Chapitre 20 – ESSAI DE POÉSIE QUANTIQUE

L’île de l’éternité de l’instant présent

Georges Langford
Georges Langford

Chapitre 20

La poésie quantique
Ne s’écrit jamais
Sur les tombes
Des chefs religieux obscurantistes,
Mais uniquement sur celles
Des magnifiques de l’instant présent

signé,. le voyageur quantique.

Amenez-moi au début du roman
Il n’en fallut pas plus pour que des journalistes accusent la CIA d’avoir monté le coup de la tombe de Pie X11. On envoya des graphologues de réputation internationale faire la comparaison et l’analyse des deux écritures. Un de ceux-ci dévoila, sous l’anonymat, qu’il avait rencontré le mystérieux voyageur. L’homme lui semblait détaché de tout désir de gloire personnelle, n’étant qu’un amoureux fou d’un accouplement sauvage entre la science et la poésie comme outil de libération des hommes. Et qu’effectivement, maintenant que le mot voyageur quantique était universellement connu, il ne voyait plus la nécessité de se manifester au monde, le pèlerinage d’une tombe à l’autre suffisant aux futurs vagabonds du cosmos pour lui ouvrir ,à travers la fissure du temps, le passage donnant accès à l’île de l’éternité de l’instant présent. Fut alors indiquée, à la fin de l’article, la liste des sept premières tombes, la dernière n’allant être dévoilée qu’après sa propre mort.

Une légende urbaine internationale était maintenant née. Et l’on vit arriver à Atunoa des voyageurs solitaires à la recherche de la huitième tombe comme si cela avait été la huitième merveille du monde. Nous le sûmes par le journal local, car chacun d’entre eux tentait de savoir si quelqu’un d’autre était venu avant lui dans ce but.

Cette huitième tombe était ,en fait, celle de mon père. Et je ne sus que quelques années plus tard que Renaud, après avoir dormi au pied de la tombe de Gauguin, avait rencontré par hasard, Gérard au « Hanakee Pear Lodge « Gérard lui parla de la mort de mon père et de sa tombe dans le même cimetière que celle de Gauguin. C’est ainsi que fut conçu le projet poétique de la huitième merveille du monde à découvrir après sa mort, l’objectif étant de lui donner, au niveau de l’inconscient collectif, une image et une envergure mondiale. Renaud prit donc le risque d’aller dormir une deuxième fois au cimetière. Et comme j’étais mariée et heureuse, il ne crut pas utile de m’importuner de sa présence. Je me souvins des paroles que Renaud avait dites à mon père, bien des années auparavant ;

Le camp Ste-Rose représente pour moi
Le noyau particulaire
D’une explosion atomique
et poétique.

Puis ce fut à nouveau le silence cosmique de Renaud. Après le deuil de la mort de mon père passé, nous resserrâmes nos liens familiaux autour du piano de Gérard, de la flûte de Nellie-Rose et du violon de Frannie. Ils étaient maintenant capables d’interpréter à l’oreille tout le répertoire du St-Vincent de l’époque. Jean fit construire un gazeboo donnant sur la mer pour que nous ayons le bonheur de vivre, tous les dimanches soirs, un concert sous les étoiles.

Et la vie suivit son cours.

Jean préparait une étude des traditions et coutumes des Îles Marquises. De mon côté, je continuai à déposer sur papier, mes réflexions sur le Vieux-Montréal de ma jeunesse en relation avec cette étrange histoire que fut le camp Ste-Rose, tentant de m’en servir comme pivot pour comprendre l’aventure de Renaud sur cette terre.

Son œuvre artistique me semblait de plus en plus du même souffle que celle de Salvator Dali, Picasso, les automatistes, les dadaïstes, les impressionnistes et bien d’autres, qui tentèrent, par des expressions artistiques révolutionnaires , de changer la perception archaïque de l’univers, tout acte poétique étant en soi révolution. Et dans le fond, Renaud faisait des tableaux directement sur la toile du monde plutôt que sur celle employée habituellement par les peintres. Seule la gratuité et l’intégrité de l’acte poétique ayant une valeur dans l’histoire de l’art comme celle de la recherche dans le domaine de la pensée scientifique. Renaud peignait peut-être la terre de huit réverbères géants en forme de pierres tombales pour qu’on voie enfin la texture de l’univers jusqu’au fond du cosmos, mais de l’intérieur des tombes.

