Lîle de l’éternité de l’instant présent
Chapitre 19
Amenez-moi au début du roman
Monsieur de Larousse était un être généreux et noble pour qui le rêve avait une valeur intrinsèque, peu importe que ce fût plausible ou pas. Son enfance avait été marquée, par des faits antagonistes, quoique peu banals. Un ami de son père s’était retrouvé en automobile sur un pont au moment précis où il n’aurait pas fallu qu’il y soit.. Une inondation déracina la structure d’acier. L’automobile plongea dans le lac en ébullition. Son pied restant coincé dans la fenêtre, il eut le choix entre sauver sa vie et broyer sa jambe. Et il en perdit un pied. C’est ainsi qu’il conçut le rêve de visiter à pied avec ses enfants chaque village de France, d’une fin de semaine à l’autre. Et sa jambe de bois se transforma en jambe de rêve.
Quand je lui parlai de la maison du jouir de Gauguin à Tahiti, Monsieur de Larousse à qui la mort de sa femme avait fait perdre pied dans la vie durant plus de cinq ans, conçut le rêve de visiter à pied avec ses enfants chaque instant de tendresse, d’une fin de semaine à l’autre. Et son pied déteint se transforma en pied marin, puisque la voile poétique de mon enfance donnait maintenant un sens au bateau de son existence.
Car c’était bien de cela qu’il s’agissait, de poésie. Donner aux lieux et aux jours une valeur poétique. Il avait été très impressionné par tous ces touristes marchant comme par magie dans un sentier sortant de la mer comme de nulle part parce que le geste de saluer la tombe de Chateaubriand était en soi poétique.
Que mon père ait basé sa vie sur la lecture de l’encyclopédie sur laquelle sa famille avait tant sué d’une génération à l’autre était en soi un acte de poésie. Combien de fois me demanda-t-il de lui raconter mon enfance ? Il rêvait maintenant de s’asseoir avec mon père sur un rocher face à la mer et de partager le tabac d’une pipe en écoutant les paroles rarissimes d’un homme sage. Et il lui semblait que Tahiti fut le lieu le plus magique pour que cela devienne un rituel suave.
Pour dire vrai, Monsieur de Larousse avait l’argent. Mais l’argent sans la poésie du rêve ne procure qu’ennui et désillusion, par l’abondance d’étourdissements qui doivent se succéder à pleine vitesse pour tenter de noyer le vide avant qu’il ne nous noie et que l’on perde pied dans une automobile dernier cri engloutie dans l’inondation de la futilité.
Moi, voulant donner un sens à ma vie, lui désirant enfin retrouver un sens à son argent, nous fonçâmes vers notre rêve sans trop nous poser de questions, en autant que les deux filles soient heureuses. En fait, nous fûmes sept à monter sur le bateau : Mon père, Madame de Vincennes, Gérard le pianiste aveugle, Nellie-Rose, Frannie dans mon ventre, Monsieur de Larousse et moi. Gérard étant devenu un ami intime de la famille.
Mon père d’ailleurs avait insisté pour que Gérard vive avec lui dans sa dépendance, de façon à se sentir moins redevable à Monsieur de Larousse, l’un aveugle et l’autre méditatif, partageant le bonheur des humbles de ne rien demander à la vie même si elle déborde de générosité à n’en plus savoir comment faire cesser le flot de bienfaits. Madame de Vincennes adorant cuisiner, et nous ramener du marché les ingrédients du jour le jour, il nous semblait que notre vie de famille élargie serait d’une eumétrie encore plus riche et variée que si nous étions partis seuls avec les enfants. Et comme dit si bien Monsieur de Larousse en riant au moment où le bateau accosta dans l’île ?
Et vive le Koka-Kola
Ils en ont à Tahiti vous croyez ?
Le seul fait que Gauguin y eut vécu, dans le bonheur succédant au bonheur, procurait déjà à mon père une béatitude intarissable. En fait, Gauguin ne connut cet état qu’à une seule occasion dans sa vie à Tahiti, lors de son mariage de Koke, tel que rapporté dans ses écrits.
