l'auteur de l'Île de l'éternité de l'instant présent et des Chansons de Pierrot. Il fut cofondateur de la boîte à chanson Aux deux Pierrots. Il fut aussi l'un des tous premiers chansonniers du Saint-Vincent, dans le Vieux-Montréal.
Pierre Rochette, poète, chansonnier et compositeur, est présentement sur la route, quelque part avec sa guitare, entre ici et ailleurs...
Clip audio : Le lecteur Adobe Flash (version 9 ou plus) est nécessaire pour la lecture de ce clip audio. Téléchargez la dernière version ici. Vous devez aussi avoir JavaScript activé dans votre navigateur.
COUPLET 1
j’suis su l’camion 60 heures par semaine
j’t’aime
des fois j’triche un peu
j’fais des heures pour nous deux
on dormira plus tard
quand on s’ra des beaux vieux
moi je vis juste pour toé
j’ai hâte à fin de semaine
j’t’aime
de cogner du marteau
quand tu fais du gâteau
t’es si belle au fourneau
mais j’veux mieux pour ma reine
REFRAIN
suffit qu’tu m’dises
que tu veux changer la cuisine
enlever l’comptoir à melamine
pour que la route
entre La Tuque et Trois-Rivières
soit la plus belle de l’univers
COUPLET 2
j’dors dans l’camion
4 nuits par semaine
j’t’aime
3 heures du matin
réveille par la fiam
mon p’tit lit dans cabine
est ben trop grand pour rien
j’ai des idées
pour la salle à manger
j’t’aime
j’ai ben hâte d’en jaser
autour d’un bon café
j’ai acheté les néons
ceux qu’tu m’avais d’mandés
COUPLET 3
j’suis sul’camion
quand la neige a d’la peine
j’t’aime
quand le vent trop jaloux
la garoche entre mes roues
j’ai autour du c.b.
un vieux chapelet jauni
tu m’l’as donné
en pleurant comme une folle
j’t’aime
parce que t’es ben croyante
pis t’as peur quand y vente
à soir ton camionneur
rentrera plus d’bonne heure
REFRAIN FINAL
suffit qu’tu m’dses
qu’cest ben plus beau dans ta cuisine
parce que mes bras en melamine
te lèvent dans airs
entre La Tuque et Trois Rivières
toi la plus belle de l’univers
suffit qu’tu m’dises
qu’c’est ben plus beau dans ta cuisine
parce que mes bras en mélamine
te lèvent dans airs
loin de la Tuque et Trois Rivières
toi la reine de mes je t’aime
toi la reine de mes je t’aime
Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage disait ton père. Tu te rappelles ? Comme tu me le soulignes dans ta dernière lettre, elle ne provient pas de l’Odyssée d’Homère, mais du premier vers du sonnet XXX1 des Regrets du poète du Bellay, peignant ainsi la nostalgie du pays natal. Le voyage atteint sa beauté quand on a la chance de retourner au pays de ses origines pour y mourir en paix entouré de ceux qu’on aime.
C’est en retournant enseigner aux enfants des enfants du camp Ste-Rose que j’atteignis enfin la sérénité du pays natal, pour y mourir en paix entouré de ceux que j’aime, les magnifiques de ce monde qu’ils soient philosophes ou poètes.
Alors que la plupart des professeurs de philosophie prennent leur retraire à cinquante-cinq ans, je commence la mienne. Ma barbe est grise, mes cheveux longs et encore nombreux parsemés de blond et de blanc. Mes paroles rares, mes oreilles grandes ouvertes et mes yeux émerveillés.
Je suis rendu à l’âge où aucune vérité n’est sûre. D’où est-ce que je viens ?, qui suis-je ?, où vais-je ? je me baigne dans la jouvence de mes adolescents et adolescentes pour mieux me ressourcer. Quand « ils » ou « elles » sont autour de moi dans la classe, à refaire le monde, je vois en eux des bateaux de nouveaux Ulysse en train de se construire au quai même de leur existence. Discrètement, je donne à manger aux oiseaux en les regardant œuvrer à donner un sens à leur vie. Et quand ils ou elles s’en retournent chez eux ou chez elles, je raconte à ma lune combien mes futurs marins me bouleversent à la veille de partir, à leur tour, à l’aventure de leurs rêves.
Je t’aime Marie
J’irai te voir aux Marquises
Durant les vacances d’été
Un des fils d’Ulysse
FIN
Quand nous vîmes Clermont an arrivant aux barrières de l’aéroport de Dorval, les filles et moi disparûmes dans ses bras. Nous pleurions les quatre sans honte. Mélange du bonheur de se revoir et d’un passé commun dont nous ne possédions chacun et chacune qu’une mince partie. Après avoir déposé nos bagages dans un hôtel du centre-ville de Montréal, Clermont et moi repartîmes, laissant les filles vivre la merveilleuse folie des spectacles gratuits en plein air, tout autour de la Place des Arts.
Comme l’enterrement est demain matin, dit Clermont,
J’imagine que t’aimerais en profiter pour visiter.
C’est loin Ste-Agathe ?
Une heure d’ici.
Si mon père était avec nous
Il dirait :
Monsieur Clermont
Auriez-vous la bonté
De nous amener souper
Au Patriote
Pour entendre chanter
L’écho du chanteur fantôme ?
Clermont se souvenait très bien de mon père. De ses longues marches avec Renaud dans le Vieux Montréal, comme il avait aussi assisté discrètement à celles du poète Paul Gouin. Comment avait-il pu prendre une si grande importance dans nos vies ? Mélange de bonté, d’humilité et d’intelligence.
J’ai eu la chance
De connaître intimement trois poètes dans ma vie
Ce qui fait que même en voyage à travers le monde
Perdu dans la monotonie d’un bateau de croisière
A faire la cuisine pour les privilégiés de la société,
Je me sens un homme riche intérieurement.
Je n’ai jamais oublié que
Les poètes nous apprennent l’essentiel.
C’est quoi l’essentiel Clermont ?
La lune, Marie, la lune.
Que je sois n’importe où sur les mers du monde
Je regarde la lune
Parfois avec les yeux de Monsieur Gouin
Parfois avec ceux de ton père, Monsieur Rodolphe
Parfois avec ceux de Renaud
Et jamais avec les tiens ?
Mmm
Bonne question…
Les poètes dansent quand ils regardent la lune
Nous on essaie
On y arrive parfois.
Un homme qui s’était suicidé en se jetant
En bas du pont Jacques Cartier
Avait, avant de mourir,
Écrit à la craie une phrase extraordinaire :
Quand le sage pointe la lune
L’imbécile regarde le doigt.
Nous arrivâmes au Patriote. Clermont me présenta un jeune couple, Pierre et son épouse Lucie, lui concierge et responsable du bar et, elle, à la billetterie autant qu’au service aux tables, dont il disait devant eux d’ailleurs qu’ils étaient des artistes dans la manière d’élever leurs enfants. L’humoriste Yvon Deschamps donnait son spectacle vers vingt heures. On pouvait donc se restaurer dans le théâtre même.
Le chanteur a été remplacé par une cassette cette année
Question de budget.
Je peux monter dans la boîte où Renaud chantait ?
Bien sûr.
L’escalier ressemblait à ce qu’on devait retrouver sur les bateaux. En colimaçon serré, simples barres de métal. L’endroit n’avait pas été nettoyé. Il y avait encore des bouteilles d’eau vide, Un restant de barre tendre. Effectivement, la vue sur la salle était magnifique, une vraie peinture de Toulouse-Lautrec, avec des rouges traversés de jaunes venus de la lumière directe du plafond à te couper le souffle. La cassette jouait les chansons des chansonniers des boîtes à chansons et des boîtes d’animation des années soixante et soixante-dix. Le passé s’éloignait à la vitesse des paquebots quand ils sont portés par le vent. Lucie nous dit entre deux versements de pichets d’eau :
Renaud nous a quitté trois jours
Avant la fin de l’été.
On ne l’a jamais revu.
Il avait été tellement heureux
De chanter ici
Qu’il ne pouvait supporter
Que cela ait une fin
Et l’idée de participer
A une fête des employés
Lui était insupportable.
Clermont me raconta, qu’il l’avait d’abord accueilli lors de son rapatriement du Kosovo par l’Ambassade du Canada. Et que Renaud n’avait cessé de le remercier pour son empathie face à un homme qui n’aurait été plus rien pour personne, n’eut été de son passeport.
Il avait vécu
Les attaques amoureuses de l’instant présent
Même dans les pires moments.
Et jamais il ne s’était senti abandonné
Ne fusse une seconde.
Il m’a raconté, qu’entre la vie et la mort,
Il avait été prêt à mourir
Devant tant de beauté et de béatitude
Mais que l’instant présent
l’avait repoussé en cette vie
Parce que l’heure n’était pas encore venue
Les mots des poètes lui demandant de témoigner pour eux.
En dansant encore la vie
Puisqu’il ne savait que faire ça, danser la vie.
Le repas fut magique. Le pain était fait maison. Le couple qui se tenait debout devant le buffet à trois volets témoignant avec leur enfant entre eux et le ventre rond de la mère , de la droiture de leur engagement, pour le meilleur et pour le pire.On s’était arrangé pour que la voix vienne du plafond comme si le chanteur-fantôme était encore là.
Au retour, nous arrêtâmes à Val-David. Renaud y avait habité tout l’été, comme bien des étés par le passé. Nous refîmes sa promenade. La rivière du parc des amoureux, la balançoire de la sapinière, le sentier du Mont Condor et le café chez Steeve. Quand nous croisâmes la femme pauvre vendant des œufs, cela m’émut profondément. Ainsi donc, tout ce que rapportait son journal était strictement vrai. Nous osâmes cogner à la porte des deux artistes qui avaient failli déménager. Et ils se rappelaient de cet étrange Monsieur qui les avait suppliés de ne pas partir pour ne pas briser la poésie de sa promenade.
La Butte à Mathieu était toujours là, à quelques pas de la maison, le chemin de pierre, le trou sous la scène pour déposer les cendres. Clermont avait la clé. Nous entrâmes dans le carré où avait vécu Renaud. Comme dans ses écrits. Plein d’objets douteux au passé embrouillé.
Tu vois Marie,
Le passé n’a de valeur
Que lorsqu’il a été vécu
Avec la poésie de l’instant présent
Le père Gouin, ton père et Renaud
Comme tous les poètes
Ont toujours dit la même chose
Dans des mots différents
Le même message que les philosophes
Les sculpteurs, les peintres.
Comme le grand peintre canadien, Ozéas Leduc
Dont Renaud répétait sans cesse la phrase-clé
Avant de reprendre la route juste pour danser la vie
Avec les poètes universels.
« La vie est mon unique aventure »
Nous remontâmes à Montréal. Clermont m’offrit d’aller chercher les filles pour faire un tour dans le Vieux Montréal. Comment cet homme pouvait-il, non seulement lire dans les pensées, mais permettre au meilleur de soi-même d’y écrire les mots les plus tendres. Curieusement, nous stationnâmes devant le conservatoire de musique sur la rue Notre-Dame à quelques minutes de marche de la Place Jacques Cartier.
