L'île de l'éternité de l'instant présent (Pierre Rochette)

Chapitre 14 – PLEURER DE JOIE

L’île de l’éternité de l’instant présent

Il s’abreuvait depuis toujours aux frissons de l’éternité. Cela lui semblait si naturel qu’il n’avait jamais pu comprendre comment il se faisait que les humains puissent souffrir. Il chantait au théâtre « Le patriote » de Sainte-Agathe durant le souper,. Il montait par une échelle jusqu’à la cabane de l’éclairagiste soudée au plafond intérieur et de là, fredonnait les chansons les plus sensibles du répertoire de sa jeunesse dans le Vieux-Montréal. Et juste à côté de son cahier de chansons, reposait, ouvert à une page blanche, son journal quotidien.

Une des pages mentionnait qu’il avait mis dix ans pour découvrir le secret du rire dans le cerveau humain, le tout se résolvant en une thèse de maîtrise à l’université sur les lois structurales du rire et des pleurs. Une anecdote, s’étant réellement produite, illustrait d’ailleurs avec concision la substance du fruit de ses recherches.

L’événement était arrivé dans un aréna où près de six cents personnes assistaient à son spectacle. Il avait fait monter sur la scène l’organisateur, pour le faire participer à un sketch improvisé. À un moment précis où l’attention du public était à son maximum, il avait par mégarde accroché le dentier du comédien amateur, objet ridicule par excellence, qui avait fini par rouler jusqu’au bord de l’estrade.

Un immense rire de foule s’en était suivi. Il faut dire ici qu’un rire se lit exactement de la même façon que des notes d’une mélodie sur une portée musicale, la barre de mesure étant la surprise à l’esprit et le rire la mélodie de l’âme accompagnée d’une des trois émotions fondamentales ; soit Le rire de supériorité… Le rire de libération …Ou… Le rire de l’incongruité relié à la beauté ou l’esthétisme. Ces émotions étant universelles par leur présence et accidentelles par l’apparition de leur forme.

Il apparut évident à l’artiste que le premier rire créé par la barre de mesure du dentier frappant, par surprise, le plancher se trouva à être à au moins 80 % du type de la supériorité puisqu’on ne se gêna pas de rire du Monsieur plutôt que de l’événement en soi.

Il fallait donc,dans une suite improvisée mais calculée de barres de mesure de surprises à l’esprit, faire changer la nature émotive du rire.

2e barre de mesure.
Surprise à l’esprit :
L’artiste s’approche du dentier
Compte les dents pour voir s’il n’en manque pas
Rire…
À l’oreille, 60 % supériorité, 20 % libération, 20 % incongruité
3e barre de mesure.
Surprise à l’esprit
L’artiste se tourne vers la victime édentée
Compte les trous dans la bouche
Pour voir s’il n’en manque pas
Rire…
À l’oreille, 50 % supériorité, 20 % libération, 30 % incongruité

4e barre de mesure.
Surprise à l’esprit
L’artiste cache le dentier de son corps
Fait signe discrètement à la victime
De venir chercher son dû
Rire…
À l’oreille, 40 % supériorité, 10 % libération, 50 % incongruité

5e barre de mesure
Surprise à l’esprit
La victime, brillante
Marche à petits pas de balais
Et vient artistiquement récupérer son dentier
Rire…
20 % supériorité, 10 % libération, 70 % incongruité

6e et dernière barre de mesure
L’artiste prend la victime par la main
Et les deux saluent la foule
Comme si la mise en scène
Avait été préparée de main de maître
100 % de rire d’incongruité,
En admiration devant la beauté
De la barre de mesure
Tout le monde debout
Applaudissements dignes d’un rappel.

Ainsi, l’élément universel, présent dans tous les rires, se trouvant à être, jusqu’à preuve du contraire, la surprise à l’esprit. Mais si le dentier s’était brisé et que l’homme avait perdu de l’argent, il y aurait eu, suite à la surprise à l’esprit, rire jaune et sans doute douleur profonde, comme dans les pleurs.

Mais qu’en était-il des pleurs ? On pouvait aussi lire les pleurs sous forme de feuille de musique, la barre de mesure se trouvant à être paradoxalement la surprise à l’esprit. Sauf que la palette d’émotions l’accompagnant portait toute la même base de signature : une perte irrécupérable dans l’instant présent, ce qui donnait aux pleurs des périodes d’expression pouvant atteindre des mois et même des années.

Exemple : je me coupe le doigt, je saigne, ça fait mal, je pleure
Je perds ma mère, je pleure intérieurement des mois
Je perds mon emploi, je pleure le manque à gagner.

Qu’en était-il alors de pleurer de joie ? Je suis à l’aéroport. Ça fait dix ans que je n’ai pas vu mon frère. On se voit soudainement. Surprise à l’esprit. Deux émotions se superposent. La peine d’avoir souffert durant dix ans et la joie que cela cesse enfin. L’émotion paradoxale ouvrant une porte étonnante à l’âme humaine.

Et c’est cette porte que Renaud avait planifié d’ouvrir lors de la dernière soirée, dans le cœur des enfants du camp Ste-Rose. Il espérait d’ailleurs rencontrer ces enfants, une fois adultes, juste pour voir si dans le fond d’eux-mêmes, il en était resté une marque indélébile qui aurait peut-être eu une influence déterminante sur leur vie. L’hypothèse étant que pleurer de joie permettait de réparer le fil d’une enfance malheureuse ou des larmes de pertes succédaient trop souvent à des rires de supériorité, qui équivalent à la forme de rire le moins thérapeutique dont l’humain dispose pour atténuer les tensions de l’existence, puisqu’il crée une perte de valeur chez celui qui en est victime, Et il semblait à Renaud que pleurer de joie pouvait représenter théoriquement une porte intéressante permettant de traverser la fissure de la structure du temps pour enfin accoster sur l’île de l’éternité de l’instant présent.

Tout ça pour dire que le dernier matin au camp Ste-Rose, plusieurs enfants pleurèrent de découragement d’avoir tant creusé et de n’avoir rien trouvé, pas le moindre indice. Comme c’était la dernière journée du camp, plusieurs préférèrent se passer du dîner plutôt que d’être privés de secondes précieuses.

Natacha Brown déterra finalement une bouteille contenant une carte, avec la position exacte du trésor. Il était quatorze heures quand la tente des pelles et des râteaux fut déplacée… On creusa plus de quatre pieds dans le sol et peu à peu une matière solide recouverte de terre noire apparut. Anikouni exigea que l’on fasse attention de ne rien abîmer. Et c’est avec leurs petites mains noircies que les plus jeunes, assemblés en nid d’abeilles, mirent à découvert les deux poignées. L’excitation atteignit son paroxysme.

Le coffre fut soulevé, nettoyé….

C’est à ce moment-là que Jos Patibulaire arriva :
Le coffre appartient à la famille des patibulaires
Je vous interdis de l’emporter.

J’eus franchement peur parce que quelques jeunes levèrent d’instinct leur pelle pour protéger leur butin. Par chance, apparut de l’autre côté de la forêt, Monsieur Brisson, le chef des parents.

Le coffre est la propriété des enfants
Je t’interdis de leur faire peur
Espèce de gros plein de soupe de patibulaire.

Mais onze patibulaires chansonniers arrivèrent à leur tour pour soutenir leur chef.

Tu ne toucheras pas à notre frère toi Les gros bras pas de tête à Brisson

Le maire du village, Jacques des Meules, accompagné d’une cinquantaine de paroissiens pigés parmi les clients du St-Vincent arrivèrent aussitôt en trombe.

Quelle folie, quelle folie Tout ça, pour un coffre, clama Monsieur le maire.

C’est alors que Monsieur Clermont de l’Oranger survint à son tour, accompagné de deux policiers. Monsieur de l’Oranger, à titre de mandataire du gouvernement du Québec, réquisitionna le coffre afin de l’apporter à un juge provincial pour qu’il tranche le débat sur le fond du conflit. Jos Patibulaire, insulté de l’évolution de la situation, engueula les policiers avec une telle véhémence qu’on dut le menotter pour atteinte à l’ordre public. Il fut donc enfermé dans le panier à salade, un vrai camion emprunté aux forces de l’ordre de la ville de Montréal. Tous les patibulaires protestèrent avec fureur. On les embarqua eux aussi.

Les enfants pleuraient, hurlaient, criaient.
On leur volait leur coffre quand même…

Monsieur de l’Oranger demanda le silence.

Je propose qu’on engage un avocat
Pour défendre les droits des enfants

On n’a pas d’argent dit Natacha Brown

Pas de problème, dit Clermont
Que l’on vide nos poches
Et l’on verra bien.

Pierre David et Pierre Lamothe, épuisés de leur marathon mais de nouveau au service de la cause après quelques heures de sommeil seulement, passèrent le chapeau, réunissant une liasse impressionnante de billets de cinq, dix, vingt et cent dollars.

CAIA cria Anikouni
BOUM

Et nous comptâmes l’argent. Trois mille six cent cinquante dollars. Tel fut le résultat de la collecte du chant-o-thon du St-Vincent.

Et Clermont de crier, en levant l’argent dans les airs.

Ce soir, nous obligerons le juge
À tenir une cour de justice
Ici même dans la salle du camp Ste-Rose
Et nous gagnerons ce procès.

Les enfants passèrent donc l’après-midi à remettre les lieux de la chasse au trésor, dans un état convenable. Puis après le souper, une dernière cérémonie sous l’égide des trois Indiens de la tribu des têtes grises, permit de redonner au territoire de leurs ancêtres un caractère sacré. Elle eut lieu dans la forêt, autour de la maison en décomposition, de façon à permettre à Renaud de préparer la thématique finale du camp dans la grande salle communautaire.

Bon, un peu de silence, s’il vous plaît,
Dit Renaud, très concentré.
Monsieur le maire des Meules
Vous placez vos cent quarante-huit paroissiens à gauche
Les vrais parents des enfants en avant
Les faux parents en arrière
S’il manque de chaises,
On va aller en chercher d’autres.

S’il vous plait
Il faut laisser une allée au centre
La dame en rouge
Assoyez-vous à côté de monsieur le maire.

J’ai peur à sa réputation, dit-elle
En provoquant un immense rire.

Arrêtez d’avoir peur
Monsieur le maire en a vu d’autres
Dit Renaud.
Les patibulaires
Il y a seize chaises pour vous autres à droite
Monsieur Roméo Bourget,
En avant juste à côté de Madame Martin.

Et tout le monde de crier
Ben làlàlà
Ben làlàlà
On se calme, on se calme,
Fit la mère
Ne faisant que redoubler les ben làlàlà

Bon s’il vous plaît… S’il vous plaît
Il nous reste à peine cinq minutes
Avant l’arrivée des enfants
Edmond, sers la bouteille de cognac
J’veux pas que ça sente la boisson ce soir.

Et Edmond de crier :
Madame Martin,
Voulez-vous que je la mette dans votre sacoche ?

Et tout le monde de reprendre
Ah ben làlàlà
Ah ben làlàlà

S’il vous plaît, s’il vous plaît

CAIA…..
BOUM répondirent les adultes, amusés
De s’asseoir à partir du même réflexe que les jeunes.

Écoutez, dit Renaud,
Je sais qu’on est tassés
Et que certains d’entre vous sont encore enivrés
Des trois derniers jours du chant-o-thon du St-Vincent
On devrait d’ailleurs applaudir Pierre David et Pierre Lamothe
Qui ont battu le record du monde du chant en duo
Par une heure vingt-deux minutes.

HIP HIP HIP…HOURRA
HIP HIP HIP…HOURRA

Bon
Je sais qu’y a pas beaucoup d’espace
Mais les enfants vont tous s’asseoir au milieu
En cercle.

Je souhaite que nous vivions ensemble, ce soir
L’atmosphère du St-Vincent
Mais en n’oubliant jamais qu’on est là
Pour faire vibrer de joie les enfants.

Tiens, Monsieur Brisson qui arrive,
On vous a gardé une chaise
Juste en avant du groupe des parents.

Bon,
Y a une barre à témoin de chaque côté.
Le procès sera présidé par le juge Boilard lui-même
Et les deux avocats seront Maîtres Fiset et Maître Courteau,
Que vous reconnaîtrez facilement
Car ils font partie de nos bons réguliers
Qui adorent se saouler au St-Vincent.

Et tout le monde d’applaudir et de siffler
En criant leur nom
Pendant que les avocats enfilaient leur toge.

Le procès va être long
Avec ces deux-là, cria le chansonnier Ephrem.

Moins long que quand tu chantes
Saoul pis que tu cherches tes paroles
Cria le chansonnier Marcel Picard

CAIA…BOUM…hurla Renaud

Et Madame Martin de se lever
Arrêtez de donner de la misère à Renaud

Ah ben làlàlà
Ah ben làlàlà

CHUTTTTT
Les enfants s’en viennent
Une dernière chose
Chaque fois que vous avez le goût d’improviser
Faites-le en phrases courtes
Pour laisser la chance aux enfants
De devenir les vrais héros d’une histoire
Pour une fois dans leur vie.
Ok…

Et les enfants arrivèrent lavés, les dents brossées, en pyjama, de façon à ce que le coucher ne représente à la fin du procès qu’un détail de logistique. Renaud avait demandé à tous les acteurs adultes d’être habillés de noir, sauf pour les chapeaux de kermesse recouverts de tissus, roses pour les parents, rouges pour les patibulaires et Orangé pour Clermont. Seul Anikouni portait un splendide panache de chef indien, aux plumes multicolores.

Que tout le monde se lève, la cour s’il vous plait.

Le juge Boilard vint prendre sa place au centre, toge noire et magnifique perruque blanche. Il donna deux coups de maillet pour que tous puissent se rasseoir.
La cour est ici ce soir
Pour se prononcer
Sur la question suivante :
Qui est le propriétaire
Légitime du trésor
Du chevalier de la rose d’or ?

Selon les papiers que j’ai devant moi
Il semblerait que Jos Patibulaire
Qui fut emprisonné pour nuisance Publique
En serait le dépositaire
Par contrat notarié passé avec ses ancêtres

Et Jean-François Brisson de se lever en criant :
C’est rien que des menteries Monsieur le juge

Et les enfants de se lever à leur tour pour protester dans un brouhaha étonnant. Le juge Boilard frappa son maillet sur la table.

On ne parle pas ici sans lever la main.
Sinon je fais évacuer la salle.
Caia…. Dit le juge
Boum…Répondirent les enfants.

Faites entrer le prévenu
Jos Patibulaire.

Et le chansonnier Jos Leroux entra, entouré de huit policiers en habits, tous des copains de travail du poste 36 à Montréal qui venaient occasionnellement comme clients au St-Vincent. Suivaient deux avocats, l’un pour les patibulaires et l’autre pour les enfants. Maître Courteau était à ce point chauve, corpulent et petit qu’il faisait paraître l’avocat des enfants, Maître Fiset d’une très grande beauté, n’eut été de ce nez aquilin. Maître Courteau commença, le premier, son interrogatoire :

Monsieur Jos Leroux Patibulaire
Que faites-vous comme métier
Pour gagner votre vie ?

Garagiste maître

Le peintre Edmond qui avait pris place parmi les parents leva la main pour parler. Le juge Boilard n’eut d’autre choix que de le laisser aller jusqu’à la barre, juste pour voir…

Monsieur le juge
Monsieur Jos Leroux Patibulaire
Est un escroc
Qui fait siphonner sa pompe à gaz
Au lieu de servir sa clientèle honnêtement.

Le ton était donné… Les enfants applaudirent à tout rompre, les chansonniers patibulaires se tordirent de rire et les clients du St-Vincent apprenaient des choses dont ils essayaient de deviner la signification, sauf quelques clientes un peu rougissantes qui auraient préféré que le sujet ne soit pas abordé en public. Et le maillet du juge de rebondir sur la table.

Continuez Maître Courteau

Monsieur Jos Leroux Patibulaire
Ce contrat notarié vous faisant
Unique propriétaire du coffre
Du chevalier de la rose d’or
Vous a bien été donné
Par votre arrière-grand-père en personne
La veille de sa mort ?

C’est bien ça maître

Je n’ai plus rien à dire
À votre tour Maître Fiset.

Est-ce qu’il y a des enfants
Qui ont quelque chose à dire
À propos du coffre
Du chevalier de la rose d’or ?

Là, pendant plus d’une demi-heure, les gamins en pyjama se précipitèrent un à la suite de l’autre à la barre des témoins pour convaincre le juge que cela ne pouvait se terminer ainsi, et ce, avec des arguments d’une variété étonnante. Comme ce témoignage de la plus que grassette Chantal

Mon père s’est fait siphonné
Le gaz de son automobile
Je suis certaine que c’est Jos Patibulaire qui a fait ça

Une mère de famille se leva pour protester
Du sort subi par son garçon
Au garage de Jos

Et les chansonniers de rire. Et l’avocat des enfants Monsieur Fiset de répliquer que Jos Patibulaire était un homme pervers qui se faisait siphonner par n’importe qui, n’eut égard du genre masculin ou féminin. Et l’avocat de Jos, Maître Courteau, calant son client avec encore plus de subtilité répondit :

Que voulez-vous Monsieur le juge
Quand on n’est pas joli
Il arrive qu’on se console
Avec les mauvaises personnes.

Et le juge de rire lui aussi tout en frappant du maillet :

Quand on vient à la barre
On dit son nom en finissant par
Monsieur le juge,
Au suivant

Je suis du groupe des castors Monsieur le juge
Les patibulaires ont emprisonné le père de Miel
Et lui ont volé le document

Et les enfants de hurler, de rire, d’applaudir. Et Jos Patibulaire de répondre

On n’a jamais fait ça Monsieur le juge
Les enfants sont des menteurs.

Et les parents à leur tour de crier au scandale. Et les Patibulaires de leur crier des bêtises. Il n’y eut que le CAIA… BOUM du juge pour mettre fin au charivari.

Qu’on m’apporte le coffre
Réclama le juge.

Les huit policiers entrèrent très lentement avec l’objet tant convoité, en courbant légèrement les épaules pour montrer à quel point il était lourd.

Et le juge de dire :
Selon le papier notarié
Remis en personne à Jos Patibulaire
Par son arrière-grand-père….

Monsieur le juge, puis-je parler…

Jean-François avait enfin saisi la manière de bien paraître devant le juge.

Nous avons une carte reconstituée
Signée du chevalier de la rose d’or
Lui-même.
Pourquoi ça ne compte pas ?

Est-ce que le chevalier de la rose d’or
Vous l’a remise en main propre ?

Non…

Alors qui me dit que ce n’est pas un faux.
Et comme le document notarié
A été remis en main propre
A Jos Patibulaire par son arrière-grand-père
La journée avant de mourir…

Un instant Monsieur le juge

Mon nom est Monsieur Clermont de l’Orangé,
Conservateur des trésors historiques
Au Musée de Montréal.
J’ai fait une enquête
Et je tiens à vous faire remarquer
Avec tout mon respect
Que la journée où l’arrière-grand-père est mort
Jos Patibulaire n’était même pas né
Si vous voulez vérifier les actes de naissance
Et de décès
Vous verrez que le témoin principal a menti.

Et Madame Martin, la mère de Jos Patibulaire, de lever aussi la main.

Monsieur le juge
Mon fils est un si bon garçon
Il n’a jamais menti à sa mère.

Ah ben làlàlà
Ah ben làlàlà

Madame, répondit le juge
Les actes de naissance et de décès sont formels
Votre fils n’a pu parlé à son arrière-grand-père
Puisqu’il n’était même pas né
En conséquence de quoi
Je déclare, ici même sur le banc de la magistrature,
Que le coffre appartient aux enfants.

Tous les petits se sautèrent dans les bras.

CAIA…BOUM

Avant d’ouvrir le coffre
Le père de Miel,
Que vous avez délivré d’un mauvais sort,
Aimerait vous adresser la parole.

Mes amis
Mes très chers amis,
Vous avez été courageux.
Vous avez vécu l’aventure de la vie
Avec panache
Permettez que je vous remette,
En gage de reconnaissance,
Un talisman qui vous rappellera
Qu’on peut toujours s’en sortir
Dans la vie
Quand on y croit.

Robert et les employés de bureau entrèrent en jouant du tamtam. Pendant que les trois Indiens des têtes grises transportaient enfilés sur une très longue perche, des panaches d’indiens, un pour chaque enfant, payés avec l’argent ramassé au chant-o-thon. Il y eut remise des panaches avec une bouffée du calumet de paix.

Puis le père de Miel fit sauter le cadenas du coffre à coups de masse. En l’ouvrant, les enfants purent voir déborder des milliers de smarties de toutes les couleurs, Clermont ayant convaincu la division de la compagnie pour le territoire du Québec de financer cette partie de la légende. Et c’est ainsi que les enfants retournèrent à leur lit avec le haut de leur pyjama rempli à capacité de smarties, bonbons ressemblant au m&m.

Tous les adultes furent invités à fêter au St-Vincent, sauf mon père et moi, Renaud nous ayant demandé de rester pour la grande finale. Est-ce qu’on pouvait aller encore plus loin au niveau de l’émotion ?

J’ai besoin que les enfants atteignent
Le bonheur de pleurer de joie
J’ai mis mon été pour en arriver là
Alors il reste ce bout de veillée
À vivre.

Un bivouac énorme avait été monté sur la plage. Il avait été entendu avec les éducateurs et éducatrices qu’à l’apparition du feu allumé dans les fenêtres du dortoir, on réveillerait les enfants. Ceux-ci arrivèrent par équipe.

Anikouni demanda aux enfants de chanter la chanson galli galli galli zum. Et Jean-François d’entonner :

Le feu de l’amour brûle la nuit
Je veux te l’offrir pour la vie

Puis, Anikouni déposa un genou par terre et dit :

Monsieur Rodolphe
Puisque vous êtes délivré des méchants patibulaires
Et que les enfants ont trouvé le trésor
M’accordez-vous la main de votre fille ?

Et mon père de déclamer :

Si chaque nuit tu en fais la demande à la vie,
Elle te rendra plus fougueuse que Scarlett Ohara
D’autant en emporte le vent,
Plus gémissante qu’Héloïse pour Abélard
Dans la nuit des temps,
Plus pure que Juliette dans les bras de Roméo
L’embrassant
De telle sorte qu’un soir, un mystérieux soir
Un beau prince, ombrageux et charmant
Posant genou au pied de vos royaux atours
T’offrira et son cœur et son or
Et la terre entière chantera
En cet instant présent
Ils vécurent heureux
Et eurent beaucoup d’enfants
Au paradis…Millénaire
De la poésie des bien-aimés
sur l’île de l’éternité

Je bénis votre union mes enfants.
Et je vous déclare unis par les liens du mariage

Et les enfants de crier : un baiser, un baiser, un baiser.

Nous nous embrassâmes passionnément.

Et Anikouni de conclure :

Miel et moi allons partir de longues années
Vivre notre lune de miel à travers le monde.
Nous nous rendrons d’abord en chaloupe
À la roche sacrée
Et de là, les têtes grises nous emmèneront
En canot au pays de l’imaginaire.

Nous ne savons pas quand nous nous reverrons
Adieu mes amis, adieu.

Renaud et moi serrâmes dans nos bras chaque enfant. Et les larmes de joie nous submergèrent tous et chacun, à la fois douleur face à un départ définitif et joie suprême d’avoir vécu quelque chose de magique.

Les enfants attendirent sur la plage que Robert revienne avec la chaloupe vide. Et c’est avec l’image de nos deux silhouettes, assises l’un près de l’autre, visages inondés de lumière de lune, qu’ils retournèrent au dortoir rêver de Miel et d’Anikouni.

Et Renaud qui n’avait cesse de crier sa joie à la lune les deux mains en porte-voix :

On a réussi
On a réussi

Et pendant que, couché sur le dos, Renaud dégustait ce moment de beauté volé à une réalité, je lui fis sauvagement l’amour pour m’engorger de lui. Avant qu’il ne dise mot, je sautai à l’eau tout habillée et nageai sans regarder en arrière, puisque le lendemain matin, je partais pour Vancouver. Et il n’y eut dans ces dernières larmes que de la souffrance, espérant pleurer de joie quelque part, le long de la route de mon destin.

Poèmes et nouvelles littéraires

Le Danseur de Salsa

Je suis le danseur de Salsa
Celui qui fige le regard des femmes
Qui virevolte et vous enflamme
Sans jamais se tromper de pas.

Madame,
Connaissez-vous le secret de ma passion ?
Celle qui fait perdre la raison,
Et transforme la froideur en un coeur doux.

Suivez ma cadence déchaînée.
Oubliez du quotidien les contraintes.
Chassez de votre coeur les lourdes plaintes.
Follement, laissez-moi vous entraîner

Dans la chaleur de mon enfer
Où le diable et la femme en transes,
Gaiement, en toute liberté, se touchent et dansent,
Sur la musique complice de mes vers.

L'île de l'éternité de l'instant présent (Pierre Rochette)

Chapitre 13 – AU TAMTAM DES RYTHMES

L’île de l’éternité de l’instant présent

Le Saint-Vincent en 2001
Le Saint-Vincent en 2001

Une nuit nous nous retrouvâmes, Renaud, Clermont, mon père et moi, à la belle étoile, sous les deux saules pleureurs du camp Ste-Rose. Nous avions passé la soirée à enterrer le coffre du chevalier de la rose d’or sculpté par mon père pendant que les enfants vivaient une activité cinéma à l’intérieur de la salle communautaire. Clermont avait eu la gentillesse d’apporter pain, fromage, raisins, bouteille de vin. Amenez-moi au début du roman
Quand une étoile explose dans l’univers,
Est-ce un événement historique
Demanda Renaud ?

