa, depuis hier soir, je me meurs enfin d’amour.
Je me rappelais sa manière dont il mâchouillait le manche de sa pipe qu’il retenait des larmes de joie. Il aurait voulu me poser mille questions, mais…. On n’arrose pas d’eau fraîche une fleur qui a besoin de soleil pour assécher ses craintes. J’ajoutai…
Cet amour me fait souffrir
Vous devez bien vous en douter
Y a des douleurs qui se racontent mal
J’ai trop de passions bouillant au-dedans de moi
Pour que je me sente bien de les vivre à la maison
J’aimerais me louer un petit meublé demain
Si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
Puis, il suffisait que je regarde ce visage un peu flétri dans le miroir pour que je reperde confiance en moi. Sans doute une plus jeune était-elle tombée sous le charme du vieux sage qu’il était déjà à l’époque sous ses airs d’indien flottant d’un calumet de paix à un autre.
Un soir, Gérard et les filles jouèrent de la musique et je dansai pieds nus. Qu’est-ce que le temps pour que je le danse ainsi, le fuyant d’une gambade, le harcelant d’un entre jambes, le séduisant d’une courbade, le remerciant pour ses bravades ? C’est ainsi que Frannie au violon, Nellie-Rose à la flûte et moi aux pieds tam-tam, Au cœur fem-fem, tentâmes de séduire l’inaccessible.
Mais on ne provoque pas le temps par la danse, car à son tour il commence à danser autour de vous, autour de vous, vautour de vous, vautour de vous, autour de vous, vautour.
Le 3 août 2001, je reçus une lettre de la communauté où travaillait jadis mon père.
Chère Madame ,
Un homme qui vous a beaucoup aimé
Et qui a bien connu votre père
Est décédé chez nous, durant son sommeil
Alors qu’il vivait une retraite fermée.
Ses cendres ont été déposées
Selon sa volonté,
Dans une urne, qui repose
Chez nous
Au couvent des sœurs grises
On m’a confié la lourde tâche
De vous le communiquer
Puisque selon son testament
Vous ne devriez être avertie
Qu’une semaine après le fait
Sœur Hélène
Jos m’appela le soir même. Tout avait été annulé. La fête du camp Ste-Rose n’aurait pas lieu. Par contre, il y aurait une messe chantée par les chansonniers le 16 août au matin, à l’église Bonsecours, là où le poète Paul Gouin avait été jadis accompagné dans son départ vers l’au-delà.
« Un homme qui vous a beaucoup aimé »
Nonnnnnnnnn
Et je m’enfermai dans une prison de souffrance. Aucun cri, aucune larme, que la chute d’un corps dans un ravin, sans fin, déjà mort au milieu de nulle part.
Nous étions le treize août. J’étais atterrée. Deux jours avant le rendez-vous de ma vie.
Nellie-Rose revint dans ma chambre avec trois sacs à dos.
Maman ne dis pas un mot
Frannie et moi on part avec toi à Montréal.
Et nous prime l’avion. Toutes les trois.
« Un homme qui vous a beaucoup aimée » Cette phrase tournoyait dans ma tête, plongeant tout à coup dans le lac de mon cœur, pour nager par mes sens allumés d’un passé jaillissant comme on jaillit parfois lorsqu’on découvre au pourtour d’un sentier de forêt une source pure conduisant à une chute, comme la chevelure d’une jeune fille heureuse mène à la chute de ses reins.
« Un homme qui vous a beaucoup aimée »
Il avait fallu en plus que j’écrive le livre de nos amours, lui poète perdu dans les folies de sa passion de donner aux autres la beauté qui l’habitait, moi fascinante égarée dans le rôle qu’il m’avait dessiné dans le tableau de vie de ses rêves. Parfois, jadis, quand on lui demandait comment il allait, il répondait.
Oh ça va bien, j’habite ma lune.
Et l’avion glissait dans le ciel en saluant sa lune.
Comme je m’étendis en sa mort
Pour enfin pleurer ma vie
Chacune de mes filles
M’accompagnant de leurs mains
Plongées dans les miennes et mes sentiments.