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L'île de l'éternité de l'instant présent (Pierre Rochette)

Chapitre 23 – L’ENTERREMENT

L’île de l’éternité de l’instant présent

La Butte à Mathieu
La Butte à Mathieu

Quand nous vîmes Clermont an arrivant aux barrières de l’aéroport de Dorval, les filles et moi disparûmes dans ses bras. Nous pleurions les quatre sans honte. Mélange du bonheur de se revoir et d’un passé commun dont nous ne possédions chacun et chacune qu’une mince partie. Après avoir déposé nos bagages dans un hôtel du centre-ville de Montréal, Clermont et moi repartîmes, laissant les filles vivre la merveilleuse folie des spectacles gratuits en plein air, tout autour de la Place des Arts.

Comme l’enterrement est demain matin, dit Clermont,
J’imagine que t’aimerais en profiter pour visiter.

C’est loin Ste-Agathe ?

Une heure d’ici.

Si mon père était avec nous
Il dirait :
Monsieur Clermont
Auriez-vous la bonté
De nous amener souper
Au Patriote
Pour entendre chanter
L’écho du chanteur fantôme ?

Clermont se souvenait très bien de mon père. De ses longues marches avec Renaud dans le Vieux Montréal, comme il avait aussi assisté discrètement à celles du poète Paul Gouin. Comment avait-il pu prendre une si grande importance dans nos vies ? Mélange de bonté, d’humilité et d’intelligence.

J’ai eu la chance
De connaître intimement trois poètes dans ma vie
Ce qui fait que même en voyage à travers le monde
Perdu dans la monotonie d’un bateau de croisière
A faire la cuisine pour les privilégiés de la société,
Je me sens un homme riche intérieurement.
Je n’ai jamais oublié que
Les poètes nous apprennent l’essentiel.

C’est quoi l’essentiel Clermont ?

La lune, Marie, la lune.
Que je sois n’importe où sur les mers du monde
Je regarde la lune
Parfois avec les yeux de Monsieur Gouin
Parfois avec ceux de ton père, Monsieur Rodolphe
Parfois avec ceux de Renaud

Et jamais avec les tiens ?

Mmm
Bonne question…

Les poètes dansent quand ils regardent la lune
Nous on essaie
On y arrive parfois.

Un homme qui s’était suicidé en se jetant
En bas du pont Jacques Cartier
Avait, avant de mourir,
Écrit à la craie une phrase extraordinaire :

Quand le sage pointe la lune
L’imbécile regarde le doigt.

Nous arrivâmes au Patriote. Clermont me présenta un jeune couple, Pierre et son épouse Lucie, lui concierge et responsable du bar et, elle, à la billetterie autant qu’au service aux tables, dont il disait devant eux d’ailleurs qu’ils étaient des artistes dans la manière d’élever leurs enfants. L’humoriste Yvon Deschamps donnait son spectacle vers vingt heures. On pouvait donc se restaurer dans le théâtre même.

Le chanteur a été remplacé par une cassette cette année
Question de budget.

Je peux monter dans la boîte où Renaud chantait ?

Bien sûr.

L’escalier ressemblait à ce qu’on devait retrouver sur les bateaux. En colimaçon serré, simples barres de métal. L’endroit n’avait pas été nettoyé. Il y avait encore des bouteilles d’eau vide, Un restant de barre tendre. Effectivement, la vue sur la salle était magnifique, une vraie peinture de Toulouse-Lautrec, avec des rouges traversés de jaunes venus de la lumière directe du plafond à te couper le souffle. La cassette jouait les chansons des chansonniers des boîtes à chansons et des boîtes d’animation des années soixante et soixante-dix. Le passé s’éloignait à la vitesse des paquebots quand ils sont portés par le vent. Lucie nous dit entre deux versements de pichets d’eau :

Renaud nous a quitté trois jours
Avant la fin de l’été.
On ne l’a jamais revu.
Il avait été tellement heureux
De chanter ici
Qu’il ne pouvait supporter
Que cela ait une fin
Et l’idée de participer
A une fête des employés
Lui était insupportable.

Clermont me raconta, qu’il l’avait d’abord accueilli lors de son rapatriement du Kosovo par l’Ambassade du Canada. Et que Renaud n’avait cessé de le remercier pour son empathie face à un homme qui n’aurait été plus rien pour personne, n’eut été de son passeport.

Il avait vécu
Les attaques amoureuses de l’instant présent
Même dans les pires moments.
Et jamais il ne s’était senti abandonné
Ne fusse une seconde.

Il m’a raconté, qu’entre la vie et la mort,
Il avait été prêt à mourir
Devant tant de beauté et de béatitude
Mais que l’instant présent
l’avait repoussé en cette vie
Parce que l’heure n’était pas encore venue
Les mots des poètes lui demandant de témoigner pour eux.
En dansant encore la vie
Puisqu’il ne savait que faire ça, danser la vie.