Non pas vraiment répondis-je ?

Est-ce que la Deuxième Guerre mondiale
Fut un événement historique
Redemanda Renaud ?

Indéniablement fit Clermont.

Pourtant une étoile qui explose
Dégage des milliards de fois
Plus d’énergie qu’une guerre
Conclut Renaud.

Et mon père de répondre :
Échec et mat.

Mon père adorait se faire mettre échec et mat au niveau intellectuel. C’est pourquoi il avait tant apprécié sa relation intime avec l’Encyclopédie Larousse. Quand il découvrait une pensée qui faisait exploser la sienne, il ressentait en lui un effet profond de jouvence, toute pensée ne correspondant en ses mœurs qu’à une peau sèche ne demandant qu’à être enlevée.

Quand un enfant meurt dans le monde
Est-ce un événement historique demanda Renaud ?

Mmmm

Est-ce que l’assassinat du président Kennedy
Fut un évènement historique ?

Mmmm

Pourtant l’enfance qui meurt
Partout sur la terre
Dégage des milliards de fois
Plus de souffrance
Qu’une présidence
Qui croule sous les balles.

Personne ne dit mot. Comme si le fait de modifier une perspective admise de tous permettait de redonner à la vie humaine son vrai sens d’aventure cosmique unique, du berceau au tombeau, sans que le regard des autres la falsifie.

Un coffre au trésor enterré
C’est aussi beau qu’une étoile
Qui explose
Au fin fond de l’univers
Dit Renaud

Et mon père de conclure :
Un coffre au trésor enterré,
À la seconde où il est découvert,
Ça devient beau parce que
Ça fait exploser une étoile
Dans le cœur des enfants.

Échec et mat, dit Renaud.

Quand, le lendemain soir, Clermont prit la parole au micro du St-Vincent, il raconta cette anecdote en guise d’introduction. Puis il termina en disant :

Ceux et celles qui veulent faire vivre aux enfants
La fin d’une belle histoire, rendez-vous dimanche matin
Huit heures.Il nous reste six jours
Pour la monter.

Une des caractéristiques qui firent du St-Vincent de cette époque un chef d’œuvre de joie de vivre profonde de soir en soir fut le fait qu’il était fréquenté assidûment par des réguliers de tout âge et de toute condition, les portes de garage étant ouvertes comme le cœur de Madame Martin, chacun s’y sentait chez lui ou chez elle. Ce n’était encore ni la mode, ni un point de chute de touristes. Tout au plus une fête villageoise, comme on en retrouve partout de façon ponctuelle dans les sous-sols d’églises ou les tentes foraines de nombreuses communautés du Québec. Chacun s’y était connu là, arrivant comme par hasard, mais aimé avec la même intensité comme par destin, par celle que tous avaient fini par appeler affectueusement « La mère Martin »

Clermont possédait cet art de voyager respectueusement non pas de corps en corps, mais d’âme en âme, sans jamais porter de jugement. Pour lui, le St-Vincent, c’était à la fois le cosmos, l’univers, la planète, le pays, la ville, un café, une maison, le tout réduit à l’échelle d’une famille, la sienne.

Ce ne fut donc pas surprenant de le voir discrètement se faufiler entre les tables.

Il était inquiet pour Madame Marguerite dont le fils se retrouvait en prison parce qu’il avait mis le feu à une discothèque célèbre de Montréal, provoquant la mort de six personnes. Elle s’assoyait maintenant dans le fond près du bar, rongée par la honte, dialoguant quelquefois avec la plus âgée des serveuses, Jeanne D’Arc. Clermont lui dit simplement qu’il serait très honoré qu’elle soit présente dimanche après-midi, parce qu’elle était, avec lui, la cliente la plus ancienne et que cela lui porterait certainement chance.

Il connaissait aussi l’histoire tragique de Jacques des Meules, natif des îles de la Madeleine, dont le navire du père avait fait naufrage lors de l’inauguration de la pêche aux homards et qui par la suite, disait avoir tué sa mère parce qu’elle était décédée dans un accident d’automobile alors qu’il était le conducteur. Celui-ci gagnait maintenant sa vie comme chauffeur de taxi, terrorisé par la route lorsqu’il était à jeun, mais souhaitant lui-même mourir d’un accident lorsqu’il avait bu. Chaque soir, il déposait son taxi sur la rue du port, le remplissant de clients à la fermeture. Clermont lui dit simplement qu’il serait honoré d’être conduit au camp Ste-Rose dans son taxi, puisque lui-même ne possédait pas d’automobile. « À quoi bon une auto, quand un ami en a une ? »

Il passa voir Madame Sequel, dame très âgée venant d’on ne savait trop où, qui marchait très droit sans sa canne quand personne ne la regardait et qui dès qu’elle croisait une connaissance, se penchait piteusement avec 20 ans de plus sur son dos, de façon à attirer la sympathie ou la compassion. Elle aimait monter sur la scène et réciter le seul poème qu’elle connaissait : « le lac des cygnes » pendant que le chansonnier qui l’accompagnait à la guitare en profitait pour fermer les yeux, beaucoup plus dans l’intention de cogner des clous que pour se recueillir. Clermont lui offrit une place à côté de lui dans le taxi de Jacques des Meules.

Et cette jeune fille blonde, magnifique, au nom de Lisa Marie, qui ne buvait que de l’eau ou presque. Elle venait de se séparer à l’amiable de son mari. Elle avait, elle aussi, loué une chambre dans le Vieux Montréal sur la rue St-Paul et n’avait découvert le St-Vincent que depuis quelques jours. Jeanne Martin l’avait accueillie, conduite à la table de Clermont, puis était devenue amie avec le groupe de Diane Lépine, une jeune étudiante dynamique et rassembleuse autour de laquelle une vingtaine de jeunes filles passaient d’un soir à l’autre du rêve à la défensive, encerclées par une barricade de soupirants, faisant obstacle à certains chansonniers un peu trop sûrs d’eux-mêmes dans leur lubricité de gamins heureux.

C’est ainsi, que, un par un, chacun fut conquis à l’idée de transplanter la famille d’un lieu à un autre, juste pour le bonheur de vivre un moment magique.

Vers minuit arriva de nulle part le chansonnier René Robitaille. Il était disparu sans préavis, comme c’était son habitude, provoquant la colère de Madame Martin qui s’était juré de ne jamais le réengager, alors qu’elle fut la première à le serrer dans ses bras. Et tous les clients de crier :

Le gros Bob d’à côté
Le gros Bob d’à côté

Jos, voyant que René avait soif, lui céda donc sa place sur la scène. Et René de dire, comme des milliers de fois auparavant

Je m’en vais vous chanter…..
La seule composition que je me rappelle
Quand je suis saoul….

Les rires fusèrent de partout.

Mais là il me semble que je ne suis pas encore assez saoul
Je risque d’oublier des paroles.

Trois cognacs arrivèrent sur la scène

LE GROS BOB D’A COTE

J’te vois r’venir chez nous…..Par la porte d’en avant
Tu sonnes et je t’ouvre………Pis j’descends lentement
Je te prends dans mes bras….On remonte lentement
On ose pas parler…………….On en a trop à dire

C’est ce qui faisait que, d’un soir à l’autre, le St-Vincent passait d’un moment magique à un autre, sans jamais savoir dans quel ordre il apparaîtrait. Les membres de la famille, qu’ils soient chansonniers ou clients, même absents, embellissaient les secondes de chanson en chanson par leurs lumières vives comme par leurs ombres lointaines.

Je peux témoigner du fait que, dans les jours qui suivirent, le camp Ste-Rose atteignit, lui aussi, la même qualité de magie. Les lieux institutionnels ayant été transformés en décor, le tombeau du chevalier de la rose d’or se trouvant dans le caveau et le trésor caché quelque part autour de la maison en décomposition, cela permit aux jeunes d’avoir le sentiment de faire partie d’une famille partageant la même euphorie à travers un horaire de moins en moins fragmenté de leur quotidien.

Anikouni monta deux tentes dans la forêt près de la maison en décomposition. Une pour lui qui allait maintenant y camper nuit et jour et une autre sous le faux prétexte d’abriter le matériel de bord, soit les pelles et les râteaux, alors que le coffre sculpté par mon père reposait en dessous, précieusement enfoui dans le sol.

Avec la complicité de Robert, Renaud incita les enfants à former un comité de négociations pour obtenir des droits supplémentaires. Et c’est ainsi que les couchers devinrent progressifs selon les âges, que tous et chacun purent aller creuser dans la forêt à n’importe quel moment de la journée, le temps qu’il lui plairait et qu’il fut possible le soir d’aller converser seul à seul avec Anikouni autour du feu, en avant de sa tente, en autant qu’on inscrive son nom sur une liste où étaient affichées les heures disponibles.

Le jour, Renaud prit l’habitude de toujours creuser le même trou juste devant la cabane en décomposition, travaillant d’arrache-pied au pic, à la pelle et au râteau. Les enfants étaient à la fois admiratifs de le voir si tenace, et attristés de pressentir qu’il creusait pour rien. Le trésor devait certainement être ailleurs. Et chacun, ayant sa petite idée, protégea au moyen d’une corde tendue entre quatre arbres, le lot qu’il s’était attribué.

Vers 16 heures, il plongeait dans le lac pour aller se recueillir au centre sur la roche sacrée. Puis, revenant à sa tente, il s’allumait un feu et soupait seul. Quelques enfants, à tour de rôle, profitaient de la période libre juste avant la grande soirée pour aller jaser un peu avec lui.

Il leur servait une boisson indienne, mélange de thé chaud et de tisane, puis les écoutait parler de tout et de rien en alimentant les silences de…

Mmmmmm…
Mmmmmm…

Aux dernières minutes de la rencontre, il concluait chaque fois avec les mêmes paroles.

On a dans le cœur
Un coffre au trésor.
Si, chaque fois qu’on est heureux,
On collectionne les instants heureux
Et qu’on les cache dans le coffre
Comme les écureuils ramassent
Des noix pour l’hiver,
On ne manquera jamais de bonheur dans la vie
Même dans les moments de grande souffrance.

Qu’est-ce qu’un coup de foudre, sinon un mélange explosif de bonheur et de souffrance? Cela ressemble tellement au « big bang » de la naissance de l’univers que cela ne rentre même pas dans un coffre.. Le problème avec Renaud, c’est qu’il était tellement passionné de peindre le réel pour que tout s’impressionne de beauté, au même moment, dans un instant précis, que son corps ne cessait de s’éthériser sous les enivrements successifs de la tension créatrice. Selon Clermont, suite à notre nuit à la belle étoile sous les saules pleureurs, j’étais devenue sa couleur « Clair de Lune » .

Je me souviens de cette nuit-là où j’arrivai à sa tente vers deux heures du matin. Je lui parlai de John Thysdale, ma thèse de maîtrise, Vancouver, mon possible départ.

Une lune,
C’est comme les fascinantes
Me dit-il
Ça ne reste jamais longtemps
À la même place
Dans un tableau
Surtout quand elle est belle et ronde
Et qu’elle bouleverse mon monde.

Effectivement, il m’avait semblé depuis quelques jours atteindre en mon être, la dimension des fascinantes, le tout déclenché par un événement des plus anodins. Comme le sens profond du mot ne cessait de m’intriguer, je fouillai l’encyclopédie de mon père. Et je me sentis outragée d’y trouver non pas le mot « fascinante », mais « fascinant(e) »

FASCINANT(e)

Qui exerce un vif attrait, séduisant.
Ex : Huysmans à propos d’une femme
Elle vous regarde d’un œil si fascinant
Si bizarre qu’on s’arrête subjugué.

J’écrivis donc une lettre de protestation à Larousse.

Bonjour, bande de chauvins,

Je désire, au nom des femmes du monde,
Protester contre tous ces mâles qui se gorgent de leur pouvoir
Pour définir les mots et leurs sens.
Que vous accordiez une telle importance au mot fascinant
En méprisant le mot « fascinante »
Comme étant un simple appendice
À votre monde mâlien me scandalise.

Le jour où les femmes de la planète
Décideront de s’emparer des mots
Pour les décrire selon leur vision
Leur sensibilité
Elles découvriront également
Que la logistique de votre encyclopédie
Sous-entends une partie écrasée du savoir

C’est scandaleux de vous voir, d’une main
Nous piétiner le E et de l’autre nous usurper
Notre féminité sous la plume d’Huysmans
Pour illustrer votre pauvreté d’imagination.

Serai-je un jour la première femme à organiser
Une manifestation devant votre usine à mots mâles ?
Et vous verrez la vraie nature du mot fascinante
Lorsque sa définition sera présente
Sur sa pancarte,

FASCINANTE :

Femme qui par une intensité particulière du regard
Ne donne jamais plus à un homme
Que la partie d’elle-même qu’il mérite.
S’il est mené par sa queue, elle lui offre son cul
S’il peint le monde, elle l’éclaire de son intelligence.
Mais jamais un homme n’a pu se vanter
De l’avoir possédée en entier
Et c’est le fait qu’elle n’a jamais appartenu
À personne qui fait que son regard
Atteint la vibration d’une fascinante.

À quand un dictionnaire au féminin ?

Marie Une fascinante indignée.

C’est peut-être à ce moment précis que je sentis la différence entre percevoir sa vie comme une suite de hasards et ne vibrer qu’à l’accomplissement d’un destin. Je sus d’intuition que je serais toute mon existence une guerrière habitée par le tamtam des rythmes. Féministe de combat, libre de toute pensée, piégée ni par le cœur, ni par les sens, mais rebondissant de l’un à l’autre comme le canot descend les rapides en contournant les roches. Je ne serais jamais ni le clair de lune, ni la lune elle-même, mais la première femme ayant canoté sur la lune. Je serais une écrivaine féministe et ma lune serait l’univers des mots au féminin.

Tout m’apparut si clair. J’étais à la fois Lola la bisexuelle et Rachel le modèle nu des Beaux Arts. Mais bien plus encore. Je fus, comme elles le furent à une étape de leur vie, habitée par le tamtam d’un rythme temporaire, celui de la séduction sensuelle, celui de la femme fatale.

Je racontai tout cela à Renaud, sans sauter un iota.

Est-ce que tu m’aimes, me demanda-t-il ?

Comme une folle répondis-je.

Quand tu seras écrivaine,
Tu auras les mots du frisson pour l’écrire ?

J’en suis certaine

Et ça ressemblera à….

Il y avait des étoiles, une tente, un feu, et nous deux.
Un coup de foudre exigeant la folie de se consumer l’un dans l’autre
À la vitesse de l’éclair sous menace d’implosion par l’intérieur,
La souffrance du manque de l’autre étant seconde par seconde insupportable.
Mais quand l’autre ne se nourrit qu’à l’insupportable,
Ne te dégustant que par infimes étincelles,
Tu te sens agoniser de plaisirs, de jouissance et de volupté.
Et tu arrives de nuit, vers deux heures du matin
Le suppliant de t’entredéchirer
Au tamtam des rythmes endiablés
Pour avoir enfin la force de le quitter.

On nage me dit Renaud ?

Nous nous rendîmes à la plage. Une fois les vêtements déposés au fond d’une chaloupe, nous nous hissâmes nus sur la roche sacrée. Et c’est couchés visages tournés vers la lune, qu’il me tint simplement par la main.

Tu te rappelles la phrase de ton père
Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage ?

Mmmm

Je tente de visiter le pays du coup de foudre
Tout en retardant le plaisir.
Raconte-moi ton coup de foudre depuis le premier instant.

Pourquoi ?

Parce qu’une fille Qui vit un coup de foudre
Et en plus pour ma personne
Je ne verrai pas ça deux fois dans ma vie.

Et toi tu vis quoi pour moi, demandai-je?

De la fascination, je crois.

Et nous fermâmes les yeux, dans cette chaleur bienfaisante où l’eau s’évaporant peu à peu entre mes seins sembla se retirer pour ne pas nous déranger.

Tu n’étais pas costumé en chef indien
Avec le panache et la corne au cou
Tu étais chaque plume.

Tu ne marchais pas d’une façon
Rythmée et légère à la fois
Tu étais rythme et légèreté.

Le premier instant où je vis tes yeux Renaud
J’eus l’impression de vivre un big bang
En plein centre du cœur.
Tu avais les yeux d’un homme qui cherche.

Il se dégageait de toi
Quelque chose de magnifique
Que je n’avais vu auparavant
Que dans les yeux de mon père.

Et cette façon de déposer un genou
Devant moi et de m’appeler Princesse
Je me rappellerai toute ma vie
Des mots que tu as prononcés :

« La foudre a frappé mon cœur De passion pour le vôtre. »

Et Renaud de poursuivre.

J’ai dit aux enfants :
Je suis amoureux de cette princesse
Je dois retrouver le feu de la caverne sacrée
Et le lui ramener afin de lui déclarer
Mon amour éternel

Je tentais de m’imaginer par les mots
Ce que pouvait être un coup de foudre.
Dit Renaud.

Je me rendis compte qu’il avait une soif infinie de déguster ce que je vivais, le mot coup de foudre étant un divin mystère pour lui. Il n’était intéressé ni à mes seins gorgés de passion, ni à mon ventre hurlant de désolation, ni à ma vulve affolée de ne rien étreindre, ni à mes jambes saisies d’immobilisme sous l’effet de trop d’étrangeté. Non, il caressait mes lèvres des siennes en répétant inlassablement.

Parle-moi du coup de foudre
De ce que tu vis en dedans
Si c’est beau, essentiel,
Féerique comme on le dit
Dans certaines chansons ?

J’aimai sa soif des mots qui peignent avec le même rythme de créativité, comme on peigne les cheveux de l’être aimé, comme on peint l’ondulation des mains lorsqu’elles tiennent le peigne, comme on peint le peigne lorsqu’il épouse la main.

Le coup de foudre, dis-je
C’est l’éclair et le tonnerre
En même temps
Qui déchire le ciel
Dans une apocalypse de nuages
Disparaissant en l’orage d’un instant.

Et apparaît le soleil perpétuel
En plein centre de ton ventre
Tu t’éloignes le moindrement
Tu te meurs de froid
Et de peur d’être submergé de glace.
Tu t’approches de trop près
Tu brûles de convulsion
Et de peur de te transformer
En lave et en cendres
Comme un volcan.
Tu te places exactement dans l’axe
Et ton dos se glace
Et ta poitrine se brûle
Dans un terrible gémissement intérieur

Et tu n’arrives plus à voir la vie
Autrement qu’en rapport au soleil.

Plus je parlais du coup de foudre, plus Renaud variait la forme artistique de ses baisers sur ma peau, comme pour appuyer mon dire. Au passage de l’apocalypse, il suça délicieusement mon cou mordillant la texture de ma chair. Quand je parlai de l’arrivée du soleil au centre de mon ventre, il y déposa sa tête, frottant son oreille comme pour mieux entendre l’infini désastre de cet astre transgressant les lois du ciel pour mieux renaître en mon cosmos intérieur.

Je fus soudain parcourue de spasmes incontrôlables. De toutes mes forces, j’enfonçai sa tête au creux de mon nombril en faisant, malgré moi bien malgré moi, pression pour qu’elle descende au volcan de mes sens. Il défit les lianes de mes mains pour les approcher de sa joue. Il semblait envoûté par la passion profonde de s’imprégner des parfums les plus rares et les plus exotiques que seul le coup de foudre pouvait faire surgir en lui telle une tempête furieuse sur la mer de ses sens. Et nous dansâmes l’un à la surface de l’autre, en évitant les zones érogènes, comme il me l’avait appris.

Et je connus enfin la danse du tamtam des rythmes. Le cœur joue du tamtam et les rythmes varient en des séquences qui me rappelaient les montagnes russes des chansonniers du St-Vincent quand ils passent d’une chanson à une autre. Il me sembla que Renaud cherchait encore l’éternité sous la fissure des sens.

Avec le recul, je me rends compte qu’il mangea non pas, chaque infinité de ma chair survoltée, mais tenta de s’approprier morceau par morceau, le feu de la foudre qui animait mon être pour le sien. Le rythme de ses lèvres contre mes reins atteignit une telle immobilité dans un mouvement infini que lorsqu’il accéléra avec une infinie délicatesse au creux de la chute, il me sembla exploser de nouveau en des parties inconnues de son corps lui-même.

Je ne sais si c’est la femme ou la fascinante qui réagit vers la fin, avant que la fin n’explose enfin, mais je me levai brusquement et plongeai dans le lac pour disparaître de sa vue et ne laisser en lui que la sensation de mes plaintes à jamais imprégnées dans les canaux de ses veines pour que circule, en gondole, le chant amoureux de mes spasmes éternellement douloureux telles les bourrasques portant la neige des regrets au-delà du vent jalousé par le temps agonisant au loin de temps en temps, bien au-delà du firmament.

Quand le lendemain soir, je descendis dans le Vieux Montréal, je me sentis comme l’Indienne en canot pagayant sur l’immensité des lacs lubriques, refaisant le parcours soyeux de Lola la bisexuelle comme de Rachel le modèle nu des beaux-Arts. J’entrai habillée en indienne, à la Davy Crockett, seule et fière de l’être. Je sentais la mouille d’une femme inassouvie, suscitant le désir, la passion, la conquête à venir, la docilité, la servilité en lesquels se perd tout mâle lorsqu’il se fragilise. Je le sus par ces regards autour de moi, inlassablement captivés par un inaccessible comme le papillon finit par se brûler les ailes lorsqu’il ne peut se détacher de la lumière de la lampe.

Madame Martin prit le micro.

Elle annonça qu’à vingt heures précises, commencerait un chant-o-thon de trois jours et trois nuits où les chansonniers Pierre David et Pierre Lamothe chanteraient sans arrêt, tentant de battre le record du monde du plus long marathon de chansons afin de l’homologuer dans le livre des records Guilness. Les profits serviraient à la dernière soirée des enfants du camp Ste-Rose.

Le tamtam des rythmes des applaudissements de la foule me rappela ceux de la roche sacrée et mon corps fut pris de convulsions irrespectueuses. Je me fondis à la foule, qui hystériquement, même si aucune consommation n’était permise durant la nuit, n’eut de cesse de se lever debout sur les chaises, chantant les racines de notre culture au nom de tous les ancêtres porteurs d’eau, de joies furibondes comme de misères et de hontes d’avoir été vaincus quelques siècles auparavant par les Anglais.

Au moment où Pierre David chanta la chanson de Vigneault,

L’homme est parti, c’est au chantier
La femme est seule, seule, seule
L’homme est parti c’est au chantier
La femme est seule à s’ennuyer.

Madame Martin me fit part de l’émotion suscitée en elle par cette chanson, parce que le refrain la ramenait directement à l’origine de notre asservissement comme peuple.

Selon Jeanne, il faut remonter en 1774. Le tamtam des rythmes du peuple du Québec tourne autour d’une organisation féodale et religieuse. Le territoire du Québec est dirigé en seigneuries et les plus riches appartiennent à l’église. Presque tous les catholiques, nonobstant les coureurs des bois, vivent asservis et pauvres. Le fermier paie un loyer annuel, donne un quatorzième de son grain qu’il moule au moulin du maître, un douzième du prix s’il vend sa terre. Quand le Seigneur se construit, il doit couper du bois et transporter des pierres gratuitement. Chaque fois qu’il pêche et qu’il chasse, il doit en donner une partie au Seigneur. Ses bras servent aussi aux corvées du Seigneur, le temps des semences et des récoltes, sans oublier la dîme au clergé.

Une fois le territoire conquis, l’Angleterre jugea qu’il était plus rentable de soumettre le peuple étranger en achetant le clergé plutôt que de modifier les structures existantes. C’est ainsi, qu’à titre de surintendant de l’Église romaine, Monseigneur Briand reçut du souverain une pension de deux cents livres par année. (Brunet, Michel, les Canadiens après la conquête, Montréal, Fides,,1969, p.34-49, 136. 216) Nous fûmes donc trahis par nos élites religieuses et non par les Anglais.

Après la conquête et la signature de l’acte de Québec, au moment où les tenants de la révolution américaine échouèrent à nous conscientiser à titre de société libre, porteuse de droits égaux pour tous, nous fûmes de nouveau trahis par les évêques de Montréal, Trois-Rivières et de Québec.

On obligea les habitants valides à besogner comme des forçats à la grande corvée ordonnée par Carleton pour charroyer les vivres des troupes, réparer les chemins, tirer des bateaux et cela sans aucune rémunération. Ceux qui refusaient étaient emprisonnés. Les soldats anglais s’emparaient des fermes abandonnées, violaient les femmes, tuaient des animaux à leur guise. De là l’expression porteur de pierre et porteur d’eau. Les Canadiens français, peuple de doux et asservis entre tous, furent utilisés pour transporter des pierres et de l’eau d’un endroit à l’autre. Dix mille canadiens valides aux mains de dix mille soldats britanniques armés. De là ces chansons de folklore, empreintes de tristesse, pour ces coureurs des bois et ces hommes de chantiers tentant du mieux qu’ils pouvaient d’échapper au génocide religieux des consciences.