Juin 1892, Tahiti, Gauguin écrit à Daniel de Monfreid :
« J’éclate de rire dans ma case quand j’y pense.
Non il n’y a qu’à moi que cela arrive
Toute mon existence est comme cela :
Je vais au bord de l’abime et puis je ne tombe pas.
Quand Van Gogh est devenu fou, j’étais foutu.
Eh bien je m’en suis relevé.
Cela m’a obligé à me remuer
C’est égal, il y a un drôle d’enchevêtrement
de hasards pour moi
J’ai encore gagné quelques jours avant de tomber
Et je vais travailler. »
Mais il a faim. Démuni d’argent, tentant en vain de se faire rapatrier en France, il n’arrive plus à se concentrer sur ses recherches en peinture. Alors, il décide d’explorer l’île de Tahiti, n’étant jamais sorti du centre-village de Mataïa depuis son arrivée, il y a un an. Empruntant un cheval au gendarme, il parcourt la route de la côte est pour s’enfoncer à travers une forêt de cocotier. Il existe une vieille tradition d’hospitalité grâce à laquelle on l’invite à manger dans une hutte sur l’heure du midi.
Allongé avec ses hôtes sur l’herbe sèche d’aretu, à la manière tahitienne, il mange des bananes sauvages et des crevettes d’eau douce. On lui demande que lui vaut ce grand voyage. Et Gauguin de raconter :
« je ne sais quelle idée me traversa la cervelle,
Je leur répondis : pour chercher une femme »
Si tu veux, je vais t’en donner une, c’est ma fille »
Mais il y a une condition. La jeune fille doit passer huit jours chez lui. Si elle n’est pas heureuse, elle est en droit de le quitter.
« Une semaine se passa pendant laquelle
Je fus d’une enfance qui m’était inconnue
Je l’aimais et je lui dis
Ce qui la faisait sourire.
Je me remis au travail Et le bonheur succédait au bonheur Chaque jour au petit levé du soleil. La lumière était radieuse dans mon logis L’or du visage de Teha’amana inondait Tout l’alentour et tous deux Dans un ruisseau voisin Nous allions naturellement, simplement, Comme au paradis, nous rafraîchir… Moi je n’ai plus la conscience du jour et des heures Du mal et du bien : Tout est beau tout est bien. »
Ne plus avoir la conscience des jours et des heures, du mal et du bien. Quelle belle description de l’instant présent écrite de la main de Gauguin et racontée par Monsieur de Larousse, homme exquis et cultivé, et cela plut à mon père.
Monsieur de Larousse lui offrit en cadeau de bienvenue dans la vie de notre petite famille, une reproduction de la maison du jouir de Gauguin construite vers la fin de sa vie. Au rez-de-chaussée, deux pièces fermées. À droite, une cuisine, à gauche un atelier de sculpture. Au milieu, un espace vide bien aéré servant de salle à manger. Premier étage un immense studio muni de grands auvents. Et la fameuse canne à pêche qui lui permettait de faire monter de l’eau fraîche à partir du puits du jardin. La minuscule chambre à coucher se trouvant à l’autre extrémité, où se trouve l’escalier extérieur montant au deuxième étage. N’y avait-il pas peint d’ailleurs un des chefs-d’œuvre de sa vie : « D’où je viens, qui suis-je, où vais-je ? » (1898-1899), cinq ans avant sa mort ?
Bien sûr, Gauguin traversa dans cette maison une période épicurienne. Vin, rhum, partie de la nuit à chanter et à boire, une vahiné parmi d’autres restant à coucher jusqu’au petit matin. Mais lorsqu’il se retrouvait seul à pêcher son eau fraîche dans le puits, le nom « maison du jouir » prenait alors toute sa signification, par le simple fait de poétiser le réel, comme Rodolphe l’avait fait lui-même dans son enfance si pauvre alors qu’il oubliait instantanément qu’il pêchait pour survivre, par le simple bonheur de pêcher des instants présents.
