L’île de l’éternité de l’instant présent
Curieusement, le fait de partir pour Vancouver changea ma vie. Je pris plaisir à garder John sous tension amoureuse, séduite sans l’aimer vraiment par cette passion profonde qu’il éprouvait pour moi. J’avais appris comment on joue avec la vie quand on est une fascinante. On provoque, on suscite, mais on ne livre jamais la marchandise. On devient le symbole de l’inaccessible dont la particularité est de ne jamais appartenir à personne.
Techniquement cela se traduisait par des jeux d’intérêt. Dans sa famille, on enseignait la littérature française à travers le monde depuis trois générations, on n’avait pas de problème d’argent et surtout on carburait au regard de l’autre, l’être humain valant essentiellement le pouvoir qu’il a. Cette classe sociale, tout en étant très libre de mœurs, vivait quand même selon des règles qu’il fallait rapidement décoder et ne pas outrepasser. On pouvait avoir des aventures, un amant ou une maîtresse passagère en autant que cela fut vécu discrètement. Mais il était hors de question de tomber enceinte d’un autre. Comme j’attendais un enfant de Renaud, la seule chose acceptable dans cette famille était qu’il fut de John. C’est ainsi que naquit Nellie-Rose Thysdale, le mot « Rose » étant secrètement ajouté au prénom en réminiscence du camp Ste-Rose.
Et c’est subséquemment que de fil en aiguille, j’appris à manipuler pour ne pas perdre, en espérant que le vent, uniquement le vent, entraîne le bateau à voiles de ma vie vers un pays où l’on n’a pas de collier dans le cou, où l’on est libre chaque seconde, sans jamais faire de concessions.
À l’époque, je n’aurais pas eu la force morale de raconter tout ça avec franchise. J’occultais. Mais il n’en demeure pas moins que je me tapai de nombreuses activités sociales pour ne pas perdre les bonnes grâces du recteur, de nombreux repas du dimanche pour conquérir la belle-mère qui ne m’avait jamais acceptée, elle-même ayant été dans sa jeunesse une intrigante mue par le seul désir de l’argent et du pouvoir.
J’aimais John, comme le chien aime la main du maître, mais qui peut de moins en moins supporter les marques dans le cou. John m’adorait, comme le maître flatte son chien parce qu’il représente exactement l’atout manquant pour monter les échelons sociaux dans le cercle international des universitaires de grand renom. Nous étions le couple parfait et nous le savions parfaitement. Trop intelligent pour se priver l’un de l’autre tant que l’un ou l’autre n’aurait pas atteint le sommet.
Curieusement, je ne reçus de réponse des encyclopédies Larousse que deux ans après la naissance de Nellie-Rose, mon père servant de relais à la lettre égarée.
Madame,
À titre de président du conseil d’administration des Éditions Larousse, entreprise appartenant à ma famille depuis sa fondation, permettez-moi de vous adresser mon admiration devant votre franchise. Je suis ému par votre sensibilité à l’évolution de la langue et de son devenir féminin. L’exemple que vous donnez au sujet du mot « fascinant (e) » m’apparaît en effet des plus significatifs.
Cela dit, en m’excusant du retard à vous répondre, nous serions très honorés si vous acceptiez de faire partie de notre comité de lecture constitué de femmes passionnées des mots à travers le monde. Nous aimerions bénéficier de vos critiques concernant la féminisation de certains mots dans notre prochaine édition.
Votre très intrigué
Jean de Larousse
Président-directeur général
Et amoureux des mots.
Monsieur,
On ne fait pas d’argent sur le dos des femmes du monde en abusant de leur créativité sous forme flatteuse de mots nobles. Il me semble que vous recherchez du bénévolat de bas étage. Une femme en ce monde doit déjà tellement partir de loin pour vivre aussi librement qu’un homme que cela pose question quand il s’agit de définir le sens des mots. Un homme ne peut comprendre cela Monsieur, fut-il président de Larousse.
Votre très fascinante
Marie Gascon-Thysdale
Professeur de littérature
À l’université de Vancouver
Et blessée par les mots d’hommes
Comme par leur abus de pouvoir.
Me sentant engluée dans une toile d’araignée tout en sachant que la seule chose qui m’intéressait était de grimper les cordages jusqu’à ce que je devienne l’araignée elle-même, j’écrivis une carte postale à mon père avec trois questions sur l’endos :
Papa
Auriez-vous la bonté de m’éclairer sur ma vie ?