Et Madame Martin me demanda de bien écouter la beauté des paroles du folklore qu’elle avait demandé au chansonnier Pierre Lamothe de chanter :

LES VOYAGEURS DE LA GATINEAU

Nous partîmes pour un voyage
En canot sur la Gatineau
Le plus souvent le pied par terre
Et la charge sur le dos
Nous pensions à notre jeune âge
Qui s’était si mal passé
À courir dans les auberges
Notre argent y gaspiller

Quand nous fûmes dessus ces lacs
De lac en lac jusqu’au camp
C’est icitte qu’on est destinés
À bâtir mes chers enfants
À bâtir une vraie cabane
Ce qu’on appelle un chantier
Mais un chantier d’épinettes
En bois ronds non pas carrés

Que chacun y prenne sa place
C’est icitte qu’on va coucher
Qu’on va dormir sur la paillasse
Des branches qu’y faut rapailler
Mettez-y cent fois des branches
Mais des branches de sapin
Pour mieux dormir à son aise
La plus grosse en dessous des reins

Ah si jamais j’y retourne
Au pays d’ousque je d’viens
Je ferai de moi un homme
Et non pas un bon à rien
J’abandonnerai la cabane
Dans les bois trop éloignés
Je prendrai bien soin d’ma femme
Sans courir dans les chantiers

Je prendrai bien soin d’ma femme
Sans courir dans les chantiers.

Tout le St-Vincent bruissait que comme une immense vague, épaule contre épaule, bonheur de se bercer à l’âme du peuple tout en n’ayant pas tout à fait accès aux sources historiques de sa souffrance. Mais une chanson ne peint-elle pas l’essentiel, l’émotion qui découle de quelque chose de terrible qu’on préfère oublier dans les méandres de l’histoire ?

C’est ainsi que je me rappelai cette nuit-là m’être fondue dans la foule, avec Jeanne à mes côtés avant de descendre la rivière de ma vie, comme une indienne amoureuse de son canot d’écorce bien plus que de l’indien Anikouni qui avait contribué en lui fournissant les couleurs pour que la peinture protège ses passions intérieures de l’érosion du temps.

Jeanne avait l’art de raconter les dessous de chaque chanson. Quand Pierre David chanta le folklore « c’est dans le mois de mai que les filles sont belles et que tous les amants y changent leur maîtresse » elle me raconta cette coutume indienne rapportée par les Jésuites dans leur journal de bord.

Quand le corps d’une très jeune indienne se gémissait soudainement de la soif de sexe d’un indien, on lui construisait une petite cabane. Et là elle faisait l’amour avec tous les Indiens de son choix, jusqu’à ce qu’un de ceux-ci lui plaise vraiment. Alors ils allaient vivre tout simplement ensemble, le geste exprimant aux yeux de la tribu une forme d’engagement. Ce qui n’empêchait pas la pratique d’une coutume remontant à la nuit des temps, celle de la course aux allumettes.

La nuit, tout indien pouvait demander les faveurs sexuelles de toute indienne, mariée ou pas, en allumant au feu central une brindille de bois. Si l’indienne souffle le feu à l’extrémité de sa branche, cela veut dire que l’indien est invité à partager sa couche, sinon il doit poursuivre sa quête de femme en femme, les femmes possédant le pouvoir d’orchestrer les lois de l’amour.

Cette nuit-là, je montai dans le bois du camp Ste-Rose. Le feu étant encore allumé devant la tente, j’allumai une brindille. Je racontai la coutume à Renaud. Et nous la soufflâmes tous les deux en même temps. Par pur bonheur de réinventer la virginité historique du monde.

Et le tamtam de nos culs vibrèrent sourdement, infiniment, lentement, lui se perdant au pays du coup de foudre, moi retenant comme il aimait tant le vivre, le plaisir retardé infiniment, lentement, d’un battement de cœur à l’autre, pour que, encore une fois, il n’eût jamais eu lieu et nous n’en souffrîmes point.

L'île de l'éternité de l'instant présent (Pierre Rochette)

Chapitre 12 – LES PELLES ET LES RÂTEAUX

L’île de l’éternité de l’instant présent
geisha

Chapitre 12
Amenez-moi au début du roman
La carte des vingt et un coffrets, une fois les morceaux du casse-tête réunis, représentait le plan original de la maison en décomposition dans la forêt du camp Ste-Rose. Il restait maintenant deux semaines à l’été. Nous fûmes tous et chacun charmés par la fébrilité de cette finale. Mon père travailla sans relâche à créer de ses mains le coffre au trésor du chevalier de la rose d’or, sculptant un dessin sur le couvercle et le devant, les chansonniers faisant régulièrement des collectes pour s’acheter des costumes, financer la fête de la dernière soirée.. Madame Martin, de son côté, prenait plaisir à réunir les parents dans son arrière-salle pour que tous apprennent à bien se connaître. Et les enfants découvraient, jour après jour, que l’euphorie dans cette vie non seulement est possible, mais indispensable à qui veut mourir le sourire aux lèvres.

Les plus belles nuits furent celles où Renaud quittait le St-Vincent pour arrêter chez nous vers 3 heures du matin, mon père aimant se lever à cette heure-là pour sculpter le coffre avant d’aller travailler chez les religieuses. Je quittais mon lit pour l’accueillir, lui faisait un café avec des rôties. Puis, je tricotais un peu, Renaud fumait sa pipe et mon père la sienne en sculptant.

Des fois, je me demande,
si la vie n’est pas tracée d’avance
Dit Renaud

Mmmm répondit mon père.

Je connaissais assez mon père pour savoir que ses mmmmm servaient à parfumer l’atmosphère de silence pour que les confidences sortent du cœur comme des bonbons raffinés d’une boîte de confiserie.

Quand en dedans, je revise ça depuis ma naissance
Ça se présente comme des cartes postales
Toujours les mêmes, une après l’autre
Les dessins changent
Mais tout est toujours aussi beau
Comme si on était dans un musée
Des impressions fabuleuses d’instants présents
Encadrées sous forme d’éternité
Sur des murs de ma conscience
d’un blanc pur
Comme le bonheur de vivre.

Mmmm

1ere carte postale
Mon arrière-grand-mère est dans le salon avec ses enfants
Tempête de neige épouvantable dehors
La grosse misère
Mon arrière grand-père se meurt
En hurlant de douleur dans le haut-côté
Elle joue cependant de l’accordéon
En faisant danser les enfants en pieds de bas
Pour qu’ils se souviennent
Que ce fut un merveilleux Noël.

C’est le souvenir le plus lointain
Que l’on possède
De la vie dans ma famille
Mon grand-père l’ayant vécu tout petit
Il ne pouvait raconter ce passage
Sans dire que ce fut l’événement qui servit
De fondement à la sienne.
Le bonheur en tout temps, avant toute chose.

Mmmm
2e carte postale
Mes parents s’aiment d’amour fou
J’ai deux ans
On m’amène sur une scène
Offrir des fleurs à une religieuse
J’entends applaudir
Le bonheur me traverse le corps
Ce fut l’événement qui servit de fondement à ma vie
Le bonheur en tout temps, avant toute chose.

Mmm

3e carte postale
mon père pratique avec son orchestre à l’hôtel
je suis attaché à une chaise au moyen d’une ceinture
l’expression artistique de sa trompette
est d’une telle beauté
que je m’évanouis de bonheur.

Mmmm
4e carte postale
J’ai 13 ans, je monte sur scène pour la première fois
Soudainement, entre deux applaudissements
Tout se dissout en moi
Je ne suis plus là, ni moi-même ni mon corps
Il me semble m’évanouir de bonheur intérieurement
Je n’ai pas les mots pour le dire
Mais je n’ai jamais oublié.

Mmmm
5e carte postale
J’ai 16 ans
Mon propre orchestre « les najas »
Nous dormons dans une tente
Je connais mes premières larmes de joie
Je sens ma vie tracée d’avance
Et je n’ai rien d’autre à faire que de m’abandonner.
Sans souffrance, sans désir, sans attente
Que du bonheur dans l’abandon.

Cela ne prit que cinq cartes postales pour que Renaud et mon père s’abandonnent chacun de leur côté à la rêverie. Nous allâmes dormir, laissant mon père aux douceurs de son coffre. J’adorais de Renaud le fait qu’il semblait traverser l’existence comme s’il s’agissait d’un perpétuel enchantement. Il rêvait sa vie le jour et vivait ses rêves la nuit.

C’est par Renaud que je découvris le pays de l’intimité, moi qui n’avais pas encore expérimenté la sexualité. Il passait d’abord ses doigts sur ma peau avec une infinie lenteur, s’arrêtant au passage pour déguster l’immensité dans la miniature. Puis lorsqu’il avait atteint un bien-être profond, il s’immobilisait totalement en me serrant tendrement contre lui. Son sexe se durcissait puis se ramollissait comme s’il avait été le muscle du cœur, se contractant et se rétractant de battement en battement.

C’est ainsi que j’appris à rythmer mes pulsions aux siennes, contenant mon désir de lui faire l’amour, progressant moi aussi avec une infinie jouissance du petit détail au petit détail. Chaque nuit apportant ses millions de frissons nouveaux se gonflant d’une respiration à l’autre comme les plumes d’oie dans un oreiller lorsque la tête s’y dépose.

Le fait que mon père lui eut parlé de brosses d’être et d’attaque d’être apporta en lui l’apaisement. Il pouvait maintenant déposer des mots sur ce qu’il vivait comme un courtisan dépose de l’or au pied d’un roi heureux.

Son corps se fondait différemment au mien dans l’un ou l’autre des états.

Quand je le surprenais en état de brosse d’être, sa chair vaguait contre la mienne sans que rien ne divague en lui. Pas de gémissements, pas de plaintes, pas de larmes. Que du bonheur d’être saoul. Je passais mes doigts sur sa peau comme si ça avait été de l’eau de source et instantanément il se remoulait à moi en des mouvements d’une délicieuse sensualité. J’aimais dans ces moments-là tenir mon oreille contre ses lèvres alors que tout son corps faisait corps avec mes courbes. Et l’on pouvait entendre dans un murmure à peine audible :

C’est beau
C’est si beau

La vraie difficulté venait des attaques d’être. Il se mettait à gémir et à pleurer. Je pris l’habitude de le réveiller pour lui demander ce qu’il vivait. Il me répondit une fois :

C’est d’une telle beauté
Que je gémis et je pleure
Pour ne pas que ça s’arrête.

Cela prit quelques réveils pour qu’il eût assez confiance en moi dans le dévoilement de son intime.

Dans une brosse d’être, il n’y a que du ravissement
Dans une attaque d’être, de l’enseignement

Imagine-toi que l’instant présent
est une rivière.
Avant de m’endormir
Je pose une question.
Comme celle de cette nuit :
Pourquoi ça m’arrive à moi et pas aux autres ?

Je m’endors
Et soudain,
L’être m’attaque de sa bonté
Et me dépose sous forme de question dans sa rivière.
Ma question descend la rivière de la vie
Telle une branche d’arbre morte.

Ma pensée assiste immobile
Aux chatoiements du non-savoir
Et la branche d’arbre de ma question
Se nettoie telle une pépite d’or
Pour aboutir sur la berge
Sous forme d’une étrange réponse.
Et je gémis et je pleure
Parce que je ne descends plus la rivière.

Je me réveille
Et une phrase habite ma tête :

Qu’y a-t-il d’exceptionnel
À être la première pomme
Qui tombe ?

Il ne semble pas y avoir d’attaque d’être
Sans enseignement du non-savoir
Mais cet enseignement
N’a aucune valeur en soi
Car il n’est qu’une goutte d’eau
Dans l’infini de l’instant présent
Impossible à comprendre par la pensée.

Renaud avait cette particularité de se rendormir presque aussitôt et tomber alors dans un sommeil très lourd, avec des ronflements réparateurs, son corps devenant aussi inerte que de la roche. Quand il se réveillait le matin, j’avais toujours l’impression qu’il n’avait pas dormi, mais plutôt voyagé au bonheur d’habiter un monde étrange que je pouvais accueillir sans avoir la capacité émotive de le saisir de l’intérieur. Lui-même se rappelant très peu d’ailleurs de ce qu’il avait vécu durant la nuit, préférant vivre là, maintenant le bonheur du là, maintenant.

Le lendemain soir au St-Vincent, au travers des présentations des chansons de Jos Leroux, on apprit des nouvelles de la famille : Lawrence Lepage passait l’été chez sa mère en Gaspésie, Georges Langford venait de quitter la ville pour retourner dans son village natal, Havre aux maisons aux Îles de la Madeleine, Gilles Fecteau vivotait à la Cabooze dans le bout de St-Jovite, René Robitaille avait tout vendu ses effets pour repartir sur la route avec son vieux camion. Cela rapetissait l’univers et faisait du bien au cœur.

Puis vers vingt et une heures trente, Clermont prit le micro :

Écoutez, je sais que vous êtes très généreux
Les enfants du camp Ste-Rose ont découvert tous les coffrets
Ils savent maintenant que le trésor du chevalier de la rose d’or
Est caché quelque part dans les environs
De la maison abandonnée de la forêt
À quinze minutes de leur dortoir.
Mais ils n’ont pas de pelles ni de râteaux
Pour creuser.
Il en faudrait une soixantaine

Martin monta à son tour sur la scène :

Bon là là…

Et tout le monde de répéter

Bon là là… ce soir…

Lâche le cognac Jeanne
Entendit-on dans la salle entre deux rires de salle

Vos gueules cria la mère
Ben là là…
Et tout le monde de répéter
Ben là là

Et la mère de dire :
On se calme, on se calme.
Ben là là…
Je ferme le St-Vincent
Et je rouvrirai seulement qu’à minuit ;
Auront le droit d’entrer

que ceux et celles
Qui arriveront avec une pelle et un râteau

Ok
Tout le monde dehors

Et tout le monde de dire
En rechignant
Ah là là…

La folie s’empara des clients. Beaucoup de rires, de l’enthousiasme, une vraie atmosphère d’Halloween. Je dus quitter comme tout le monde. Par chance, j’avais ma chambre dans le Vieux Montréal. J’arrêtai chez Monsieur Leduc pour emprunter les outils en lui racontant l’histoire. Il appela certaines de ses connaissances. C’est ainsi que je me ramassai cinq râteaux et quatre pelles.

Au bout de deux heures, le trottoir en face du St-Vincent s’anima d’une petite foule indisciplinée cognant à coups de pelles et de râteaux dans la porte du garage pour que Madame Martin ouvre. Têtue autant qu’heureuse, elle apparut dans la fenêtre du troisième étage en criant :

Minuit c’est Minuit
Pas une minute de plus
Pas une minute de moins

Et tout le monde de crier
Ben là… là…
Ben là… là….

C’est ainsi que le St-Vincent ouvrit à minuit. Le lendemain matin, vers six heures, Clermont, Renaud et moi arrivâmes au camp Ste-Rose avec la ribambelle d’outils. Nous les dispersâmes par ordre de deux, en les accotant sur chaque arbre entourant la maison en décomposition, de façon à ce que les enfants vivent à leur réveil une surprise à l’esprit tout en appréciant l’esthétisme de la scène.

Renaud et moi nous cachâmes dans le bureau de Robert. Clermont fit le rassemblement, puis envoya les enfants dans la forêt.

Super dit Renaud, quelle scène féérique
On se croirait au Moyen-Âge
Avec toutes ces pelles et ces râteaux dans les airs.

Renaud s’habilla en Anikouni, se dirigea vers le canot de façon à apparaître dans la vie des enfants au moment où ceux-ci commenceraient à fouiller la forêt en tous sens pour tenter de découvrir le trésor du chevalier de la Rose d’or.

Ce n’est que le soir, après son spectacle au St-Vincent, que je sus la suite de l’histoire. Renaud arriva chez mon père, comme d’habitude, vers 3 heures du matin. Et se mit à raconter :

Les enfants ont parcouru la forêt
En partant d’un cercle le plus large possible
Pour le rapetisser peu à peu,
En râtelant et en creusant un peu partout.
Ils étaient épuisés de leur journée
Mais pas découragés, même s’ils ne trouvèrent rien.
L’atmosphère restant euphorique
Excitante, du bonbon pour le lendemain.

Après quelques détails comiques au sujet des deux jumeaux qui ne cessaient pas de crier beuhhhh pour faire peur aux patibulaires, Renaud se ressourça dans le silence en allumant sa pipe. . Mon père en était d’ailleurs aux derniers détails de sa fresque. Sur le dessus du coffre : Une épée et une rose en croisée. En avant, le visage d’une femme, la sienne. À l’intérieur du couvercle, les phrases : « Ego sum pauper, nihil habeo, et nihil dabo ».

Renaud, Auriez-vous la bonté
De me raconter la sixième carte postale
De votre vie ?
Sixième carte postale….
Mmmmm
Fit Renaud en y réfléchissant dans sa lune.
Attendez que je me rappelle….

Sixième carte postale
Trois heures du matin
Presque dix-sept ans

Nuit d’été
Mon père, sa trompette à la main,
Moi, la voix fatiguée
Avons cessé de jouer de la musique
À la même heure
Nous arrivons à la maison
En même temps.
Sans dire un mot, il sort sa trompette
Et joue un air de jazz.
Ma mère se lève
Il lui dit
Recouche-toi, il lui répond :
On jase Renaud et moi
Ma mère retourne au lit en souriant.
Mon père sert sa trompette dans son étui
Assez jaser.
Il se recouche, lui aussi
Et j’entends les feuilles, la lune
Le vent applaudir
Comme lorsque j’avais deux ans
Sur la scène des religieuses
Je suis fondu, confondu si heureux
Que je m’évanouis intérieurement de bonheur.

Septième carte postale
Je suis au Collège
Fonde un groupe de folklore Les Contretemps.
Nous participons à un concours,
Remportons le premier prix
Comme meilleur groupe collégial en Amérique du Nord
Et représentons le Canada
À l’exposition d’Osaka, au Japon à l ‘été 1970
Pour la première fois
Je connais l’expérience du trou noir sur la scène
Après avoir touché de ma chair
L’éternité de l’instant présent
Dans le lit d’une Geisha…

C’est ainsi que nous apprîmes, mon père et moi, que ça prenait sept ans pour devenir une Geisha. Celle-ci devait posséder la beauté, la culture, la conversation, mais surtout le raffinement de retarder le plaisir de façon à ce qu’il circule dans tout le corps encore et encore sans jamais passer par le sexe. L’art suprême consistant à provoquer l’explosion des sens tout au plus une demi-heure avant la séparation.

Cette nuit-là, je n’accueillis pas le corps de Renaud, entre mes bras, avec la même retenue pulsionnelle que d’habitude. Je dirais plutôt que je me sentis à la frontière de l’intimité et de la sexualité. J’avais beau tenter de me calmer par une immobilité soutenue, mais je me sentis glisser à la japonaise parcelle infinie par parcelle infinie. Je dégustai ,un par un,les spasmes enlisés en ma chair déplaçant la peau de mes lèvres contre la rigueur du tissu de son chandail de nuit avec une telle lenteur que ses mains complices parvenaient à déverser en mes reins survoltés la danse du désir en nos corps confondus.

À une fraction de seconde de l’explosion des sens, il se retira en prenant ma tête entre ses deux mains :

Tu as des chandelles me dit-il ?

Oui dans le tiroir.

Ne bouge pas,

N’ouvre plus les yeux
Jusqu’à ce que je te le dise.
Je vais tenter de te faire voyager en Orient

Sous une flamme presque imperceptible, il me massa du cuir chevelu aux orteils, en évitant soigneusement les zones érogènes. Chaque fois que mes mains, d’une façon incontrôlée, tentaient de l’agripper pour qu’il me possède selon ses caprices et volonté, ils les retiraient avec douceur, les replaçant exactement dans leur position originale. Puis, il frotta de ses cheveux chaque frisson de ma chair. Vint le moment où sa verge frôla mes seins, mon ventre, ma vulve. À la seconde où je cambrai les reins tout en ouvrant les jambes pour l’accueillir, il se retira doucement replaçant mon corps dans l’exacte position du désir inassouvi. Je me retrouvai nue, sans inhibition ne me sentant plus qu’un sexe en quête d’absolu, serrant des dents, plissant des yeux à la frontière du plaisir et de son éclatement. Il souffla sur la chandelle, se reblottit entre mes bras et nous recommençâmes, cette fois-ci à l’envers, le doux voyage de la sexualité à la sensualité, puis de la sensualité à l’amitié amoureuse.

Quand je me réveillai au petit matin. Il était déjà parti. Je me rendormis pour refaire en rêve le doux voyage de nos fantasmes orientaux.

Au réveil, je vis une lettre pour moi sur la table. Elle provenait de mon directeur de thèse John Thysdale. Curieusement, elle m’était adressée à partir de la Colombie Britannique.

Bonjour, Marie ;
J’ai accepté un poste de professeur
À l’université de Vancouver
Ils me donnent l’opportunité
D’engager une assistante de recherche
Deux semaines pour prendre une décision
Je sais que ce n’est pas beaucoup
Mais l’aventure semble passionnante
Téléphone-moi
Le plus tôt possible
Timing is everything,
John

Je hurlai de joie en courant comme une folle dans l’appartement. Enfin il se passait quelque chose dans ma vie, qui n’appartenait qu’à moi. Je ne voulais pas être. Aucun intérêt. J’étais jeune, j’existais, je voulais vivre, découvrir, faire des erreurs, parcourir le monde. Et John possédait une telle culture de la littérature. Bien sûr, il avait quinze ans de plus que moi. Séparé de sa première femme, il avait semblé m’accorder beaucoup d’attention à l’Université, tout en n’osant pas se déclarer pour ne pas se placer en conflit de rôle. J’aimais Renaud comme une folle, mais toute cette recherche d’instant présent me semblait tellement contraire à tout ce qui pouvait m’exciter dans l’existence. Je voulais devenir écrivaine, professeure reconnue dans le monde universitaire, engagée au niveau littéraire dans la libération de la femme . Que choisir ? L’amour par Renaud ou la carrière par John ? Avec John, toutes les portes s’ouvraient. Avec Renaud, seule la porte de l’île de l’éternité de l’instant présent m’était présentée et à vrai dire, je préférais qu’elle soit ouverte à d’autres qu’à moi.

Mon père avait laissé des marguerites sur la table. J’en pris une et je l’épluchai : John, Renaud, John, Renaud, John. Je recommençai avec une autre : John, Renaud, John, Renaud.

Je pris une feuille, la séparai en deux pour bien peser le pour et le contre :

John :
Beau, riche, vie facile
Voyages
Même passion intellectuelle

Renaud
Amour
Amour
Amour

Je me sentais devenir enfin une fascinante, comme Renaud les aimait, vraie jusque dans le fond de mon cul, comme l’avait écrit la bisexuelle Lola à Madame Martin. N’était-ce pas curieux que Renaud lui-même m’ait sculptée de telle sorte que je ne puisse être autre chose qu’une fascinante ?

John ou Renaud ?
Le rateau qui ratelle l’univers
ou la pelle qui creuse la fissure du temps ?

L'île de l'éternité de l'instant présent (Pierre Rochette)

Chapitre 11 – LA MORT EN TABLEAUX DE NOËL

L’île de l’éternité de l’instant présent

Il s’abreuvait depuis toujours aux frissons de l’éternité. Cela lui semblait si naturel qu’il n’avait jamais pu comprendre comment il se faisait que les humains puissent souffrir. Son corps de 51 ans lui avait toujours paru sous la forme de la jeunesse éternelle. La pureté de l’âme, la sensation continuelle de flotter deux pieds au-dessus du sol, le rythme lent, amoureux, étonné, charmé. La sensation de ne rien peser, de se fondre dans le tout avec ravissement, de saisir dans ses mains l’air comme des milliers de pépites d’or. Était-il artiste, poète de la vie, amant de l’être ou son enfant naissant encore aux langes ?
Amenez-moi au début du roman
Le dernier été de sa vie fut le plus mystérieux de tous pour ceux qui l’avaient connu jeune homme. Il chantait au théâtre « Le patriote » de Sainte-Agathe durant le souper, et cela six soirs par semaine. Mais avec cette particularité qu’il s’était arrangé pour qu’on ne le voie pas. Il montait par une échelle jusqu’à la cabane de l’éclairagiste soudée au plafond intérieur et de là, fredonnait les chansons les plus sensibles du répertoire de sa jeunesse dans le Vieux-Montréal.

Sa vie d’artiste, par laquelle il évita non seulement le monde du travail, mais le monde lui-même, permit au poète en lui de poétiser, en toute liberté, hors du temps, hors des servitudes, hors des réalités.

Son journal de bord, rapporte que, durant cet été-là, on ne le vit manger aux tables avec les clients que lorsqu’il reconnaissait d’en haut quelqu’un qui avait perdu un être cher et qui n’avait jamais pu s’en sortir psychologiquement. Mais il y avait plus. Il ne pouvait accepter d’apercevoir du sang ou une atmosphère d’enterrement dans la toile rouge et or des tables carrelées où l’impression Toulouse-Lautrec festoyant au chat noir rejaillissait de soir en soir. Il en manquait si peu pour que le tableau devienne un chef d’œuvre. Alors il tentait de restaurer le tout d’un coup de pinceau, au cas où, puisqu’il ne pouvait y arriver avec sa voix.

À la mort de Renaud, on trouva chez lui un manuscrit, le seul d’ailleurs qu’il aurait aimé publier de son vivant. Il avait ramassé tout au long de sa carrière des histoires de magie que le public lui avait racontées. Il tentait au travers d’elles d’en saisir le dénominateur commun. Par quels mécanismes un instant présent devient-il magique ? la dernière partie était consacrée aux histoires de morts. Il précisa en note de bas de page qu’elles furent vécues telles que contées.

Selon ce manuscrit, on meurt comme on a vécu. Et il lui semblait qu’une des conséquences de l’art de vivre l’instant présent consistait à apprendre en même temps l’art de mourir en un instant présent fabuleux, la suite des tableaux d’une vie n’étant en somme qu’une question de sujet, d’harmonie, d’agencement des couleurs et de perspectives.