Tu savais que Renaud y a déjà enseigné la philosophie ?
Il devait avoir trente-deux ans, à l’époque..
Il se considérait comme un prof de première ligne
Dont la vocation consiste à
Enlever toute croyance du cerveau de l’élève
Pour faire surgir le bonheur,
l’étonnement de l’homme qui ouvre les yeux
Sur le monde comme si c’était la première fois.
Il faisait dormir les élèves par terre
Parce que vaut mieux dormir que de veiller en somnambule.
Il ne corrigeait jamais les travaux des élèves
Il les pesait.
Les élèves jouaient aux échecs
Pour apprendre le bonheur de perdre.
Il leur faisait lire des bandes dessinées
Pour ne jamais oublier que toute réponse savante
Est une illusion de la vanité de l’ego
Comme toute opinion qui tente de vaincre l’autre d’ailleurs
Et qu’il ne suffit surtout pas d’être prof de philo
Pour être philosophe.
Il opposait à la maïeutique de Socrate
Comme à la caverne de Platon
L’innocence de l’enfant qui gambade dans les champs
Qu’importe le soleil de la vérité
En autant qu’il réchauffe le cœur.
Quand nous descendîmes la Place Jacques Cartier, c’est tout mon passé qui remonta les pierres usées mal cimentées les unes aux les autres, pour m’accueillir, simplement m’accueillir. Nous passâmes par la ruelle des peintres. Le décor était le même , mais tous les personnages avaient été remplacés par des acteurs de service. On avait ouvert des cours intérieures pour endiguer le flot intense de touristes de tout genre.
Le St-Vincent avait été racheté par Robert Ruel, le propriétaire du Pierrot, deux Pierrots, boîtes d’animation qui tenaient encore le coup après trente ans d’existence alors que toutes les boîtes du genre avaient disparues à travers le Québec. Et pour éviter de se faire concurrence à lui-même, il avait revendu l’édifice du St-Vincent à condition expresse que cela ne redevienne jamais une boîte à chansons.
Nous redescendîmes la rue St-Paul. Le restaurant du Père Leduc ayant disparu avec lui, nous continuâmes jusqu’au pont des malheurs. Et je récitai aux filles le poème de Renaud dont je n’avais jamais oublié les paroles, un poème étant comme une chanson, pouvant être chanté grâce à la musique des mots, jusqu’à ce que l’éternité se meure de bonheur de s’éterniser devant deux amoureux heureux.
SOUS LE PONT DES MALHEURS
Et si ton corps était un beau ruisseau
Il coulerait lentement le long de la rue Berri
Se faufilant pour s’arrêter soudain, transi comme un voleur
Là ou gît la rue Notre Dame qui ne laisse passer
Que les poètes et les femmes
Passe, Passe, fillette te dirait-elle,
Les créateurs ont faim
Ils t’attendent.
Donne-leur ton eau, de l’autre côté dans un tout petit café
Mystérieux, peu connu et c’est tant mieux
Pour les folies des amoureux
Petit ruisseau
Quand mes amis auront bien bu
Ils te jetteront ensuite dans le fleuve, heureuse,
Comme une vierge assouvie gémissant dans l’éternité
L’étrange décor du café du port.
La boîte à chansons de Jean Marcoux avait été démolie pour faire place à un édifice à logements. Lorsque je voulus montrer ma chambre du Vieux Montréal sur la rue St-Paul, je me buttai à un magnifique condo.
Je me rendis compte, comme Clermont l’avait dit, que cette partie de mon passé me rendait encore heureuse, presque trente ans plus tard, parce qu’il avait été vécu avec poésie. Vint se greffer l’image de ma mère, m’ayant accompagnée dans le Vieux Montréal et s’apprêtant à monter dans ma chambre où Renaud avait écrit une note sur ma porte qui disait quelque chose comme :
« J’ai loué la chambre en face de la tienne, j’arrive lundi »
Que la mémoire joue à la fois des tours sur des détails anodins et peut,en même temps, immortaliser dans la cire du bonheur un poème et le lieu où il fut récité.
Maman, dit Frannie
Que ce fut joli ton passé
Dommage qu’il soit trop tard
Pour visiter le camp Ste-Rose.
Pourquoi pas fit Clermont ?
La poésie c’est oser
Signer sa vie
À chaque seconde.
Il était une heure du matin quand nous arrivâmes devant une chaîne marquée : Défense d’entrer, propriété privée. Tout semblait inhabité. Les filles restèrent dans l’automobile pendant que nous passâmes sous la chaîne, juste pour voir.
On s’croirait à l’été 1973 Clermont.
Tu te rappelles de Jean-François Brisson ?
Il est devenu médecin spécialiste
Des chirurgies cardiaques.
Il a acheté le domaine des religieuses
Il y a dix-huit ans
Il a remis les lieux exactement dans l’état
Où ils étaient lors de la dernière soirée
Du chevalier de la rose d’or.
Il a créé une fondation des anciens de Ste-Rose
Et tout est resté tel quel
En vue du rendez-vous de 2001
On va probablement tous se rassembler ici
Demain après l’enterrement.
Pourquoi on ne m’a jamais parlé de la fondation ?
Demandai-je étonnée.
Parce qu’elle était réservée uniquement aux enfants
Au cas où ils auraient de la difficulté à grandir
En cours de route.
Jean-François et Natacha exigeant
Que leurs actions restent du domaine
De leur vie personnelle jusqu’en 2001
Alors j’ai respecté leur vœu.
Cette confidence m’ébranla profondément. La fondation des clients du St-Vincent avait donc tenu bon. Jean-François avait pu étudier et réussir dans la vie. Depuis ce temps, il s’inquiétait des autres, les soixante et onze de l’été de la chasse au trésor, dont il ne pouvait accepter qu’ils se noient dans le marasme consécutif aux épreuves dont ils n’avaient pas demandé les morsures lors de leur petite enfance. Il avait soutenu un des deux jumeaux dans l’enfer de son alcoolisme et avait hébergé l’autre le temps qu’il sorte des affres de son divorce. Même Chantal la plus que grassette avait réussi à fuir le monde de la prostitution parce qu’il lui avait payé son loyer durant un an en autant qu’elle change de ville et qu’elle se reprenne en main. Il s’était marié avec Natacha Brown, avait pu retrouver sa mère avant qu’elle meure et faire en sorte que son père puisse lui demander pardon pour les années d’horreur qu’il lui avait fait subir du temps qu’il était pris dans l’engrenage de la pègre.
En fait, Jean-François s’était fixé un objectif. Que tous ceux et celles de l’été 73 arrivent à l’an 2001 avec la fierté de s’en être sortis, à l’encontre de toutes les statistiques officielles, et cela dans la dignité et dans l’honneur. Pour lui, mourir en paix signifiait n’avoir jamais manqué à la solidarité des humbles, celle pour qui un seul geste représente le sens de toute une vie. On est rien sans partage. Et on connaît le bonheur du plein dans le rien après avoir partagé.
Et la fondation des clients du St-Vincent ?
Elle a payé les études de plusieurs
Quand je suis parti travailler sur les bateaux
J’ai continué à envoyer mes cotisations
On est une trentaine éparpillés
A travers le monde
Elle porte le nom de
Chant-o-thon 73
En souvenir de l’époque.
Nous nous dirigeâmes à tâtons. L’édifice de l’administration étant barré à clé, nous trouvâmes finalement un fanal devant le caveau à patates. Nous l’allumâmes et nous dirigeâmes vers la forêt . Tout autour de la maison en décomposition, les râteaux et les pelles de cet été-là avaient été attachés deux par deux à des arbres. Même le trou où avait été découvert le coffre n’avait pas été rempli.
En remontant vers la salle communautaire, nous vîmes le bivouac sur la plage, avec à l’horizon, en plein milieu du lac, donnant face à la lune, la roche sacrée. Nous eûmes beau essayer de pénétrer par infraction, fenêtres et portes étaient solidement verrouillées elles aussi. Pendant que Clermont faisait le tour du bâtiment, je montai l’escalier extérieur. Rendu en haut. Je figeai de joie que cela fut possible.
Rien n’avait bougé depuis 28 ans. Tous les bâtiments étaient là, inhabités dans la noirceur diamantée de millions d’étoiles. Le temps n’aime pas qu’on lui échappe par des états paradoxaux. J’avais en même temps 21 ans et 49 ans. Etait-ce la surprise du paradoxe ? Vivre la même chose à deux époques différentes ? Je me sentis instantanément propulser dans un étonnant délice d’éternité qu’encore aujourd’hui j’aurais de la difficulté à nommer.
Pas de peine, pas de souffrance, pas de deuil, pas de mal, par de surdose d ‘adrénaline, pas de plongeon dépressif… C’était comme si j’étais tout et que tout était moi, le tout respectant le fait que mon moi fut différent du tout, tout en m’y imergeant…. Oh God…. C’était donc ça l’éternité de l’instant présent de mon père et la fissure du temps de Renaud, le coup de sabot sur la tête de Rousseau.
J’y étais enfin. Mon père m’avait déjà dit que cela surprendrait comme un voleur. Et pour le poète Paul Gouin, quand il levait les deux doigts en V comme Churchill pendant que Renaud chantait, cela signifiait qu’il avait réussi à accoster dans l’île.
Les arbres dansaient de joie autour de moi, même le vent avec cette fraîcheur dont parlait mon père dans son journal. Et ce torrent d’éternité auréolant le ciel et ce bonheur succédant au bonheur de Gauguin….
Mais c’est le ÇAJE de mon père, me dis-je
Et je fus émerveillée que cela me fut arrivé
Au moins une fois dans ma vie.
Je venais à mon tour de passer
par la fissure du temps
et, comme Rousseau, jamais je ne pourrais oublier
cet océan d’éternité,
présent même dans la rivière du passeur de Sidharta.
Je compris pourquoi mon père n’arriva jamais à me faire vivre ces états de béatitude. Ce n’est pas une religion qu’on enseigne. C’est une naissance intime et personnelle de l’univers en soi, comme une goutte d’eau infinie qui se dépose sur les pétales de ses sens sans autre but que de laisser l’infinité de sa fragilité chanter en soi.
Le temps,
Quand t’es dans l’être
C’est une succession
De magnifiques instants présents.
Et je me sentis exactement comme le ier paragraphe du journal de Renaud :
Il s’abreuvait depuis toujours aux frissons de l’éternité. Cela lui semblait si naturel qu’il n’avait jamais pu comprendre comment il se faisait que l’on puisse souffrir. Son corps de 51 ans lui avait toujours paru en état de jeunesse. La pureté de l’âme, la sensation continuelle de flotter deux pieds au-dessus du sol, le rythme lent, amoureux, étonné, charmé. La sensation de ne rien peser, de se fondre dans le tout avec ravissement, de saisir dans ses mains l’air comme des milliers de pépites d’or. Etait-il artiste, poète de la vie, amant de l’être ou son enfant naissant encore aux langes ?