Ainsi, nous nous installâmes à Atuona, l’île de la maison du jouir de Gauguin. Je ne sais pas si mon père se rendit vraiment compte à quel point Monsieur de Larousse était financièrement à l’aise. Il lui parut normal de se trouver un emploi de concierge dans une institution protestante, le type de religion n’ayant aucune importance, en autant qu’il y ait respect et recueillement. Ce qui lui permit de payer son loyer et de ne dépendre de personne. Quant à Gérard, il devint le pianiste attitré du Hanakee Pear Lodge. L’un travaillant de jour et l’autre de nuit, l’un en début de semaine et l’autre en fin de semaine ; ils vécurent une eumétrie parfaite dès le début de leur séjour dans l’île.
Un exemple pour illustrer l’importance que prend le passage des magnifiques sur cette planète :On avait organisé une croisière que les propriétaires de l’entreprise touristique appelaient : « le voyage Gauguin ». On y faisait le tour des îles Marquises de la Polynésie française, avec lecture des textes du peintre et visite de ses principaux lieux d’émergence, de son œuvre comme de sa vie. Alors que de son vivant, cet homme faillit mourir de pauvreté et de faim. Était-ce le fait qu’il osa vivre sa vie en homme libre, hors des servitudes, hors des réalités, hors du temps ou le témoignage de son œuvre ou les deux à la fois ? Celui qui refuse le collier , économique comme religieux, et cela de son vivant, sans concessions suscite toujours la vénération des générations futures, après avoir subi le mépris de ses contemporains. Étrange, si étrange. Horripilé par sa femme, sa belle-famille, les institutions culturelles des bien-pensants de son temps, il devient par l’usure du passé et de ses mesquins disparus, un mythe, sa tombe prenant valeur de bien historique universel. Étrange, si étrange. Combien de tombes à travers le monde méritent-elles réellement la visite des porteurs de colliers en recherche de… comme asservis par le temps, qu’importe d’où ils proviennent à travers la planète ? Si peu qu’on les compte sur le bout des doigts.
C’est dans ce paradis eumétrique que naquit Frannie. Monsieur de Larousse vivant au deuxième étage, consacrant ses loisirs à écrire un livre sur Gauguin, Madame de Vincenne le côté gauche de la villa, les enfants aux centres et moi à droite, ramassant de note en note, mes souvenirs pour tenter de comprendre cette étrange aventure que fut le camp Ste-Rose.
La veille de la naissance de Frannie, mon père termina de creuser son puits, de façon à ce que lui au deuxième étage de son in-dépendance et Gérard au premier puissent aller à la pêche d’eau de source à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, renouvelant ainsi le rituel poétique du grand peintre.
Le lendemain, nous baptisions nous-mêmes Frannie à la ligne à pêche de Gauguin, nous mariant par la même occasion Jean et moi sur simple bénédiction de mon père, avec comme témoins Gérard et madame de Vincennes, Nellie-Rose gambadant de l’un à l’autre tout heureuse que la fête fut perpétuelle. Elle n’avait même pas besoin d’aller à l’école. Jean lui enseignait en avant-midi seulement, le reste de la journée étant consacré à jouir de la vie.
Que nos soirées furent douces durant toutes ces années. Les filles grandissaient. Et Gérard leur apprenait les chansons du St-Vincent de mon époque et du p’tit Québec du temps où sa vie ressemblait à la cave où il se faisait un peu exploiter financièrement.
Tous les lundis soirs, après le souper familial sur la plage, il y avait concert des chansons du Québec. Parfois Gérard s’abandonnait au piano pendant que nous entourions les filles de notre affection, parfois nous suivions les paroles dans le livre de chant publié par Monsieur de Larousse spécialement pour ces occasions, mais la plupart du temps Nellie-Rose de sa flûte et Frannie de son violon accompagnaient Gérard, puis chantaient avec lui à trois partitions. Comme cette belle chanson de Félix Leclerc :
Cette nuit dans mon sommeil
Je t’ai enlevée de ta tour
J’avais dérobé l’soleil
Pour que jamais vienne le jour
Nous courions dans la prairie
Les rubans volaient au vent
Nous avons bu dans nos mains
À la source du matin
C’était le passage favori de mon père : boire dans ses mains à la source du matin. N’y avait-il pas plus belle poésie pour symboliser chacun de ses réveils sur l’île la plus poétique de ce bord de mer, celle du jouir ?