Le frère Marcel était responsable des frères des écoles chrétiennes de la province de Québec et directeur de la polyvalente de St-Henri. Ceux qui l’ont connu ne pourront jamais oublier ce petit homme de cinq pieds quatre, près de trois cents livres, dont le seul loisir connu consistait à se rendre au forum de Montréal le samedi soir pour assister aux parties de hockey du Canadien de Montréal. Un jour il apprit par son médecin qu’il avait un cancer généralisé et qu’il lui restait moins d’un an à vivre. Son seul objectif étant de ne pas inquiéter son entourage, il annonça discrètement à tous qu’il avait entrepris une diète. Que de taquineries et de félicitations il reçut tout au long de la fonte de sa personne. Vint le jour où, ayant enfin le poids désiré, il prit simplement sa valise pour aller mourir seul à l’hôpital. Et personne ne sut jamais qu’il fut malade. On le sut le lendemain de sa mort. Renaud l’avait connu personnellement. Il ne fut pas étonné que son art de vivre, d’une humilité hors du temps, hors des servitures, hors des réalités, malgré les honneurs octroyés à son poste dont il aurait pu se glorifier, l’ait conduit à l’art de mourir, l’instant présent étant le même dans sa beauté, qu’importe le moment de son éternité.

Il en fut ainsi de Madame St-Marc. Ayant appris qu’un désagréable cancer des intestins ne lui permettait plus que quelques mois de survie, elle alla louer une chambre dans ce qu’elle appelait un mouroir, de façon à ne pas incommoder ses enfants. Le prix était raisonnable, sa maison venait d’être vendue, ses affaires étaient en ordre. Elle avait été cliente du St-Vincent et suivit Renaud tout au long de sa carrière de chanteur. L’été du Patriote, Renaud, étonné, l’avait aperçue dans la salle. Il avait arrêté de chanter, descendit son échelle pour aller la saluer. Elle aurait dû être morte. Comment se faisait-il ? C’est alors qu’elle lui conta son histoire devant son mari en larmes.

La semaine passée, j’ai dit au docteur
Docteur, ça veut pas mourir
J’aurais le goût de prendre des vacances.

Et le docteur de lui dire :
Madame
Vous risquez de perdre votre place
Et c’est peut-être juste une question de semaines
De jours même.

J’ai appris que Renaud chante au patriote
Louez donc ma chambre
Chanceuse comme je suis
La personne devrait décéder
Juste à temps

Pour que je retrouve mon lit.

Madame St-Marc et Renaud rirent si fort et de si bon cœur ensemble, en contraste du mari qui ne comprenait pas que l’on puisse s’amuser de choses aussi tristes, qu’il en oublia de remonter en haut pour chanter. Comme elle l’avait dit, la chambre de Madame St-Marc se libéra juste à temps et elle put mourir entourée de ses petits-enfants, comme elle l’avait aussi planifié, désirant laisser en héritage à ses proches, le souvenir d’une femme heureuse, même dans ses derniers moments.

Renaud sut la suite de l’aventure, en voyant Monsieur St-Marc souper seul, attéré par son deuil. Et il ne chanta presque pas ce soir-là. Il mangea avec lui, l’écoutant parler d’elle. Monsieur St-Marc l’avait rencontrée au St-Vincent, où elle travaillait comme serveuse les fins de semaine pour arrondir ses fins de mois. Par amour pour elle, il devint un client assidu et cela tous les soirs où le St-Vincent était ouvert, y compris ce fameux soir où je reçus un appel de mon père :

Marie…
Écoute, promets-moi de rester très calme…
Ta mère a eu un anévrisme au cerveau
Elle… elle…est mourante à l’hôpital
Le docteur dit que c’est peut-être une question d’heures.

NONNNNNNNNNNNNNNNNNNN
PAPA
NONNNNNNNNNNNNNNN
En arrivant à l’hôpital, je tombai dans les bras de mon père qui ne put que me dire :

Ta mère est morte Il y a à peine dix minutes. Pourquoi je vous raconte cette histoire ? Parce que le journal de Renaud mentionne que, le soir de la venue de Monsieur St-Marc au Patriote, c’est par cette histoire de mon père vivant la mort de ma mère qu’il tenta d’apaiser un peu sa tristesse infinie. Il en avait, comme moi appris tous les détails au fur et à mesure des années, d’un témoignage à l’autre et avait pu se faire un portrait à peu près exact de ce qui s’était passé.

Par exemple, la sœur directrice,de la communauté où mon père travaillait depuis tant d’années, m’avait raconté que le lendemain de la mort de ma mère, il avait été la voir dans son bureau et lui tint exactement ce langage :

Chère mère directrice,
Ce matin j’ai un problème de veuf
Quand je vais sortir de votre bureau
Vous allez avoir un problème de religieuse

Ma femme est décédée cette nuit
Ma sœur….
Auriez-vous la bonté….
De l’exposer dans votre chapelle ardente
Et de lui offrir une messe avant l’enterrement
Même si je ne suis pas croyant
Et n’ai pas l’intention de le devenir

Sœur Lucienne du Saint nom de Marie, puisqu’il m’honore de la nommer, me raconta en cette même occasion, qu’en trente ans de travail pour sa communauté, mon père n’était venu qu’une seule autre fois faire une demande, soit l’année d’avant. Il s’était confié à elle sous le secret de ses vœux, lui exprimant le fait que les attaques d’amour de l’être devenaient parfois tellement intenses que son corps en frôlait l’évanouissement. Par conséquence, elle lui accorda la permission d’aller s’étendre en arrière de la sacristie, sur le plancher de façon à ne déranger personne, lui-même offrant en contrepartie de remplacer le temps perdu par un supplémentaire approprié.

Auriez-vous la bonté
D’en avertir vos religieuses
En des termes de fragilité de santé
Plutôt que sous des formes de spiritualité
Puisque je considère que ce n’est pas vraiment le cas.
L’instant présent étant du domaine de l’enivrement
Ou du trop grand bonheur de vivre
Je ne sais pas trop.

Sœur Lucienne me raconta qu’elle avait été frappée par la formule : « auriez-vous la bonté de ?… « Elle observait mon père depuis toujours. Mais cette rencontre dans son bureau où il lui parla d’attaques d’être modifia leur relation. À un point tel qu’elle lui demanda un jour avec la même formule :

Monsieur Gascon
Auriez-vous la bonté de devenir le réceptacle
De mes confidences intimes ?

Elle savait que si elle avait employé le mot « confesseur », il s’en serait senti outragé. C’est ainsi qu’à son insu, mon père, par ses conseils avisés, devint le véritable directeur de cette communauté

Le fait qu’il retourna travailler comme si de rien n’était le lendemain de la mort de ma mère, me choqua. Je ne compris point sa manière d’agir et il ne se sentait pas vraiment prêt à me l’expliquer, ne le sachant pas vraiment lui-même, je crois. Il me laissa plutôt un mot sur la table, qui ne m’empêcha pas de me sentir orpheline.

La peine infinie n’est point une souffrance
C’est le chant de la joie
Qui meurt avec reconnaissance
Pour renaître ailleurs
Sans errance.

Je pleurai toute la journée, en l’attendant. Il rentra tard ce soir-là. À chacune de mes demandes d’information, il me répétait finalement et invariablement toujours la même chose :

Ne t’inquiète pas,
Les religieuses s’occupent de tout.

J’appris cependant que ma mère était morte à l’hôpital Ste-Justine au moment où elle assistait à une séance d’informations, dans le but de devenir accompagnatrice pour les enfants mourants. Elle était bêtement tombée de sa chaise, terrassée par l’anévrisme, en un seul instant, ce qui rendait ma douleur et ma révolte encore plus bête.

Mon père mangea une soupe, enleva le camé avec la photo de ma mère lorsqu’elle avait seize ans de son cou. Puis il fuma sa pipe dans sa chaise berçante dans un silence contemplatif. De mon côté, décontenancée, j’allai passer la soirée chez Clermont.

Sœur Lucienne m’a aussi raconté plus tard que mon père avait demandé à ce que ma mère fut exposée dans une simple tombe de bois. Comme elle avait été une enfant de la crèche et qu’il n’y avait personne à avertir au niveau famille, il préférait l’enterrer seul, préférant ne pas déranger personne.

Comme son travail du mois consistait à laver les vitraux et les plafonds de la chapelle. Il s’y appliqua la nuit comme le jour, descendant régulièrement embrasser ma mère sur le front et s’étendant de béatitude face contre le sol devant sa tombe. Cela contrastat étrangement avec mes larmes lorsque je m’agenouillais devant cette même tombe. Je pense que sa seule souffrance fut de rythmer ses pas sans trouver le moyen de soulager ma douleur. Je ne comprenais pas comment il faisait pour signer sa vie de façon si absente. La chapelle devint le lieu de son dernier dialogue amoureux avec ma mère, ayant exprimé le souhait qu’il n’y eut aucune visite, ni des religieuses, ni d’autres personnes que sa fille. La messe eut lieu le lendemain à onze heures du matin. Mon père avait demandé au confesseur de la communauté que cela fût court. Sans artifices. Les sœurs prirent discrètement place à l’arrière. Je pris place à côté de la tombe sur une simple chaise. Mon père obtint la permission de servir la messe avec la tombe comme autel, à condition que celle-ci fût en latin pour que le sens erroné des paroles se perdent dans la beauté de la langue.

Sans doute n’aurait-il jamais permis ce qui se produisit par la suite : Une fois la messe commencée, les chansonniers, entourés de Madame Martin envahirent la gauche de la chapelle ardente, le groupe des parents avec à leur tête le père de Jean-François la droite et tous les enfants du camp Ste-Rose avec le personnel au centre.

Renaud approcha sa chaise de la mienne. Je penchai ma tête sur son épaule et pleurai doucement sans qu’aucun son ne sorte. Jean-François se leva et, après une génuflexion, déposa le 28e et dernier coffret des patibulaires sur la tombe de ma mère. Mon père ne s’aperçut de rien. Avant que la cérémonie prenne fin, la directrice fit signe à tous et chacun de quitter la chapelle. Il se retrouva seul avec le tombeau, passa cette dernière nuit à laver les vitraux.

Mon père n’assista pas à la mise en terre qui eut lieu dans le lot des religieuses au cimetière Côte-des-neiges. Il disparut plutôt pendant trois jours, me laissant savoir par Sœur Lucienne qu’il avait besoin de vivre son deuil à sa manière. C’est par le journal de Renaud que j’appris la fin.

Il partit sur le pouce, deux couvertures de la communauté dans un sac, le vingt-huitième coffre des patibulaires dans l’autre. Il se rendit à la maison à un mur de sa mère. Il écrivit sur un simple papier

EGO SUM PAUPER
NIHIL HABEO
ET NIHIL DABO

Il enterra le vingt-huitième coffre avec en son fond, le camé de ses seize ans entouré du bout de papier, demandant à sa propre mère d’accueillir joyeusement son épouse au royaume de l’innommable.

Le cinquième jour après le retour de mon père, Renaud eut l’indécence d’arriver sans téléphoner, sans s’annoncer, sans même frapper puisque la porte était entrouverte.

Monsieur Gascon
J’ai besoin de vous
Pour ma soirée de camp ce soir
Au nom des jeunes
Je vous demande de ne pas refuser.

> J’ai besoin d’un Père Noël et d’une fée des étoiles
Pour mon Noël des campeurs.

Dans tous les camps du Québec, la tradition veut que cet événement eût lieu le 25 juillet de chaque été. Mais le temps que les chansonniers finissent leur collecte au St-Vincent dans le but de ramasser des fonds pour financer les activités du camp Ste-Rose, et le temps que la course des coffrets prenne fin au pays des patibulaires, le tout suivi du décès de ma mère, cela avait provoqué un retard de 10 jours.

Renaud soliloqua tout le long du parcours en automobile :

Vous auriez dû voir les enfants
du troisième et dernier groupe
A la recherche du vingt et unième coffre
Un tiers montait la garde dans les arbres
Dont deux dans notre cabane Monsieur Gascon
Un autre ratissait autour de la maison à un mur
De fond en comble
Un troisième creusait à la pelle

Au son de la corne,
les équipes changeaient de rôle.

J’avais demandé au chansonnier Jos Leroux
De venir jouer à l’espion
Les jeunes lui ont sauté dessus
L’ont attaché à un arbre
Lui ont enlevé ses chaussures
Pour lui chatouiller les orteils

C’est comme ça qu’on a su
Que le vingt et unième coffret
Avait été caché au fond de la chaloupe
De sa famille.

C’est aussi en rampant que les plus vieux
L’ont découvert enveloppé
Dans un sac de plastic.

Nous arrivâmes au camp. Les enfants en pyjama attendaient autour du sapin illuminé dans la salle communautaire. Nous observâmes la scène de l’extérieur, n’étant pas encore déguisés, ni mon père, ni moi.

Mes amis, dit Renaud
Déguisé en Anikouni
Il n’y aura pas de Père Noël
Ni de cadeau ce soir
Je m’excuse
Le Noël d’été
Était le 25 juillet
Dépasser cette date
Le Père Noël ne sort plus
Mëme les faux loués par les grands Magasins
Sont en vacance
Alors collation puis coucher.

C’est dans un brouhaha compréhensible que tous et chacun montèrent au dortoir. Vers vingt et une heures trente, on n’entendit plus un bruit. Tout le monde sembla dormir profondément.

Madame Martin arriva avec quelques chansonniers, puis Monsieur Brisson avec quelques parents. L’excitation était à son comble. L’argent ramassé au St-Vincent avait servi à acheter le même cadeau à tout le monde : Une très belle boîte de crayons à colorier avec une pile diversifiée de cahiers minces pour recevoir les couleurs, toutes des histoires de pirates et de trésor.

Chaque participant fut revêtu d’un long drap blanc enroulé soyeusement autour du corps comme au temps des romains. On avait, à l’insu des enfants, pendant qu’ils étaient rassemblés dans la salle communautaire, saupoudré les fenêtres de jets blancs, comme dans le temps des fêtes et serpenté les murs de lumières de Noël, mais de telle façon que cela ne soit pas visible sans des lumières appropriées.

Je m’habillai donc en Fée des Etoiles et mon père en Père Noël. Trois immenses sacs rouges furent remplis de cadeaux. Robert, le directeur du camp aidé de deux éducatrices réussirent à installer la chaise du Père Noël juste en dessous du faux escalier menant au grenier, et cela sans réveiller personne. Et c’est muni d’une chandelle à la main, que chaque ange allât prendre place dans un coin. Deux parents furent habillés en roi mage et Jos déguisé en lutin de façon à ce que personne ne le reconnaisse. Nous primes la précaution de masquer son visage de patibulaire de façon à ce que, selon Monsieur Brisson, il n’effraie pas les petits. Il effrayait déjà suffisamment les filles du St-Vincent, selon les chansonniers s’étouffant de rire.

Tant qu’à ça
Laissez-moi donc dans l’auto
Murmura Jos dans son humeur des mauvais joursAu signal. Les anges allumèrent leurs chandelles, les lumières de Noël illuminèrent le dortoir et la chaise fut éclairée par en dessous donnant une impression d’irréalité. La stratégie des éducatrices fut de réveiller les enfants un par un, leur demandant de garder silence, les amenant discrètement sur les genoux du Père Noël pour recevoir leur cadeau à condition qu’ils ne l’ouvrent qu’au son de la corne le lendemain matin. Il fut impossible de réveiller les deux jumeaux, profondément enlacés l’un dans l’autre. Nous dûmes laisser leur cadeau au pied de leur lit. Et c’est dans le silence que le Père Noël fit le tour de chaque lit, s’assurant que chaque cadeau soit serré dans les bras des petits comme on tient un toutou pour mieux se baigner dans la ouate de la vie.

Tout se passa comme dans un rêve. Une heure plus tard, les adultes costumés avaient disparu et les enfants s’étaient rendormis.

Revenus dans la salle communautaire, nous nous changèrent devant le sapin de Noël encore allumé. Il y a des moments comme ça où personne ne veut quitter. Assis en cercle sur des chaises de bois, nous bûmes et mangeâmes à la santé de Madame Martin qui avait pris la peine de nous préparer des victuailles du temps des fêtes, le tout arrosé par deux bouteilles de cognac. Et nous eûmes droit aux tourtières et aux beignes du temps des fêtes, Madame Martin ne faisant que reproduire une tradition au St-Vincent, le soir de Noël.

Le public était invité à prendre la parole au micro pour raconter une menterie, comme en racontaient les menteux le soir de Noël autour du poële à bois quand les enfants étaient couchés.

Et Jos de dire :
Madame Martin
On ne peut pas finir la veillée
Sans une de vos menteries de Noël ?

Ben lala….

Et les chansonniers de répéter

Ben lala…

J’avais douze ans.
Tout le monde jouait aux cartes.
Y était presque minuit
Mon père y dit

M’man c’est à votre tour là
Jouez

Ben cré lé cré lé pas
Ma grand-mère avait la tête penchée
sur son jeu de cartes dans ses mains…
est morte de même
pis personne s’en est jamais aperçu.

Le pire c’est que
Ma grand-mère
Elle avait quatre as dans son jeu
Ben c’est ma grand-mère
Qui a gagné la bouteille de champagne

Et tout le monde de se tordre….

Y as-tu une menterie de Noël pour battre ça
Dit Jos ? Tous les yeux se tournèrent vers mon père et moi. Il y eut comme un malaise. On se rendit compte trop tard de l’impair. Et mon père prit la parole.

Ma femme….
Du temps de son vivant
M’a déjà conté…

Qu’elle avait un oncle
Qui pesait au-dessus de 300 livres.
Dans ce temps-là
Si tu mourais dans le temps de Noël
T’étais exposé pareil dans le salon

Ben tout le monde a bu a la santé du mort
Le pire c’est que le gars
Avait toujours porté une barbe blanche
Pis on l’avait toujours appelé le Pere Noel
Parce que son vrai prénom c’était Noël

Si vous lisez l’almanach
Vous verrez
Que c’est la seule année de son histoire
où le père Noël
A pas été capable de se promener
De maison en maison

Si ma femme était ici ce soir Elle vous jurerait Que cette histoire-là c’est pas une menterie Pis moi ce soir,
En son nom
Je vous le jure
Non pas sur la tête de ma fille ici présente
Mais sur la pompe à essence
de Jos Leroux

Ce rire-là fut probablement le plus libérateur de la veillée. Je sentis chez mon père ce respect infini pour la vie qu’importent les épreuves. Et cela nous fit du bien à tous. Encore plus à Madame Martin qui me confia que grâce à mon père, elle était prête à cesser de pleurer Paul Gouin son conjoint pour mieux chanter sa mémoire.

Au retour, mon père vit me border en me disant :

Les sœurs sont justement en collecte de linge
Pour les pauvres
On pourrait peut-être trier les effets de ta mère
Pis aller porter ça demain soir
Me semble que ça aurait fait plaisir
À ta mère que ses affaires servent
À du monde vivant qui en ont besoin
Et non pas à des morts.

Il détacha de mon cou le collier EGO SUM PAUPER.
Et y inséra toutes les lettres manquantes
Qu’il avait sculptées
Pour moi pendant qu’il veillait ma mère
La nuit à la chapelle.
NIHIL, Marie
En français ça veut dire RIEN

Quand dans la vie
On ne ressent plus rien
Suite à la disparition d’un être cher
On touche automatiquement au tout
Mais toi et ta mère,
Vous ne serez jamais rien pour moi
Car vous avez toujours été tout
Je vous aime ta mère et toi Marie
Et je vous aimerai toujours

Et c’est ainsi que, bercée par le tout de mon père, je pleurai un peu pour apprivoiser ce rien affreux en lequel ma mère m’avait laissée pour aller fêter dans le cœur de mon père la vie dans son tout, comme on sait si bien le faire à chaque Noël, même s’il a lieu dans l’étrangeté d’un soir d’été.

Repères

Le nouveau péril jaune de Jean-François Lépine

Jean-François Lépine est parti à la chasse au nouveau péril jaune l’automne dernier. Il revient donc au pays avec un merveilleux butin. Les Chinois sont ingénieux, sournois, assoiffés, calculateurs, mais surtout ils sont très nombreux. La population de Chine à elle seule équivaut à celle du reste du globe. Il n’en faut pas plus pour que tout à coup on redécouvre la Chine menaçante du péril jaune, sur le plan économique cette fois. Les épithètes ne manqueront pas pour illustrer ce nouveau danger. « Conquérante », « invasion », « menace » « compétition déloyale » etc.

Bien sûr, on emploie ces termes sous forme d’allégories. C’est comme ça qu’on fait en économie, en histoire et pourquoi pas en géopolitique. Il ne faut surtout pas s’en offusquer. Néanmoins, ces gratuités ne sont pas sans alimenter les plus vieux préjugés conservateurs et parfois racistes dont s’abreuvent en France et ailleurs dans le monde les Jean-Marie Le Pen de tout acabit pour identifier la cause de tous les maux de la société.

« On connaît tous quelqu’un qui a perdu son emploi ou une entreprise qui a dû fermer, des gens d’affaires qui ont eu un choc, ou d’autres qui ont fait fortune à cause de la Chine. La concurrence chinoise affecte déjà nos vies, et elle devrait aller en s’accentuant. » affirme impérieusement Jean-François Lépine. C’est à ce genre de gratuité, dite dans des mots enrobés de chocolat fondant que j’en ai. Non, monsieur Lépine, moi je ne connais personne de ce genre. Mais j’en connais qui sont sans emploi ou qui ont dû fermer leur entreprise à cause du mal fonctionnement de notre système économique. À cause d’un système de propriété et de répartition inéquitable et de la vision à courte vue de nos dirigeants politiques qui n’ont pas su appliquer au domaine économique et social l’équivalent d’un développement durable dans le domaine environnemental. Avant que vous ne découvriez l’existence de la Chine et peut-être aussi de l’Afrique ou de l’Amérique latine, le péril jaune prenait la forme d’une menace d’agression armée. Nos bonnes consciences occidentales nous travaillaient l’esprit avec l’idée qu’à force de tenir des populations entières à l’écart de la richesse du monde et à force de piller leurs ressources ou de leur imposer un blocus économique, lorsqu’elles nous refusaient leur docilité, celles-ci voudraient un jour prendre leur revanche. On les condamnait d’avoir un système économique différent du nôtre. D’avoir un mode de pensée différent du nôtre. D’avoir des alliés différents des nôtres. En somme, on les condamnait d’être différentes, tout simplement. Et maintenant qu’elles ont pris le virage qu’on voulait les voir prendre et qu’elles jouent les règles du capitalisme mondial, voilà qu’on les présente comme une nouvelle forme de menace.

La triste réalité, c’est que ces populations ne nous ont jamais vraiment intéressées. C’est leur marché qui nous intéresse. Et de voir qu’un pays comme la Chine, avec un marché à faire rêver tous les Bill Gates du monde, envisage de se prendre en main, cela est terriblement désolant. Comme un rêve qui s’écroule brutalement.

N’avons-nous pas eu nos Crows Nest Pass et nos Pacte de l’automobile pour protéger notre marché intérieur jusqu’au jour où certains ont jugé que ces marchés devenaient trop étroits ? Le libre-échange fut le signal d’un nouveau comportement dans le but de faciliter la pénétration des échanges pour ne pas dire de l’approvisionnement et de la mainmise sur les marchés extérieurs. Devions-nous nous attendre à ce que le libre-échange fonctionne à sens unique ? Il faut croire que certains l’ont cru. Quand les salaires inférieurs versés aux populations asiatiques permettent à nos entreprises d’aller s’établir dans leurs pays pour concurrencer directement notre marché du travail et les acquis socio-économiques de nos travailleurs syndiqués, voilà un moindre mal. Mais quand la Chine s’avise de jouer le jeu à son tour et de supplanter nos entreprises par le jeu de la concurrence, voilà qui est une vraie menace. Tout devient alors inacceptable. On invoque les droits de la personne et les contraintes aux libertés religieuses. On invoque le contrôle absolu du parti sur les universités et la recherche. Et quand on aura plus d’arguments, bien sûr, on en trouvera d’autres encore. Les Chinois doivent nous trouver bien pathologiques dans notre manière de raisonner.

Parlant des intentions de la série, Jean-François Lépine affirme « Cette machine-là envahit le monde avec ses produits. Elle pose un défi énorme à nos économies, à tous les niveaux. Il faut comprendre la menace et en tirer une opportunité, prévoir plutôt que vivre une peur paralysante. » Soit ! Les intentions sont bonnes et l’information n’est jamais inutile, même si les affirmations sont souvent contradictoires. Mais si le défi se pose à tous les niveaux, l’analyse doit, elle aussi, se faire à tous les niveaux et ne pas se confiner au seul problème du marché et de la concurrence, un problème qui ne concerne que le grand capital, celui-là même qui n’a qu’un seul niveau de pensée, celui des milliards qu’il peut empocher en profits. Et cela, peu importent les conséquences sur nos populations et celles de la Chine.

Commentaires (ancien)

1. Le lundi 13 mars 2006 à 17:23, par Gorillo

De ce que j’ai entendu de J-F Lépine à la radio, concernant ses reportages, et qui m’a laissé sur un vide, c’est ce très fort pourcentage de la population qui vit dans la pauvreté dans ce pays en voie de grand développement économique. Je crois que la loi du marché comme loi déterminant les autres, est comme tout les aveuglements, elle est bête et sauvage. Il me reste un rêve avant de quitter ce monde, dans une trentaine d’année, probablement, celui que l’ennemi qui mobilise nos ressouces, nos intelligences et nos talents d’entrepreneur, soit celui de l’élimination de la faim, de la pauvreté organisée, de la répartition des richesses on ne peut plus grave que nous en sommes témoins plusieurs fois par jour. Mobiliser les humains de monde entier et les meilleures ressources pour y arriver, voilà ce que j’aimerais voir entrepris avant mon crépuscule.