Se peut-il que le temps nous ait oubliés durant tant d’années par sa délicatesse à tisser nos vies de douceur? Nellie-Rose allait avoir dix-huit ans le douze février 1991. Elle n’eut pas besoin d’avoir une adolescence révoltée ou rebelle. Elle passait l’été à Vancouver avec son père et durant le reste de l’année, bénéficiait de la science de plusieurs professeurs privés dans le but de préparer son entrée à l’université de son choix. Nous étions tous si heureux. Quand elle avait des sautes d’humeur ou des crises d’identité, Jean prenait le temps de préparer le bain du philosophe, selon la tradition instaurée par mon père. Il se servait maintenant du vase aux suggestions comme réservoir pour inquiétudes d’ado. Alors, il pigeait. Quand il n’était pas capable de répondre, je venais à la rescousse et quand cela concernait toute la famille, nous arrivions tous. Jamais nous n’avons oublié le verre de vin à la santé des étoiles.

Jean désirait une fête dont Nellie-Rose se souviendrait toute sa vie. Ce soir-là, mon mari nous réveilla, les filles et moi, à minuit juste. Il nous banda les yeux et c’est Gérard qui nous servit de guide. Cela me prit peut-être cet épisode pour découvrir à quel point il fallait du talent quand on est né sans ses yeux. Je crus comprendre, par le bruit des vagues, que nous descendions vers la mer. Au moment où nous nous assîmes sur un banc, j’entendis chanter :

J’te vois r’venir chez nous…..par la porte d’en avant
Tu sonnes et je t’ouvre………pis j’descends lentement
Je te prends dans mes bras…..on remonte lentement
On n’ose pas parler…………….on en a trop à dire

REFRAIN
Si j’avais su t’aurais pu me dire que tu t’en venais souper
T’avais rien qu’à téléphoner chez l’gros Bob d’à côté
Y s’rait v’nu dans maison, y m’aurait dit bonhomme
Bonhomme vient donc répondre, y a quelqu’un là pour toé

Je hurlai de joie : René Robitaille, le chansonnier du St-Vincent. J’enlevai mon bandeau. Sur le haut du gazeboo. Il y avait d’écrit en gros : « le café St-Vincent » René chanta 3 chansons, puis Pierre David trois autres et enfin Jos Leroux prit la parole.

Chère Nellie-Rose,

Ta mère avait à peu près ton âge Quand nous l’avons rencontrée La première fois Au café St-Vincent.

Puisque tu connais si bien les chansons du Québec,
Et que Jean de Larousse
Nous a encylopédie-cysés
Barnake…c’est dur à dire ça
En nous offrant des vacances au soleil
Toutes dépenses dés-encyclopédie-cysées
Barnake…… je l’ai eu les gars

Donc, Nellie-Rose

Accouche Jos de crier René
On a soif…
Hahahaha

Monsieur de Larousse,
Trois cognacs pour René s’il vous plait
Y est comme un bébé
Ça y prend son boire aux trois heures

Hahahaha

Donc Nellie-Rose

Nous désirons donc t’offrir pour tes 18 ans,
Un bouquet de moments tendres.
Sous la forme d’un album intitulé :
Du St-Vincent aux Îles Marquises.

À gauche, les textes de nos chansons
À droite, des photos de ta mère
Du temps de sa jeunesse
Et dans les pages du centre
Des images de toi depuis ta naissance.

Et j’aimerais inviter Marie
À t’adresser la parole

Je montai sur la scène avec l’idée de rappeler aux gars un souvenir que seuls eux et moi comprendraient, et sûrement Jeanne Martin si elle avait été présente.

Ben làlàlà
Ben làlàlà

Et j’entendis les rires des chansonniers en arrière de moi, répétant comme des enfants de chœur heureux de le redevenir ;

BEN LÀLÀLÀ
BEN LÀLÀLÀ

Très, très chère Nellie-Rose
En cette nuit où….
Comme toutes les nuits depuis ta naissance
Tu as toujours eu le droit de te croire éternelle…
Mon passé et mon présent
Se joignent maternellement
Penchés tels deux goélands
Au dessus du précipice de la vie
Pour te contempler

Dans tes premiers battements d’ailes
D’oisillon devenu oiseau
Dessinant au firmament
Le surgissement d’une nouvelle étoile,
Celle de mon bonheur de t’aimer
De loin en loin toujours plus près éternellement.