Les filles vinrent finalement nous rejoindre au moment où Clermont réussit à ouvrir la porte du dortoir. Nous montâmes comme des enfants qui la nuit décident de conquérir leur liberté pendant que les parents dorment encore. J’ouvris la lumière.
Chaque lit était occupé par quelqu’un en pyjama avec un panache d’indien sur la tête.
Zum galli galli galli zum
Galli galli zum
Le feu de l’amour brûle la nuit
Je veux te l’offrir pour la vie.
Jean-Francois ! ! ! ! !
criai-je autant de peur que d’excitation.
Et tous les lits de se vider avec du monde se précipitant sur moi. Ça s’embrassait, ça pleurnichait, chacun jouant avec moi à la devinette. Qui suis-je ? Mais je n’arrivais pas à reconnaître personne. Tiens deux personnes qui se ressemblent comme des jumeaux, ça doit être eux autres… un plus que grassette, une moins que rectiligne….mes ex-enfants.
Un discours… un discours… un discours….
On m’avait préparé une scène et un micro. La fondation des enfants de Ste-Rose avait donc fait un spécial juste pour moi, en dépit des circonstances tragiques. La mâchoire tremblotante et mes mains, chaque fois qu’elles tenaient de dessiner mes émotions dans l’espace, retombaient hagardes pendant que ma tête tournait de gauche à droite incapable de croire que cela puisse m’être destiné, comme pour me consoler de la perte d’un rêve d’amour. Je vis par le sourire de mes filles comme celui de Clermont qu’elles étaient au courant depuis quelque temps déjà.
C’est à ce moment-là que les patibulaires entrèrent, avec leurs vieux costumes quelques uns plus chauves que chevelus avec à leur tête Jos Leroux.
Il y a 28 ans
Nous fûmes les seuls à ne pas avoir de smarties
Cette année, on veut être les premiers
A piger dans le coffre.
Et les huit policiers à cheveux maintenant plus gris que colorés entrèrent, suivis des parents du St-Vincent devenus grands-parents, suivis des parents des enfants du camp Ste-Rose devenus adultes. Le coffre arriva en même temps que les deux avocats, le juge Boilard étant mort depuis belle lurette. On le déposa à mes pieds.
Un discours… un discours.. un discours… Jos s’approcha du micro.
Barnak, que c’est bien organisé
Quelle belle manière de vivre
L’enterrement de Renaud
Avec poésie
Comme il l’aurait souhaité.
Et ce fut le silence, étonnant silence.
Tu veux dire quelques mots Marie
Avant qu’on pige dans le coffre
Comme y a 28 ans ?
Mes très chers amis
Ben làlàlà
Ben làlàlà
J’avais déjà raconté cette histoire à Madame Martin
Le matin de la mort de Monsieur Gouin
Vous vous souvenez les gars
Quand vous vous ventiez de vos conquêtes amoureuses
Et Jos de sa pompe à gaz ?
Ben làlàlà
Ben làlàlà
Ben une fois partie
J’avais dit à Jeanne
Que quand j’étais petite
Je demandais à mon père ;
Papa, est-ce que moi aussi un jour, je connaitrai le grand amour ?
Mon père prenait une pause, fermait les yeux,
Levait le bras droit bien haut comme s’il s’adressait à la terre entière
Et déclamait :
Si chaque nuit tu en fais la demande à la vie,
Elle te rendra plus fougueuse que Scarlett Ohara
D’autant en emporte le vent,
Plus gémissante qu’Héloïse pour Abélard
Dans la nuit des temps,
Plus pure que Juliette dans les bras de Roméo
L’embrassant
De telle sorte qu’un soir, un mystérieux soir
Un beau prince, ombrageux et charmant
Posant genou aux pieds de tes royaux atours
T’offrira et son cœur et son or
Et la terre entière chantera
En cet instant présent
Ils vécurent heureux
Et eurent beaucoup d’enfants
Au paradis…Millénaire
De la poésie des bien-aimés
De l’île de l’éternité
Ce soir,
Comme il y a 28 ans
Si Anikouni se présentait devant moi
Et me disait
Devant les enfants du camp Ste-Rose :
Princesse Miel
Voulez-vous m’épouser ?
Je lui répondrais
Aimez-moi tout simplement
Mon père m’a de toute façon
Mariée à votre poésie depuis ma naissance.
Deux larmes coulèrent le long de mon visage. Jos me prit dans ses bras devant tout le monde. Puis, d’un ton grave, il dit au micro :
Tout le monde debout s’il vous plait
Je demanderais une minute de silence
Non pas en mémoire de Renaud
Mais de tous les poètes
Dont il fut une mémoire vivante.
J’ai souvent entendu dire que lorsque l’on meurt, on revoit notre vie entière à la vitesse de l’éclair. Ce fut le cas pour moi durant cette minute-là.
CAIA…. Fit Jos
BOUM répondit l’assistance avec un rire un peu triste.
Renaud n’aurait pas voulu d’un enterrement triste
Alors en tant que chef des patibulaires
Qu’on ouvre le coffre
Pour que comme il y a 28 ans
Les enfants du camp Ste-Rose
Se jettent dans les smarties
Mais après mes frères patibulaires
Ben lalalala
Ben lalala
Je ris de bon cœur moi aussi. Le souvenir du procès conduisant à la surprise des smarties dans le coffre restait un moment si magique pour chacun de nous. Jos fit sauter le cadenas du coffre comme mon père jadis, d’un coup de hache. Jos leva le couvercle.
Je vis soudain dans le coffre, surgir au beau milieu des smarties une tête d’homme à barbe blanche Je reculai en criant d’horreur pendant que tout le monde se roulait de rire. Et le fou dans le coffre qui n’arrêtait pas de crier
VIVE LA POÉSIE VIVE LA POÉSIE
J’approche… je regarde….non Ah ben Barnak hurlai-je Renaud
Je m’approchai du coffre, l’embrassant comme une folle pendant que Jos m’accusait de sabotage ayant peur que je lui vole les premiers smarties. Quand je vis Clermont et les filles se tordre de rire elles aussi, je réalisai à quel point on s’était payé ma tête. Et je me mis à faire le tour de la salle, sautant d’un lit à l’autre, criant comme une folle.
Ça se peut pas
Ça se peut pas
Vous êtes une gagne de…
J’ai payé $20,000 pour qu’on se paye ma tête
Vous êtes une gagne de….
Ben lalala
Ben lalala
Je donnais une gifle à un, mordais l’autre, sautais dans les bras du troisième, une vraie folle, incontrôlable. Et je finis par me rouler de rire et de pleurs en embrassant Renaud, puis en embrassant le coffre, puis le micro, puis les smarties un par un.
Et Jos de crier
Vive la poésie
Hip hip hip……Hey Hip hip hip……Hey
Tout le monde se mit à lancer des smarties, puis les plumes de taies d’oreillers surgirent de partout. Et c’est dans cette tourmente que je ne cessai d’embrasser Renaud incapable de quitter sa bouche, ses lèvres, tâtant son corps de partout n’arrivant pas à croire qu’il vive si poétiquement en ces lieux et en moi.
CAIA….cria Jos
BOUM…répondit la salle
Prenez une torche à la sortie et tout le monde à la plage.
Tout le personnel du camp de l’époque nous attendait devant le bivouac allumé, Robert, l’ex-directeur du camp en tête. Renaud mit un genou par terre.
Princesse Miel
Acceptez-vous de m’épouser ?
Aimez moi tout simplement
Mon père m’a de toute façon
Mariée à votre poésie depuis ma naissance.
Il m’entraîna par la main. Nous nageâmes jusqu’à la roche sacrée pendant que les chansonniers sortirent leur guitare. Autour du feu.
Et Renaud qui n’eut cesse de crier sa joie à la lune, les deux mains en porte-voix :
Vive la poésie
On a réussi
On a réussi
Et pendant que, couché sur le dos, il dégustait ce moment de beauté volé à la réalité, je lui fis sauvagement l’amour pour m’engorger de lui. Puis, avant qu’il ne dise mot, je sautai à l’eau et nageai sans regarder en arrière. Rendue sur la plage, on se pressa de couvrir ma nudité d’une couverture, étant trop heureuse pour ressentir quelque besoin que ce soit de pudeur indue. Et je me mis à crier à répétition.
Renaud
Je ne pars pas pour Vancouver.
Il sauta à l’eau et vint me rejoindre à la nage, sans vêtements lui non plus. Nous fêtâmes toute la nuit dans la douceur des chansons du St-Vincent de l’époque, le simple émerveillement d’être encore vivants, amoureux , aussi nus qu’Adam et Eve sur l’île de l’éternité de l’instant présent avant qu’un pommier n’y soit installé… simple erreur d’un paysagiste nommé Dieu.
En guise de cadeau de remerciement pour l’accueil magnifique qu’il avait vécu, Clermont me remit le manuscrit d’une chanson de Renaud, qu’il gardait précieusement dans son portefeuille, considérant que l’amitié éternelle que je lui portais, méritait ce partage.
Amenez-moi au début du roman
Tu me le redonneras
En 2001
Au rendez-vous du camp Ste-Rose
Pleura-t-il en riant.
C’est comme ça les aéroports. Lieux de larmes de joies ou de déchirements, tout dépendant qui arrive ou qui part.
VOYAGE
Chu rien qu’un chanteur qui voyage
Tu m’verras jamais à t.v.
J’ai 40 ans j’fais pas mon âge
J’fais du folklore dans mes tournées
J’ai comme des explosions dans tête
Que j’ai besoin d’te raconter
D’un coup je meurs d’un hasard bête
Dans des pays trop éloignés…
Au Japon j’ai connu l’boudhisme
Avec des temples de 12,000 ans
Puis en Afrique des musulmans
Qui ont plusieurs femmes évidemment
Moi catholique baptisé
Traumatisé par le péché
Y a tellement de religions sur terre
Qu’aujourd’hui j’me sens libéré…
J’ai vu des noirs bleus comme la mer
Qui vendaient des serpents séchés
Des noirs charbons en Côte d’Ivoire
Qui m’ont donné leur amitié
Du fond de la brousse ma peau blanche
A eu honte de ses préjugés
Y a tellement de couleurs sur terre
Qu’aujourd’hui j’me sens libéré…
J’ai vu des langues par dizaine
Des dialectes par centaine
Sayonara good by je t’aime
Midowo antimari midowo
Moi québécois enraciné
Qu’on a monté contre les anglais
Y a tellement de langages sur terre
Qu’aujourd’hui j’me sens libéré…
Les religions sont des poètes
Comme les langues et les couleurs
J’ai comme des explosions dans tête
Qui font qu’aujourd’hui j’ai pus peur
D’être québécois dans l’fond du cœur
Et j’ose crier à la jeunesse
Maudit déniaise t’as 18 ans
Je sais que la planète t’attend
J’sais pas si j’ai bien fait d’parler
Mais pour le reste, oubliez moi.