2. Le lundi 13 mars 2006 à 18:05, par Danielle

Je partage ton indignation, Claude. Le reportage de Lépine est d’un parti pris évident. Il faut par contre se garder de tomber dans le tout ce qui est étranger est forcément exotique et donc meilleur. Comme certains tiers-mondistes prêts à accepter n’importe quoi au nom de la différence. La Chine reste quand même un pays aux multiples violations aux droits de la personne et aux droits du travail.

3. Le lundi 13 mars 2006 à 18:57, par Claude

Bonjour Danielle,

Pour dire le vrai, je ne suis pas vraiment indigné. Et ce n’est pas tant, non plus, le parti pris de Jean-François Lépine qui me déplaît dans ce reportage, que le côté Grand Seigneur et le manque de profondeur d’un reportage classé justement dans la section « Nouvelles en profondeur » sur le site WEB de Radio-Canada. Je n’ai jamais pensé non plus que tout ce qui venait de Chine devait nécessairement être meilleur, sinon peut-être le Canard de Pékin :-). Et les violations des droits de la personne en Chine, je ne les ignore pas davantage.

Mais là n’est pas la question. La menace venant de Chine à laquelle fait référence Jean-François Lépine c’est une menace économique liée au fait que les Chinois, voyant nos investisseurs prendre la place dans leur pays ont découvert qu’ils pouvaient très bien faire la « job » eux-mêmes. Mettre à profit notre expertise, s’emparer de nos savoirs et en bout de ligne bénéficier eux-mêmes de ces acquis. Sous-jacent à cette analyse il y a cette idée que notre savoir ne devrait pas finalement aider les Chinois à se prendre en main mais uniquement permettre à nos entreprises de faire beaucoup d’argent chez eux. Pire, il y a aussi cette idée que la Chine se développe économiquement et industriellement à une telle vitesse que bientôt elle n’aurait plus besoin de nous pour répondre aux besoins de son marché grandissant puisqu’elle pourrait même envahir nos propres économies, voire nous déloger dans notre propre marché. En d’autres mots, ce qui est bon pour nous en Chine, ne le serait pas pour les Chinois chez nous.

Cette vision à un poids deux mesures n’en n’est pas moins une conséquence logique d’une compréhension qui refuse de porter l’analyse au-delà de la question du marché. La règle d’or du néo-libéralisme. La stratégie préconisée par la série se résume à l’idée de mieux connaître les Chinois. Augmenter la présence de nos représentants commerciaux. Mieux les voir venir pour mieux s’implanter solidement chez eux ou à leur place. On est loin des espoirs de Gorillo dans le commentaire précédent que je partage tout à fait d’ailleurs. On est loin surtout d’une véritable stratégie de développement économique tant pour la Chine que pour notre propre économie. On en est loin parce qu’une telle stratégie mettrait sans doute en cause les fondements mêmes de nos approches économiques, pour ne pas dire de notre système économique.

Quant à l’invocation des droits de la personne dans le reportage, elle n’a aucun rapport avec l’enjeu du sujet. Normalement on invoque cette question pour justifier un blocus comme ce fut le cas en Afrique du Sud durant les dernières années de l’Apartheid. Mais ici l’objectif ne vise qu’à démontrer qu’on ne peut pas faire confiance à la Chine et que ses dirigeants sont mal intentionnés. Il ne s’agit donc pas de réduire nos investissements en Chine mais au contraire, de les augmenter et cela au profit exclusif des investisseurs, comme si ce qui était bon pour les investisseurs devait nécessairement être bon pour tous.

4. Le lundi 13 mars 2006 à 19:45, par Gaétan

Je trouve très pathétique en effet ces derniers reportages concernant la Chine. Comme si c’est seulement les pays dits occidentaux qui auraient le monopole du développement économique et le droit aux profits. La semaine précédente de ces reportages, ont discutait de la difficulté des entreprises étragères pour exploiter les richesses naturelles de la Chine. Ben voyons donc, il me semble qu’un gouvernement souverain doit assurer le contrôle de ses propres richesses ! C’est à rien n’y comprendre. J’aimerais bien que nos gouvernements appliquent une réglèmentation plus sévère vis à vis les entreprises tant étrangères et nationales en ce qui concernement nos richesses naturelles.

La guerre éconimique face à la Chine ne fait que débuter. Déjà, au début de cette année des monopoles américains se sont entendus pour bloquer l’achat d’un conglomérat pétrolier par les chinois. Dans cette logique d’une course aux marchés économiques mondiaux, il ne faut pas se leurrer, la Chine, l’inde et le Brésil entre autres, sont des puissances avec lesquelles il faut tenir copte. Est-ce que ce sera pour le mieux pour le reste de la planète, celà reste à voir.

L'île de l'éternité de l'instant présent (Pierre Rochette)

Chapitre 10 – LE JOURNAL DE MON PÈRE

L’île de l’éternité de l’instant présent

Toute sa vie, mon père avait pris des brosses d’être dans la taverne de la vie. En fait, il n’avait jamais senti le besoin de passer par la fissure du temps pour aller voir, de l’autre côté, comment vivaient les hommes. Cependant, il avait dû tenir un journal, durant près d’un mois, parce que l’être l’attaquait maintenant de ses bienfaits, une attaque d’être étant infiniment plus troublante qu’une brosse d’être. Et c’est de la différence entre les deux états, que surgit le besoin de noter, jusqu’à ce qu’il soit aussi confortable dans un état que dans l’autre.

8 mai

ATTAQUE D’ETRE

La douce et inépuisable abondance de l’instant présent semble avoir en plus une conscience amoureuse de l’homme. La vie m’apparaît une danse amoureuse entre le libre-arbitre de l’instant présent et le libre-arbitre de l’homme.

Hier, je suis allé me coucher vers 20 heures. Puis la formidable béatitude de l’instant présent est venue me visiter comme les vagues de la mer attaquent la plage. Le corps est dans un tel état de bonheur qu’il lui est même difficile de se lever pour marcher. « Cela » ayant pénétré en moi est rythme amoureux de mon « ÇAJE » comme les feuilles qui te saluent sous l’expression du vent, comme les herbes qui dansent au bord de l’asphalte fier. Chaque intime morceau de la matière chante à sa manière la créativité consciente de l’instant présent. Cela a duré jusque vers 22 heures, à peu près, puis s’est estompé doucement comme la vague se retire dans ses marées basses.

Puis vers 9 heures du matin, la vague de l’instant présent amoureux d’un « ça en moi » est revenue me faire la cour. Je reconnais ses attaques, son pas, sa douceur, sa signature, son immortalité, son rayonnement, toujours pareil et jamais lui-même jusqu’au fin fond de l’univers à chaque instant redessiné. Que c’est ahurissant ! Dans ma fenêtre, les milliers de brins d’herbes et les centaines de feuilles me regardent, complices de mon bonheur. L’instant présent est dans la pièce et chante pour moi l’amour qui coule en dedans de moi comme une rivière.

Quand l’instant présent me visite de sa fantastique béatitude, je peux noter l’instant exact de son arrivée et l’instant exact de son départ.

Il est 11 heures, trente minutes du matin. L’être s’est retiré. Pas de deuil, pas de peine, pas de tristesse. Comme l’amant après avoir fait l’amour à sa bien-aimée la laisse reposer pendant qu’il va lui cueillir des fleurs.

13 mai

BROSSE D’ETRE

De Gaulle disait : la vieillesse est un naufrage. Dans une brosse d’être, la vie ressemble à la mer. L’ego, au Titanic. Plus jeune se fait le naufrage du Titanic, plus douce est la vie sur la mer. Toute brosse d’être équivaut à vivre instantanément le naufrage du Titanic en soi, Ne reste que le naufragé, ébloui d’être encore vivant.

19 mai

ATTAQUE D’ETRE

16 h p.m. L’être entre doucement dans la pièce. Il revient avec ses fleurs après m’avoir caressé ce matin. Le parfum de l’éternité envahit chaque cellule de mon corps. L’être toujours pareil jamais le même est conscient de ce qu’il fait. Tant de beauté de sa part est impossible sans la conscience. Il n’est pas de la nature des choses que l’être se dévoile en son entier en cette vie. Mais curieusement, la symphonie de son empreinte porte toujours la même signature, celle de la relation amoureuse égalitaire. Si le « çaje (sage) » n’était pas en dedans de moi, l’être mourrait d’ennui et de chagrin car il n’y a de danse amoureuse que quand l’indivisible est amoureux de l’indivisible dans ce qui semble divisé.

Quel mystère pour moi. Pourquoi l’être arrive comme un voleur dans ma vie et que moi je ne puis faire la même chose consciemment dans la sienne ?

21 mai

BROSSE D’ETRE

Je suis aussi incapable de provoquer consciemment une brosse d’être. Il y a un moment précis où dans l’abandon et le dépouillement, je me retrouve en état d’ivresse en relation amoureuse avec la taverne de la vie qui m’héberge.

Il semble y avoir une différence entre une brosse d’être et une attaque d’être. Dans une attaque d’être, l’être comme le chat cherche sa caresse. Il avance doucement, sensuellement. Il t’agresse si tu ne lui donnes pas de l’affection. Dans une brosse d’être, le chat en toi dort, entraînant dans son doux sommeil, l’éternité qui l’entoure, le pénètre et le traverse. Et toi tu te saoules dans la taverne de l’être dont les murs sont aux confins même de l’éternité jamais achevée. Et tu t’y promènes comme au paradis, la terre étant le jardin de l’être, l’émeraude du cosmos.

4 juin

ATTAQUE D’ETRE

Devenir le réceptacle d’une attaque d’être constitue une apothéose d’éternité absolument ahurissante. C’est comme si l’univers dans son infini entier jamais achevé rejaillissait sous la forme de geyser d’énergie au centre de ton « ÇAJE ». Et tu deviens instantanément fondu dans la beauté du tout. Tu es le parfum, de la rose, le chant de l’oiseau, la vague de la mer, la tendresse des nuages, la symphonie du jour qui se lève. Tu es l’immensité jamais achevée.

Aucune religion n’approche l’être. L’être est sacré, par sa légèreté stupéfiante, mais non religieuse. Il ne demande pas qu’on le prie, il danse. C’est trop fou comment ça se passe. L’être ne parle jamais. Il chante.

6 juin

BROSSE D’ÊTRE

L’abandon conduit au voir qui lui fait basculer dans l’être. Une fois dans la taverne de l’être, l’abandon et le voir disparaissent. Ne reste que la vacuité du çaje, la vision pénétrante, la non-pensée, la brosse d’être. Une fois dans la taverne de l’être, surgit la danse amoureuse du çaje qui fait frémir la nature jusqu’au fin fond de l’univers.

12 juin

ATTAQUE D’ETRE

Parfois les attaques d’être sont si intenses que je suis incapable de ressentir mes jambes qui marchent, incapable de travailler, de m’occuper du plus simple problème. Il n’y a rien de plus délicieux qu’une attaque d’être. C’est un vent qui t’attaque d’amour dans une béatitude infinie.

Le mur entre l’absence d’être et la présence d’être m’apparaît être comme un poste de douane où il est préférable de s’alléger de beaucoup de choses, le passage étant très étroit, très étroit.

L’être m’a quitté en ce moment à 99 pour cent, il reste délicatement présent comme le ciel à l’horizon en toile de fond. Pourquoi en est-il ainsi ? je ne sais pas. Le « je » est trop loin du ça en ce moment pour que je sache quoi que je sois je………Ça.

Quand l’être se retire, Tout ce que je « touche, » « sent », ou « vois » est vacillant. On dirait que je cherche la matière de mes caresses, chaque objet étant différent dans son apparence, mais semblable dans son essence. Comme si la division ne se rappelait de sa magie que par l’intuition passée de son intérieur uni.

18 juin

NOUVELLE ATTAQUE D’ETRE

Vers 13 h. p.m., la vibration de la béatitude s’est reglissée tellement fort à l’intérieur de moi que j’ai dû aller me coucher sur un banc. Il m’a semblé que le corps était fondu dans le même taux vibratoire que l’univers. La tête attendait. Parfois elle se fondait avec le corps. C’est probablement ce qui se passe après la mort. Un taux vibratoire qui chante éternellement en un tout.

Puis, comme ma tête s’ennuyait, j’ai laissé vagabonder des pensées d’un sujet à l’autre, ce que probablement certains appellent le mental. Cette division entre la béatitude du corps et la liberté du libre-arbitre qui laisse la folle du logis jacasser est très inconfortable. L’être n’est aucunement gêné par cette division.

Je ne peux concevoir le passage sur cette terre sans cette béatitude permanente, libérée de toute souffrance. Que chaque citoyen de cette planète n’y ait pas encore accès me semble étrange. C’est pourtant l’état original de l’homme, ce pourquoi, il a été créé, sa vraie condition humaine.

21 juin

TENTATIVE DE BROSSE D’ETRE

J’ai essayé toute la nuit d’entrer dans la taverne de l’être par moi-même. Impossible, impossible. Comment se fait-il qu’aucun chemin ne semble mener à l’être ? Que de questions sans réponses.

Puis soudain, à mon insu, me voilà ivre dans la taverne de l’être. Aucun goût d’être connu, reconnu, riche, célèbre. Que du bonheur d’être. Comme un brin d’herbe rythmant le vent au milieu des hommes pressés par le temps qui marchent aveuglément vers le cimetière de leur vie.

16 juillet

ATTAQUE D’ETRE

Ça faisait presque vingt jours que je n’avais pas eu de relations avec l’être. Puis hier soir, vers 22 heures, en me couchant, j’ai senti sa venue prochaine comme le vent annonce une douceur de vivre. J’étais couché contre le corps de ma compagne. Elle m’a souhaité une nuit magnifique. Je lui ai dit qu’elle le serait. Je n’ai jamais osé lui dire que l’être s’en venait, de peur que ce soit mon imagination qui me joue des tours.

L’air autour de moi est devenu frais comme la rosée du matin. Le « cela » s’est avancé amoureusement, comme une maîtresse. Je reconnus le feutré de ses pas, la douceur de son affection. Puis le cela a fait éclater la perception que j’ai de mon corps. Les milliards de cellules en moi-même se sont mises à chanter la visite de l’univers. Ma tête fut tout étonnée que « cela » puisse se produire. L’enveloppe qui retient toutes ses cellules ensemble est devenue très mince, presque sans aucune sensation. Je le sus parce que chaque fois que ma compagne touchait ma chair, je ne sentis presque rien.

Chaque relation avec l’être est à la fois différente et semblable. Je fis pour la première fois l’expérience d’une nuit complète et parfaite de béatitude. Ma conscience resta toujours libre, jamais délirante ne fusse un instant. Ma pensée logique à son minimum de fonctionnement. Mon corps incapable de se séparer de la bonté de l’être par lui-même, absolument incapable. Et la folle du logis dormit profondément toute la nuit, bien contente d’avoir des vacances imprévues.

24 juillet

BROSSE D’ÊTRE

Ce qui m’a impressionné cette nuit, c’est la dissolution instantanée de l’ego à la première seconde du rapport à la taverne de l’être. Cela semble fonctionner comme ceci. Comme un jeu de lego. L’ego se reconstruit lorsqu’il sort de l’être, se dissout lorsqu’il entre en lui, en étant chaque fois de plus en plus émiettable, de moins en moins noyau dur. Il est possible que l’ego soit un outil indispensable pour fonctionner en société, permettant à la personnalité de comprendre les règles sociales. Sans ego, on est infirme socialement, mais au niveau vibratoire, un oiseau qui vole infiniment haut au-dessus de la condition humaine.

Il n’y a pas d’élus ou de non-élus. Que des précurseurs. L’être est accessible en abondance à tous, mais, on ne connaît encore aucun chemin qui y mène. Que de mystères, que de mystères. Je suis un saoulon de la taverne de l’être. Trop saoul pour avoir le moindre intérêt à chercher des réponses.

Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage.

EGO SUM PAUPER
NIHIL HABEO
ET NIHIL DABO

Ainsi prit fin le journal de mon père. J’étais dans la chambre de Renaud, quand il le lut à haute voix devant moi. Plus il avançait dans la lecture, plus ses mains tremblaient, plus il ralentissait, plus sa voix se vidait de son expression. On aurait dit un fœtus se repliant sur lui-même.

Ainsi l’instant présent, ce serait l’être
Ou du moins la forme de son dévoilement à l’homme ?
Puis-je dormir avec toi ce soir ?

Il pleura dans mes bras toute la nuit. Sans bouger, sans parler, sans prononcer un mot. Je ne tentai pas d’en savoir plus. J’avais l’impression qu’il ne réagissait pas à mon toucher. Il avait juste besoin d’être consolé. Même pas je crois. Il avait juste peur d’être seul avec ses larmes. Même pas je crois. Il avait peur c’est tout. Non ce n’était pas ça non plus. Ça pleurait à travers lui. Oui voilà. Un peu comme à l’aéroport, deux personnes s’embrassent en pleurant parce qu’elles ne se sont pas vues depuis dix ans. Un peu comme un couple pleure parce que l’homme apprend que sa compagne est enceinte. Un peu comme la mère pleure à la remise des diplômes parce que son fils est enfin reçu médecin.

Durant son sommeil, il continua à pleurer tout en ronflant. Puis il se mit à murmurer comme un petit enfant qui se réveille en pleine nuit pour voir le sapin de Noël illuminé de cadeau.

Ohhhhhhhhhh c’est beau
C’est beau…..
Ah merci…merci…merci…

Et il se remit à ronfler et les larmes ne cessèrent pas de couler. Son corps était à la fois d’une telle lourdeur et d’une telle légèreté. Comme le jour se levait, je pus voir l’expression de son visage. Un sourire permanent sous une chute de larmes. N’eut été de mon chandail tout trempé, je n’aurais pas cru qu’un homme puisse autant pleurer. N’eut été de son sourire, je n’aurais pas cru que l on puisse ainsi toute une nuit, pleurer de joie. C’était donc cette émotion qu’il tentait de faire vivre aux enfants du camp Ste-Rose : Pleurer de joie.

Il se réveilla très reposé, très joyeux, ne se souvenant absolument pas de ce qu’il avait vécu durant la nuit. Tout ce qu’il me dit fut :

Ma vie ne sera jamais plus pareille
Maintenant que ton père a mis
Des mots dessus

Et ses mains se remirent à trembler. Et il quitta rapidement pour ne pas que je m’en aperçoive. Tout cela me parut bien mystérieux. Je peux en témoigner aujourd’hui seulement, parce que, comme Jean-Jacques Rousseau qui s’évanouit à la suite d’un coup de sabot, je ne vécus cet état d’immensité de l’instant présent qu’une fois. Mais il suffit d’une fois pour ne jamais plus être la même. Comme Gauguin ne le connut lui aussi qu’une fois, dans son bonheur succédant au bonheur, Comme Burke ne le vécut lui aussi qu’une fois, ce qui le conduisit à écrire un livre sur les magnifiques de cette terre ayant eu le privilège soit d’habiter en permanence, soit de faire escale par hasard sur l’île de l’éternité de l’instant présent. Mais il aurait été impossible pour moi d’authentifier cet état par ce livre, si je ne l’avais pas vécu au moins une fois, une seule fois, presque vingt-sept ans plus tard, donc il n’y a pas si longtemps.

Ce matin-là, Clermont partit en autobus avec un premier groupe, celui des hiboux à la recherche des vingt et un coffrets sur le territoire des patibulaires. Il restait ne donc plus au camp Ste-Rose, que l’équipe des castors et la mienne, celle des écureuils.

Quand j’arrivai sur le terrain, pour la relève de quatre heures, les hiboux avaient ramené onze coffrets, tandis que les castors et écureuils avaient, pour leur part ,monté deux nouveaux sketches pour le bivouac du soir.

Sans que les enfants en soient affectés, le personnel du camp se morfondait quand même d’inquiétude. Jean-François était disparu depuis une heure. On eut peur à une fugue. Comme il avait quatorze ans et vu qu’il était le plus vieux et comme il avait accompagné son père à la soirée du St-Vincent, on en conclut qu’il était de nouveau parti rejoindre Monsieur Brisson.

C’est en descendant sur la plage que j’aperçus sur la roche au centre du lac une silhouette tournant le dos au camp et faisant face au soleil tombant. Il me sembla reconnaître mon boxeur. Il avait dû nager pour se rendre à la roche comme Anikouni et moi l’avions fait tour à tour. Je montai avertir Robert, lui demandant de me laisser gérer la situation.

Clermont n’étant pas encore reparti chez lui, je lui demandai conseil.

Mmmmm
D’après moi il fait le point sur sa vie
Vaudrait peut-être mieux le laisser tranquille.
Faire comme si de rien n’était.

Tu peux rester pour la soirée lui dis-je ?
Je vis trop de choses difficiles
T’es le seul avec qui je peux les partager.

Clermont me serra dans ses bras. On pouvait toujours compter sur lui. Comment faisait-il pour être disponible avec une égale générosité, à tous et à chacun, avec la même noblesse de pensée, lui dont personne n’avait souvenance au St-Vincent qu’il eut jamais un jour ce besoin de se confier. Il ne me posa même pas de questions, respecta mes silences, m’aida à préparer le bivouac, fit quelques appels téléphoniques.

A plusieurs occasions, Robert le directeur du camp faillit intervenir. Il eut peur au suicide et la responsabilité qui pesait sur ses épaules lui apparut ce soir-là insupportable. Il demanda quand même conseil à tous les adultes présents : Isabelle l’éducatrice, Jean-Marc et Benoît, les éducateurs en service, Clermont et moi-même.

On prit la chance de commencer la soirée en avisant de la situation seconde par seconde. Il s’adonna que l’invité d’honneur fut Philippe le robineux, un des trois têtes grises. Quand je lui racontai ce qui était en train de se passer, il demanda la permission de prendre une chaloupe et de se rendre à la roche, avec son panache d’indien sur la tête.

Quand les enfants arrivèrent au bivouac, Ils eurent comme décor Philippe et Jean-François face à face sur la roche, orangés d’un soleil couchant. La soirée eut lieu. Clermont dévoila le contenu de chaque coffret en les authentifiant de son sceau de directeur du musée des beaux-arts, on tenta de placer ensemble les premiers morceaux du casse-tête, les enfants m’offrirent leurs sketches. Je leur donnai des nouvelles d’Anikouni cherchant lui aussi de son côté des traces du chevalier de la rose d’or. Puis ils retournèrent cuver leur magie par le rêve.

Il ne restait plus que Clermont et moi sur la plage, inquiets pour Philippe et Jean-François sur la roche. Nous alimentâmes le feu pour qu’il reste visible de loin, pour que Philippe ne perde pas la direction du camp en revenant avec la chaloupe. Robert venait nous rejoindre par séquence, préférant vivre le drame par lunette d’approche du haut de son bureau.

Que faire dans ces cas-là ?

Respect, politesse, intelligence me répondit Clermont.
On peut y accoster une deuxième chaloupe ?

Y a moyen oui, en tenant la corde
On peut y asseoir huit personnes là-dessus,
Sans problème

Des couvertures sont toujours les bienvenues
Pis en plus si t’arrives avec de quoi manger
Pis de quoi boire
T’es accueilli en héros non ?

En montant chercher des victuailles, nous croisâmes Renaud et mon père. Ils arrivaient du St-Vincent . Renaud désirait dormir à la belle étoile pour avoir le bonheur de jaser avec lui, comme il l’avait fait avec Clermont.

Quatre dans la chaloupe
Ça vous dérangerait, demanda Renaud ?
Y a peut-être de la place pour cinq, dit Robert.
Je m’offre pour ramer.

Et l’embarcation commença son voyage sur l’eau. J’entendis Renaud dire à Clermont ;

Quel tableau, mais quel tableau
Il en manque si peu
Pour en faire un chef d’œuvre.

Clermont tenait la lanterne. Il y avait dans ses yeux ce bonheur de s’insérer dans le meilleur de l’autre, cette délicatesse de toujours garder le silence lorsque cela s’imposait. J’étais assise près de mon père qui lui, semblait vivre tout ça avec la gaieté d’un enfant qu’on réveille pour une promenade nocturne. Seul Robert ramait comme il avait ramé toute sa vie, en prenant trop de responsabilités et en en gardant le stress en dedans de lui-même.

Au mitan du chemin, Renaud se leva debout et chanta.

Zum galli galli galli zum
Galli galli zum

On entendit au loin une voix enchaîner le couplet :

Le feu de l’amour brûle la nuit
Je veux te l’offrir pour la vie.

De reconnaître la voix de Jean-François nous fit tous exploser le cœur de joie. Je n’avais jamais entendu chanter Robert auparavant. Je sentis que la passion de Renaud pour les tableaux chef d’œuvre venait de transformer sa vie à lui aussi. Et il se surprit à ramer sans effort. Juste faire couler chaque pagaie de façon rythmée dans chaque fissure de l’eau.

Et la chaloupe en entier entonna

Zum, galli galli galli zum
Galli galli zum

Partager un repas sur la roche, ne fut pas chose facile. Mais c’est dans des fous rires mémorables que nous nous retrouvâmes en cercle, corps à corps, sept personnes emmitouflées sous trois couvertures, les cordes des deux chaloupes enroulées autour des chevilles, la magie de la solidarité s’installant aussi en plein milieu. Entre les étoiles et l’eau à la verticale, entre la forêt et la plage à l’horizontale, apparût soudain, dans toute son étrangeté, l’aventure de vivre, qu’importe les accidents entre le berceau et la tombe.