Ce fut très émouvant d’entendre trois époques s’harmoniser d’une chanson à l’autre. Le St-Vincent des trois chansonniers, le p,tit Québec de Gérard et les marquises de mes deux filles. Au moment où nous entonnâmes « une boîte à chansons » de Georges d’Or, Jean interrompit notre récital de meute heureuse

Ce soir
La fête de Nellie-Rose
C’est aussi celle de sa mère
Qui l’a aimée avec passion et talent
Et pourquoi pas un cadeau pour la mère et la fille.
Première surprise
Pour la fille ou la mère
Devinez ?

Je vis une première lanterne s’approcher. Il me semblait que le pas était vigoureux et jeune. Qui cela pouvait-il être ?

Philippe ! ! ! cria Nellie-Rose.

Ils s’étaient connus à Vancouver l’été précédent. Lui était parti étudier en Suisse. Ils avaient donc rompu pour se donner leur liberté réciproque. Mais comme Jean l’avait découvert dans le bain des philosophes, elle se mourait d’amour pour lui et lui pour elle. Alors comme sa fête tombait durant le congé scolaire, mon mari eut l’idée de rendre sa fille par procuration immensément heureuse. Et elle le fut.

Maintenant le cadeau de la mère cria Jean.

Le cœur me débattit à tout rompre. Pourvu que ce ne soit pas Renaud. Je m’aperçus que le barrage qui retenait mon amour pour lui depuis tant d’années avait commencé peu à peu à se craqueler. Et je ne voulais pas que cela arrive. Jean ne méritait pas ça et je l’aimais sincèrement. La lanterne s’approcha. Je ne pouvais pas dire qui c’était. Barbe blanche, chauve, costume de marin je crois… Clermont….

Je fus à la fois soulagée et heureuse. Cela faisait tant d’années sans nouvelles. Il s’était engagé comme marin en travaillant comme sous-chef et en avait profité pour faire le tour de la planète. Quelques mots confus, larmes et nouvelles brèves perdues dans une folie de resserrer les liens d’amitié pour les chanter à la mer si étoilée de noir sous ses vagues serpentants les rochers tel un collier de perles.

Une boîte à chansons
C’est comme une maison c’est comme un coquillage
On y entend la mer, on y entend le vent
Venu du fond des âges

On y entend battre les cœurs à l’unisson
Et l’on y voit toutes les couleurs
De nos chansons

Lalalala….lalalalala

Jean me dit à l’oreille

« J’ai tout fait pour retrouver Renaud »

Chuttt…. Lui dis-je
Je sais….
Je t’aime Jean….
Merci de nous aimer, mes filles et moi.

Nous primes plaisir, Jean et moi, à observer nos deux tourtereaux. Philippe était un charmant jeune homme, entouré affectueusement d’une famille très unie. D’ailleurs, tout le clan avait passé la période entre Noël et le jour de l’an en République Dominicaine. Il avait de l’éducation et de la passion pour son avenir. Quant à Nellie-Rose, initiée par Jean aux traditions artistiques de Polynésie, elle semblait attirée par l’idée de devenir dessinatrice de bijoux. Elle portait fièrement une fourchette qu’elle avait recyclée de façon à ce qu’elle lui entoure artistiquement le poignet.

De feuilleter, assis à la même table que Clermont, l’album de photos du St-Vincent me fit un drôle d’effet. Mon père, ma mère, Madame Martin, Clermont, Monsieur Philippe, Monsieur Étienne le laveur de vaisselle chantant, Renaud, Monsieur Gouin, Marcel Picard…. Que le passé pouvait être à la fois vivifiant et cruel.

Clermont avait peu de nouvelles fraîches des uns et des autres, travaillant d’un navire de croisière à un autre depuis cinq ans. Ce n’est que vers six heures du matin, bien tassés dans le bain des philosophes pendant que les jeunes étaient partis nager dans la mer, que nous apprîmes de Jos certaines choses.