Qu’est-ce que le devenir ?
Avez-vous des nouvelles de Renaud ?
Je reçus une enveloppe, avec à l’intérieur une lettre de mon père et une carte postale que Renaud lui avait envoyée. Selon mon père, Renaud avait tout quitté pour parcourir le monde avec sa guitare, se contentant, la plupart du temps, de quêter dans les rues en chantant.
Le devenir, ma fille
Quand il danse
Au lieu de pleurer d’ambition,
C’est l’éternité de l’instant présent
Qui prend plaisir
À s’habiller instant par instant
Éternel par éternel
D’une robe de noce
Pour se marier avec la vie.
Quant à Renaud, il avait écrit à mon père pour lui témoigner sa reconnaissance»
Monsieur,
Merci d’avoir mis des mots
Sur ce que je vivais.
Je parcours la terre
Comme Robinson Crusoé son île
Préférant creuser la beauté sous forme d’étoiles
Partout où elle surgit comme pour le peintre sur sa toile.
La carte avait été envoyée de Paris, plus précisément du XVe arrondissement où l’on voyait en photo l’affiche d’une boîte à chanson du nom prédestiné « au petit Québec ». Je téléphonai juste pour voir. Oui Renaud y avait bien donné des spectacles durant trois mois. Il était reparti passer l’hiver en Espagne à chanter dans les rues.
Il arrive parfois, dans la vie, que les évènements se précipitent. John était tombé passionnément amoureux d’une autre femme. Je le sus tout à fait par hasard à la découverte de deux billets de cinéma indiquant une date où il aurait dû se trouver en Angleterre pour un congrès. Il avait donc passé la semaine chez elle.
Je fis semblant de ne rien voir comme c’est la règle dans ce milieu. Prétextant le fait qu’il rentrait de plus en plus tard, je lui fis une proposition :
Il serait peut-être sage
Que nous fassions chambre à part
Pour que tu puisses
Récupérer ?
Tiens pourquoi pas, répondit-il simplement.
Et je sus. Le temps m’était compté. Elle chercherait sans doute à prendre ma place et je ne voulais pas en sortir perdante au niveau psychologique. Pourrais-je sauter d’une toile d’araignée à l’autre à temps ? On vaut le pouvoir qu’on a. Et l’on vaut toujours plus lorsque le prétendant a l’impression de t’arracher à ton mari, plutôt que de te sortir de la dèche typique d’une femme esseulée. Et tant qu’à changer de milieu, autant grimper.
La femme fascinante en moi n’avait pas prévu que le quotidien brûle tout mystère. Et tu peux quasiment deviner le temps qu’il te reste par le comportement des autres à ton égard. Aux soirées du recteur, on me causa moins longtemps, moins intensément, me retrouvant de plus en plus en dehors des cercles où se décidait qui aurait la faveur de rester l’intime du maître intellectuel en position de faire ou défaire des carrières, sans avoir à trop user de flatteries.
Mais rater une de ces soirées aurait été catastrophique. Il fallait garder contenance et jouer le jeu jusqu’au bout. Vint le moment où John me laissa de plus en plus avec les presque retraités. Je tentai de deviner par simple déduction logique, qui pouvait exercer un tel attrait sur lui. John étant un homme ambitieux qui désirait la place du recteur, je me mis à décoder les regards et gestes de chaque femme pouvant lui permettre de devenir lui aussi l’araignée de sa toile. Et c’est de cette façon que j’en vins à la conclusion qu’il était devenu l’amant de la fille du recteur, elle-même mariée à un professeur de l’Université. Il était donc facile de prédire la suite des évènements. Comme dans un jeu d’échec, on offrirait au pauvre homme un poste dans une université éloignée, ce qui rendrait le divorce acceptable puisqu’il n’y avait pas d’enfants en jeu. L’homme étant stérile, le recteur adorant sa fille, John étant adopté pour son charisme, le recteur espérant des petits-enfants de sa chair, ma chute ne pouvait donc se produire qu’après celle du mari de la fille du recteur.