Le repas fut magique. Le pain était fait maison. Le couple qui se tenait debout devant le buffet à trois volets témoignant avec leur enfant entre eux et le ventre rond de la mère , de la droiture de leur engagement, pour le meilleur et pour le pire.On s’était arrangé pour que la voix vienne du plafond comme si le chanteur-fantôme était encore là.

Au retour, nous arrêtâmes à Val-David. Renaud y avait habité tout l’été, comme bien des étés par le passé. Nous refîmes sa promenade. La rivière du parc des amoureux, la balançoire de la sapinière, le sentier du Mont Condor et le café chez Steeve. Quand nous croisâmes la femme pauvre vendant des œufs, cela m’émut profondément. Ainsi donc, tout ce que rapportait son journal était strictement vrai. Nous osâmes cogner à la porte des deux artistes qui avaient failli déménager. Et ils se rappelaient de cet étrange Monsieur qui les avait suppliés de ne pas partir pour ne pas briser la poésie de sa promenade.

La Butte à Mathieu était toujours là, à quelques pas de la maison, le chemin de pierre, le trou sous la scène pour déposer les cendres. Clermont avait la clé. Nous entrâmes dans le carré où avait vécu Renaud. Comme dans ses écrits. Plein d’objets douteux au passé embrouillé.

Tu vois Marie,
Le passé n’a de valeur
Que lorsqu’il a été vécu
Avec la poésie de l’instant présent
Le père Gouin, ton père et Renaud
Comme tous les poètes
Ont toujours dit la même chose
Dans des mots différents
Le même message que les philosophes
Les sculpteurs, les peintres.
Comme le grand peintre canadien, Ozéas Leduc
Dont Renaud répétait sans cesse la phrase-clé
Avant de reprendre la route juste pour danser la vie
Avec les poètes universels.

« La vie est mon unique aventure »

Nous remontâmes à Montréal. Clermont m’offrit d’aller chercher les filles pour faire un tour dans le Vieux Montréal. Comment cet homme pouvait-il, non seulement lire dans les pensées, mais permettre au meilleur de soi-même d’y écrire les mots les plus tendres. Curieusement, nous stationnâmes devant le conservatoire de musique sur la rue Notre-Dame à quelques minutes de marche de la Place Jacques Cartier.

Tu savais que Renaud y a déjà enseigné la philosophie ?
Il devait avoir trente-deux ans, à l’époque..
Il se considérait comme un prof de première ligne
Dont la vocation consiste à
Enlever toute croyance du cerveau de l’élève
Pour faire surgir le bonheur,
l’étonnement de l’homme qui ouvre les yeux
Sur le monde comme si c’était la première fois.

Il faisait dormir les élèves par terre
Parce que vaut mieux dormir que de veiller en somnambule.
Il ne corrigeait jamais les travaux des élèves
Il les pesait.
Les élèves jouaient aux échecs
Pour apprendre le bonheur de perdre.
Il leur faisait lire des bandes dessinées
Pour ne jamais oublier que toute réponse savante
Est une illusion de la vanité de l’ego
Comme toute opinion qui tente de vaincre l’autre d’ailleurs
Et qu’il ne suffit surtout pas d’être prof de philo
Pour être philosophe.

Il opposait à la maïeutique de Socrate
Comme à la caverne de Platon
L’innocence de l’enfant qui gambade dans les champs
Qu’importe le soleil de la vérité
En autant qu’il réchauffe le cœur.

Quand nous descendîmes la Place Jacques Cartier, c’est tout mon passé qui remonta les pierres usées mal cimentées les unes aux les autres, pour m’accueillir, simplement m’accueillir. Nous passâmes par la ruelle des peintres. Le décor était le même , mais tous les personnages avaient été remplacés par des acteurs de service. On avait ouvert des cours intérieures pour endiguer le flot intense de touristes de tout genre.

Le St-Vincent avait été racheté par Robert Ruel, le propriétaire du Pierrot, deux Pierrots, boîtes d’animation qui tenaient encore le coup après trente ans d’existence alors que toutes les boîtes du genre avaient disparues à travers le Québec. Et pour éviter de se faire concurrence à lui-même, il avait revendu l’édifice du St-Vincent à condition expresse que cela ne redevienne jamais une boîte à chansons.

Nous redescendîmes la rue St-Paul. Le restaurant du Père Leduc ayant disparu avec lui, nous continuâmes jusqu’au pont des malheurs. Et je récitai aux filles le poème de Renaud dont je n’avais jamais oublié les paroles, un poème étant comme une chanson, pouvant être chanté grâce à la musique des mots, jusqu’à ce que l’éternité se meure de bonheur de s’éterniser devant deux amoureux heureux.