Monsieur Étienne lave la vaisselle, mais en Floride.
Marcel Picard possède deux librairies de livres usagés
Michel Woodard enseigne le design dans une école privée
Monsieur Philippe travaille comme intervenant
Dans un centre de désintoxication.
Pierre Lamothe chante encore.
On n’est plus tellement nombreux de la première vague
À exercer le métier.
Musique américaine, synthétiseur
Tout change tellement vite.

Le St-Vincent de la belle époque me fit l’effet d’un paquebot perdu à la dérive dans l’océan de mon passé. Cela fut tellement magique que j’imaginais les sirènes de la mer tournées autour, attirées par l’irréalité d’un vaisseau fantôme tel que les aimait Nelligan dans son spleen de vivre.

Vers 10 heures du matin, il ne resta plus dans le bain que Clermont, Jos et moi. Je me sentis au paradis de l’amitié et j’aurais voulu que cela s’immortalise à jamais. Je pensai à quel point mon père avait été chanceux de quitter la planète au moment précis où cela fut beau comme un tableau de Renoir.

Vous ne m’avez pas encore parlé de Renaud fis-je
Est-ce que vous avez gardé vos nouvelles de lui
Pour le dessert ?

Moi je ne l’ai jamais revu
Depuis l’enterrement de madame Martin dit Jos.

Et toi Clermont ? fis-je.

Depuis qu’il a réussi son rêve, moi non plus.

Son rêve ?

Il voulait juste que les gens soient assez intrigués
pour faire le tour des huit tombes
dont il avait dessiné, par pure poésie quantique,
une route pour croisés du cosmos
comme si c’était les huit merveilles du monde
de façon à ce qu’ils se questionnent sur l’instant présent
les yeux tournés vers l’étonnement et le ravissement.
Comme vous voyez, je rapporte ses dernières paroles
Quand nous nous sommes croisés à New York
Il venait d’aller dormir au pied de sa dernière tombe
Celle du grand philosophe américain
David H. Thoreau.

Aux dernières nouvelles
Il avait entrepris une thèse en philosophie
Sur les lois structurales des rires et des pleurs
Et vivait en chambre comme un ermite.
Personne ne sait dans quelle ville ni quel pays.

En tout cas, dit Jos
On devrait tous se revoir
Au grand rassemblement du camp Ste-Rose Du 15 août deux mille un

Minuit juste
Au dortoir, compléta Clermont.

Oui mais c’est dans dix ans, fis-je en riant ?
C’est loin en titi

Il y a dix ans on aurait dit dans vingt ans, dit Jos
Ça passe tellement vite dix ans
Regarde on est là alors qu’à l’époque
Tous les trois
On s’enfermait dans la cave du p’tit Québec.

Tu vas avoir quel âge Jos, dit Clermont ?

51 répondit Jos
moi 57 fit Clermont
et toi Marie

18 ans voyons les gars
Je vais toujours avoir 18 ans.

Barnak fit Jos
Ça vaut trois cognacs, comme dirait René
Ben lalala fis-je.

Quel bonheur de rire des petits travers qui faisaient le charme de tous et chacun. Je réalisai soudain que je n’avais pas revu Renaud depuis le camp Ste-Rose. Cela faisait exactement 18 ans, l’âge de Nellie-Rose, sa fille biologique. Et mon coup de foudre pour lui n’avait pas diminué non plus. J’adorais Jean. Notre compagnonnage avait été et était encore une réussite éclatante, l’équilibre de nos deux filles et la sérénité de notre famille élargie en étant l’exemple le plus fulgurant jour après jour. Mais Renaud…

Frannie vint nous rejoindre avec son grand sourire à rendre jaloux les requins affamés. Elle était née au soleil et avait bénéficié de l’amour inconditionnel de sa sœur. Alors, tant qu’à se faire câliner dans la ouate, autant sourire.

Ce matin-là, le petit déjeuner au bord de la mer , nous laissa tous les trois endormis et repus, pendant que Frannie ramassait les éparpillements alimentaires de notre bonheur., Durant la semaine, Jos voulut voir cette fameuse tombe de Gauguin qui selon les journaux avait été profanée. En apercevant l’« Ego sum pauper » il ne put réprimer une réflexion.