Un soir, pour mon anniversaire, Jean me réserva une surprise. Le chansonnier, Pierre Létourneau, de passage dans les Marquises vint nous faire un concert intime. Il était né, comme artiste, de la première époque des boîtes à chanson, celle des années 60. Il avait même apporté son journal intime de cette jeunesse bohème dont la lecture de certains extraits nous causa un mal du pays très vif.
8 juillet 1960,
Un jeune troubadour, arrivé tout droit du lac Saguay
Désemparé, désespéré, quelque part dans la grande
Ville de Montréal, et que j’ai rencontré déjà
À quelques reprises, m’a téléphoné ce matin.
Il s’appelle Claude Gauthier.
Il parle de Félix Leclerc sans arrêt, fume des gitanes
Et me paraît plutôt sympathique.
Je m’en vais à la mer qu’il me dit.
Je t’invite
Et n’oublie surtout pas d’apporter ta guitare.
On pourra peut-être chanter dans les salles paroissiales
Sur les perrons des presbytères ou d’église
Et ainsi payer nos dépenses.
L’occasion était trop belle et je n’ai pas hésité longtemps
Et moi qui ne connais de la mer
Que ce que j’en ai vu à Lévis ou sur les cartes postales
Je pars demain pour la Gaspésie
Avec ma guitare, mon inconscience
Et mon pouce.
Aux mots de « ma guitare, mon inconscience et mon pouce » j’eus une pensée pour Renaud. Nous étions en 1985 et personne n’avait eu de nouvelles depuis près de quatre ans. En quittant le Québec, mon père avait confié ses encyclopédies soulignées de traits fins à Clermont pour que le tout soit donné en héritage spirituel à Renaud. Cela prit bien toutes ces années avant qu’il me parle de ce qui s’était passé, après l’enterrement de Madame Martin, la fameuse nuit où Renaud alla coucher chez lui. Mais ce soir-là, après le récital de Létourneau, sentant ma relation avec Jean solide et harmonieuse, il me glissa quelques phrases, comme s’il ne faisait que continuer une vieille conversation suspendue par pur hasard.
Je ne sais pas s’il a réalisé son projet, dit mon père ?
Lequel fis-je ?
Faire le tour des tombeaux
Des magnifiques de la planète
Et aller dormir au pied de chaque monument
Le nez dans les étoiles
Et le corps dans un sac de couchage.
C’est quoi son objectif, dis-je ?
Il me dit que je le saurais en temps et lieu.
Le camp Ste-Rose étant pour lui
Le noyau particulaire
D’une explosion atomique et poétique
Aux mots « le nez dans les étoiles », cela me fit réaliser à quel point le principe de l’eumétrie tel que cultivé dans notre famille élargie, avait permis au quotidien un bonheur d’une enivrante culture. Notre système solaire se constituait de trois planètes dont les orbites se croisaient quelquefois par jour. Madame de Vincennes et les deux filles vivaient une intimité très « morale grand-mère ». Elle aimait les gâter tout en s’imposant. Elle savait être sévère avec un jugement tel que les filles trouvaient toujours du plaisir à retourner sous ses jupes. Jean et moi-même cultivions une relation intellectuelle, fascinés par l’écriture de nos livres respectifs et allant marcher sur la plage dans nos bas de courbe de créativité. Nous aimions nous lever vers quatre heures du matin et écrire jusqu’à huit heures. Puis nous déjeunions en famille, changeant de territoire chaque matin, de façon à ce que ce ne soit pas toujours au même à faire le repas. Nous consacrions notre après-midi aux loisirs des filles, Jean leur ayant enseigné le matin. Puis le soir, quand il n’y avait pas de soirée, nous retournions à nos écritures, mon père se transformant en conteur pour mes filles, comme il l’avait été pour moi enfant.