De te sentir glisser peu à peu vers l’abime conduit au suicide moral. Car dans ce monde, on vaut le regard des autres. Et surtout il devient intolérable d’être méprisé par ceux et celles sur qui on régnait auparavant. Comme si dans la pyramide du pouvoir, on ne pouvait se permettre de descendre un seul étage sans dégringoler, piétinée impitoyablement par tous ceux et celles qui n’attendaient que cela pour monter ne fusse qu’un étage.
Tu perds plus que ton mari. Tu perds tout. Valeur sociale, vanité, pouvoir, amis, poste de prestige, milieu intellectuel. C’est le vide qui t’attend. La toile d’araignée de n’importe quel milieu, c’est le trapéziste soudainement sans filet qui n’est plus capable d’exercer son métier en risquant sa vie tous les soirs.
Et voilà, qu’un certain soir, le recteur improvise une soirée pour très intimes et tu apprends par de très intimes ne te voulant que du bien que ton mari y assistait à ton insu. Et comme c’est la règle dans ce milieu, tu prétextes un malaise pour expliquer ton absence, d’autant plus que le professeur à la veille d’être évincé avait lui aussi, ce soir-là, d’autres obligations professionnelles. Et c’est justement cette nuit-là que ton mari téléphona pour te dire qu’il ne rentrerait que le lendemain soir, un ami l’ayant invité chez lui pour préparer conjointement une conférence, cet ami étant en fait une amie, puisque la conférence fut donnée par mon mari et la fille du recteur lors de l’inauguration du congrès des recteurs du réseau mondial des Universités se tenant au Missouri aux États-Unis, le mari de celle-ci ne pouvant y aller, étant retenu par différents tutorats de thèse de maîtrise en fin de parcours.
Puis vient le moment où la belle-mère décide qu’elle ne tiendra plus dorénavant ses soupers du dimanche soir qui étaient auparavant inviolables. Alors c’est la panique. La solitude referme ses griffes sur sa proie, l’araignée ayant autre chose à faire que de s’occuper de ton corps nauséabond et le trou de la toile d’araignée s’agrandit et tu t’y agrippes maintenant à deux mains, suspendue dans le vide en refusant de crier au secours. Et il te prend l’idée de tenter, dans un dernier effort d’imagination, de sauver ton mariage.
John, ce serait formidable
Si on allait présenter Nellie-Rose
À mon père
Durant les vacances de Noël
Quelle bonne idée
Cela rendrait ton père tellement heureux
Tu pourrais t’y rendre en premier
Et je t’y rejoindrais
Quelques jours.
Mais tu pressens déjà, par le ton de la réponse, que le tout ne sera que le prétexte d’un appel pour s’excuser de ne pouvoir faire le voyage, le recteur ayant probablement exigé sa présence à une activité quelconque. Mais là encore, la loi du milieu exige du panache. Et tu pars. Comme si de rien n’était, le temps de gagner du temps.
C’est dans cet état que j’arrivai chez mon père, le 24 décembre 1978 au midi.
L’arbre de Noël était monté et des cadeaux nous attendaient. Ma petite reçut, entre autres, une jolie poupée et moi un coffre ciselé selon la tradition pour que cela me porte chance. Après souper, mon père berça Nellie-Rose en lui chantant Ego sum pauper. Puis il la borda en lui racontant une histoire. Sa tendresse et son bonheur d’émerveiller l’enfant me plongèrent dans mon passé de façon si hallucinante que je me mis à chercher des yeux ma mère, juste pour lui dire :
Maman je vous aime
Auriez-vous la bonté
De me prendre dans vos bras
Et de sécher ma douleur
Qui pleure en larmes
Au fond de mon cœur ?
Dans la soirée, je reçus un appel de John pour me souhaiter un joyeux Noël ainsi qu’à mon père. Malheureusement il ne pourrait être des nôtres, le recteur organisant pour lui un souper d’affaires avec des responsables de Côte d’Ivoire à la recherche d’un recteur pour la nouvelle Université construite non pas à Abidjan, mais en plein centre de la forêt équatoriale, au village natal du président Houphouët-Boigny, lieu appelé à devenir la métropole du pays dans un avenir rapproché. Un poste de professeure était disponible pour moi, dès la reprise des cours en janvier si je le désirais. Et il serait peut-être bon que j’y aille pour préparer le terrain. Le mari de la fille du recteur ayant aussi été approché pour un contrat de deux ans, je m’y sentirais moins seule. Et ce serait fantastique pour nos carrières réciproques.