Y est fou, barnak
Plus fou que ça, ça se peut pas.

Sauf que nous fûmes continuellement dérangés par des touristes un peu marginaux qui eux aussi cherchaient les fameuses phrases griffonnées dans la pierre.

Vous avez une idée dans quel pays se trouve
La huitième tombe ? nous demanda l’une d’elle.

Elle était professeure de physique à l’université de Princetown aux États-Unis et s’intéressait particulièrement à la possibilité pas si lointaine pour l’humain d’entreprendre des voyages quantiques. Alors, intriguée, elle avait décidé de consacrer ses vacances à faire le tour des tombes, au cas où… Si elle avait su….. à l’est du cimetière… la tombe de mon père….. mais bon…. Une légende urbaine est une légende urbaine…hahaha.

Nous refîmes ensemble la croisière poétique Gauguin, avec lecture des textes et visite des lieux historiques. Clermont fasciné, Jos ayant mal aux fesses et René fragile du cœur à cause du mal de mer probablement mélangé au mal de cognac. Gérard vint avec nous. La lecture des écrits de Gauguin le plongeait dans le plus pur des ravissements. Et comme c’était la cinquième fois qu’il se tapait le circuit, il commençait enfin à prévoir les courbes, les textures et les odeurs. Son moment préféré étant celui où le guide finissait par dire.

Et le bonheur succéda au bonheur.

La dernière nuit, Jean et moi fûmes réveillés par Nellie-Rose

Maman, Jean
Auriez-vous la bonté de venir me rejoindre
Au bain des philosophes ?

Cela arrivait tellement rarement qu’elle agisse ainsi de nuit que nous n’hésitâmes pas à répondre à ses besoins. Elle avait déjà allumé les chandelles, préparé les verres de vin, remplacé l’eau défraîchie par celle du puits.

Philippe et moi nous nous aimons
Je pars après-demain avec lui en Suisse.

La formulation de sa phrase ne laissait aucune marge de discussion pour quelque discussion que ce soit. Cela me ramena directement à cette fameuse nuit où je fis la même manœuvre avec mon père, me chicanant le lendemain avec ma mère pour être certaine de ne pas avoir de résistance à mon projet. Mais j’avais trois ans de plus. Dix-huit ans, c’est bien trop jeune. Quoi faire ? quoi dire ? Et si ça ne marche pas et qu’elle tombe enceinte ? et s’il lui fait de la peine, comment pourrais-je la consoler à une telle distance ?

Je ne fus pas mieux que ma mère à l’époque. J’éclatai en larmes, sans être capable de ne rien dire et je m’enfuis en courant pour mieux hurler ma douleur au vent du large. Gérard, réveillé par mes cris, sortit de sa maison à la canne à pêche. Jean lui raconta ce qu’il venait de se passer. Il prit sa canne blanche et décida de partir doucement à ma recherche.

J’étais assise sur la grosse roche, qui ressemblait un peu à celle du camp Ste-Rose sauf qu’elle coupait la plage en deux à l’extrémité de notre terrain. J’entendis Gérard crier mon nom et je le vis bientôt lécher de sa canne les vagues saliveuses de sable. Il savait exactement où j’étais. Comment faisait-il pour deviner ? Je ne bougeai pas, juste pour voir.

Marie, je sais que t’es là, je sens ton parfum.

Je descendis de ma roche en hurlant et je m’enfouis dans son cou. J’étais inconsolable. Je ne voulais pas perdre la présence de ma fille. Chaque seconde de ma vie n’avait été vécue que pour les aimer, elle et sa sœur. J’e n’étais pas prête.

J’serai pas capable Gérard
Elle est trop jeune
J’suis pas assez vieille

J’ai besoin d’elle moi.
Maudit 18 ans
C’est arrivé trop vite.

Pis Frannie, penses-tu
Que ça va pas lui faire de la peine
De perdre sa sœur ?

Mais si je lui dis que je ne veux pas
Ça va être pire, je le sens.

Aide-moi Gérard, je veux pas regretter un jour
D’avoir manqué de talent ?