P.S.
Sur l’air de la facterie de cotons
De Clémence Desrochers
À mon ami Clermont
En souvenir du camp Ste-Rose
Renaud avait écrit cette chanson en 1990, dans l’avion, entre l’Afrique et la France, et cela pour fêter ses quarante ans. Clermont m’avait dit que la vie semblait lui avoir donné pour rituel, à tous les dix ans, de célébrer la vie dans le ciel au-dessus des océans. Pour ses vingt ans, il survola l’espace entre le Japon et Hawai, pour ses trente ans, les nuages entre l’Asie et l’Allemagne. Peut-être pour ses cinquante ans nous le verrions arriver de nulle part pour nulle part ou de Cuba aux Iles Marquises ? Qui sait ?
Le plus étrange fut que ces voyages ne lui coûtèrent jamais un sous. Il était né en 1950. Et par un drôle de hasard, on l’avait invité à chanter à l’Exposition d’Osaka au Japon en 1970, à la semaine canadienne d’Abidjan en 1980 et pour les soldats de l’armée canadienne à Larh, en Allemagne de l’ouest en 1990. La prochaine étape serait donc l’an 2000, un an avant le rendez-vous du camp Ste-Rose.
Pour que la vie retrouve son eumétrie dans notre petit coin de paradis des ïles Marquises, Jean et moi réinstallâmes la canne à pèche de mon père à la fenêtre de la chambre vide de la dépendance et j’appris la flûte pour remplacer Nellie-Rose dans nos concerts du dimanche soir.
En 1993, Madame De Vincennes perdit graduellement la vue. Elle avait maintenant soixante-quatorze ans. Elle qui avait passé une partie de sa vie à créer des mots croisés pour des revues parisiennes après avoir été enseignante de grammaire française, connut la douloureuse expérience de se sentir diminuée et dépendante.
Et là encore, nous resserrâmes nos liens de famille élargie. Frannie alla lui faire la lecture de quelques écrits de son philosophe favori, Spinoza. Madame de Vincennes adorait la philosophie à cause des textes denses, si denses qu’il fallait avoir, pour les lire, la même concentration que lorsqu’on invente des mots croisés.
Elle les avait tous plus ou moins parcourus au cours de sa vie, mais peu lui avaient donné le goût d’une relecture. Le monde des idées de Platon lui semblait une perception inutilement figée de l’univers, les a priori de Kant une erreur épistémologique de base, la dialectique de Hegel et de Marx, une religion déguisée du réel, le surhomme de Nietsche un délire de l’humanité tremblante sur ses bases et l’existentialisme de Sartre l’orgueil vaniteux de l’homme moderne se vautrant dans le néant comme les cochons dans la boue, suite à la mort sociale d’un dieu à qui on garde rancune parce qu’on ne retrouve à la place qu’il occupait que du vide intérieur. Mais Spinoza gardait de page en page ce mystère intellectuel qui la suivait dans son sommeil tel l’odeur d’un bouilli dans une mijoteuse lorsque les nuits d’hiver à Paris lui paraissaient trop humides pour sortir des couvertures. De fait, « l’éthique » de Spinoza était son livre de chevet depuis des années. Le but de la philosophie étant, selon ce grand penseur :
« de rechercher un bien capable de se communiquer,
dont la découverte fera jouir pour l’éternité
d’une joie continuelle et suprême ».
Dans le bain des philosophes, elle prenait rarement la parole, n’ayant pas d’opinion sur quoi que ce soit, mais préférant se délecter de la science des mots des plus instruits comme ses lecteurs savaient apprécier, de semaine en semaine à l’époque, ses énigmes du langage sous forme de jeu.
Frannie était sa préférée, bien que Nellie-Rose ne le sut jamais et qu’elle n’en fut privée de rien. Il y avait entre elles deux cette complicité de cœur où par une seule phrase, elles arrivaient à s’apaiser l’une et l’autre dans les moments de doute ou d’humeur douteuse qui ne duraient rarement que le temps d’un nuage.
Voyons donc Mamie disait Frannie
Vous qui aimez le mots
Pouvez maintenant les déguster
Sans être obligés de les voir
Ligne par ligne
Et vous avez ma voix en prime.
Frannie avait toujours cet art de trouver une solution non seulement pour tout, mais rendant justice à tous. Comme ce fameux soir par exemple où elle me trouva les yeux humides parce que je ne pouvais être en même temps pour Noël aux Iles marquises avec elle et en Suisse avec Nellie-Rose et Philippe.
Voyons donc maman
Je vais téléphoner à Nellie-Rose
Et on va gestionner le problème.
Pour que la première fois de ta vie
Tu puisses vivre deux Noël extraordinaires
Dans la même année.
Chère Frannie. Avec un art de vivre étonnant pour son âge, elle servait de canne à Gérard, d ‘eau de vie à son père, de tendresse à sa mère et de voix à Madame de Vincenne. Sans que ce passage d’un rôle à l’autre ne lui cause aucun irritant. Tout lui souriait puisqu’elle souriait à tout. Madame de Vincenne passait toujours sa main sur la largeur de son sourire, pour être certaine que cette lecture d’un soir à l’autre ne privait pas sa petite fille de joies plus compatibles avec son âge.
Voyons donc, mamie
Même mon professeur de philosophie
Trouve que je fais du progrès
Alors que je ne répète que nos discussions
Dans mes travaux
Hahaha
Pour Madame de Vincenne, Spinoza représentait le centre de son univers intellectuel à partir duquel elle refaisait pour Frannie l’histoire de la philosophie. Elle avait pris sa manière de raconter dans son amour pour le professeur Henri Guillemin dont les conférences sur Napoléon et Jesus-Christ présentées à la télévision au début des années soixante avaient été des modéles de passion intellectuelle filtrées et vulgarisées par la parole d’un conteur exceptionnel. Et puis le fait d’avoir été enseignante ne lui avait certainement pas nuit dans cette aventure de l’esprit entre une mamie et sa petite fille.
Spinoza (1632-1677) était un philosophe
À l’attitude libre à l’égard
Des pratiques religieuses
Excommunié par sa religion hébraïque
Il se retira en ermite
et consacra sa vie à la méditation
Reliant la science de son temps
au doute méthodique de son maître Descartes.
Le plus extraordinaire
C’est qu’il gagna sa vie
En polissant des verres
Alors que Copernic
Avait fini par ruiner la sienne
En montrant le ciel tel qu’il était
Aux grands de l’Eglise
Dans un télescope dont les verres
Avaient été aussi polis de ses propres mains.
Spinoza, Frannie.
C’est le Copernic de l’esprit
le philosophe
Qui définit l’homme épanoui comme
Ayant réussi à s’intégrer librement
Et individuellement
à la totalité cosmique.
Deux siècles plus tard,
La lecture approfondie de son œuvre
permit l’émergence d’un disciple exceptionnel
Einstein et sa théorie de la relativiré
Alors qu’en son temps Spinoza
fut considéré comme un renégat
Par certains hommes d’Eglise attardés
Pour qui enseigner une révélation
Etait plus important
Que de découvrir par la raison
qu’elle n’était peut-être qu’une fable
Pour gens naïfs
Tu vois Frannie, Spinoza
Comparativement à son époque
Figée dans ses croyances
Un peu comme une grande partie
De l’humanité
L’est encore aujourd’hui,
C’est le Bob Dylan de la philosophie
Hugues Aufray a traduit un texte de Dylan
« car le monde et les temps changent »
qui symbolise très bien le frisson Spinoza.
Dommage que j’aie égaré le disque
dans le déménagement de Paris aux Iles Marquises
ça m’étonnerait que ce soit réédité maintenant.
Le 28 juin 1994, et cela durant les vacances scolaires des enfants, Madame de Vincenne eut soixante-quinze ans. Nous l’amenâmes en chaise roulante au gazeeboo. Gérard au piano, Frannie au violon, Philippe à la basse puisqu’il était aussi musicien, Nellie-Rose et moi à la flûte, lui fimes la surprise d’introduire la chanson d’Aufray par une orchestration de notre cru. Et Frannie elle-même lui chanta les paroles, d’un couplet à l’autre.
Où que vous soyez, accourez braves gens
L’eau commence à monter soyez plus clairvoyants
Admettez que bientôt vous serez submergés
Et que si nous valons la peine d’être sauvés
Il est temps maintenant d’apprendre à nager
Car le monde et les temps changent
Et vous gens de lettres dont la plume est d’or
Ouvrez tout grand vos yeux car il temps encore
La roue de la fortune est en train de tourner
Et nul ne sait encore où elle va s’arrêter
Les perdants d’hier vont peut-être gagner
Car le monde et les temps changent
Vous les pères et les mères de tous les pays
Ne critiquez plus car vous n’avez pas compris
Vos enfants ne sont plus sous votre autorité
Sur les routes anciennes les pavés sont usés
Marchez sur les nouvelles ou bien restez cachés
Car le monde et les temps changent
Messieurs les députés écoutez maintenant
N’encombrez plus le monde de propos dissonants
Si vous n’avancez pas vous serez dépassés
Car les fenêtres craquent et les murs vont tomber
C’est la grande bataille qui va se lever
Car le monde et les temps changent
Et le sort et les dés maintenant sont jetés
Car le présent bientôt sera dépassé
Un peu plus chaque jour l’ordre est bouleversé
Ceux qui attendent encore vont bientôt arriver
Les premiers aujourd’hui demain seront derniers
Car le mondent et les temps changent
Car le monde et les temps changent.
Gérard nous avait écrit des arrangements vocaux pour les deux dernières phrases de chaque couplet, de façon à donner l’impression d’une descente musicale des étoiles sur la terre, lui-même étant aveugle, tentant par les sons de redonner en image les frissons provoqués par Spinoza en Madame de Vincenne, et tout cela sous la direction artistique de Frannie.
Ce fut un moment d’une intense beauté. Nous réalisions tous à quel point Madame de Vincenne avait accepté, dans notre eumétrie familiale, le rôle le plus humble. Celui de cuisinère et de superviseuse des deux petites pendant que Jean et moi voguions à nos écritures et que mon père et Gérard peignaient leur vie de travail arc-en-ciel-ée de contemplation. Elle avait profondément participé à notre rêve par simple amour de la philosophie, reconnaissant dans notre aventure le sceau de la pureté d’intention.
Quelques semaines plus tard, elle perdit peu à peu la mémoire. À un point tel que, sans en comprendre le moindre sens d’une phrase à l’autre, seule la musique des mots de Spinoza parvenait maintenant à lui redonner cette sérénité de l’âme qui avait toujours été la sienne. Quelquefois, une lueur d’intelligence s’allumait dans ses yeux. Et cela donnait des phrases comme :
Je vis le même drame que le philosophe Kant
Lui qui fut l’être le plus brillant de son époque
Finit sa vie hors de la notion des choses
Ne parvenant qu’à pleurer de rage
Parce qu’on lui avait enlevé
un biscuit des mains.