Je ne m’attendais pas au cynisme d’un tel dénouement. Je mis plus d’une heure à tout raconter à mon père, lentement, sans oublier un seul détail. Il ne dit mot jusqu’à la fin. Puis, profitant d’un glissement de silence, il murmura simplement :
Auriez-vous la bonté
De partager avec moi une partie d’échec ?
Et nous jouâmes. Je perdis les trois premières. Puis je gagnai la dernière.
Tu vois me dit-il
On joue sa vie comme on joue aux échecs
Moi je gagne par hasard, toi par passion
Ce n’est pas grave de perdre les trois premières.
Je te connais intimement
T’es du même bois que ta mère
Tu finiras bien par gagner la dernière.
As-tu des nouvelles de Renaud ?
Pas depuis sa carte postale, me répondit-il.
As-tu des nouvelles de madame Martin ?
Elle souffre terriblement d’arthrite dit mon père
Elle marche avec une canne
Elle a perdu le contrôle du St-Vincent
La pègre dirige maintenant son commerce.
Deux anciens chansonniers du St-Vincent
Pierre David que tu as connu
Et Pierre Rochette qui est arrivé dans le décor
Quelques semaines après ton départ pour Vancouver,
Ont fondé les Pierrots et les deux Pierrots sur la rue St-Paul
Jeanne m’a dit qu’ils organisaient une fête de Noël
Pour les gens seuls
Il paraît que…
La plupart des anciens du St-Vincent
Se tiennent à la plus petite des boîtes
Les Pierrots
Tu devrais aller faire un tour
Moi je garderais Nellie-Rose.
Y me semble que ça te changerait les idées.
Y est déjà minuit, ça n’a pas de bon sens
Lui dis-je ?
Pourquoi pas ?Ça ferme à trois heures du matin,
De la magie, le soir de Noël
Ça vaut la peine d’y aller non ?
Quand j’arrivai dans le Vieux-Montréal, le St-Vincent était fermé. Les chaises empilées sur les tables m’apparaissaient être exactement les mêmes qu’à la belle époque de mon bonheur de vivre. On entendait la musique provenant des Pierrots dont on pouvait voir les chanteurs sur la scène à travers la fenêtre à moitié embuée.
Je suis de nationalité
Québécoise française
Et ces billots j’les ai coupés
À la sueur de mes deux pieds
Dans la terre glaise
Et voulez-vous pas m’écoeurer
Avec vos mesures à l’anglaise.
Je fus accueillie à la porte par un homme ayant la chaleur humaine du père Noël, sauf qu’il était chauve et sans barbe. Tout le monde l’appelait mon Oncle Adolphe. Il me serra dans ses bras en me souhaitant Joyeux Noël. J’entrai et me dirigeai directement vers le bar, puisque je ne reconnaissais personne. Peut-être que tout le monde avait sa fête de famille ce soir-là ? L’atmosphère m’apparut la même qu’au St-Vincent, même encore plus bruyante et heureuse, mais à la fois terriblement différente.
On me remit, en guise de cadeau de Noël, un cahier des refrains les plus populaires, financé page par page par une partie des boîtes d’animation à travers le Québec. Et c’est en les feuilletant une par une que je me rendis compte que le St-Vincent de mon temps était depuis devenu une mode à la grandeur de la province : « Chez Gaspard » aux Îles de la Madeleine, « La Bastringue » à Gaspé , « la bistrothèque » à Rimouski, « l’Alambic » à St-Thimothée de Beauharnois, « la Pendule » à St-Jerôme, « la Butte aux Pierrots » à Val David, « la Chope » à Mont-Laurier, « le Taram Bar « à Notre-Dame du Lau, « La Table Ronde à Maniwaki », « le repaire » à Buckingham, les raftsmen à Hull et Gatineau, « le café Terrasse » à Granby, « la Cervoise » à St-Hyacinthe, « la Valoise » à Actonvale, « la Brasserie de l’Acier » à Contrecoeur, « Le pionnier » à Repentigny…
Était-ce le fait que René Lévesque avait mené le parti québécois au pouvoir ? Le ton nationaliste revendicateur survoltait la foule, la poésie du St-Vincent avait pris sa retraite. Pierre David me reconnut de la scène. Lorsque son compère Rochette y monta à son tour, il descendit me saluer.