Je veux devenir médecin dit Jean-François
Mais sans amis, je n’y arriverai jamais
Je suis venu sur la roche sacrée
Demander à la vie
De m’offrir des vrais amis.

Ok dit Robert
On pourrait peut-être partir une fondation à but non lucratif
On ramasse de l’argent pour tes études
Le jour où t’es médecin
Tu remets l’argent dans le pot
Pour que ça serve à quelqu’un d’autre.

Un quelqu’un comme moi, dit Philippe
Un robineux médecin
Y me semble que ça pourrait être pratique
Pour comprendre les robineux malades.

Moi je m’offre pour faire une collecte
À tous les mois parmi les clients du St-Vincent
Dit Clermont.

Je me propose pour devenir
Votre présidente, directrice, secrétaire trésorière
Fis-je en faisant rire tout le monde.

Et toi Renaud, fis-je ?

Moi j’aimerais déposer…
Dans la fondation…
Non pas les premiers sous…
Mais les premiers « mercis, Jean-François »
Pour avoir mis de la magie dans notre vie ce soir

Et tout le monde en chœur répéta :
Merci Jean-François.

Quand les deux chaloupes retournèrent vers le rivage, d’après la béatitude souriante des visages de mon père et de Renaud se désombrageant au gré de la lanterne de Clermont, il me sembla juste au son du bruissaillement des rames, que l’eau du lac avait été remplacée par de la ouate joufflue et bombée comme celle des nuages quand ils roulent de bonheur dans le ciel, en fait de l’eau ouatée telle qu’on en trouve autour de l’île de l’éternité de l’instant présent.

Jean-François retourna au dortoir amoureux de lui-même pour la première fois de sa vie. Robert amena Philippe dormir chez lui, Renaud invita mon père à dormir sous ces arbres chef d’œuvre qu’il avait méticuleusement choisis pour le plaisir qu’il y trouvait à préparer la magie à venir. Et Clermont se souvint de ma demande de jaser un peu avec lui près du feu de braise sur la plage.

Renaud t’a parlé des brosses d’être
Et des attaques d’être,
Dont mon père parle dans son journal ?

Clermont prit le temps de m’entourer d’une couverture pour que je n’aie point froid dans le dos. Il mit quelques branches dans les braises.

T’aurais dû voir comme c’était beau, Marie,
Quand je suis arrivé en autobus
Avec l’équipe des hiboux
Dans le royaume des patibulaires.

De voir les jeunes garder silence
Chercher de broussailles en broussailles
Les coffrets du chevalier de la rose d’or
Pendant que deux de ceux-ci
Faisaient le guet, à tour de rôle,
Avec leur arc et leur flèche.

C’est ainsi que j’appris que Renaud et mon père s’étaient construit une cabane dans un arbre d’où ils pouvaient surveiller l’action sans êtres vus. Et que de fait, ils passèrent la journée ensemble. Mon père avait pu ainsi revivre dans l’instant présent le bonheur de se cacher dans la cabane de son enfance, qu’il n’avait eu d’ailleurs qu’à rafistoler un tant soit peu pour qu’elle soit de nouveau fonctionnelle.

Les enfants pique-niquant avec les éducateurs, Clermont put se libérer pour aller manger ses sandwichs dans la cabane en haut de l’arbre. Mon père était tellement heureux qu’il parla comme on aurait parlé de la pluie et du beau temps, de l’importance des états paradoxaux qui font éclater toute pensée, laissant toute la place à ses brosses d’être. Clermont ne comprenant rien à ce langage eut droit à une explication terre-à-terre.

Pour ton père, me dit Clermont,
Le fait d’être dans la même cabane
À faire les mêmes gestes
À quarante ans de distance
Provoque des émotions
Qui se chevauchent dans le temps,
Font éclater la pensée
Pour provoquer une brosse d’être
Exceptionnelle
C’est ce qu’il appelle
Un état paradoxal.
Une des portes de l’instant présent
Une des portes de l’être
Quand il veut se dévoiler un peu à l’homme
Par le biais du non-savoir, de la non-pensée.
Ton père, me dit-il encore,
Dit des choses essentielles
Avec la légèreté de l’enfant, qui rit
Sans vraiment se rendre compte
Que ce qu’il vit est un peu
Hors de la portée du commun des mortels
Dont je suis, pour ne pas le dire plus qu’il faut.
J’écoute, mais c’est hors de ma portée.

C’est ainsi que j’appris que mon père consacra sa journée dans l’arbre à se fabriquer en miniature la reproduction de la maison de sa mère, et cela juste avec de la colle, un canif, des bâtons de popsicles et des allumettes de bois.

Et Renaud lui?

Renaud est-il tellement différent
De Jean-François, me dit Clermont ?
Il cherche, découvre, apprend.
Jean-François veut devenir médecin
Lui tente de ne pas tomber malade
Comme on devient malade
Quand la quête s’éternise
Et qu’on a l’impression
Qu’on n’y arrivera jamais

Je l’aime, confiais-je à Clermont.

Comment sais-tu que tu l’aimes me dit Clermont ?

Par les deux nuits au cours desquelles
Il a dormi dans mes bras, répondis-je.

Alors qu’est-ce que tu attends
Pour aller le rejoindre ?

Clermont me quitta sur ces mots. Je montai au dortoir chercher mon pyjama, prit mon sac de couchage à l’arrière de mon automobile et me dirigeai vers les saules pleureurs. Car il n’y avait que deux saules pleureurs sur ce terrain et Renaud en avait fait son phare pour indiquer la direction aux étoiles perdues dans la mer cosmique.

Je tentai de ne pas faire de bruit, me couchai tout contre lui. Comme les fermetures éclairs de nos deux sacs de couchage étaient ouvertes, il s’y glissa d’instinct, la tête entre mes seins, comme s’il fut essentiel qu’il s’y blottisse.

À l’instant où il commença à gémir, je le berçai doucement comme on berce un enfant naissant avec des shuttttttttt….shutttttttttt…shutttttttt…. Je vérifiai de mes mains si son sourire était toujours là. J’y trouvai une larme. Mais il s’apaisa rapidement et dormit enfin d’un sommeil normal.

Mon père quitta avant le lever du jour, ayant promis à ma mère de lui faire un déjeuner pour son réveil. En voyant avec quelle tendresse je prenais soin de Renaud, il quitta après m’avoir dit dans le creux de l’oreille

Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage.

Je me rappelai que cette phrase du poète du Bellay avait été aussi écrite à la fin de son journal. Et je remerciai, en mon être, les écrits du journal de mon père de m’avoir permis de mieux apprivoiser l’univers étrange de Renaud auquel il m’était malheureusement impossible d’avoir accès.

L'île de l'éternité de l'instant présent (Pierre Rochette)

Chapitre 9 – LE TABLEAU

L’île de l’éternité de l’instant présent

Raymond Lévesque
Raymond Lévesque

Veiller à ce que
Le poète poétise
En toute liberté
Hors du temps,
Hors des servitudes
Hors des réalités.

Quand Renaud eut son premier enfant, il fit en sorte que le monde soit d’abord perçu par lui comme un tableau. N’avait-il pas lui-même croulé sous son âme d’enfant lorsque, au Musée du Louvre, il découvrit une peinture de Renoir, ce fameux « Moulin de la galette » où l’impression du bonheur par la suspension de l’instant présent dans l’espace se trouve à jamais dévoiler universellement à qui que ce soit sur la planète ? Pour approcher du canyon de la fissure du temps, il en était venu à l’hypothèse qu’il serait peut-être intéressant dans un premier temps, de découper le réel en toile de fond vierge et l’encadrer comme on le ferait d’un tableau afin que le peintre s’exprime.

Tous les matins, lorsque sa légitime partait travailler, il démontait les meubles du salon, tel un jeu de mécano, pour le transformer en montagnes russes, de la même manière que sur scène, il accordait à l’agencement cahoteux des chansons plus d’importance que l’intérieur des chansons elles-mêmes. Ainsi l’agencement des coussins permettait de monter une courbe, puis de la descendre, un carré d’oreiller creux dans son centre servant de bas de courbe et un autre monté sur une petite basse de haut de courbe. Et rendu dans ce haut. Il prenait l ‘enfant, le soulevait dans ses bras, le faisait tourner lentement pour que le temps et l’espace deviennent ludiques, hors du temps, hors des servitudes, hors des réalités. L’enfant se réveillait chaque matin en attendant que la toile du tableau, les cadres des quatre murs et la virginité des lieux, furent remis en place. Et il recommençait ses explorations. Vint le moment de peindre le tableau. Renaud lui apprit à toucher les tissus, à déguster les plus minimes sensations, à s’y étendre pour déguster le temps qui passe, à s’y promener pour que le temps à son tour se repose.

Tous les après-midi, lorsque sa femme repartait travailler, il démontait le quadrilatère de rues du voisinage, pour le transformer en montagnes russes, de la même manière que sur scène où il accordait à l’agencement cahoteux des chansons plus d’importance que l’intérieur des chansons elles-mêmes. Ainsi, l’agencement des trottoirs lui permettait de monter des côtes, puis de les descendre, un carré autour d’une borne-fontaine rouge en son centre, servant de bas de courbes et un talus dans un parc de haut de courbe. Et rendu dans ce haut, il prenait l’enfant, le soulevait dans ses bras, le faisait tourner lentement pour que le temps et l’espace deviennent ludiques, hors du temps, hors des servitudes, hors des réalités. L’enfant sortait du sommeil de sa sieste chaque après-midi en attendant que la toile du tableau, le cadre du ciel et de la terre et la virginité des lieux, furent remis en place. Et il recommençait ses explorations, exultant de joie lorsqu’il voyait apparaître la borne-fontaine rouge à l’horizon, les roses de Monsieur Samson, la colline verte où bientôt il volerait juste au bord du grand canyon de la fissure du temps. Vint le moment où le carrosse ne fut plus nécessaire. Et l’enfant poétisa le monde bien au-delà de la borne-fontaine, des roses de Monsieur Samson et de la colline verte, mais toujours en découpant le réel en tableau pour avoir le bonheur de le peindre et de le signer en artiste, hors du temps, hors des servitudes, hors de la réalité.

Renaud tenta la même expérience avec quelques enfants du voisinage. Cela échoua. Alors il réalisa que son fils serait lui-même un jour, artiste, ce qui ne mit point un terme à son obsession de donner à chacun sur terre l’espoir qu’il y eut un choix, un vrai choix entre la souffrance de subir le réel et l’abondance de le célébrer. Un soir, il avait dit à Clermont :

Le jour où les machines distributrices de Coca-Cola,
les panneaux publicitaires de belles filles en bikinis et
les appareils de télévision seront perçus comme les objets
d’un tableau sous forme de haut de courbe et de bas de courbe,
au lieu d’être asservis par eux en pur réflexe pavlovien de consommation,
alors il y aura un vrai choix entre le continent de la souffrance
et l île de l’éternité de l’instant présent.

Pour avoir une chance d’accoster dans l’île, il n’est pas nécessaire d’être poète. Juste indispensable d’avoir connu au moins une fois dans sa vie le bonheur d’être hors du temps, hors des servitudes, hors des réalités.

Le St-Vincent et le camp Ste-Rose représentaient pour lui exactement le même tableau découpé dans le réel que le salon de son appartement modeste et le quadrilatère de son quartier. Il fallait juste découper, encadrer, courber, pour que les humains autour de lui puissent à leur tour dessiner, s’émouvoir de beauté et y signer leur vie.

C’est en ce sens que, lorsque les enfants passèrent de l’art de se servir de l’écuelle à l’art du tir à l’arc pour se défendre contre les méchants patibulaires, le camp Ste-Rose devint une base militaire, mais de type poétique. Clermont avait même organisé une collecte parmi les clients du St-Vincent, pour que la série de bandes dessinées « les aventures D’Asterix » devienne, en contrepoint, les livres à feuilleter durant la sieste de l’après-midi. Il était devenu facile d’intégrer les nouveaux cas des services sociaux, la chanson résumant la thématique et les gamins se racontant les uns aux autres la suite des derniers épisodes, mais on était toujours sans nouvelles d’Anikouni.

De fait, tout le St-Vincent eut l’impression qu’Anikouni était lui-même sans nouvelles de lui-même. Il tentait de plus en plus de changer ses périodes de trois quarts d’heures de chant avec les gars, de façon à monter sur la scène au début de la soirée quand il n’y avait personne et vers la fin quand il y en avait encore moins. Entre les deux, il marchait le Vieux Montréal comme Monsieur Gouin le lui avait montré : conscient de la beauté magique et de l’étrangeté incluses dans l’instant présent alors que la mort frappait, aveuglément des dizaines de milliers de fois à la fois sur la planète.

Seul Clermont arrivait parfois à pénétrer l’intime de ses silences.

Il avait d’ailleurs raconté à Clermont que c’était tellement beau ce qui se vivait dans le tableau du St-Vincent, telles les peintures impressionnistes de Renoir, Monet ou Toulouse Lautrec, qu’il était obligé de prendre l’air pour ne pas s’évanouir de bonheur. Cet état lui causait parfois des problèmes, en particulier sur la scène. Il lui arrivait de tomber en état contemplatif, ce qui le gênait passablement. Sa frustration intellectuelle résidait dans le fait de ne pas en comprendre les mécanismes pour les reproduire à volonté. Monsieur Gouin lui manquait. À qui parler de ces choses sans passer pour un extra-terrestre ?

Les animateurs-chansonniers étaient devenus des plus habiles à créer des explosions de joie à l’intérieur du St-Vincent et cela soir après soir. Parfois on aurait dit des tableaux de Picasso, de sa célèbre série des corridas. Chaque chansonnier, comme le torero face au taureau, avait développé son style. Renaud se contentait de plus en plus de rechercher le passage de la fissure du temps à travers le talent d’animer de ses confrères.

Marcel Picard possédait l’art d’être immobile à chanter du Brassens ou du Guy Béart, avec pour seul outil d’animation le rythme lent mais ensorcelant de ses doigts sur la guitare. Comment arrivait-il à faire monter les gens sur les tables sans même bouger ni faire le moindre effort et à les faire descendre avec cette légèreté ahurissante? Certes il y avait le personnage, là et pas là en même temps. Mais surtout un art de vivre qui dépassait l’art de chanter sur la scène et ça c’était magique, absolument magique.

Pierre David courbait le temps sans même s’imaginer que ce talent fut inné en lui. Il attaquait en nuances, ensuite en contrastes, puis il explosait lui-même de joie entraînant la salle dans une folie de vivre dont lui seul avait le secret.

Et il y avait Jos Leroux, le p’tit gros sur deux pattes, qui forçait, suait, criait, pour que les clients embarquent. Et il ne lâchait jamais la pression de peur qu’ils débarquent. Alors chez lui, oubliez les courbes. Tout le monde en haut puis ça presse. Il lui arrivait de brûler sa salle. Mais il la rallumait avec passion pour qu’elle atteigne à nouveau l’orgasme de foule. Avec Jos, on quittait l’art raffiné du toréador et du taureau pour aboutir dans une arène romaine où on ne savait jamais qui était pour tomber au combat, l’artiste ou le public.

Michel Woodart, de son côté, passait par la délicatesse, le charme et la tendresse. Même répertoire, même façon de monter les gens debout sur les tables, mais que de bonté dans cet homme. Il avait toujours l’air de dire merci au public de lui donner la chance de pratiquer le plus beau métier du monde : animateur de foule.

Et tous les autres…..

Ce fut cet été-là que, les vendredis et samedis soirs, Madame Martin ouvrit la partie arrière et qu’il y eut un chansonnier en même temps dans chaque salle. Et Renaud ressentit cruellement le deuil au niveau de son tableau. Comme si la période lune de miel allait bientôt prendre fin pour laisser place à l’argent. Le marché de l’art étant si lucratif, une fois les peintres en fin de carrière ou déjà morts.

Alors il lui arrivait souvent d’aller s’asseoir au café du Vieux-Port, chez Jean Marcoux et réfléchir. La magie n’était donc pas éternelle ? Comment retarder le moment où tout va s’estomper pour une autre chose qui ne le rendrait peut-être pas aussi heureux ? Jean avait aussi tenté d’arrêter les changements avec sa boîte à chanson des années 60. La magie de son tableau n’avait pas traversé l’usure du temps et le tout agonisait et se poussiérait de façon pathétique.

Comme, au camp Ste-Rose, la guerre des patibulaires approchait et qu’elle allait se passer près de la cabane à un mur de l’enfance de mon père, ma mère prit l’habitude d’aller prendre son cognac à l’appartement de Madame Martin au troisième étage du St-Vincent tandis que mon père accompagnait Renaud dans ses promenades du Vieux-Montréal.

Il leur arrivait d’aller prendre un café à l’endroit exact où Monsieur Gouin écrivait ses poèmes la nuit. Et jamais le père Leduc ne leur faisait payer que ce soit. C’était un honneur pour lui de recevoir en son commerce cette magie qu’il ne comprenait pas mais dont Monsieur Gouin lui avait appris l’indispensable présence pour ne pas mourir d’effroi que la mort existe. Parfois, Philippe le robineux venait les rejoindre.

Mais il y avait plus. Les clients du St-Vincent atteignaient maintenant en eux la magie de l’enfance, entre autres parce que les enfants du camp Ste-Rose, manquant cruellement de poésie, leur tendaient, de loin mais de si près, innocemment les bras.

Renaud me faisait penser à un peintre qui, regardant de loin les premières esquisses de son œuvre, cherche de son pinceau à traduire l’infime beauté du monde. Un jour il dit chez Monsieur Leduc, en ma présence, celle de Clermont, de mon père et de Monsieur Philippe car il ne pouvait appeler le robineux autrement que par ce nom :

Arrive-t-il un moment
Où l’art de dessiner la vie
atteint la même substance divine
que celle du mystère du réel ?

La guerre des patibulaires commençait le lendemain matin mais elle se vivait déjà en lui-même sous la forme de questions : Pourquoi la terre se divise-t-elle si souvent en méchants et en bons ? ne serait-il pas plus joli qu’elle se scinde en contrastes s’affrontant farouchement, tel un coucher de soleil brûlant de son rouge orangé la terre assoiffée de la fraîcheur de la nuit ?

Je me dirigeai vers le téléphone public, appelai au camp Ste-Rose. Natacha Brown allait passer la nuit à l’infirmerie. Elle n’allait pas bien. Larmes, maux d’estomac. Elle avait réclamé toute la journée Miel et Anikouni.

Renaud était parfois si imprévisible. Nous descendîmes à toute vitesse au camp Ste-Rose, même si rien ne nous y obligeait et que tout était sous contrôle. Natacha dormait. Mon ami l’embrassa sur le front. Elle ouvrit les yeux et le serra très fort par le cou, refusant de desserrer son étreinte. Celui-ci la souleva dans ses bras, et la berça dans la grosse chaise berçante. Elle avait tellement besoin d’un père qu’il en vint à ce moment-là à ressentir le besoin d’avoir lui-même besoin d’une fille. Et il se sentit gêné que j’en fusse témoin.

Peut-être serait-il bon de dire ici qu’il ressentit une affection si vive pour Natacha qu’il fit à la fin de l’été et des activités de ce camp, une demande aux services sociaux dans l’objectif de l’adopter. L’automne vint. Renaud partit faire la tournée de vingt-deux villes et villages de la Gaspésie et des Îles de la Madeleine, exigeant par contrat de dormir avec son sac de couchage dans chaque bibliothèque de façon à lire de nuit en nuit. Et c’est au lendemain d’une de ces nuits qu’il apprit au loin, de loi au loin, que sa demande avait été refusée.

Mais revenons au fameux matin de la première partie de la guerre contre les patibulaires. Lorsque les enfants se réveillèrent, Clermont de l’Orangé, assisté de Richard Lebrun, les attendait déjà à la place du rassemblement. Renaud avait exigé que tous les petits fussent habillés de noir et de blanc. Et ils le furent à leur grand bonheur d’ailleurs de se percevoir sous une forme étonnée, se miroitant elle-même de l’un à l’autre..

CAIA…BOUM

Selon les documents retrouvés
à la bibliothèque des fonds publics de la province de Québec,
il existerait vingt et un petits coffrets avec chacun
un morceau du parchemin indiquant
l’endroit exact où se trouve le trésor.

Nous allons tenter
de nous y rendre ce matin
en autobus

C’est à ce moment précis qu’on entendit un grand cri de corne provenant de la forêt. Une douzaine d’hurluberlus habillés en hommes des cavernes, sandales aux pieds avec des grondins à la main s’approchèrent du groupe. Clermont demanda aux enfants de garder leur calme. Je reconnus tous les chansonniers de Madame Martin, à part Pierre David qui s’était brûlé en jouant le rôle d’un des indiens des têtes grises. Tous étaient vêtus de rouge cuivre, avec des traits rouges guerriers dans la figure. Et le chef n’était nul autre que Jos Leroux, avec sa grosse bedaine poilue et ses pattes courtes.

Nous sommes la famille des patibulaires
Et nous voulons voir Anikouni

Et Clermont de répondre :
Nous n’avons pas eu de ses nouvelles
Depuis au moins deux semaines.

Nous ne voulons pas de mal aux enfants
Mais nous n’aimons pas qu’Anikouni
Vienne fouiller sur nos terres.

C’est alors que j’intervins.

Moi, miel,
Je vous dis sur mon honneur
Toute la vérité rien que la vérité

Il tente de délivrer mon père
Que vous avez emprisonné sur vos terres.

Il n’est pas chez nous répondit Jos Patibulaire

Alors laissez nous vérifier répondit Clermont.

Si nous le voyons encore chez nous
Ce sera la guerre,

Si vous lui touchez, je vous déclarerai moi-même la guerre
Quittez ces lieux, car j’appelle mes soldats

Vous ne me faites pas peur
Car vous n’avez même pas d’armée

Et Clermont sonna la corne de trois longs coups

C’est alors que nous vîmes surgir, de l’autre côté de la forêt, une quarantaine de personnes, serrées en rang d’oignon, toutes vêtues d’au moins un morceau de rose. Ces taches de rose traversant l’horizon provoquèrent des ahhhhh admiratifs chez les petits si heureux de pouvoir les accueillir par la beauté de leur noir/blanc. Comme tous les éducateurs et éducatrices, je réalisai avec stupeur que Renaud avait réussi à rassembler la plupart des parents ou grands-parents des enfants., les mères de familles avec dans les mains un tue-mouche et les pères des canettes de raid contre les moustiques, chaque objet étant systématiquement peint en rose.

Leur chef était Monsieur Brisson, le père de Jean-François. Le contraste entre ses six pieds trois pouces et les cinq pieds quatre pouces du chansonnier Jos Leroux était absolument délirant. De fait, Monsieur Brisson confronta Jos, bedaine contre bedaine. Il le prit même par en dessous des bras et le leva dans des airs comme si ce petit monsieur n’avait été qu’un fétu de paille.

Alors le p’tit gros
On fait peur aux enfants ?

C’était extraordinaire de voir les enfants se tordre de rire devant notre Jos, brassé comme une poupée, que l’on retourne dans tous ses sens. Jos une fois par terre dit aux autres :

Nous vous empêcherons
De trouver le trésor
Du chevalier de la rose d’or.

Juste avant que cela ne dégénère en bataille rangée, arriva la mère des patibulaires, toute de rouge vêtue, Madame Jeanne Martin, donnant des taloches à ses fils pour les punir d’être de si vilains diablotins.

Vous n’avez pas honte de faire peur
À des enfants, mauvais garnements
Allez Ouste,
Tout le monde à la maison

Excusez-les
Ce sont encore à leur âge
Des enfants terribles
Surtout mon plus vieux
Le p’tit gros, Jos Patibulaire
Pompiste de son métier
Dans une station de gaz pour filles
(ce qui fit d’ailleurs éclater de rire les autres chansonniers)

Allez ouste
Que je ne vous y reprenne pas
Excusez-les encore, Messieurs Dames.

C’est alors que le rouge des patibulaires se dilua peu à peu vers l’extrême du tableau en s’enfonçant dans la forêt, donnant à l’orangé contrasté de brun , cette sensation d’une boule heureuse explosant en plein centre, entre le rosé des adultes enfin hors du temps, hors des servitudes, hors des réalités et le noir/blanc des enfants qui ne demandaient que de l’encre sur du papier pour s’en imprégner à jamais d’émerveillement..

Et ce fut la fête, le déjeuner des canotiers, le moulin de la galette. Le bonheur de l’imprévu, de la surprise à l’esprit, du temps qui se symphonise, telle une feuille de musique avec des séquences et des barres de mesure, l’instant présent succédant follement à l’instant présent, sans que le passé ou le futur ne puisse prendre forme. Je remarquai que les parents donnaient généreusement de l’affection aux enfants, même à ceux qui n’étaient pas les leurs. Ou était-ce plutôt le contraire ? Des enfants qui réparaient des cœurs d’adultes ?

À la fin du goûter, Clermont annonça aux enfants que la recherche du trésor serait retardée de quelques jours, le temps de se faire oublier des patibulaires. Mais que d’ici là, il serait important de s’entraîner pour être au meilleur de sa forme.

Les patibulaires sont réputés
Pour avoir une peur terrible des enfants
Si vous vous promenez dans la forêt
Et que vous pensez qu’il y en a un de caché
Vous n’avez qu’à faire beuhhhhhh

Et Monsieur Brisson d’ajouter en faisant répéter les parents après lui comme Renaud leur avait fait pratiquer un certain dimanche après-midi, dans la salle arrière du St-Vincent

Nous les parents,
Nous engageons
À vous protéger
Vous les enfants
contre les patibulaires
vive le trésor
du chevalier de la rose d’or.