Je n’ai pas parlé de la troisième planète, celle de Gérard et mon père. Elle fut d’abord empreinte de respect et de silence. Le fait que mon père ait pensé à lui pour qu’il puisse, de sa fenêtre, pêcher l’eau du puits, l’émut profondément. Comme il était aveugle, il ne sut pas trop au début ce qu’il pouvait faire pour donner du bonheur à mon père, celui-ci étant déjà suffisamment heureux. Il remarqua cependant que lorsqu’il parlait par intervalles, disant le minimum de mots comme une danse des silences entre phrases douces de leur immense, cela rendait la voix de mon père joyeuse. Il cultiva donc l’écoute, le rythme des mots et l’abandon à l’essentiel. La présence de Gérard plut tellement à mon père qu’il prit l’habitude, le dimanche matin à l’aurore de l’emmener avec lui pour assister au lever du jour réveillant les vagues d’une mer béante. Un jour Gérard lui dit simplement :
Tiens l’instant présent vient juste d’arriver.
Et mon père de dire :
C’est magnifique que tu sentes
La même chose que moi
L’être qui attaque de son bonheur d’être.
Non cela ne m’est pas encore accessible dit Gérard
Mais je sais la seconde exacte de sa venue
Parce que l’air autour de vous, Monsieur Rodolphe,
Fait comme des vagues de fraîcheur.
Et ce fut tout. Aller plus loin dans la conversation aurait été un manque de respect et ça, Gérard n’aurait pu supporter d’avoir manqué de talent vis-à-vis mon père, la musique des sons que l’on touche de la caresse des doigts étant le seul champ d’énergie dans lequel l’aveugle pouvait exceller.
Mon père avait demandé à Monsieur de Larousse, une drôle de question ?
Vous qui avez le bonheur de la culture,
Vous pourriez faire des recherches
Sur un exemple que je pourrais suivre
Au cas où il me viendrait à l’idée de mourir ?
J’aimerais mourir avec talent, voyez-vous Jean
Pour ne pas faire peur à mes petites filles.
Avec délicatesse et à mon insu, Jean appela ses recherchistes à Paris. Et au bout de quelques semaines, on lui envoya une douzaine d’exemples de façon de mourir à travers l’histoire. Il sembla à Jean que mon père apprécierait particulièrement celle d’Épicure et prit sur lui de ne lui présenter que celle-là. C’est ainsi que mon père eut en sa possession le texte de sa dernière lettre à Ménèque, écrite 2000 ans avant l’apparition d’Einstein sur terre. Bref, cette lettre raconte que quand Épicure fut à la mort, il commanda un bon bain chaud et du vin. Il parla du jour de cette mort comme du jour le plus heureux de sa vie, parce qu’il est plein de souvenirs de discussions philosophiques.
Un bon bain chaud et du vin
Quelle idée formidable
Pour célébrer son entrée
Au creux du mystère de la nature.
Et c’est ainsi qu’à côté de son puits, mon père construisit un bain avec des sièges pour sept personnes, juste pour le bonheur de philosopher entre nous dans l’eau douce et fraîche du puits à l’ombre des cocotiers.
Renaud aurait adoré Épicure, je crois, mais pas pour les mêmes raisons. Selon l’encyclopédie de la famille Larousse :
Épicure considère la nature comme matérielle
Et composée d’atomes en mouvement
Dont les combinaisons forment toutes les choses.
Le système reposant sur l’idée d’une matière éternelle
Sans aucune intervention des dieux.
L’âme elle-même, faite d’atomes subtils
Est matérielle et mortelle
Il n’y a donc pas d’au-delà.
Et c’est dans le bain philosophique de mon père que nous apprîmes vraiment à nous connaître. Nous avions un vase dans lequel tous et chacun déposaient un sujet à débattre, la règle étant que l’opinion donnant le plus de bonheur intellectuel servait à faire le ménage de vieilles croyances rendues inutiles par notre rythme de vie. Ce qui permit à Jean, à l’item « Morale » de nous exposer son amour de l’épicurisme moral.
La morale d’Épicure a pour objectif
D’atteindre le bonheur
Par un usage raisonnable des plaisirs
Recommandant ceux qui sont naturels et nécessaires,
Admettant ceux qui sont naturels, mais non nécessaires
Et fuyant ceux qui ne sont ni naturels, ni nécessaires
Dans un bonheur fait de repos, de paix
D’accord avec la nature
Et de libération face aux préjugés.