Gérard m’écouta. Je sentis qu’il avait aussi mal que moi. Notre famille élargie ne se relevant qu’avec peine d’un deuil ou d’un départ. Mais il réussit à ne pas pleurer en se concentrant sur la musique des vagues.

Tu t’rappelles, au p’tit Québec
Cette chanson de Georges Langfor
d Que tu me demandais tous les soirs
Parce qu’elle parlait de la mer
Des Îles de la Madeleine?

« CLAIR DE DUNE ? »

Et Gérard me demanda de tenter de trouver de l’apaisement dans les paroles tout en l’écoutant chanter a capella.

Le bord d’la mer répond tout à l’envers
On se trompe à chaque vague
Ça fait frémir, quand ça sent l’avenir
Quand mon idée vient y mourir

Un vieux projet échoué pour la journée
Sur une stricte bagatelle
Me désamuse et pour m’encourager
Je passe la nuit avec elle.

REFRAIN
Le bord d’la mer, c’est la grand clair,
Au bout des dunes du havre Aubert.

Le bord d’la mer, prête oreille à mon cri
L’hirondelle passagère
Prendra mon vol au courant de mon bruit
De mes coutumes printanières

Vent de repos au cœur de mon allée
C’est une bien longue histoire
Qu’on ne sait pas et qu’il faut s’inventer
En s’en allant dans la nuit noire

REFRAIN
Le bord d’la mer, c’est la grand clair
Au bout des dunes du havre Aubert.

Gérard pleurait maintenant tout doucement. Ses lèvres tremblaient, mais pas un cri, pas un pleur, pas un gémissement. Je dus terminer moi-même le dernier couplet.

Et je repars, vers mes autres pays
Mon nid est comme le large
Je reviendrai des mille et une nuits
En repassant mes paysages

En survolant les caps du havre Aubert
Je reconnaîtrai le large
Que j’ai laissé mourir au bord d’la mer
Un soir de fête et de tempête.

REFRAIN
Le bord d’la mer, c’est la grand clair
Au bout des dunes du Havre Aubert.

Nous retournâmes sur nos pas, Gérard à mon bras et moi sa canne blanche à ma main droite. Je frappais le sol, aveugle de douleur, demandant à la mer d’effacer les empreintes du chagrin pour les remplacer par la bienveillance. Nous vîmes au loin Jean et Nellie-Rose s’approcher vers nous. Je ne sais trop pourquoi cela se produisit, mais Nellie-Rose et moi courûmes l’une vers l’autre, pleurant l’une et l’autre à chaudes larmes.

Jean prit Gérard par le bras et discrètement, nous laissa seules toutes les deux. Cela me fit du bien de m’apercevoir que cela faisait aussi mal à ma fille d’avoir à partir que moi de la laisser partir. Nous eûmes besoin de nous rassurer l’une et l’autre.

Jure-moi maman que tu vas m’aimer pareil
Même si je suis à l’autre bout du monde ?

Tu vois bien que je pleure parce que je t’aime non ?

T’as juste à prendre l’avion puis venir nous voir
Maman ?

L’avion, c’est bien beau mais…
Mais ça va me manquer notre petit rituel du soir
Quand je te demande quel a été le plus beau moment de ta journée ?

Ça a été de pleurer avec toi sur la plage maman.

Puis le petit mot que je glisse
Dans ton pique-nique
Quand toi et ta sœur
Allez manger sur la plage

Tu n’as qu’à m’en écrire une flopée
Avant que je parte
Je vais revenir quand il va m’en manquer.

Puis les matins où tu me demandes
De te lever parce que t’as peur
de ne pas entendre le cadran sonner ?
Puis les nuits où tu viens me rejoindre
Parce que tu fais de la fièvre
Puis les soirs où tu demandes
ce que tu vas faire dans la vie
puis cette dent de sagesse qui te fait mal
et qui ne veut pas pousser.
Tu vois bien que t’as encore besoin de moi.

Je vais toujours avoir besoin de toi maman.

Nous primes le temps de bien pleurer de tout notre saoul en riant à grand éclat au fur et à mesure que l’orage entre nous s’éclaircissait.

Tu sais, quand je suis partie moi aussi
Ma mère m’a fait une crise, mais une crise.