Cette longue descente aux limbes dura plus de deux ans. Et Madame de Vincennes s’éteignit doucement le 1er août I996, quelques jours après les dix-sept ans de Frannie. Celle-ci vécut un tel choc que nous crûmes bon, Jean et moi l’envoyer vivre un peu chez sa sœur en Suisse.Et nous ne restâmes que trois, fougueusement décidés à ne pas nous laisser blesser par un destin contraire.
Les dimanches furent dorénavant consacrés à notre soirée récital sous le gazeboo, les lundis soirs au bain philosophique et les mardis à une lecture commune de l’œuvre de Spinoza. Ainsi nous gardâmes l’impression joyeuse que toute la famille trouvait encore la coquinerie de se réunir malgré le fait que nous habitions maintenant des espaces et des mondes différents.
Jean et moi, prenions quotidiennement de longues marches sur la plage. Il était gravement malade et je ne me doutais de rien. Seul Gérard était au courant. Il tentait de quitter cette terre de la manière la plus douce possible, tout en étant paniqué à l’idée qu’un cancer de la prostate, ça finit par se voir et se savoir. Il se sentait piégé. Ne voulant pas que je souffre d’avoir été mise à l’écart ou que je l’apprenne trop tôt, ni que les filles brisent leur vie en Suisse pour une simple question de temps. Car le temps lui était compté. Six mois,au plus, lui avait dit le docteur. On avait découvert des métastases au poumon droit. Et comme son corps risquait d’être décharné à une vitesse plus rapide que prévue, il n’eut plus vraiment le choix. Soit qu’il partait en voyage pour régler des choses avec son frère et mourait au loin, soit qu’il prenait la chance de voyager avec moi dans l’inconnu de la souffrance physique.
Nous vîmes arriver son frère Arsène, énigmatique personnage pour qui il éprouvait une admiration et un respect sans borne. J’étais assise avec Gérard sur la grosse roche quand nous vîmes au loin Jean et Arsène, le dos courbé, marchant à pas lents. Le corps de Jean me sembla terriblement chétif et son pas, curieusement hésitant.
Gérard, mon mari va mourir bientôt.
Et il ne veut pas me le dire.
Gérard sentit par l’intense solidité de ma voix qu’il était important que je sache, maintenant, car Jean risquait de s’enfuir plutôt que d’affronter le fait de me faire mal. Et il me raconta tout. Comment les douleurs l’avaient terrassé durant la maladie de Madame de Vincenne, le bal de ses hésitations et la solide confiance qu’il avait mis en en lui, en espérant aussi qu’il soit muet et sourd qu’aveugle.
Je compris alors pourquoi il avait acheté les deux propriétés adjacentes à la nôtre, sous prétexte d’agrandir notre domaine. Bien sûr il les avait fait détruire et n’avait gardé que les terrains. Mais je soupçonnai qu’il désirait, qu’avec leur héritage, mes filles, se construisent et viennent m’entourer avec leur famille, quitte à ce que ce ne soit que durant leurs vacances, sachant fort bien que je refuserais jusqu’à ma mort de quitter mes chères Marquises, mon père, madame de Vincenne et lui ayant niché leurs tombes en ces lieux enchanteurs.
Je ne m’étonnai plus aussi qu’il ait déjà fait inscrire sur la pierre tombale familiale son nom et son épitaphe, la même que celle du québécois Doris Lussier dont il admirait la sagesse philosophique face à la mort ; phrase qui disait substantiellement ceci :
Je m’en vais voir
si l’éternité existe.
Le destin fait parfois drôlement les choses. Ce soir-là, après le départ d’Arsène, nous reçumes un appel de Suisse.
Maman je suis enceinte de quatre mois.
Je tenais à ce que tu sois la première à le savoir
Et Jean le deuxième
Et Gérard le troisième.
J’aimerais accoucher aux Marquises
J’en ai parlé à Philippe, il serait d’accord
Ça nous permettrait de passer nos vacances
d’été ensemble.
Nellie-Rose était intarissable de joie. Pas moyen de l’interrompre. On avait beau de passer l’appareil, Jean, Gérard et moi, on aurait qu’elle continuait sur sa lancée comme si c’était toujours la même personne.
Puis tu vois bien que j’ai encore besoin de toi
De tes petits mots dans mon pique-nique
Pis surtout ta question du soir »
Quel a été le plus bel événement de ta journée ?
Je tiens plus en place maman
Si seulement l’été peut arriver.
Attends, Frannie veut te dire quelque chose
Et Frannie de demander des nouvelles de tout le monde, puisque sa sœur avait parlé pour deux et qu’elle-même en était fort aise, elle-même occupant tout l’espace dans les conversations.
Il est temps de construire la maison de Nellie-Rose
Qu’est-ce que t’en penses, Marie ?
Je sus par ces paroles que Jean venait de décider qu’il voulait se battre pour survivre, au moins jusqu’à l’arrivée du bébé. Nellie-Rose et sa sœur avaient prévu débarquer aux Marquises le 24 juin, le soir de la St-Jean-Baptiste, fête nationale des québécois. Il tint à ce que leur chez soi fut la réplique exacte de la maison du jouir de Gauguin dans sa forme générale, ne meublant qu’une chambre de façon à ce que Philippe et elle puissent magasiner ensemble un mobilier selon leurs goûts. Ce furent des jours heureux et intenses, Jean prétextant un virus pour expliquer sa mauvaise mine et sa perte de poids. Nous réalisâmes soudain que cette naissance risquait de se produire dans la même période que les dix-huit ans de Frannie. Que de sensations neuves en perspective.
J’allai seule à l’aéroport chercher les enfants, Jean préférant mettre la main aux derniers détails pour leur faire la surprise de la maison neuve. Mais je devinai qu’il préférait qu’ils voient la maison avant son visage de façon à atténuer le choc causé par les changements physiques de sa personne qu’ils ne manqueraient sûrement pas de remarquer. Nellie était magnifique avec son ventre rond comme une lune. Et Frannie n’avait pas perdu une seule dent de ce sourire aussi large qu’une fenêtre ouverte sur l’océan d’Atuona. Quand à Philippe, il flottait entre nous trois avec la délicatesse de l’intelligence affective d’un jeune homme sincèrement amoureux de sa compagne.
Jean est victime d’un virus, dis-je,à mes jeunes
Il a un peu maigri….
Alors ne lui parlez pas de sa santé
Ça va juste lui gâcher le plaisir
De vous recevoir.
Comme Jean l’avait prévue, la joie de Nellie-Rose fut très vive, excitée bien plus par le fait qu’elle laisserait un jour un héritage à sa propre fille que par le bien matériel lui-même. Cela l’impressionna. Car il voyait dans ces propos la conséquence directe des nombreuses discussions philosophiques qu’avait eues la famille à travers les années.
Les œuvres philosophiques ne sont pas fondamentalement une bibliothèque d’énigmes réservé aux gens cultivés. Monsieur Rodolphe par exemple, en avait saisi la substance universelle en lisant uniquement l’encyclopédie, ce qui lui donnait une culture générale suffisante pour en converser avec émerveillement. Mais lorsque Jean fit comprendre aux filles qu’il existait une caverne d’Ali Baba avec des trésors intellectuels inestimables qui nous permettaient de faire des choix pour atteindre l’art de vivre heureux et repu, elles commencèrent à prêter oreille.
Comme il était leur professeur principal depuis l’enfance, madame de Vincenne s’occupant surtout de la beauté de la langue française et des règles grammaticales, il lui arrivait de souligner les passages les plus émouvants d’œuvres qui en soi semblaient disparates : Comme les nourritures terrestres de Gide, le mythe de Sisyphe de Camus, Siddharta d’Hermann Hesse. Puis il leur parlait de la biographie des auteurs, de leur envoûtement à tenter de redéfinir le sens de l’existence par une recherche fondamentale. Insistant parfois sur la musique de la langue, parfois sur l’aide que cela pouvait apporter dans les évènements difficiles de notre propre vie, la culture étant le meilleur médecin devant les épreuves, les filles finissaient par lire le volume. Elles pouvaient donc lors des séances du bain des philosophes, dépasser le stade de l’opinion personnelle pour atteindre celui de participante à plein titre d’une communauté de réflexions où l’idée la plus esthétique, à la forme géométrique la plus séduisante devenait un vin de l’esprit offert à l’enivrement de chacun. Car on se donnait de la culture d’abord pour avoir le bonheur de porter un toast à la subtilité de rire joyeusement au sein de cette forme originale que constituait notre famille élargie.
Quelque temps après la mort de mon père, il arriva que, dans le bain des philosophes, nous eûmes à réfléchir sur des questions d’actualité. Comme cette fois où, en 1988, Christina Onassis, la femme la plus riche du monde, se suicida. Jean parla alors d’un livre, très difficile à comprendre, qui demandait beaucoup d’intelligence (ce qui ne manquait jamais son but au niveau pédagogique, l’adolescence adorant relever des défis) sans lequel selon lui, toute discussion sur le suicide semblait incomplète.
Il s’agissait de « l’Utopie », l’œuvre de Thomas Moore, écrite en latin (1515) puis traduite en anglais (1551) , dont l’encyclopédie Larousse dit textuellement ceci :
Thomas Moore imagine une terre inconnue
Dans laquelle l’organisation idéale de la société
Sera organisée.
La première partie en est toute critique
C’est le tableau très poussé au noir
De l’Angleterre d’alors
Et des autres Etats Européens….
Dans la seconde partie du livre,
Au lieu de proposer ses réformes dogmatiquement,
Il les raconte comme si elles étaient déjà appliquées
Dans une île lointaine.
C’est la description très détaillée
D’un état socialiste et démocratique.
Et Jean de nous confier que s’il n’avait pas lu ce livre dans sa jeunesse, jamais il n’aurait été tenter de relever le défi de Thomas Moore.
Est-ce qu’on peut réaliser une société utopique dans cette vie,
où le bonheur de vivre ensemble est supérieur
au bonheur de vivre isolé ?
Quand j’ai rencontré Marie, je me suis souvenu de Thomas Moore et j’ai fonçé vers mon rêve de jeunesse. Si Christina Onassis avait eu un rêve d’enfance qu’on ne peut parfois définir qu’à la suite d’un certain nombre de lectures, jamais elle n’aurait posé un geste aussi désespéré. L’argent sans le rêve étant peut-être le plus perfide des poisons.
Voilà pourquoi Nellie Rose reçut cette maison en cadeau avec le détachement qu’aurait eu Gauguin. C’est-à-dire comme un rêve à transmettre à sa fille et non comme une valeur comptabilisable en chiffres.