Nellie-Rose alla chercher l’encyclopédie juste pour voir si Jean avait triché. Jean avait beau lui dire qu’il avait contribué lui-même à la définition définitive du mot Épicure, la petite ne pouvait comprendre qu’on puisse répéter mot à mot ce qui se trouvait dans un livre, ce qui fit bien rire tout le monde.
La semaine où le mot « instant présent « apparut, nous sentîmes par la voix de mon père, qu’il tentait de nous léguer son testament.
L’instant présent
C’est chacun de vous
Présent éternellement dans l’île de moi-même
Je vous aime tellement
Que parfois je me transforme en étoile
Juste pour que vous ne viviez jamais la noirceur,
En soleil pour que vous n’ayez jamais froid
En nuage pour que vous n’ayez pas trop chaud
En eau de mer pour que vous nagiez
Dans les vagues par lesquelles mon cœur bat pour vous.
Quand ce bain sera vide et que le vin sera bu
Remplissez le tout à nouveau
Et buvez à ma santé
Comme je bois à la vôtre en ce moment
Dans l’île de l’éternité de l’instant présent.
Mon père mourut cette nuit-là, dans son sommeil.
Gérard fut le premier à le découvrir. Quand nous arrivâmes, il se tordait de douleur en palpant le corps de partout avec ses mains comme pour tenter de l’imprégner à jamais en ses yeux obscurs. Je demandai à Jean d’emmener Madame de Vincennes et les filles à la mer, le temps que je retrouve moi-même mes sens. A quoi bon vivre tous en même temps le même choc ? Je restai assise sur la chaise de cordages, rongeant mes poings pour ne pas hurler à mon tour. Le pianiste-aveugle se mit à tournoyer en rebondissant d’un mur à l’autre. Pour l’empêcher de se blesser, je me jetai sur lui et nous tombâmes par terre.
Gérard, ressaisis-toi
Faut pas que les filles nous voient
Dans cet état-là
Oui oui… les filles, les filles
Non non…faut pas que les filles
Je veux pas…j,’peux pas
Mon père a mis du talent dans sa mort
Va falloir en avoir dans le deuil
Ton père, c’est le premier à m’avoir traité
En être humain.
Avant lui j’ai toujours été
Rien qu’un aveugle.
Et nous restâmes là tous les deux, à genoux, l’un en face de l’autre, tentant de sécher les larmes de nos visages, lui voyant les miennes avec ses mains, moi touchant les siennes avec mes yeux. Nous savions tous les deux qu’il fallait trouver un moyen pour faire du choc quelque chose de supportable. Que faire, que faire…. Qu’aurait fait Renaud au camp Ste-Rose en pareille circonstance ? Et sa passion de transformer la réalité en tableau, en œuvre d’art me revint à la mémoire. Qu’est-ce qui manque au tableau pour que cela soit magnifique ?
Je me levai, plaçai la tête de mon père dignement sur l’oreiller, enveloppai son corps d’une couverture, croisai les deux mains. J’allai chercher le symbole de son séjour sur l’île, la canne à pêche « Gauguin » Je la déposai entre ses deux mains, la perche découpant la bordure de sa joue le long de son épaule. Je fus étonnée de voir à quel point il n’y avait aucun bien matériel dans cette chambre. Un lit, quelques vêtements, une table sur laquelle trônait en permanence un volume de la nouvelle édition Larousse.
Je levai Gérard, lui pris les mains et lui fis toucher la canne à pêche.
Il faut trouver les bons mots pour les filles, Gérard.
Quand Jean arriva avec Madame de Vincenne, Nellie-Rose et Frannie, il put les faire asseoir autour du lit, leurs larmes ayant déjà beaucoup coulé entre deux vagues de mer.
Vous vous rappelez les derniers vœux de Monsieur Rodolphe ? Dit Gérard
Quand le bain sera vide et que le vin sera bu
Remplissez le tout à nouveau
Et buvez à ma santé
Gérard prit sa canne blanche, descendit seul. Nous l’entendimes remplir le bain en montant l’eau du puits, panier par panier. Puis plus rien. Cela dû prendre une bonne demie-heure avant que quelqu’un pense à aller voir par la fenêtre. Le pianiste-aveugle, une coupe de vin à la main levait son verre au ciel. Frannie et Nellie-Rose allèrent se blottir contre lui pour le consoler.