Les parents partirent. Clermont amena tous les enfants du camp sur le bord de la plage en vue d’une réunion stratégique.

C’est à ce moment précis qu’apparurent, sur le lac, les canots des têtes grises.

CAIA BOUM fit Clermont
Que tout le monde garde silence.

Les indiens chantaient la chanson d’Anikouni. Ils déposèrent un des leurs sur la roche au centre du lac. Quand l’inconnu s’assit dos à la plage, les jeunes surent qu’enfin Anikouni était revenu. Les trois canots se dirigèrent ensuite vers le rivage.

L’indien Pierre David, tout habillé de gris, débarqua seul et s’approcha des enfants. Il conversa en langue indienne avec Monsieur de l’Orangé, pendant que Philippe, tout vêtu de noir/blanc et Monsieur Étienne, en gris pâle attendaient dans leur embarcation. Et Clermont traduisit aux petits :

Les amis.,Anikouni est sur la roche sacrée
Il aimerait y rencontrer tous ceux ou celles qui ont des choses
À lui raconter au sujet du trésor
Du chevalier de la rose d’or.

On alla donc chercher des gilets de sauvetage. Et tour à tour, chacun des trois têtes grises emmena en canot un jeune sur la roche sacrée. Durant ce temps, les enfants tentaient de parler par signe aux deux autres indiens, de leur apprendre à communiquer en français. Même les indiens leur apprenaient que roche se disait en langue grise WABADOSH et que l’eau devenait WABADO. Le problème, c’est que, pour le troisième indien qui n’était pas au courant, au retour de la roche, ce mot devenait en sa bouche SITAWA et l’eau WADAGASI. Clermont dit aux petits de ne pas s’en faire, l’eau de vie étant probablement la cause de ce brouillage des mots.

C’est ainsi que chaque petit fit un tour de canot, connaissant le bonheur d’être écouté par une oreille sacrée, revenant sur la berge, étonné que tant de magie fût possible en cette vie.

Ce soir-là, il y eut fête au St-Vincent. Au centre les quarante-six parents. Sur le bord des toilettes, debout, avec une bière ou un cognac dans la main, les onze chansonniers patibulaires. A la table de Clermont, Richard Lebrun, Monsieur Philippe, le père de Jean-François Monsieur Brisson, mon père, ma mère, et moi-même. Madame Martin offrit une tournée générale, Monsieur Étienne le laveur de vaisselle obtint un succès monstre, Monsieur Philippe se saoula à la liqueur douce. Et chaque animateur-chansonnier fit faire des montagnes russes à la foule. Renaud passa sa soirée à promener sa chaise de métal, de table en table, de personne en personne, écoutant avec avidité chaque mot de chaque bouche de chaque personnage de sa toile juste pour déguster cette merveilleuse alchimie de coloris qui, déposée au fond de lui-même, rejaillissait comme un volcan de sensations encore et encore et de plus en plus somptueuses. Il n’était pas vraiment touché par le fait que le bonheur fut, mais plutôt par le fait que ce fut d’une infinie beauté. Qu’hors du temps, des servitudes et de la réalité, la beauté se feu d’artifice en des formes infinies se recréant en elles-mêmes comme l’univers n’avaient dû cesser de le faire à chaque seconde depuis la création du monde qui n’eut jamais lieu, puisqu’elle supposait un passé et un futur.

Renaud s’assit finalement entre mon père et moi. Il déposa sur la table le livre d’Hermann Hesse : « le loup des steppes » J’appris par Clermont que l’exemplaire lui avait été remis et souligné par Monsieur Gouin lui-même, qu’il en avait même, par la suite, acheté quarante-cinq copies , qu’il avait pris le temps de souligner aux mêmes endroits que le poète Paul Gouin, dans le but de les offrir à des artistes de passage au café dont les vies traversaient des tourmentes imprévues. Je le feuilletai discrètement et tombai sur certains passages ;

Dans l’éternité, le temps n’existe plus
L’éternité n’est qu’un seul instant
Juste assez pour une plaisanterie

La sensation de fête
La griserie de la fraternité en liesse
La fusion mystérieuse de l’individu avec la foule
L’union mystique de la joie

Je respirais ce rêve grisant de fusion
De musique, de rythme, de vin, de volupté.

Ma personnalité s’est dissoute dans la fête
Comme le sel dans l’eau

Je saisis intellectuellement à quel point Renaud possédait la culture de son métier d’animateur-chansonnier. Sa quête me semblait maintenant plus accessible. Chaque soir, il tentait d’amener le public, au moyen de techniques d’animation à se dissoudre dans la fête, dans un moment d’une grande beauté, dans un instant d’éternité.

Finalement, vers minuit, il monta sur scène à son tour. Il me sembla extraordinairement joyeux, ses yeux disant merci comme ceux de Michel Woodart, ses mains grattant amoureusement sa guitare comme celles de Marcel Picard, sa gorge criant parfois son amour de la vie comme celle de Jos Leroux, sa voix déchirant de tendresse les bas de courbes comme celle de Pierre David.

Il courba passionnément en passant d’une chanson lente à une un peu plus vite. Puis un refrain que tout le monde connaissait emporta la salle comme si elle se trouvait suspendue au premier poste de repos de l’Hymalaya. Il cassa soudain son rythme pour redescendre, au moyen d’un dialogue

Imaginez-vous
Qu’on est tous des enfants
Qui boivent le vin de la vie
Pour la première fois
Qu’on lève son verre
À l’enfance éternelle du cœur.
Tout le monde debout.

Et ce fut la grande montée : la prison de Londres, Au chant de l’Alouette, Youppie yai, la danse à St-Dilon, les mains sur les épaules, tout le monde debout. Et la finale. « Quand les hommes vivront d’amour » de Raymond Lévesque.

Quand les hommes vivront d’amour
Il n’y aura plus de misère
Et commenceront les beaux jours
Mais nous nous serons morts mon frère.

Renaud commença à dire les paroles, phrase par phrase, pour que, seules les voix de la salle supplient l’éternité d’apparaître en son instant présent.

Quand les hommes vivront d’amour
Ce sera la paix sur la terre
Les soldats seront troubadours
Mais nous nous serons morts mon frère.

Tous les chansonniers montèrent sur scène, se serrant contre lui, tout autour de lui, pour entonner le couplet. Je le sentis bouleversé. Il redoutait tellement le fait d’être l’objet de quelque attention que ce soit, cela provoquant en lui des émotions qu’il n’avait pas prévues, orchestrées, dessinées, signées. Il aurait voulu mourir plutôt que tous découvrent à quel point il était fragile, la scène n’ayant toujours été pour lui, comme m’avait un jour confié Clermont, un monastère le protégeant de tout et de rien.

Dans la grande chaîne de la vie
Où il fallait que nous passions
Où il fallait que nous soyons
Nous aurons eu la mauvaise partie.

Renaud n’étant plus capable de chanter, les yeux trop bouleversés à retenir le flot qui voulait exploser en lui, Jos passa le micro de chansonnier en chansonnier qui, comme le faisait Renaud auparavant, ne prononcèrent qu’une phrase à la fois pour que le public seul les chante. Quand les hommes vivront d’amour
Qu’il n’y aura plus de misère
Peut-être songeront-ils un jour
À nous qui seront morts mon frère

Nous qui auront aux mauvais jours
Dans la haine et dans la guerre
Cherché la paix , cherché l’amour
Qu’ils connaîtront alors mon frère.

Dans la deuxième salle du St-Vincent, il existait un autre microphone avec un fil permettant de traverser les deux salles. On entendit une voix inconnue chanter le dernier couplet. La porte s’ouvrit entre les deux salles. On vit apparaître Jean-François Brisson, le jeune le plus âgé du camp, au visage le plus dur, avec entre les mains une grande carte, une immense carte marquée d’un gros MERCI. Et il chanta avec une telle assurance que même son père en fut ébranlé.

Dans la grande chaîne de la vie
Pour qu’il y ait un meilleur temps
Il faut toujours quelques perdants
De la sagesse ici-bas c’est le prix.

Et lorsque tous les clients entonnèrent, a capella, sans grattements de guitare, ni bruit de quelque sorte que ce soit, le dernier refrain, l’éternité de l’instant présent transperça peut-être la salle. Je sus, par la suite, que c’est à cet instant précis que Monsieur Gouin apparut à Renaud dans le cadrage de la porte de garage du St-Vincent pour lui faire signe de ses deux doigts en V que l’éternité avait pris la forme de son corps pour lui dire, elle aussi, merci.

Quand les hommes vivront d’amour
Il n’y aura plus de misère
Les soldats seront troubadours
Mais nous nous serons morts
Mon frè…..è……..re

L'île de l'éternité de l'instant présent (Pierre Rochette)

Chapitre 8 – LE PEINTRE ET SES COULEURS

Georges Brassens
Georges Brassens

CAIA…. BOUM

Robert, le directeur du camp, prit la parole au rassemblement du matin.

Mes amis,
Le directeur du Musée des Beaux-Arts
Section Office des trésors nationaux
Monsieur Clermont de l’Orangé
Est descendu spécialement de Montréal
Pour vous rencontrer
Parce que la rumeur veut
Qu’il y ait ici un trésor
D’une richesse exceptionnelle.

Et je vis arriver non seulement mon Clermont, en habit, avec dans les mains, une valise faussement marquée « Division des trésors historiques », mais aussi deux policiers en uniforme, s’il vous plaît, l’encadrant du haut de leurs six pieds, suivis d’une sténodactylo. Tous des clients réguliers du St-Vincent.

Écoutez, dit Clermont,
Qu’est-ce que vous savez sur cette histoire très étrange
D’un certain chevalier de la rose d’or ?
Je vous demanderais d’être précis
De parler lentement
De façon à ce que ma secrétaire
Ait le temps de noter les témoignages.

Chaque enfant prêta serment avant de raconter ce qu’il savait. Il y eut une visite de la maison en décomposition. Clermont sortit des bouteilles dont le liquide passait du bleu au rouge, pour dater l’âge des fondations de façon scientifique. Puis, les policiers présentèrent à Robert un mandat leur permettant d’arracher le cadenas du caveau qui, selon leur dire, n’avait pas dû être ouvert depuis cinquante ans. Là encore, on retrouva à la surface du sol les armoiries du chevalier de la rose d’or. On confia donc aux jeunes du camp Ste-Rose la mission de creuser à l’écuelle et de rapporter tout objet, quel qu’il soit. L’écuelle étant l’élément essentiel de cette partie du thème, la direction en avait fait l’achat d’une centaine, sous la demande même de Renaud.

Et les petits creusèrent, par équipe de quatre, tout l’après-midi. Ils ramassèrent des bouts de métal, d’outils, des vestiges de toile, deux cuillers, trois couteaux, une montre en plus d’un camé.

Avant souper, Robert, entouré des chercheurs, téléphona à Monsieur de l’oranger à l’office des trésors publics. Plusieurs enfants lui parlèrent à tour de rôle. Et Clermont promit de revenir le soir même, examiner les trouvailles. C’est donc autour du feu de camp que le spécialiste des trésors nationaux dévoila la date approximative de la construction de la maison abandonnée, qui, selon les expertises faites au carbone 14, remonterait autour de 1700. Bien plus, il fut autorisé par le Premier ministre du Québec lui-même, et cela par décret ministériel (qu’il fit circuler entre les mains de chaque enfant) à ouvrir le camé historique. À l’intérieur y étaient inscrites les deux phrases clés de galli galli galli zum : « Le feu de l’amour brûle la nuit. Je veux te l’offrir pour la vie. »

Pas de doute !
Nous sommes à la veille de réussir
La découverte archéologique
La plus importante dans l’histoire du Québec

À ce moment précis, trois canots apparurent sur le lac et accostèrent sur le bord de la grève, tout près du bivouac, se consumant maintenant beaucoup plus en braises qu’en flammes.

Nous sommes des Indiens de la tribu des TÊTES GRISES
Comme nous passions par là
Notre chef Anikouni nous a demandé
De saluer ses amis
Et de leur remettre
Un message d’écorce de sa part.

Je reconnus, bien maquillé pour que la peau soit sombre, le chansonnier Pierre David, Monsieur Etienne le laveur de vaisselle et Philippe le robineux. Comment Renaud avait-il fait pour réunir trois personnes si disparates? Et pourquoi ? Sur le parchemin en écorce de bouleau, il y avait d’écrit :

La vie est un trésor
Vive le chevalier de la rose d’or.

Les Indiens repartirent, les enfants montèrent au dortoir pour y dormir . Nous nous retrouvâmes, Clermont et moi, devant ce qui restait du feu de camp. J’osai enfin aller au cœur de ma souffrance.

Je suis follement amoureuse de Renaud
Qui lui a juste le goût de me faire l’amour
Qu’est-ce que je fais pour me sortir de là ?

Clermont gagnait sa vie à titre de professeur de littérature. Il possédait cette délicatesse de ne jamais aborder une question de front, mais se permettait plutôt de divaguer d’une analogie à l’autre.

Le 6 mai, 1949, dit Clermont,
Georges Brassens logeait gratuitement ou presque
Chez un couple, Jeanne et Marcel
Au 9 de la rue Florimont à Paris

Pour Jeanne et Marcel
Il n’y avait qu’une seule mission sacrée :
Veiller à ce que le poète poétise
En toute liberté
Hors du temps, hors des servitudes
Hors des réalités.

Clermont sortit de son portefeuille un extrait d’une lettre de Brassens à un ami, datant également de 1949.

Depuis trois mois, nous mangeons par hasard
Je profite de ma mauvaise denture
Pour boulotter le moins possible
Des dents, mais pourquoi faire Mon Dieu ?
Pour abréger, disons que la situation
N’a jamais été aussi lamentable
Que dans l’impasse.

Bientôt,
Grâce à la disparition de ce muscle inutile qu’est l’estomac,
Nous pourrons nous montrer dans les foires
Et gagner ainsi le droit de retrouver un estomac.

Jeanne n’a plus rien à nous offrir
Et quelquefois elle souffre affreusement

Moi je n’ai besoin de rien
Mais Jeanne a des besoins pour moi.

Rien ne lui est plus douloureux
Que de ne pouvoir donner…

J’aurais une maison tranquille
J’y vivrais seul
Peu importe la mauvaise humeur de mon ventre
Mais Jeanne est dans la misère
À cause de mes dons poétiques
C’est très choquant
Je dois vendre des chansons.

Et Clermont resserra l’extrait précieux en le pliant précieusement pour qu’il retrouve sa place exacte.

Tu vois Marie
Je t’ai lu ce texte à cause d’une seule phrase
Où Brassens dit :

« Moi je n’ai besoin de rien. »

C’est par le biais de la texture de l’âme de Brassens, que Clermont tenta de creuser pour moi son bonheur de reconnaître un artiste de la vie quand par hasard, il en croisait un. Brassens avait écrit des chansons éternelles dont la Jeanne, la Cane de Jeanne et l’Auvergnat, partant de Jeanne au particulier pour atteindre la Jeanne universelle.

Renaud recrée artistiquement le réel du camp Ste-Rose,
Pour que le terre entière s’illumine un jour de poésie.
Est-ce que le tout prendra la forme d’une chanson,
D’un traité scientifique ou d’un essai philosophique ?
Je pressens seulement que cela portera le sceau de l’éternité.

Clermont me raconta que, pour préparer son personnage de l’inspecteur des trésors nationaux, Renaud, après son spectacle au St-Vincent, l’avait emmené dormir à la belle étoile, sur les lieux du camp Ste-Rose. Et c’est ainsi que durant une partie de la nuit, après avoir caché un camé et autres objets dans le caveau, il lui parla pudiquement de l’essentiel, pour finir par lui dire à quel point son amitié sincère, en ce sens, lui était essentielle.

Dans ma folie d’artiste,
Je suis le peintre d’une toile vierge qui s’appelle le monde.
Et mes couleurs sont les humains, la palette des humains
Dans son expression la plus large
La plus éclatée.

Et toi Clermont
Tu symbolises la couleur centrale

De cette peinture
La couleur Van Gogh
Un orangé très vif sans laquelle la toile de mes rêves
N’est pas possible, parce qu’il y a trop
De noir et blanc dans les vêtements des enfants.
Et que seul l’orangé, comme le soleil,
Peut humaniser le tout.

Et c’est ainsi que mon personnage fut créé
Le directeur des trésors nationaux
Monsieur Clermont de l’Orangé.

Quel rapport avec Brassens, dis-je ?

Si je suis ici en ce moment
À vivre, selon sa vision artistique du camp Ste-Rose,
C’est parce que je connais l’importance d’un quelqu’un
Qui veille, simplement, à ce que le poète poétise
En toute liberté
Hors du temps, hors des servitudes
Hors des réalités.

Alors j’aime un fantôme concluai-je ?

Brassens fut fidèle à sa compagne
Et l’aima parce qu’elle ne lui demanda jamais rien
Même pas la présence. Mais il ne vécut jamais avec elle
Préférant rester chez Jeanne et Marcel.
Pour mieux rêver sa vie.

Les dernières paroles de Clermont sur la relation entre Brassens et sa compagne m’apportèrent un réel réconfort.. Un homme pouvait être fidèle à ses amours tout en refusant de se laisser distraire hors de son essentiel. Et cela m’apparut logique, du moins pour un artiste. Le fait que,Renaud peigne le camp Ste-Rose de personnages en couleur me fascina de nouveau. Et Clermont, notant mon changement d’humeur m’expliqua pourquoi son ami avait réuni trois Indiens dans un canot sous le vocable des « têtes grises »

Les trois Indiens de la tribu des têtes grises,
tout en étant disparates de fonctions sociales
possèdent cette particularité de toujours voir la vie en gris.
Monsieur Étienne pour oublier qu’il est laveur de vaisselle
se soûle de la scène en se faisant accompagner à la guitare
par le chansonnier Pierre David.
Qui lui, pour oublier qu’il est chansonnier
Dans sa déception de ne pas être fleuriste,
se soûle de la liberté de Philippe le robineux
qui, tentant d’oublier qu’il fut déjà médecin,
réussit toujours à se faire offrir de la boisson gratuitement
juste avant que Madame Martin arrive à le chasser à coups de balai
quand il en devient insupportable,
sous les rires grisâtres
de Pierre David et Monsieur Étienne
riant bien plus d’eux-mêmes à travers lui
que de lui.

Le gris, c’est ce qui s’approche le plus
De la vie en blanc et noir des enfants
Et, comme les nuages dans le ciel
Quand ils passent et repassent
Cela donne toute sa luminosité à l’oranger.

C’est ainsi que j’appris l’existence de la prochaine couleur : Maître Richard Lebrun, archéologue. Il y avait parmi les clients du St-Vincent un jeune scientifique qui dirigeait les fouilles en dessous d’un bâtiment du Vieux-Port avec pour objectif la construction d’un futur musée intégrant les différents murs tels que découverts.

Renaud réussit donc à convaincre, ce monsieur de donner un avant-midi par semaine de son temps pour offrir son expertise, aux enfants. Comment creuser avec une écuelle, tamiser le sable avec un taillis, répertorier tout objet autre que du sable, de façon à ne pas endommager le trésor du chevalier de la Rose d’or, patience et précision étant les meilleurs outils du chercheur.

Même qu’un certain après-midi, les enfants partirent en autobus voir comment les professionnels travaillaient sur le chantier historique du Vieux-Port : L’importance du petit geste, du respect de la matière, de la vigilance devant ce qui pourrait être altéré par une mauvaise gestion du sol. Le soir, on leur passa un documentaire sur les découvertes archéologiques à travers le monde.

Même le St-Vincent fut affecté par cet te nouvelle couleur. Monsieur Richard Lebrun devint un régulier de la table de Monsieur Clermont de l’orangé, y occupant la droite de façon à ce que je n’y perde pas mes privilèges à sa gauche.

Quelle couleur est-ce que je représente
Dans l’univers de Renaud, Clermont ?

Je pense qu’il ne le sait pas lui-même, dit Clermont
Tu ne remarques pas comme il est fuyant
À ton égard ?
Tu cherches trop à aimer l’homme
Il le sent
Et l’homme en lui ne l’intéresse pas.
Seul le chercheur fou de poésie l’allume.

J’habitais la chambre attenante à celle de Renaud. Il lui arrivait d’amener un des trois robineux y dormir, lui passant son lit pour lui-même coucher par terre dans son sac de couchage. Cette nuit-là, ce fut le tour de Philippe. Et le vagabond parlant toujours très fort, je sus que ce que Clermont m’avait raconté au sujet des trois Indiens disparates de Ste-Rose était vrai.

J’n’ai pas compris ton histoire de couleur
Renaud,
En quoi un robineux peut-il aider les enfants ?

Y a rien comme du gris
Pour comprendre du noir et blanc.

C’est vrai que je suis grisé
De boisson à l’année longue.

Gris pis grisé, ce n’est pas la même couleur Philippe
On se sent gris par le regard méprisant des autres
Pis on se grise pour arrêter de souffrir.

Mmmmm

Donc Monsieur Etienne pis Pierre David
Ce sont des futurs robineux ?

On est tous robineux
Quand on ne vit pas son rêve Philippe.

Mmmmm
Pis tu penses que parce que je suis robineux
je vais accepter
De dormir dans ton lit pis toi par terre ?

Ça dépend…
si tu vois la vie en gris….non
en grisé, ça va juste te dessaouler.

Ok
Moitié, moitié
Tant que chu grisé je dors dans le lit
Aussitôt que je dégrise un peu
Je te réveille pis on change de place
Ça va ?

Je réalisai que pour Renaud, même un costume social, quel qu’il soit, n’était qu’un rôle temporaire dans la grande scène de la vie. Je n’arrivais pas à m’endormir. Les poètes sont tellement dans la lune. Une femme les attend et ils préfèrent rêver à elle au clair de lune.

Sans doute, n’avait-il même pas remarqué que j’étais là, haletante de sa présence, dans la chambre à côté.

Vers quatre heures du matin, j’ouvris ma porte. Je vis que non seulement la sienne était entrouverte, mais que sa tête en dépassait l’embrasure pour se tendre vers ma chambre comme l’aiguille d’une horloge. Il y a des moments comme ça où le langage du corps franchit tout protocole social. Dès que je déposai ma main sur son front, il se réveilla en sursaut. Je lui mis le doigt sur la bouche, le pris par la main pour en signe d’invitation pour dormir avec moi.

Je le sentis très épuisé car il me suivit sans rien dire, se blottissant entre mes bras et se rendormant presque aussitôt. Il dut ronfler une quinzaine de minutes. Puis il se mit à gémir, s’emmitouflant fébrilement tout en tremblant délicatement. Son corps entier semblait exprimer de la peine. On aurait dit que seul le sommeil lui permettait vraiment de s’ouvrir.

Je le réveillai pour vérifier ce qu’il vivait Il fut tout étonné de voir que son visage était mouillé de larmes. Il me dit simplement :

Merci
Je suis si bien.

Entre deux sommeils, il pressa alors de ses mains chaque parcelle de ma peau, comme pour s’en imprégner. J’avais le sentiment d’être le modèle d’un sculpteur. Il caressait mes courbes, accentuait la pression de ses doigts, dégustait le mystère de ma chair, comme ma peau s’était parée de pelures superposées. . Tout était si lent et si immense à la fois, ses cheveux se tendressant tendrement dans les vallons de ma gorge. On aurait dit « l’homme aux mille frissons ». Tellement ébloui de chaque geyser le traversant des orteils au cuir chevelu qu’il en oubliait toute conséquence sexuelle.

Puis il se rendormit. Les gémissements recommencèrent, accompagnés à nouveau de larmes. Quelle étrange manière de vivre un sommeil. Je lui caressai délicatement la tête et cela lui donna des spasmes. On aurait dit Beethoven rythmant sa créativité. Parfois il murmurait :

Ah c’est beau, c’est trop beau
C’est trop beau
Pourquoi tout est si beau ?

Quelques gémissements suivirent, une larme ou deux, puis le sommeil profond.

Ce matin-là, je quittai très tôt pour le camp. Renaud ne s’en aperçut point. Comme il devait se protéger pour ne permettre à personne de percer ce quelque chose d’impossible pour moi à identifier. Non, nous habitions deux planètes différentes. Lui « était » depuis toujours et moi j’avais terriblement besoin de vivre, juste pour avoir le sentiment d’exister.

C’est d’ailleurs cette journée-là que les enfants découvrirent, à coups d’écuelle, un parchemin du chevalier de la rose d’or, scellé dans une bouteille de vitre. Il y avait une carte avec des noms indiens indiquant les lieux. La carte était d’ailleurs en noir et blanc dans ses extrémités, et tachetée d’orangé vif un peu cuivré en son centre d’où débordait ici et là du gris sous des frisures de brun.

Monsieur Clermont de l’Oranger étant accouru suite à un appel, nettoya la bouteille au pinceau avec la précision d’un chirurgien, la sténographe notant les résultats dans un bagout scientifique incompréhensible, protégée elle-même par la présence des deux policiers envoyés par le gouvernement dû à l’importance internationale de la découverte.

Naturellement, on vit arriver en canot, les trois Indiens de la tribu des Têtes Grises. Mais curieusement, Philippe trônait debout, étant passé de rameur à maître-manoeuvre, suivi de Monsieur Étienne et de Pierre David pagayant côte à côte. Les jeunes conclurent que les trois Indiens étaient vrais parce que, comme dans les vieux livres d’histoire, ils sentaient l’eau-de-vie.

Monsieur de l’Orangé utilisa une astuce brillante. Il posait une question en français, puis la traduisait en indien, ce qui permettait à Philippe de baragouiner n’importe quoi, les deux autres faisant uniquement HUGH.