Où sont les gars demandais-je ?
Tout le monde travaille à travers le Québec
Me répondit-il.
T’as des nouvelles de Clermont ?
Il ne se tient plus dans le Vieux Montréal
Et Renaud ?
Personne ne l’a vu depuis deux ans
Mais son ex-femme est dans la salle
Si tu veux lui parler
Je peux te présenter.
Qu’avais-je à perdre ?
Elle était prête à partir. Sa mère gardait son fils et mon père, ma fille. J’étais sur le bord de l’échec, elle achevait de vivre le deuil du sien. C’est dans un esprit de solidarité féminine qu’elle m’invita chez elle à partager son Noël.
Quand nous nous retrouvâmes devant le sapin allumé, je m’ouvris la première, lui parlant de mon coup de foudre pour Renaud, des enfants du camp Ste-Rose, de mon départ pour Vancouver et de ce qui m’attendait au retour. Cela sembla lui faire du bien, comme si je lui dévoilais les morceaux du casse-tête qui lui permettaient elle aussi de mieux comprendre pourquoi son couple avait fait naufrage. Il y a un bonheur à boire, à deux au féminin, le vin de la vérité sans tricher.
Un jour, me dit-elle
J’ai demandé à Renaud qui il était ?
Il m’a dit un creuseur d’étoiles
Alors lui ais je rétorqué :
Pourquoi tu chantes ?
Pour allumer dans le cœur des autres
Les étoiles qui m’enivrent en dedans.
Tu vois, Renaud était intérieurement
Illuminé par de longues méditations personnelles
Et cela nuit et jour, presque sans arrêt.
Moi je me cherchais dans tout ça
Et j’en éprouvais des sautes d’humeur
Lui vivait dans le bonheur perpétuel de chercher
Et exigeait que je lui écrive
Plutôt que de le déranger, comme il le disait avec délicatesse
Mais plutôt fermement
Avec des humeurs qui, selon lui, manquaient de talent.
Mais il y a des règles élémentaires dans la vie à deux
Comme rentrer la nuit par exemple
Aller au cinéma, sortir, prendre des vacances
Se désennuyer, écouter la télévision
Visiter la famille
Il appelait ça le temps fractionné
Qui asservit l’artiste
En l’institutionnalisant.
Chercher lui était non seulement suffisant
Mais essentiel
Et cela demandait une solitude heureuse.
Si je recevais quelqu’un à la maison
Il lui accordait quinze minutes d’attention
Puis retournait à ses recherches
Et de fil en aiguille, nous nous sommes éloignés
Lui fuyant en tournée de mois en mois
Jusqu’à ce qu’il parte pour l’Europe
Pour vérifier l’effet du temps sur le bonheur de vivre
Quand tu es en voyage perpétuel sur la terre.
Et cela en abandonnant et moi et son fils.
Ça ne le touche pas particulièrement
Puisque ce n’est, en principe, que temporaire.
Le temps qu’il faut pour découvrir le secret de la temporalité.
C’est ainsi que le portrait du personnage se précisa. Pour Renaud, tout le problème de la nature humaine partait de l’estomac. L’homme a besoin de manger et il a peur de manquer de nourriture. La vie devient une chasse. Son ex-femme me fit remarquer que l’analogie venait d’Einstein et cela correspondait parfaitement à sa pensée. Plus tu t’enrichis aux dépens des autres, moins tu mendieras dans l’avenir. Alors il invente Dieu pour ne pas mourir, la bible pour lui mentir, la religion pour le domestiquer, les honneurs la gloire et l’argent pour le protéger. Il fractionne le temps pour ne pas s’y engloutir. Il fonctionne à l’horloge, à l’autorité, aux codes sociaux, au collier dans le cou de peur de s’égarer dans les abîmes du temps entre le berceau et le tombeau. Pour Renaud, le simple abandon à l’instant présent provoquait instantanément la disparition de cette forteresse de l’esprit et créait par des brosses d’être et des attaques d’être un nouveau rapport avec le temps, celui de la libre-pensée, libre de toute pensée, dont la sienne.