La date de l’accouchement approchait. Jean tenait le coup, tentant de quitter cette vie avec le même talent que lui avait enseigné Epicure à travers l’expression philosophique originale de mon père. Depuis des années, philosopher pour notre famille correspondait à l’art exquis de la conversation, comme prendre plaisir à s’attarder autour d’une bonne table en bonne compagnie. Jean étant plutôt de nature sauvage, aimant profondément ses proches et se méfiant des autres, nos invités s’introduisaient dans notre site enchanteur sous forme de livres, et si possible, d’œuvres majeures. Aucun domaine n’était exclu. Bande dessinée : toute la collection des « Pieds Nickelés » du début du siècle où la subversion sociale était portée à un délice inégalé. Science fiction : la trilogie « fondation » d’Isaac Asimov où le rapport entre la logique lumineuse de la mathématique et l’imagination donnait le vertige intellectuel. En érotisme : les oeuvres d’Andréa de Nerciat, compétiteur du marquis de Sade, dont la légèreté exquise du libertinage atteignit par le biais de la littérature la quintessence d’une certaine philosophie des mœurs.
En fait, tout ce domaine des Iles Marquises qui coûtait des centaines de milliers de dollars, valait en lui-même mille fois moins que le bain des philosophes de mon père, qui à lui seul nous permit comme famille de devenir intimement heureux et amoureux de la vie.
Ce ne fut donc pas étonnant de voir Jean prendre plaisir à y recevoir les filles et Philippe, parfois en groupe, parfois seul à seul. Il avait pris le parti d’écouter. De poser des questions et d’être attentif aux questions que cela suscitait en cette jeunesse dont il admirait l’enthousiasme à découvrir ce qu’il s’apprêtait à quitter.
Comme il ne se confiait qu’à Gérard, c’est par ce biais que je sus sa fierté de laisser à tous autant qu’à moi le souvenir d’un homme apaisé de ne pas avoir mis ses proches dans la douleur du deuil avant qu’il ne soit nécessaire.
Nellie-Rose accoucha chez elle, aidée d’une sage femme, le jour des dix-huit ans de Frannie, comme pour lui faire un cadeau. Et nous allâmes fêter l’événement dans le bain des philosophes, Nellie ayant manifesté le désir qu’on l’y emmène tout près de la bordure de ciment, dans son lit avec son poupon dans les bras.
Nous eûmes à décider du prénom. Chacun y alla de ses préférences. Philippe parlant de « Philippe Junior », ce qui provoqua un certain nombre de taquineries au sujet de sa vanité de père atteignant le gonflement du ventre d’une grenouille. Jean de « Rodolphe » en hommage à mon père. Mais Frannie trouvait que ça faisait pas assez moderne. Nellie-Rose de « Gérard » Mais Gérard lui-nême souligna qu’il y avait assez d’un aveugle dans la famille. Je fis bien attention de parler la dernière pour que ma parole prenne tout le poids de son désir.
Moi je propose qu’il s’appelle Socrate.
En hommage à mon père qui l’adorait pour sa sagesse
À Madame de Vincenne qui le respectait pour son courage
Et à Jean qui malgré le pouvoir de son argent
Jamais ne tenta de nous posséder ou nous écraser
Mais au contraire, nous apprit l’art de poser les questions
Les plus jolies face à la vie comme à la mort.
Et nous levâmes notre verre à la santé de Socrate. Et Jean parvint à boire le verre de la cigue avec ce sourire bienfaisant qu’ont les gens trop heureux, malgré d’intenses douleurs au ventre.
Le lendemain, Gérard cogna à ma porte affolé. Jean avait décidé d’aller mourir chez son frère Arsène, ne pouvant accepter qu’une naissance soit gâchée par une mort. Que dire, que faire ? Nous avions depuis longtemps nos chambres séparées, question d’eumétrie, préférant nous visiter comme par irrésistible besoin plutôt que de perdre le désir au quotidien. Cette nuit-là, j’allai me blottir dans ses bras. Je sentais que chaque toucher de ma part lui provoquait de la douleur. Cela devait être horrible de tout cacher.
Mais je le laissai partir, faisant confiance en son jugement. Une semaine plus tard, Arsène nous appela en catastrophe. Jean voulait tous nous voir à Paris avant de mourir. Rendus à son chevet, nous ne pûmes qu’éclater de chagrin Et Jean de répondre.
Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage
Il s’éteignit sur cette phrase. Et nous ramenâmes le corps près de celui de mon père, en lui demandant de l’accueillir au moment où celui-ci lui dirait :
Bonsoir Rodolphe
Je m’en viens voir si l’éternité existe.
La poésie quantique
Ne s’écrit jamais
Sur les tombes
Des chefs religieux obscurantistes,
Mais uniquement sur celles
Des magnifiques de l’instant présent
signé,. le voyageur quantique.
Amenez-moi au début du roman
Il n’en fallut pas plus pour que des journalistes accusent la CIA d’avoir monté le coup de la tombe de Pie X11. On envoya des graphologues de réputation internationale faire la comparaison et l’analyse des deux écritures. Un de ceux-ci dévoila, sous l’anonymat, qu’il avait rencontré le mystérieux voyageur. L’homme lui semblait détaché de tout désir de gloire personnelle, n’étant qu’un amoureux fou d’un accouplement sauvage entre la science et la poésie comme outil de libération des hommes. Et qu’effectivement, maintenant que le mot voyageur quantique était universellement connu, il ne voyait plus la nécessité de se manifester au monde, le pèlerinage d’une tombe à l’autre suffisant aux futurs vagabonds du cosmos pour lui ouvrir ,à travers la fissure du temps, le passage donnant accès à l’île de l’éternité de l’instant présent. Fut alors indiquée, à la fin de l’article, la liste des sept premières tombes, la dernière n’allant être dévoilée qu’après sa propre mort.
Une légende urbaine internationale était maintenant née. Et l’on vit arriver à Atunoa des voyageurs solitaires à la recherche de la huitième tombe comme si cela avait été la huitième merveille du monde. Nous le sûmes par le journal local, car chacun d’entre eux tentait de savoir si quelqu’un d’autre était venu avant lui dans ce but.
Cette huitième tombe était ,en fait, celle de mon père. Et je ne sus que quelques années plus tard que Renaud, après avoir dormi au pied de la tombe de Gauguin, avait rencontré par hasard, Gérard au « Hanakee Pear Lodge « Gérard lui parla de la mort de mon père et de sa tombe dans le même cimetière que celle de Gauguin. C’est ainsi que fut conçu le projet poétique de la huitième merveille du monde à découvrir après sa mort, l’objectif étant de lui donner, au niveau de l’inconscient collectif, une image et une envergure mondiale. Renaud prit donc le risque d’aller dormir une deuxième fois au cimetière. Et comme j’étais mariée et heureuse, il ne crut pas utile de m’importuner de sa présence. Je me souvins des paroles que Renaud avait dites à mon père, bien des années auparavant ;
Le camp Ste-Rose représente pour moi
Le noyau particulaire
D’une explosion atomique
et poétique.
Puis ce fut à nouveau le silence cosmique de Renaud. Après le deuil de la mort de mon père passé, nous resserrâmes nos liens familiaux autour du piano de Gérard, de la flûte de Nellie-Rose et du violon de Frannie. Ils étaient maintenant capables d’interpréter à l’oreille tout le répertoire du St-Vincent de l’époque. Jean fit construire un gazeboo donnant sur la mer pour que nous ayons le bonheur de vivre, tous les dimanches soirs, un concert sous les étoiles.
Et la vie suivit son cours.
Jean préparait une étude des traditions et coutumes des Îles Marquises. De mon côté, je continuai à déposer sur papier, mes réflexions sur le Vieux-Montréal de ma jeunesse en relation avec cette étrange histoire que fut le camp Ste-Rose, tentant de m’en servir comme pivot pour comprendre l’aventure de Renaud sur cette terre.
Son œuvre artistique me semblait de plus en plus du même souffle que celle de Salvator Dali, Picasso, les automatistes, les dadaïstes, les impressionnistes et bien d’autres, qui tentèrent, par des expressions artistiques révolutionnaires , de changer la perception archaïque de l’univers, tout acte poétique étant en soi révolution. Et dans le fond, Renaud faisait des tableaux directement sur la toile du monde plutôt que sur celle employée habituellement par les peintres. Seule la gratuité et l’intégrité de l’acte poétique ayant une valeur dans l’histoire de l’art comme celle de la recherche dans le domaine de la pensée scientifique. Renaud peignait peut-être la terre de huit réverbères géants en forme de pierres tombales pour qu’on voie enfin la texture de l’univers jusqu’au fond du cosmos, mais de l’intérieur des tombes.
Se peut-il que le temps nous ait oubliés durant tant d’années par sa délicatesse à tisser nos vies de douceur? Nellie-Rose allait avoir dix-huit ans le douze février 1991. Elle n’eut pas besoin d’avoir une adolescence révoltée ou rebelle. Elle passait l’été à Vancouver avec son père et durant le reste de l’année, bénéficiait de la science de plusieurs professeurs privés dans le but de préparer son entrée à l’université de son choix. Nous étions tous si heureux. Quand elle avait des sautes d’humeur ou des crises d’identité, Jean prenait le temps de préparer le bain du philosophe, selon la tradition instaurée par mon père. Il se servait maintenant du vase aux suggestions comme réservoir pour inquiétudes d’ado. Alors, il pigeait. Quand il n’était pas capable de répondre, je venais à la rescousse et quand cela concernait toute la famille, nous arrivions tous. Jamais nous n’avons oublié le verre de vin à la santé des étoiles.
Jean désirait une fête dont Nellie-Rose se souviendrait toute sa vie. Ce soir-là, mon mari nous réveilla, les filles et moi, à minuit juste. Il nous banda les yeux et c’est Gérard qui nous servit de guide. Cela me prit peut-être cet épisode pour découvrir à quel point il fallait du talent quand on est né sans ses yeux. Je crus comprendre, par le bruit des vagues, que nous descendions vers la mer. Au moment où nous nous assîmes sur un banc, j’entendis chanter :
J’te vois r’venir chez nous…..par la porte d’en avant
Tu sonnes et je t’ouvre………pis j’descends lentement
Je te prends dans mes bras…..on remonte lentement
On n’ose pas parler…………….on en a trop à dire
REFRAIN
Si j’avais su t’aurais pu me dire que tu t’en venais souper
T’avais rien qu’à téléphoner chez l’gros Bob d’à côté
Y s’rait v’nu dans maison, y m’aurait dit bonhomme
Bonhomme vient donc répondre, y a quelqu’un là pour toé
Je hurlai de joie : René Robitaille, le chansonnier du St-Vincent. J’enlevai mon bandeau. Sur le haut du gazeboo. Il y avait d’écrit en gros : « le café St-Vincent » René chanta 3 chansons, puis Pierre David trois autres et enfin Jos Leroux prit la parole.
Chère Nellie-Rose,
Ta mère avait à peu près ton âge Quand nous l’avons rencontrée La première fois Au café St-Vincent.