Mon père aurait préféré être incinéré et que ses cendres soient jetées à la mer. Nous l’enterrâmes plutôt dans le même cimetière que Gauguin. Sur le monument, nous écrivimes en épitaphe :
Buvez à ma santé
Comme je bois à la vôtre en ce moment
Dans l’île de l’éternité de l’instant présent.
Nous traversâmes alors notre période « Hanakee Pear Lodge » Je ne sais pas si Gérard s’en rendit compte, mais sans sa musique, nous aurions tous sombré dans le désespoir. Nous y allions en famille, de vingt heures à vingt deux heures. Comme Nellie-Rose l’accompagnait à la flûte et Frannie au violon, le trio conquit rapidement la clientèle de touristes à la recherche de Gauguin.
Un de ces soirs là, Il y eut un journal qui traînait sur le piano-bar. En première page, il y avait un article sur un inconnu qui faisait le tour du monde pour profaner les monuments des personnes célèbres en gravant de curieuses lettres : Ego sum pauper, nihil habeo, et nihil dabo. Tous l’avaient rencontré à un endroit ou l’autre de la planète, mais personne ne pouvait mettre un nom sur le visage. Un seul journaliste disait l’avoir interviewé alors qu’il dormait près de la tombe de Jean-Jacques Rousseau.
Je suis un révolutionnaire quantique
Un terroriste de la réalité
Une bombe cervicale cosmique
Si j’arrive à marquer d’un même symbole
chaque tombe
de chaque magnifique
De la terre
Ayant connu l’éternité de l’instant présent
L’humanité passera
De l’ère de la matière
À celle de la poésie de la matière.
L’article mentionnait que la surveillance avait été accrue à Jérusalem comme à Rome. L’homme étant contre les religions, la CIA avait prévu le gouvernement américain qu’il tenterait peut-être de faire sauter les mythes imaginaires de la race humaine. Un mandat international fut donc levé contre lui. Une récompense d’un million de dollars étant offerte à toute personne possédant des informations conduisant à son arrestation.
Et nous nous mimes à surveiller les journaux. La semaine suivante, l’individu avait fait parvenir une dépêche au Financial Post, qui fut reprise par une agence de presse internationale un peu partout à travers le monde.
Puisque la science a découvert l’univers
n’est qu’un immense champ quantique
sous des formes variées à l’infini
pourquoi n’est-il pas possible de faire sauter
le champ de la conscience
pour avoir accès à cet infini ?
ego sum pauper
nihil habeo
et nihil dabo
signé, le voyageur quantique
Puis on rapporta que la tombe du poète américain Withman avait été elle aussi marquée par la phrase énigme : Ego sum pauper, nihil habeo, et nihil dabo. Et lorsqu’on découvrit que l’individu avait réussi à l’inscrire sur la tombe de Pie X11 à Rome, ce fut la panique dans les milieux religieux. Pas tellement à cause de l’acte lui-même, mais parce que toute l’information concernant l’explication quantique du monde commençait à parvenir aux oreilles du peuple. La science contredisant la religion officielle, on eut peur de voir s’effondrer le système religieux. N’eut-on pas la même angoisse quand Copernic prouva que la lune n’était pas lisse et que des étoiles tournaient autour d’autres planètes comme la terre autour du soleil, ce qui contredisait dramatiquement la bible.
Mais quand le journal officiel de Tahiti « le papeete » publia en première page que la tombe de Gauguin venait elle aussi d’être profanée par le Robin des bois quantique, nous sûmes que Renaud était venu sans même avoir pu nous saluer. Nous nous rendîmes, toute la famille, à la tombe de mon père. Et nous ne fûmes pas surpris d’y retrouver les mêmes graffitis enfoncés à coups de couteau dans la pierre. Et c’était signé comme sur les autres pierres tombales des magnifiques de ce monde
Le voyageur quantique.