C’est ainsi que nous apprîmes que le trésor se trouvait probablement caché en plein centre des terres des méchants patibulaires, ennemis jurés des têtes grises, facilement identifiables parce que le visage toujours peint des couleurs de guerre rouge vif.

Ces terres, données jadis par les ancêtres des têtes grises au chevalier de la rose d’or, lui avaient été volées par les méchants patibulaires.

Par chance, le chevalier de la rose d’or avait eu le temps de cacher son trésor et d’en indiquer le plan dans une bouteille avant de mourir transpercé d’une flèche. De là ces artefacts dans le caveau et la légende répandant étrangement le bruit que le chevalier avait dû habiter les lieux. On ne savait trop où se situait la vérité. Mais bon…. On avait au moins un indice pour la découvrir.

Curieusement, tous les acteurs repartirent sauf Philippe. Les enfants l’avaient adopté. Tout petit comme eux, avec le panache quasiment plus grand que sa tête, ils exigèrent que celui-ci vienne les border. Pour un enfant, que tu sentes l’eau-de-vie ne signifie pas que tu sois un renégat social. Puis, après avoir serré les deux jumeaux intensément contre lui, un petit nouveau appelé Philippe comme lui le demanda à son lit.

Monsieur l’Indien,
Mon arc est brisé
Vous pouvez le réparer
Avec du vrai bois indien ?

Ce fut le moment précis, je crois, où Philippe cessa à tout jamais de voir la vie en gris. Il était devenu carrelé noir et blanc, en symbiose avec la fragilité des petits, comme ces guignols que l’on rencontre parfois dans les comédias del arte italiennes.

J’étais là le soir où il demanda la permission à Madame Martin de s’exprimer au micro : Comme il était sobre, et que ses yeux suppliaient de bonté, Jeanne se laissa attendrir.

Nous autres les robineux du Vieux
Ça arrive rarement
Qu’on a le besoin
De parler.

Il y a des enfants, perdus dans un camp
Qui m’ont redonné goût de la vie
Sans le savoir.

J’aimerais les remercier
En leur fabriquant
Chacun un arc
Mais ils veulent un arc fait à la main
Avec du vrai bois par du vrai monde.

Mais soixante-dix-huit arcs, ça ne se fait pas en une semaine
Ça prend de l’argent pis des doigts
L’argent, je vous connais,
Vous m’avez donné assez de bière gratis
Je peux la ramasser ce soir
Si je dis que j’arrête de boire définitivement
Même si ça peut nuire au commerce
Lança-t-il dans une bravade qui fit rire tout le monde.

Si y a des doigts
Qui veulent m’aider à donner du bonheur aux enfants
Me semble que ça mettrait de la couleur dans nos vies,
Pas dans la leur, mais dans la nôtre.

C’est alors que Jeanne Martin alla au micro :

Si Paul avait été encore en vie,
Voici ce qu’il m’aurait demandé de faire.

Offre-leur la salle en arrière du St-Vincent,
fournis les sandwichs.
On n’hésite jamais quand c’est le temps
de mettre de la magie dans la vie d’un enfant.

C’est ainsi qu’un comité de recrutement fut formé. Pierre David et Monsieur Étienne coordonnant les achats et les heures d’atelier, Monsieur Philippe encourageant tout le monde, étant le moins habile du groupe de ses mains. Vingt-deux clients du St-Vincent firent ainsi les arcs et les flèches en deux jours.

Et Philippe put apparaître seul dans son canot avec un ballot apportant aux enfants des armes magiques pour lutter contre les méchants patibulaires. Le bois n’ayant autre couleur que celle de la vie, on vit soudain chez les éducateurs et éducatrices des cœurs de pierre fondre en cœurs de bois puis de cœurs de bois en cœurs de chair car tous pleurèrent pendant que les enfants s’abandonnèrent à peindre la vie d e leurs cris de joie.

L'île de l'éternité de l'instant présent (Pierre Rochette)

Chapitre 7 – LE SECRET DE MON PÈRE

L’île de l’éternité de l’instant présent

Alfred Desrochers
Alfred Desrochers

Il s’abreuvait depuis toujours aux frissons de l’éternité. Cela lui semblait si naturel qu’il n’avait jamais pu comprendre comment il se faisait que les humains puissent souffrir. Son corps de 51 ans lui avait toujours paru sous la forme de la jeunesse éternelle. La pureté de l’âme, la sensation continuelle de flotter deux pieds au-dessus du sol, le rythme lent, amoureux, étonné, charmé. La sensation de ne rien peser, de se fondre dans le tout avec ravissement, de saisir dans ses mains l’air comme des milliers de pépites d’or. Était-il artiste, poète de la vie, amant de l’être ou son enfant naissant encore aux langes ?

Le dernier été de sa vie fut le plus mystérieux de tous pour ceux qui l’avaient connu jeune homme. Il chantait au théâtre « Le patriote » de Sainte-Agathe durant le souper, et cela six soirs par semaine. Puis il mangeait un peu, juste avant d’aller accueillir les groupes lors de la descente de l’autobus. Dans ces moments-là, il redevenait joyeux, avec les rires francs de celui qui reçoit des membres de sa famille, le public ayant été toute sa vie sa seule famille véritable. Après s’être assuré que chaque chauffeur puisse bénéficier d’une place pour le spectacle des « girls », que chaque personne âgée se sente en sécurité, il s’installait sur sa petite scène dans l’entrée du patriote, assis sur une chaise presque confortable et retombait en état de contemplation par la lecture de l’encyclopédie.

Même à l’intermission, il ne bougeait pas de sa chaise, restant disponible cependant à toute personne désirant entrer en contact avec lui. Cela donnait un air d’irréalité à sa présence autant qu’au lieu puisqu’il s’était immobilisé en position exacte entre le réel et le magique. D’ailleurs il ne cessait cette lecture qu’à cinq minutes de son spectacle de 23 heures où il reproduisait, telle une scène de musée, l’atmosphère également exacte entre la fin des boîtes à chanson et le début du St-Vincent.

Renaud avait hérité de mon père, la collection du grand Larousse encyclopédique 1961, toute soulignée en traits fins au moyen d’un crayon à mine. Il pouvait ainsi suivre à la trace les chemins intellectuels à travers lesquels son aîné spirituel avait pu prendre conscience de l’étrangeté de son monde intérieur.

Mon père avait toujours habité de l’autre côté de la fissure du temps et n’avait jamais senti le besoin de découvrir cette fissure de façon à la traverser pour rejoindre les hommes et leur raconter la beauté de ce qu’il vivait. À la mort de Monsieur Gouin, cette rencontre e mon père fut pour Renaud providentielle, au sens où elle lui permit d’avoir accès à cette portion du savoir de l’être qui lui manquait pour atteindre son objectif : décrire avec des mots ce qui se vit sur l’île de l’éternité de l’instant présent pour que les hommes puissent en avoir une idée précise.

J’avais déjà demandé à mon père de me raconter ses souffrances, sujet qu’il avait esquivé en me souhaitant bonne chance dans mes amours, tel « heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage ». Nous allâmes à l’enterrement de Monsieur Gouin. C’est à ce moment qu’il me confia qu’il n’avait jamais raté un événement relié à la mort d’un poète. Comme cette journée où l’on inaugura la tombe d’Émile Nelligan dans le cimetière Côtes des Neiges. Il eut l’immense bonheur d’entendre le grand poète Alfred Desrochers, le père de Clémence, déclamer des vers du « Bateau ivre » d’Émile Nelligan.

C’est donc le lendemain de l’enterrement qu’il me quémanda :

Marie, Aurais-tu la bonté
De passer la journée avec moi
En dehors de Montréal ?

C’est ainsi que d’une ville à l’autre, d’un village à l’autre, d’un tournant à l’autre, j’amenai mon père dans un rang perdu de St-Lin…Au lieu exact de son enfance. Nous marchâmes dans ce qui fut jadis un sentier…

C’est ici que tout petit,
Je prenais mes brosses d’être
Dit mon père.

Je n’avais jamais entendu ces deux mots de sa bouche. Il avait dû mettre plusieurs années à lire ses encyclopédies, avant de trouver une formule exprimant le plus intime de lui-même. Il arrive parfois que deux mots de la langue française, qui ne s’étaient jamais rencontrés, passent de longues années avant de réussir à s’apprivoiser. Mon père n’attendit pas une question de ma part pour définir la relation de ces deux mots entre eux.

Une brosse d’être
C’est une sorte de soûlerie intérieure
Dans la taverne de la vie
Qui dure parfois
Plus de trois jours consécutifs.

Il mesurait le rythme avec lequel il me parlait. J’avais l’impression que la symphonie de son dire avait depuis longtemps quitté le conservatoire de musique. Ses encyclopédies n’ayant peut-être été que des cahiers de solfège, d’harmonie, de composition, d’études des grandes œuvres passées, pour que la musicalité des mots s’envolent enfin à la vitesse de la matière qui se dissout sous la beauté du dire.

Nous nous assîmes sur une grande roche face à l’eau.

Je voulais juste voir
Le chant des oiseaux
Si on pouvait entendre de l’intérieur
Comme quand j’étais petit.
Si le vent dans les feuilles
Ouvre et ferme leurs rainures
Pour encore et encore te caresser
L’oreille de ses politesses
Si le corps se fond dans un paysage
Dans un pareil et jamais pareil
Immobile comme un visage se reflétant
À la merveille de son double
Dans la douce énergie de l’eau trouble….

Jamais mon père ne s’était dévoilé à moi sous cet angle. Sans doute avait-il attendu de bien posséder les bons mots pour le dire. Et c’est en ces mots, presque absent, qu’il conclut :

C’est sur cette roche
Qu’à l’âge de 6 ans
Je découvris
Que la réalité était une chorale terrestre
Mon enfance fut magnifique, Marie.

Je fus surprise qu’il n’ait pas aperçu une chaloupe avançant lentement du côté droit de la baie jusqu’à nous.

Monsieur, vous êtes ici sans permission
Sur la terre de Roméo Bourget dit l’homme

Monsieur cria mon père,
Est-ce que le Rodolphe
De la cabane à bois rond
À besoin d’une permission ?

L’homme se leva debout dans sa chaloupe

Ah ben saliboire
Rodolphe Gascon ! ! !

Les deux hommes s’étreignirent de longues minutes. Après les présentations d’usage et quelques rires et larmes de joies sincères de s’être retrouvés, mon père finit par dire :

Y me semble que ça me ferait du bien
De ramer un petit coup comme dans le temps

Mon père rama donc jusqu’à un point précis appelé le ruisseau des roches folles, à cause du bruissement particulier qui semblait rebondir dans le temps tel un écho.

Rodolphe, dit Monsieur Bourget
Tu sais que de la cabane en bois rond de ta mère
De l’autre bord du ruisseau
Il ne reste plus juste qu’une moitié
De mur, qui tient encore debout.

Mon père ne broncha point.

Une Sainte femme, sa mère, monologua Monsieur Bourget Seule, abandonnée avec cinq enfants par un mari alcoolique On ne l’a jamais entendue se plaindre.

Et mon père de répondre comme s’il n’avait rien entendu :

Ma mère disait toujours,
En autant qu’on ne manque pas d’amour.

Rodolphe ne vous le dira pas Mademoiselle
Mais à l’âge de dix ans
Il ramassait des fraises
Du lever du jour jusqu’au souper
Le soir, il préparait les casseaux
Le lendemain, il marchait deux milles
Jusqu’au village pour se faire
Des sous avec les touristes
Afin de ramener du minimum
Pour nourrir ses frères et sœurs.

Ma mère disait toujours,
Avec des fraises pour dessert
Ça sent le paradis dans l’estomac.

Bien des fois, dit Monsieur Bourget
J’ai vu Rodolphe ramasser
Du vieux linge que sa mère empilait
Autour du lit…
Du carré qui lui servait de chambre
Une brave femme
La nuit, elle faisait du neuf avec du vieux.

Ma mère disait :
Quand c’est beau
Ça pas toujours besoin d’être neuf

La cabane des Gascons,
Avant qu’ils arrivent pour l’habiter
Avait servi de poulailler
Y avait juste un poêle à bois
Avec aucune finition au-dedans

On s’est jamais rendu compte de ça dit mon père.

Ma mère avait posé du beau carton peinturé
Par-dessus des murs isolés avec des restes de guenilles
Ça faisait très joli dans la lumière du poêle à bois.

Cela dura plus d’une heure de cette façon… Monsieur Bourget dut nous quitter. Et nous marchâmes jusqu’à la fameuse cabane en bois rond. Même mon père fut impressionné par la modestie des dimensions.

Nous nous assîmes sur ce qui fut jadis une souche.

Tu sais pourquoi, Marie, je n’ai pas été capable de répondre à tes questions sur mes souffrances ?

Non lui dis-je ?

Parce qu’il n’y a jamais eu une seule seconde
Où la souffrance a réussi à entrer dans cette cabane-là
Tant que ma mère a été vivante.

J’me sentais gêné de t’avouer ça
Sauf qu’une fois sur place
Ça m’étonne encore aujourd’hui
De pouvoir dire
Que je n’ai jamais souffert
Même pas une fois dans ma vie
Et que mon enfance fut magnifique

Ma mère, tous les soirs, sans exception
Nous a chanté la même chanson
Elle appelait ça : la berceuse du bonheur

Lorsqu’elle nous serrait contre elle
Autour du poêle à bois
Pis qu’y faisait trop frette
Pour s’éloigner de la chaleur de son amour
Elle se mettait à chanter

EGO SUM PAUPER
NIHIL HABEO
ET NIHIL DABO.

Ça voulait dire :
Je suis pauvre
Je n’ai rien
Et je ne demande rien.

Chaque enfant reprenait la première phrase
Après que l’autre l’eut entonnée
Et l’on chantait en chœur
Dans un canon sans fin.

On n’a jamais su qu’on était pauvres.
On ramassait de la nourriture pour l’hiver comme si c’était de l’or.
Tout l’été, je pêchais le poisson
Ma mère le canait en vue des grands froids.
Elle sciait elle-même du bois pour en faire des cordes.
Au fur et à mesure qu’elle nous faisait du linge
Elle nous apprenait à coudre
On piégeait le lièvre, faisait un grand jardin
Engraissait notre cochon
Que je payais avec mes casseaux de fraises
On avait quatre poules, un coq,
Même une chèvre pour le lait
On a toujours été millionnaires Marie.

C’est comme ça qu’on a appris
À se serrer les coudes
À se faire confiance les uns les autres.

Je comprenais maintenant un peu mieux pourquoi mon père avait pu m’enrober dans une bulle de bonheur dès ma naissance. Il ne m’avait jamais raconté des contes et légendes. Il vivait sa vie comme on chaloupe une rivière, à la découverte toujours renouvelée d’une manière poétique de percevoir la réalité.

Quand je vous ai demandé :
Auriez-vous la bonté de me parler de vos souffrances ?
Pourquoi pleuriez-vous Papa ?

Parce qu’un homme qui n’a jamais connu la souffrance
Se sent handicapé pour aider sa fille
Qui se meurt d’amour pour un homme.

Quand vous avez attendu que maman
Vous ramasse sur le trottoir
En face de son travail
Assis sur votre valise
N’étiez-vous pas en souffrance ?

Je m’abandonnais tout simplement à la vie
Comme ma bonne mère me l’avait montré
J’ai toujours cru à la magie du cœur.

Et ta mère, en un instant,
À pu s’émouvoir à la magie de mon cœur pour elle.

Le retour en automobile se passa dans un chapelet de silences, entrecroisés de confidences. Mon père avait choisi son heure pour se dévoiler. Et je pressentais par la douceur de son dire, qu’une deuxième fois ne serait pas nécessaire.

J’ai choisi de travailler chez les sœurs
Parce que je peux réciter chaque belle phrase
Que je lis dans l’encyclopédie
Tout en œuvrant à mon rythme
Elles-mêmes étant trop occupées à prier.

Et plus tard

Je n’ai pas cru bon de raconter tout ça à ta mère
Je ne crois pas que ce que je porte en moi
Puisse modifier son talent de m’aimer.

Alors pourquoi me conter votre intime
À moi qui suis une copie de ma mère dis-je ?

Miel
Tu m’as demandé de te parler de mes souffrances
Mais le mot « souffrance » fait partie de l’ego
Et le mien se dissout tellement harmonieusement
Sous le bonheur d’être
Qu’il me semblait indispensable
De te dévoiler cette partie
Profondément enfouie dans ma solitude intérieure.

Est-ce que vous êtes un poète lui demandai-je ?

Non, un poète, c’est celui qui se sent la mission
De construire avec les mots
Pour que le cadeau qui se recueille en lui
Soit accessible aux autres.

Moi je ne suis bien que dans l’art de vivre
De lire mon encyclopédie, De travailler chez les sœurs
Et de vous aimer comme un fou ta mère et toi.

Ce soir-là, durant le souper familial, je me sentis réconciliée au quotidien de mon père et de ma mère. Je les percevais maintenant comme deux planètes qui, par la force même de leur gravité, n’auraient jamais la tragique occasion de se faire mal au gré d’une collision. Il suffisait à mon père, de par cette attraction mutuelle, qu’il tienne ma mère au chaud pour que cela le rende heureux, tel le soleil vis-à-vis la terre. Papa, auriez-vous la bonté De jouer aux échecs avec moi ?

Curieusement, ce rituel du jeu d’échecs entre nous n’avait jamais été une occasion de grands moments d’intimité. Tout juste de ma part une façon de lui faire plaisir et de la sienne une manière de déguster ma présence.

Nous jouâmes toute la nuit.

Mais plutôt que de confronter nos puissances logiques respectives, j’en profitai pour me baigner dans son art de dessiner la vie. J’habitais d’instinct le pays de l’intelligence, l’intuition, la passion de vaincre, la ruse, le plan de match. Mon père vivait dans un royaume différent du mien. Il ne forçait jamais, trop amoureux du rythme de ses mouvements, de l’odeur de sa pipe comme des craquements de sa chaise berçante.

Puisque, dans l’après-midi, il m’avait dévoilé quelques clés de sa vie, je tentai d’en profiter pour emprunter, en les copiant par mimétisme, des chemins semblables aux siens. Chaque fois que je saisissais un pion, une tour, une reine ou un roi, je caressais la texture de la pièce en de longs gestes langoureux par le simple bonheur du toucher. Il me sembla qu’il s’en rendit compte parce qu’il eut la délicatesse de rythmer ses séquences pour les ajuster au parfum des miennes.

Ce fut la toute première fois dans ma vie où je pressentis qu’il pouvait exister une danse de l’instant présent. Il n’y eut soudainement moins de passé si lourd comme aussi moins de désirs affamés de futurs. La vie m’apparut comme une suite possible d’instants présents, les anciens décédant en même temps que surgissait celui qui précédait la naissance des autres. Je venais peut-être de cogner à la porte de l’éternité de l’instant présent comme l’aurait dit Renaud, ou de rater de peu la fissure du temps pour qu’elle m’apparaisse? Aujourd’hui je sais que je n’étais alors qu’aux prémices d’un quelque chose de fabuleux que je mis des années à découvrir. Il me manquait la surprise du hasard ou l’abandon de la fenêtre ouverte au cas où le souffle passe.

Un peu comme le philosophe Jean-Jacques Rousseau qui, durant une promenade, reçut un coup de sabot d’un cheval qui lui fit perdre connaissance. Quand il revint à lui, il se trouva dans un état étrange. Il lui sembla que le monde n’avait aucune frontière et qu’il était un point de conscience flottant dans un vaste océan. Rousseau se sentit fusionné avec tout : la terre, le ciel, n’importe qui autour de lui. Il se sentit en extase et ivre dans cet état qui passa rapidement et lui laissa une forte impression qui le hanta pour le reste de ses jours.

Vers quatre heures du matin, je fus prise d’un fou rire. J’avais posé une colle à mon professeur de littérature et il avait été incapable de la résoudre.

Papa, si tu étais Shakespeare
Tu ferais quoi,
Être ou ne pas être ?

Quand tu vis une brosse d’être
Dans la taverne de la vie
Me répondit-il sans hésiter
Tu connais le bonheur de vivre
Un état paradoxal
Qui passe par le non-savoir.
Impossible à connaître au moyen de la pensée

Être et ne pas être en même temps.
Voilà la béatitude suprême
Dans cette vie
Et c’est par ce chemin du non-savoir
Que l’univers chante dans l’âme de l’être humain
Tel un sanctuaire d’oiseaux
Aux confins de l’innommable.

Je n’ai jamais oublié ces mots, car mon père les prononça banalement, tout en continuant à jouer aux échecs, comme si pour lui tout avait été depuis longtemps une simple question de trouver les bons mots dans l’encyclopédie, de les agencer pour mieux témoigner de la beauté de les vivre. A un point tel où je mis les trois dernières phrases en prologue du livre.

Papa, tenez-vous un journal sur ce que vous vivez ?

Parfois dit-il, parfois
Peut-être qu’un jour je te montrerai.

Le téléphone sonna. C’était Renaud. Il appelait de chez Isabelle.

Écoute, dit-il
Les enfants doivent partir en excursion
Découvrir où ton père a vécu
Avez-vous déjà eu un chalet
Dans votre famille ?

Attends, je te passe mon père, dis-je.

Et c’est ainsi qu’ils firent vraiment connaissance. Mon père l’avait vu chanter au St-Vincent lors de l’hommage à Monsieur Gouin, mais je le sentis ému du fait que Renaud désirait passionnément faire rêver les enfants du camp Ste-Rose. Renaud parla de coffres de bois et papa de mentionner qu’il m’en avait fabriqué vingt et un, à travers les années, qui ne demandaient qu’à être descellés pour être ensuite utilisés au bénéfice des enfants.

Demain matin, je suis à ta disposition
Renaud, pour te faire visiter
La cabane en bois rond de ma mère
Si Miel veut bien nous y conduire.

Curieux la vie. De savoir qu’il passait la nuit chez Isabelle me fit souffrir autant que l’idée d’aller l’y chercher le lendemain matin neuf heures provoqua en moi une joie profonde.

Papa, dis-je à mon père
Pourquoi avoir parlé des coffrets
On ne les a même pas ouverts ?

Je vis par ses yeux gamins et coquins qu’il se mourait d’envie de dévoiler enfin ce qu’il avait ciselé pour moi à chacun de mes anniversaires depuis ma naissance. Même ma mère n’avait jamais été au courant du contenu d’aucun de ces derniers.

Nous nous installâmes à table. Le coffret de ma naissance ne contenait qu’une seule lettre sculptée en une forme miniature : La lettre E. Celui de ma première année la lettre G. Celui de ma deuxième année, la lettre O.

Il n’y avait de fait qu’une lettre par coffret, sur une période de vingt et un ans.

EGOSUMPAUPERNIHILHABE

C’est la chanson de ta mère, dis-je, triomphante

EGO SUM PAUPER
NIHIL HABEO
ET NIHIL DABO

Tu ne m’as jamais parlé de cette chanson-là, Rodolphe Dit ma mère

C’est un canon en latin
Que me chantait ma propre mère
Quand j’étais enfant
Dit mon père

Je saisis d’instinct que mon père ne voulut point dévoiler sa recette, de peur que ma mère ne cesse de s’émerveiller de la manière mystérieuse dont il arrivait à l’aimer de seconde en seconde. Il sortit également la chaîne originale de ma Grand-Mère que sa propre mère lui avait remise. Il y faufila les lettres une à une et m’agrafa l’ensemble dans le cou.

Pour que ta grand-mère te protège
Comme elle le fit pour moi
En me chantant cette berceuse.

Mais Papa, il me manque douze lettres dans le cou ?

Et mon père de répondre :
Je n’ai pas fini de t’aimer non plus.

Le lendemain matin, nous ramassâmes Renaud chez Isabelle pour nous rendre finalement à la cabane à un mur. Pour Renaud, toute réalité représentait d’abord un décor signé par ses rêves, contrairement à mon père pour qui il n’y avait de réel que le bonheur permanent passant à travers le réel comme si ce n’était qu’un amas de molécules.

La cabane à un mur de votre mère, dit Renaud
Je ne pouvais pas imaginer un lieu plus magique
Je vois les enfants arriver ici en autobus
À raison d’un groupe par jour
Avec pour mission
Trouver les vingt et un coffres
Reconstituer le message original
Par l’assemblage des morceaux déchirés.

Les méchants Patibulaires
Habitent tout autour

Vous connaissez quelqu’un de la région
Qui possède le physique d’un méchant
Et qui vit dans le coi ?.

Mon père et moi criâmes en même temps :
Roméo Bourget.

Et c’est ainsi que fut à peine dessinée la suite de la thématique du camp Ste-Rose, Renaud tenant par-dessus tout à ce que les détails furent improvisés au fur et à mesure. Nous nous rendîmes à la roche où mon père allait quand il état enfant.. Après de longs moments de silence à écouter la symphonie de la nature, Renaud demanda soudain à mon père :

Êtes-vous venu à l’enterrement de Paul Gouin
Monsieur Gascon ?

Vous l’avez bien connurelança mon père ?

Ce fut un poète, Monsieur
Il connaissait la valeur de l’instant présent

L’instant présent st un si beau cadeau
Dit mon père

Et je vis mon père basculer dans ce qui me sembla une brosse d’être. Une certaine présence absente tout à fait charmante. Et je vis Renaud, étonné de ce qu’un autre que lui put avoir dans sa bouche, tel un secret dévoilé, des paroles qu’il aurait pu dire lui-même. Oui, l’instant présent à trois sur cette roche fut, cette journée-là, un merveilleux cadeau.