Comme je vais en faire une à ma fille
Plus tard je suppose.
Pis Grand Papa lui…

C’est la seule fois que j’ai vu deux grosses larmes
Couler sur son visage, je pense.
Y m’a juste dit

« Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage » Bon voyage amoureux ma fille

Pis t’es partie maman ?

oui, c‘était plus fort que moi

tu referais la même chose si c’était à recommencer ?

oui… malheureusement fis-je en riant
et ton père à Vancouver ?

Je compose avec ça, inquiète-toi pas.
Philippe et moi on s’aime maman.

Ben je vais essayer de m’arranger pour vous aimer tous les deux ok ?

Les deux jours qui suivirent, je fis un effort pour vivre intensément notre vie de famille. Mais dès qu’arrivait la nuit, les larmes m’inondaient sans raison. Jean eut la délicatesse de garder silence. Une mère qui défait dix-huit ans d’attention et d’affection continue pour que l’enfant sorte de sa coquille ne le fait jamais avec joie. Les chansonniers et Clermont partirent en avion en même temps que Philippe et Nellie-Rose. Une ou deux larmes hésitèrent avant de couler. Cela prit Frannie pour me ramener un peu de bon sens dans mes sentiments.

Voyons donc maman
On a juste à s’aimer plus toutes les deux
Ça va boucher un gros trou
En attendant que Nellie revienne.

Frannie avait raison. Je n’avais pas perdu une fille, j’avais gagné une amie pour la vie. En voyant passer l’avion dans le ciel, j’envoyai la main d’instinct en criant

SOIS HEUREUSE NELLIE-ROSE
BONNE ff MON AMOUR
JOYEUX DIX-HUIT ANS

Et Frannie de me dire :

Tu vois maman, c’est pas si difficile que ça
Viens, on va prendre ensemble
Le bain des philosophes
Pour fêter la vie, avec un bon verre de vin
Comme grand-papa nous l’a appris.

Et je réalisai soudain que je n’aurais jamais besoin de la poésie quantique, ayant la poésie frannienne violonant ma vie pendant que Nellie-Rose aura, elle aussi, besoin de jouer de la flûte avec nous deux, au loin, les soirs de songerie.

Je vous aime tellement mes filles
Merci d’exister.

Commentaires

1. Le mercredi 24 mai 2006 à 16:23, par Pierrot

Salut Claude,

Je m’en vais sur ton site et je tombe face à face avec cette merveilleuse photo de George Langford. Si tu savais à quel point il fut l’âme des îles de la Madeleine. J’arrête pas de brailler comme un enfant en t’écrivant. À l’époque, on allait aux Îles en avion, on y passait au moins un mois à chanter chez Gaspard. On dormait au haut du couvent vide. Le vent perpétuel hurlait d’une nuit à l’autre. On n’avait qu’à descendre à la cave transformée en boite d’animation pour se tremper dans la poésie de la beauté des mots entourés d’un chapelet de bouteilles vides.

Les chansons de George jouaient dans le juke-box, on allait manger notre club au homard le long de la route, on revenait. L’immense solitude sauvage des hivers sans fin, des rouleaux de neige et de la lenteur faite infinité. Et les mots de George qu’on récitait comme des poèmes en regardant au loin à la maison bâtie par ses parents.

Le bord de la mer répond tout à l’envers
on se trompe à chaque vague
ça fait frémir quand ça sent l’avenir
quand mon idée vient y mourir

J’ai chanté cette chanson toute ma vie, tellement le texte me chavirait l’âme comme les vagues de la mer peuvent le faire un soir de froidure houleuse. Ce que j’ai pu être heureux à chaque tour de chant aux îles. Incroyable. Une fois, les pêcheurs m’avaient emmené à la pêche aux homards sur la mer humide. Bon dieu que j’ai gelé. J’avais pas le pied marin. Mais quand les gars venaient fêter a la boite chez Gaspard, qui fermait à trois heures du matin, il leur arrivait de boire jusqu’au lever du jour et d’embarquer sur leur bateau pour remplir les cages aux homards.

Et moi, qui ne buvait que du jus d’orange, je me saoulais juste de les voir marcher de la plage à la mer avant d’aller fermer les yeux pour remercier la vie de m’accorder tant d’images qui, me disais-je en riant, me feront brailler un jour.

Pierrot

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