La dernière année, avant de prendre la route de l’univers, il avait passionnément étudié la relativité d’Einstein et les progrès de la physique quantique, étant persuadé que le secret de la substance énergétique de l’univers serait d’abord découvert à l’intérieur de l’homme avant d’être transposé sous forme de lois mathématiques à l’échelle du cosmos, le tout n’étant qu’une question d’unité de mesure, l’homme contenant autant d’étoiles en lui-même que le ciel visible et invisible au-dessus de lui. Son ex-femme m’apparut très bien résumer le personnage.
Renaud ne demandait qu’une seule chose
À la vie à deux, dit son ex-femme
De laisser le temps couler amoureusement
Il me donnait l’exemple de ce couple
Qu’il avait connu au St-Vincent.
L’été, le chercheur et sa femme
Le passait à leur chalet d’été.
Lui préférant habiter seul
Une petite cabane dans la forêt
Pour chercher
Préférant la voir dans ses pauses.
Et cela nuit et jour.
Elle en profitant pour peindre.
Mmmmm
C’est ainsi que les chemins
Se croisent et se décroisent
Malgré nous dans la vie.
Ne pouvant supporter mon ennui
Devant l’ascétisme asséché d’une telle routine,
Il partit seul, mois après mois, en tournée
N’ayant pas appris à faire des concessions
De quelque nature que ce soit
Et ne trouvant pas utile d’en faire, même une.
Et nous voilà, toutes les deux à parler de lui cette nuit.
Le lendemain, je repris l’avion pour Vancouver, n’en pouvant plus de vivre dans l’incertitude émotive.
Quiconque a connu la descente aux enfers dans un milieu de travail comprendra à quel point l’univers se résume au piège à l’intérieur duquel, comme le lièvre, notre jambe est prise. Tu ne bouges pas, tu souffres. Tu tires, ça se resserre, tu donnes un coup pour en sortir, dans quelque direction que ce soit, on t’entend hurler de partout. Et l’on te fuit pour être certain de ne pas être là à la fin de ton agonie. Puis soudain, la personne qui détient le pouvoir dans le cercle restreint des asservis défait le piège en t’offrant une porte de sortie acceptable, te soulignant par le fait même qu’il serait sage de t’éloigner et de te faire oublier.
Le drame n’est pas la descente aux enfers en elle-même, mais le fait que tout ton monde intérieur ne respire que par la souffrance, comme une blessure qui réapparaît la nuit, dans les rêves, entre deux sommeils, au contour d’une angoisse.
Quand j’arrivai à Vancouver avec Nellie-Rose, je me sentis soulagée de l’absence de John. Sur la table, il y avait pour moi une lettre provenant des Éditions Larousse.
Madame,
Vous êtes fascinante d’acuité
Au plaisir de se rencontrer
Jean Du Larousse
On me livra également cette journée-là les vingt-deux exemplaires de la nouvelle édition encyclopédique de Monsieur Larousse, avec une carte.
Je suis un amoureux des mots
Si vous passez à Paris
Peut-être pourrions-nous
En échanger ?
J’avais en main son numéro de téléphone personnel.
Et je pris l’avion pour Paris…Comme ça… Avec Nellie-Rose en plus. On verra bien une fois sur place. C’est à ce moment précis que j’éprouvai enfin un sentiment de fierté et de soulagement. Je venais de poser un acte libre, gratuit, sans aucune idée de ce qui allait arriver. Mais j’avais la petite à mes côtés et surtout, à ma grande surprise, le piège venant enfin d’exploser en moi-même. Il y avait autre chose dans la vie que les mesquineries de petites gens dans un petit lieu. Il y avait la vie et toutes ses ouvertures au monde. Il y avait le risque, la joie folle du risque, la fougue de renaître sous une autre perspective.
Je demandai au chauffeur de taxi de me conduire à l’hôtel le plus rapproché de la boîte « le petit Québec ». Comme il habitait lui-même le XVe arrondissement, et qu’il fréquentait régulièrement la boîte des Québécois à Paris comme il l’appelait, il me conseilla un « chambre et pension » chez une personne âgée, fiable et respectable, Madame de Vincenne.
Je me rendis vite compte qu’on ne pouvait pas régler un malaise existentiel en un coup d’avion. Les concepts fondamentaux du monde réel à partir desquels je vivais, naïvement j’en conviens, s’étant écroulés, le réel m’apparut perception, donc aléatoire, fragile, douteux. J’ avais perdu la seule chose qui comptait en cette vie, les yeux de l’innocence.