Puisque tu connais si bien les chansons du Québec,
Et que Jean de Larousse
Nous a encylopédie-cysés
Barnake…c’est dur à dire ça
En nous offrant des vacances au soleil
Toutes dépenses dés-encyclopédie-cysées
Barnake…… je l’ai eu les gars
Donc, Nellie-Rose
Accouche Jos de crier René
On a soif…
Hahahaha
Monsieur de Larousse,
Trois cognacs pour René s’il vous plait
Y est comme un bébé
Ça y prend son boire aux trois heures
Hahahaha
Donc Nellie-Rose
Nous désirons donc t’offrir pour tes 18 ans,
Un bouquet de moments tendres.
Sous la forme d’un album intitulé :
Du St-Vincent aux Îles Marquises.
À gauche, les textes de nos chansons
À droite, des photos de ta mère
Du temps de sa jeunesse
Et dans les pages du centre
Des images de toi depuis ta naissance.
Et j’aimerais inviter Marie
À t’adresser la parole
Je montai sur la scène avec l’idée de rappeler aux gars un souvenir que seuls eux et moi comprendraient, et sûrement Jeanne Martin si elle avait été présente.
Ben làlàlà
Ben làlàlà
Et j’entendis les rires des chansonniers en arrière de moi, répétant comme des enfants de chœur heureux de le redevenir ;
BEN LÀLÀLÀ
BEN LÀLÀLÀ
Très, très chère Nellie-Rose
En cette nuit où….
Comme toutes les nuits depuis ta naissance
Tu as toujours eu le droit de te croire éternelle…
Mon passé et mon présent
Se joignent maternellement
Penchés tels deux goélands
Au dessus du précipice de la vie
Pour te contempler
Dans tes premiers battements d’ailes
D’oisillon devenu oiseau
Dessinant au firmament
Le surgissement d’une nouvelle étoile,
Celle de mon bonheur de t’aimer
De loin en loin toujours plus près éternellement.
Ce fut très émouvant d’entendre trois époques s’harmoniser d’une chanson à l’autre. Le St-Vincent des trois chansonniers, le p,tit Québec de Gérard et les marquises de mes deux filles. Au moment où nous entonnâmes « une boîte à chansons » de Georges d’Or, Jean interrompit notre récital de meute heureuse
Ce soir
La fête de Nellie-Rose
C’est aussi celle de sa mère
Qui l’a aimée avec passion et talent
Et pourquoi pas un cadeau pour la mère et la fille.
Première surprise
Pour la fille ou la mère
Devinez ?
Je vis une première lanterne s’approcher. Il me semblait que le pas était vigoureux et jeune. Qui cela pouvait-il être ?
Philippe ! ! ! cria Nellie-Rose.
Ils s’étaient connus à Vancouver l’été précédent. Lui était parti étudier en Suisse. Ils avaient donc rompu pour se donner leur liberté réciproque. Mais comme Jean l’avait découvert dans le bain des philosophes, elle se mourait d’amour pour lui et lui pour elle. Alors comme sa fête tombait durant le congé scolaire, mon mari eut l’idée de rendre sa fille par procuration immensément heureuse. Et elle le fut.
Maintenant le cadeau de la mère cria Jean.
Le cœur me débattit à tout rompre. Pourvu que ce ne soit pas Renaud. Je m’aperçus que le barrage qui retenait mon amour pour lui depuis tant d’années avait commencé peu à peu à se craqueler. Et je ne voulais pas que cela arrive. Jean ne méritait pas ça et je l’aimais sincèrement. La lanterne s’approcha. Je ne pouvais pas dire qui c’était. Barbe blanche, chauve, costume de marin je crois… Clermont….
Je fus à la fois soulagée et heureuse. Cela faisait tant d’années sans nouvelles. Il s’était engagé comme marin en travaillant comme sous-chef et en avait profité pour faire le tour de la planète. Quelques mots confus, larmes et nouvelles brèves perdues dans une folie de resserrer les liens d’amitié pour les chanter à la mer si étoilée de noir sous ses vagues serpentants les rochers tel un collier de perles.
Une boîte à chansons
C’est comme une maison c’est comme un coquillage
On y entend la mer, on y entend le vent
Venu du fond des âges
On y entend battre les cœurs à l’unisson
Et l’on y voit toutes les couleurs
De nos chansons
Lalalala….lalalalala
Jean me dit à l’oreille
« J’ai tout fait pour retrouver Renaud »
Chuttt…. Lui dis-je
Je sais….
Je t’aime Jean….
Merci de nous aimer, mes filles et moi.
Nous primes plaisir, Jean et moi, à observer nos deux tourtereaux. Philippe était un charmant jeune homme, entouré affectueusement d’une famille très unie. D’ailleurs, tout le clan avait passé la période entre Noël et le jour de l’an en République Dominicaine. Il avait de l’éducation et de la passion pour son avenir. Quant à Nellie-Rose, initiée par Jean aux traditions artistiques de Polynésie, elle semblait attirée par l’idée de devenir dessinatrice de bijoux. Elle portait fièrement une fourchette qu’elle avait recyclée de façon à ce qu’elle lui entoure artistiquement le poignet.
De feuilleter, assis à la même table que Clermont, l’album de photos du St-Vincent me fit un drôle d’effet. Mon père, ma mère, Madame Martin, Clermont, Monsieur Philippe, Monsieur Étienne le laveur de vaisselle chantant, Renaud, Monsieur Gouin, Marcel Picard…. Que le passé pouvait être à la fois vivifiant et cruel.
Clermont avait peu de nouvelles fraîches des uns et des autres, travaillant d’un navire de croisière à un autre depuis cinq ans. Ce n’est que vers six heures du matin, bien tassés dans le bain des philosophes pendant que les jeunes étaient partis nager dans la mer, que nous apprîmes de Jos certaines choses.
Monsieur Étienne lave la vaisselle, mais en Floride.
Marcel Picard possède deux librairies de livres usagés
Michel Woodard enseigne le design dans une école privée
Monsieur Philippe travaille comme intervenant
Dans un centre de désintoxication.
Pierre Lamothe chante encore.
On n’est plus tellement nombreux de la première vague
À exercer le métier.
Musique américaine, synthétiseur
Tout change tellement vite.
Le St-Vincent de la belle époque me fit l’effet d’un paquebot perdu à la dérive dans l’océan de mon passé. Cela fut tellement magique que j’imaginais les sirènes de la mer tournées autour, attirées par l’irréalité d’un vaisseau fantôme tel que les aimait Nelligan dans son spleen de vivre.
Vers 10 heures du matin, il ne resta plus dans le bain que Clermont, Jos et moi. Je me sentis au paradis de l’amitié et j’aurais voulu que cela s’immortalise à jamais. Je pensai à quel point mon père avait été chanceux de quitter la planète au moment précis où cela fut beau comme un tableau de Renoir.
Vous ne m’avez pas encore parlé de Renaud fis-je
Est-ce que vous avez gardé vos nouvelles de lui
Pour le dessert ?
Moi je ne l’ai jamais revu
Depuis l’enterrement de madame Martin dit Jos.
Et toi Clermont ? fis-je.
Depuis qu’il a réussi son rêve, moi non plus.
Son rêve ?
Il voulait juste que les gens soient assez intrigués
pour faire le tour des huit tombes
dont il avait dessiné, par pure poésie quantique,
une route pour croisés du cosmos
comme si c’était les huit merveilles du monde
de façon à ce qu’ils se questionnent sur l’instant présent
les yeux tournés vers l’étonnement et le ravissement.
Comme vous voyez, je rapporte ses dernières paroles
Quand nous nous sommes croisés à New York
Il venait d’aller dormir au pied de sa dernière tombe
Celle du grand philosophe américain
David H. Thoreau.
Aux dernières nouvelles
Il avait entrepris une thèse en philosophie
Sur les lois structurales des rires et des pleurs
Et vivait en chambre comme un ermite.
Personne ne sait dans quelle ville ni quel pays.
En tout cas, dit Jos
On devrait tous se revoir
Au grand rassemblement du camp Ste-Rose Du 15 août deux mille un
Minuit juste
Au dortoir, compléta Clermont.
Oui mais c’est dans dix ans, fis-je en riant ?
C’est loin en titi
Il y a dix ans on aurait dit dans vingt ans, dit Jos
Ça passe tellement vite dix ans
Regarde on est là alors qu’à l’époque
Tous les trois
On s’enfermait dans la cave du p’tit Québec.
Tu vas avoir quel âge Jos, dit Clermont ?
51 répondit Jos
moi 57 fit Clermont
et toi Marie
18 ans voyons les gars
Je vais toujours avoir 18 ans.
Barnak fit Jos
Ça vaut trois cognacs, comme dirait René
Ben lalala fis-je.
Quel bonheur de rire des petits travers qui faisaient le charme de tous et chacun. Je réalisai soudain que je n’avais pas revu Renaud depuis le camp Ste-Rose. Cela faisait exactement 18 ans, l’âge de Nellie-Rose, sa fille biologique. Et mon coup de foudre pour lui n’avait pas diminué non plus. J’adorais Jean. Notre compagnonnage avait été et était encore une réussite éclatante, l’équilibre de nos deux filles et la sérénité de notre famille élargie en étant l’exemple le plus fulgurant jour après jour. Mais Renaud…
Frannie vint nous rejoindre avec son grand sourire à rendre jaloux les requins affamés. Elle était née au soleil et avait bénéficié de l’amour inconditionnel de sa sœur. Alors, tant qu’à se faire câliner dans la ouate, autant sourire.
Ce matin-là, le petit déjeuner au bord de la mer , nous laissa tous les trois endormis et repus, pendant que Frannie ramassait les éparpillements alimentaires de notre bonheur., Durant la semaine, Jos voulut voir cette fameuse tombe de Gauguin qui selon les journaux avait été profanée. En apercevant l’« Ego sum pauper » il ne put réprimer une réflexion.
Y est fou, barnak
Plus fou que ça, ça se peut pas.
Sauf que nous fûmes continuellement dérangés par des touristes un peu marginaux qui eux aussi cherchaient les fameuses phrases griffonnées dans la pierre.
Vous avez une idée dans quel pays se trouve
La huitième tombe ? nous demanda l’une d’elle.
Elle était professeure de physique à l’université de Princetown aux États-Unis et s’intéressait particulièrement à la possibilité pas si lointaine pour l’humain d’entreprendre des voyages quantiques. Alors, intriguée, elle avait décidé de consacrer ses vacances à faire le tour des tombes, au cas où… Si elle avait su….. à l’est du cimetière… la tombe de mon père….. mais bon…. Une légende urbaine est une légende urbaine…hahaha.
Nous refîmes ensemble la croisière poétique Gauguin, avec lecture des textes et visite des lieux historiques. Clermont fasciné, Jos ayant mal aux fesses et René fragile du cœur à cause du mal de mer probablement mélangé au mal de cognac. Gérard vint avec nous. La lecture des écrits de Gauguin le plongeait dans le plus pur des ravissements. Et comme c’était la cinquième fois qu’il se tapait le circuit, il commençait enfin à prévoir les courbes, les textures et les odeurs. Son moment préféré étant celui où le guide finissait par dire.
Et le bonheur succéda au bonheur.
La dernière nuit, Jean et moi fûmes réveillés par Nellie-Rose
Maman, Jean
Auriez-vous la bonté de venir me rejoindre
Au bain des philosophes ?
Cela arrivait tellement rarement qu’elle agisse ainsi de nuit que nous n’hésitâmes pas à répondre à ses besoins. Elle avait déjà allumé les chandelles, préparé les verres de vin, remplacé l’eau défraîchie par celle du puits.
Philippe et moi nous nous aimons
Je pars après-demain avec lui en Suisse.
La formulation de sa phrase ne laissait aucune marge de discussion pour quelque discussion que ce soit. Cela me ramena directement à cette fameuse nuit où je fis la même manœuvre avec mon père, me chicanant le lendemain avec ma mère pour être certaine de ne pas avoir de résistance à mon projet. Mais j’avais trois ans de plus. Dix-huit ans, c’est bien trop jeune. Quoi faire ? quoi dire ? Et si ça ne marche pas et qu’elle tombe enceinte ? et s’il lui fait de la peine, comment pourrais-je la consoler à une telle distance ?
Je ne fus pas mieux que ma mère à l’époque. J’éclatai en larmes, sans être capable de ne rien dire et je m’enfuis en courant pour mieux hurler ma douleur au vent du large. Gérard, réveillé par mes cris, sortit de sa maison à la canne à pêche. Jean lui raconta ce qu’il venait de se passer. Il prit sa canne blanche et décida de partir doucement à ma recherche.
J’étais assise sur la grosse roche, qui ressemblait un peu à celle du camp Ste-Rose sauf qu’elle coupait la plage en deux à l’extrémité de notre terrain. J’entendis Gérard crier mon nom et je le vis bientôt lécher de sa canne les vagues saliveuses de sable. Il savait exactement où j’étais. Comment faisait-il pour deviner ? Je ne bougeai pas, juste pour voir.
Marie, je sais que t’es là, je sens ton parfum.
Je descendis de ma roche en hurlant et je m’enfouis dans son cou. J’étais inconsolable. Je ne voulais pas perdre la présence de ma fille. Chaque seconde de ma vie n’avait été vécue que pour les aimer, elle et sa sœur. J’e n’étais pas prête.
J’serai pas capable Gérard
Elle est trop jeune
J’suis pas assez vieille
Pis Frannie, penses-tu
Que ça va pas lui faire de la peine
De perdre sa sœur ?
Mais si je lui dis que je ne veux pas
Ça va être pire, je le sens.
Aide-moi Gérard, je veux pas regretter un jour
D’avoir manqué de talent ?
Gérard m’écouta. Je sentis qu’il avait aussi mal que moi. Notre famille élargie ne se relevant qu’avec peine d’un deuil ou d’un départ. Mais il réussit à ne pas pleurer en se concentrant sur la musique des vagues.
Tu t’rappelles, au p’tit Québec
Cette chanson de Georges Langfor
d Que tu me demandais tous les soirs
Parce qu’elle parlait de la mer
Des Îles de la Madeleine?
« CLAIR DE DUNE ? »
Et Gérard me demanda de tenter de trouver de l’apaisement dans les paroles tout en l’écoutant chanter a capella.
Le bord d’la mer répond tout à l’envers
On se trompe à chaque vague
Ça fait frémir, quand ça sent l’avenir
Quand mon idée vient y mourir
Un vieux projet échoué pour la journée
Sur une stricte bagatelle
Me désamuse et pour m’encourager
Je passe la nuit avec elle.
REFRAIN
Le bord d’la mer, c’est la grand clair,
Au bout des dunes du havre Aubert.
Le bord d’la mer, prête oreille à mon cri
L’hirondelle passagère
Prendra mon vol au courant de mon bruit
De mes coutumes printanières
Vent de repos au cœur de mon allée
C’est une bien longue histoire
Qu’on ne sait pas et qu’il faut s’inventer
En s’en allant dans la nuit noire
REFRAIN
Le bord d’la mer, c’est la grand clair
Au bout des dunes du havre Aubert.
Gérard pleurait maintenant tout doucement. Ses lèvres tremblaient, mais pas un cri, pas un pleur, pas un gémissement. Je dus terminer moi-même le dernier couplet.
Et je repars, vers mes autres pays
Mon nid est comme le large
Je reviendrai des mille et une nuits
En repassant mes paysages
En survolant les caps du havre Aubert
Je reconnaîtrai le large
Que j’ai laissé mourir au bord d’la mer
Un soir de fête et de tempête.
REFRAIN
Le bord d’la mer, c’est la grand clair
Au bout des dunes du Havre Aubert.
Nous retournâmes sur nos pas, Gérard à mon bras et moi sa canne blanche à ma main droite. Je frappais le sol, aveugle de douleur, demandant à la mer d’effacer les empreintes du chagrin pour les remplacer par la bienveillance. Nous vîmes au loin Jean et Nellie-Rose s’approcher vers nous. Je ne sais trop pourquoi cela se produisit, mais Nellie-Rose et moi courûmes l’une vers l’autre, pleurant l’une et l’autre à chaudes larmes.
Jean prit Gérard par le bras et discrètement, nous laissa seules toutes les deux. Cela me fit du bien de m’apercevoir que cela faisait aussi mal à ma fille d’avoir à partir que moi de la laisser partir. Nous eûmes besoin de nous rassurer l’une et l’autre.
Jure-moi maman que tu vas m’aimer pareil
Même si je suis à l’autre bout du monde ?
Tu vois bien que je pleure parce que je t’aime non ?
T’as juste à prendre l’avion puis venir nous voir
Maman ?
L’avion, c’est bien beau mais…
Mais ça va me manquer notre petit rituel du soir
Quand je te demande quel a été le plus beau moment de ta journée ?
Ça a été de pleurer avec toi sur la plage maman.
Puis le petit mot que je glisse
Dans ton pique-nique
Quand toi et ta sœur
Allez manger sur la plage
Tu n’as qu’à m’en écrire une flopée
Avant que je parte
Je vais revenir quand il va m’en manquer.
Puis les matins où tu me demandes
De te lever parce que t’as peur
de ne pas entendre le cadran sonner ?
Puis les nuits où tu viens me rejoindre
Parce que tu fais de la fièvre
Puis les soirs où tu demandes
ce que tu vas faire dans la vie
puis cette dent de sagesse qui te fait mal
et qui ne veut pas pousser.
Tu vois bien que t’as encore besoin de moi.
Je vais toujours avoir besoin de toi maman.
Nous primes le temps de bien pleurer de tout notre saoul en riant à grand éclat au fur et à mesure que l’orage entre nous s’éclaircissait.
Tu sais, quand je suis partie moi aussi
Ma mère m’a fait une crise, mais une crise.
Comme je vais en faire une à ma fille
Plus tard je suppose.
Pis Grand Papa lui…
C’est la seule fois que j’ai vu deux grosses larmes
Couler sur son visage, je pense.
Y m’a juste dit
« Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage » Bon voyage amoureux ma fille
Pis t’es partie maman ?
oui, c‘était plus fort que moi
tu referais la même chose si c’était à recommencer ?
oui… malheureusement fis-je en riant
et ton père à Vancouver ?
Je compose avec ça, inquiète-toi pas.
Philippe et moi on s’aime maman.
Ben je vais essayer de m’arranger pour vous aimer tous les deux ok ?
Les deux jours qui suivirent, je fis un effort pour vivre intensément notre vie de famille. Mais dès qu’arrivait la nuit, les larmes m’inondaient sans raison. Jean eut la délicatesse de garder silence. Une mère qui défait dix-huit ans d’attention et d’affection continue pour que l’enfant sorte de sa coquille ne le fait jamais avec joie. Les chansonniers et Clermont partirent en avion en même temps que Philippe et Nellie-Rose. Une ou deux larmes hésitèrent avant de couler. Cela prit Frannie pour me ramener un peu de bon sens dans mes sentiments.
Voyons donc maman
On a juste à s’aimer plus toutes les deux
Ça va boucher un gros trou
En attendant que Nellie revienne.
Frannie avait raison. Je n’avais pas perdu une fille, j’avais gagné une amie pour la vie. En voyant passer l’avion dans le ciel, j’envoyai la main d’instinct en criant
SOIS HEUREUSE NELLIE-ROSE
BONNE ff MON AMOUR
JOYEUX DIX-HUIT ANS
Et Frannie de me dire :
Tu vois maman, c’est pas si difficile que ça
Viens, on va prendre ensemble
Le bain des philosophes
Pour fêter la vie, avec un bon verre de vin
Comme grand-papa nous l’a appris.
Et je réalisai soudain que je n’aurais jamais besoin de la poésie quantique, ayant la poésie frannienne violonant ma vie pendant que Nellie-Rose aura, elle aussi, besoin de jouer de la flûte avec nous deux, au loin, les soirs de songerie.
Je vous aime tellement mes filles
Merci d’exister.
Commentaires
1. Le mercredi 24 mai 2006 à 16:23, par Pierrot
Salut Claude,
Je m’en vais sur ton site et je tombe face à face avec cette merveilleuse photo de George Langford. Si tu savais à quel point il fut l’âme des îles de la Madeleine. J’arrête pas de brailler comme un enfant en t’écrivant. À l’époque, on allait aux Îles en avion, on y passait au moins un mois à chanter chez Gaspard. On dormait au haut du couvent vide. Le vent perpétuel hurlait d’une nuit à l’autre. On n’avait qu’à descendre à la cave transformée en boite d’animation pour se tremper dans la poésie de la beauté des mots entourés d’un chapelet de bouteilles vides.
Les chansons de George jouaient dans le juke-box, on allait manger notre club au homard le long de la route, on revenait. L’immense solitude sauvage des hivers sans fin, des rouleaux de neige et de la lenteur faite infinité. Et les mots de George qu’on récitait comme des poèmes en regardant au loin à la maison bâtie par ses parents.
Le bord de la mer répond tout à l’envers
on se trompe à chaque vague
ça fait frémir quand ça sent l’avenir
quand mon idée vient y mourir
J’ai chanté cette chanson toute ma vie, tellement le texte me chavirait l’âme comme les vagues de la mer peuvent le faire un soir de froidure houleuse. Ce que j’ai pu être heureux à chaque tour de chant aux îles. Incroyable. Une fois, les pêcheurs m’avaient emmené à la pêche aux homards sur la mer humide. Bon dieu que j’ai gelé. J’avais pas le pied marin. Mais quand les gars venaient fêter a la boite chez Gaspard, qui fermait à trois heures du matin, il leur arrivait de boire jusqu’au lever du jour et d’embarquer sur leur bateau pour remplir les cages aux homards.
Et moi, qui ne buvait que du jus d’orange, je me saoulais juste de les voir marcher de la plage à la mer avant d’aller fermer les yeux pour remercier la vie de m’accorder tant d’images qui, me disais-je en riant, me feront brailler un jour.