Le p’tit Québec à Paris, c’était une tentative de renaissance du St-Vincent. Monsieur Pierre qui avait en eu la bonne idée, entouré de quelques employés rongés par le mal du pays, d’un pianiste semi-aveugle mal payé, arrivait à reproduire l’âme du Québec avec plus ou moins de succès, tout dépendant de la proportion de Québécois en voyage comparativement aux Français excités par l’exotisme d’un chansonnier du Canada sur la scène.
Mais c’était mon seul point d’ancrage et, tout imparfait fut-il, je m’y accrochais car si au moins la vie n’avait pas de sens, elle avait un port d’attache.
Vers deux heures du matin, les portes du p’tit Québec étaient verrouillées et les clients réguliers, français autant que québécois, descendaient dans la cave. Alors, autour du pianiste aveugle, on se serrait les uns contre les autres et on oubliait sa vie en buvant et fredonnant les refrains du pays, comme Frédéric de Claude Léveillée.
Je me fous du monde entier
Quand Frédéric me rappelle
Les amours de nos vingt ans
Nos chagrins notre chez soi
Sans oublier les copains du quartier
Aujourd’hui dispersés
Aux quatre vents
On n’était pas des poètes
Ni curés ni malins
Mais papa nous aimait bien
Tu t’rappelles le dimanche
Autour d’la table
Ça riait discutait
Pendant qu’maman nous servait.
C’est extraordinaire comme lorsque tu survis ta culture dans un point perdu de l’univers, même si ce point géométrique et égocentrique porte le nom fastueux de Paris, chaque mot compte, résonne, te perce la chair comme si c’était une aiguille. Et tu en arrives, soir après soir, à rêver que le p’tit Québec ferme, pour te retrouver dans la cave de terre et souffrir tout en riant si possible entre Québécois exilés, cimentés de solidarité par les mots qu’on chantait jadis avec innocence joyeuse. Comme les rendez-vous de Claude Léveillée.
Garderez-vous parmi vos souvenirs
Ce rendez-vous où je n’ai pu venir
Jamais, jamais, vous ne saurez jamais
Si ce n’était qu’un jeu ou si je vous aimais
Les rendez-vous que l’on cesse d’attendre
Existent-ils dans quelque autre univers
Où vont aussi les mots
Qu’on n’a pas pris d’entendre
Et l’amour inconnu
Que nul n’a découvert.
Et là, tout le monde a tellement bu que tu ne sais plus si l’atmosphère est celle des boîtes d’animation des années 70 ou des boîtes à chanson des années 60. Tout ça à cause du pianiste aveugle aux cheveux blancs qui semble connaître le répertoire tout en étant sans âge. Lui-même ne voyant pas comment s’en sortir. On vivait peut-être sous-terre, mais on au moins on ne frissonnait plus du mal de vivre et de survivre. Et dans ces moments-là, Gilles Vigneault, juste par ses mots, devient ton pays.
Mon pays ce n’est pas un pays c’est l’hiver
Mon jardin ce n’est pas un jardin c’est la plaine
Mon chemin ce n’est pas un chemin c’est la neige
Mon pays ce n’est pas un pays
C’est l’hiver.
Pour un québécois, l’hiver à Paris, c’est pire qu’au Québec. C’est humide, les maisons sont mal isolées. Les Français s’habillent, mais ne chauffent pas vraiment. Mais contre, au p’tit Québec, c’est comme par chez nous. On chauffe peu importe le prix du mazout. Et c’est de cet univers que la troisième nuit, j’appelai John, mort d’inquiétude, lui demandant de préparer une proposition de divorce. Quand je raccrochai l’appareil, je pus enfin chanter en riant à gorge déployée, cette belle chanson de Vigneault, : « il me reste un pays »
Il me reste un pays à te dire
Il me reste un pays à nommer
Il est au très fond de moi
N’a ni président ni roi
Il ressemble au pays même
Que je cherche au cœur de moi
Voilà
Le pays
Que j’aime.
Ne rentrant dormir qu’à la clarté, j’étais devenue creuseuse d’artéfacts dans le site archéologique de mon passé, alors que j’aurais eu besoin de m’endormir dans les bras d’un creuseur d’étoiles, juste pour me rappeler que jadis, il y eut des pelles et des râteaux pour se faire.