SOUS LE PONT DES MALHEURS

Et si ton corps était un beau ruisseau
Il coulerait lentement le long de la rue Berri
Se faufilant pour s’arrêter soudain, transi comme un voleur
Là ou gît la rue Notre Dame qui ne laisse passer
Que les poètes et les femmes

Passe, Passe, fillette te dirait-elle,
Les créateurs ont faim
Ils t’attendent.
Donne-leur ton eau, de l’autre côté dans un tout petit café
Mystérieux, peu connu et c’est tant mieux
Pour les folies des amoureux

Petit ruisseau
Quand mes amis auront bien bu
Ils te jetteront ensuite dans le fleuve, heureuse,
Comme une vierge assouvie gémissant dans l’éternité
L’étrange décor du café du port.

La boîte à chansons de Jean Marcoux avait été démolie pour faire place à un édifice à logements. Lorsque je voulus montrer ma chambre du Vieux Montréal sur la rue St-Paul, je me buttai à un magnifique condo.

Je me rendis compte, comme Clermont l’avait dit, que cette partie de mon passé me rendait encore heureuse, presque trente ans plus tard, parce qu’il avait été vécu avec poésie. Vint se greffer l’image de ma mère, m’ayant accompagnée dans le Vieux Montréal et s’apprêtant à monter dans ma chambre où Renaud avait écrit une note sur ma porte qui disait quelque chose comme :

« J’ai loué la chambre en face de la tienne, j’arrive lundi »

Que la mémoire joue à la fois des tours sur des détails anodins et peut,en même temps, immortaliser dans la cire du bonheur un poème et le lieu où il fut récité.

Maman, dit Frannie
Que ce fut joli ton passé
Dommage qu’il soit trop tard
Pour visiter le camp Ste-Rose.

Pourquoi pas fit Clermont ?
La poésie c’est oser
Signer sa vie
À chaque seconde.

Il était une heure du matin quand nous arrivâmes devant une chaîne marquée : Défense d’entrer, propriété privée. Tout semblait inhabité. Les filles restèrent dans l’automobile pendant que nous passâmes sous la chaîne, juste pour voir.

On s’croirait à l’été 1973 Clermont.

Tu te rappelles de Jean-François Brisson ?
Il est devenu médecin spécialiste
Des chirurgies cardiaques.
Il a acheté le domaine des religieuses
Il y a dix-huit ans
Il a remis les lieux exactement dans l’état
Où ils étaient lors de la dernière soirée
Du chevalier de la rose d’or.

Il a créé une fondation des anciens de Ste-Rose
Et tout est resté tel quel
En vue du rendez-vous de 2001
On va probablement tous se rassembler ici
Demain après l’enterrement.

Pourquoi on ne m’a jamais parlé de la fondation ?
Demandai-je étonnée.

Parce qu’elle était réservée uniquement aux enfants
Au cas où ils auraient de la difficulté à grandir
En cours de route.
Jean-François et Natacha exigeant
Que leurs actions restent du domaine
De leur vie personnelle jusqu’en 2001
Alors j’ai respecté leur vœu.

Cette confidence m’ébranla profondément. La fondation des clients du St-Vincent avait donc tenu bon. Jean-François avait pu étudier et réussir dans la vie. Depuis ce temps, il s’inquiétait des autres, les soixante et onze de l’été de la chasse au trésor, dont il ne pouvait accepter qu’ils se noient dans le marasme consécutif aux épreuves dont ils n’avaient pas demandé les morsures lors de leur petite enfance. Il avait soutenu un des deux jumeaux dans l’enfer de son alcoolisme et avait hébergé l’autre le temps qu’il sorte des affres de son divorce. Même Chantal la plus que grassette avait réussi à fuir le monde de la prostitution parce qu’il lui avait payé son loyer durant un an en autant qu’elle change de ville et qu’elle se reprenne en main. Il s’était marié avec Natacha Brown, avait pu retrouver sa mère avant qu’elle meure et faire en sorte que son père puisse lui demander pardon pour les années d’horreur qu’il lui avait fait subir du temps qu’il était pris dans l’engrenage de la pègre.

En fait, Jean-François s’était fixé un objectif. Que tous ceux et celles de l’été 73 arrivent à l’an 2001 avec la fierté de s’en être sortis, à l’encontre de toutes les statistiques officielles, et cela dans la dignité et dans l’honneur. Pour lui, mourir en paix signifiait n’avoir jamais manqué à la solidarité des humbles, celle pour qui un seul geste représente le sens de toute une vie. On est rien sans partage. Et on connaît le bonheur du plein dans le rien après avoir partagé.

Et la fondation des clients du St-Vincent ?

Elle a payé les études de plusieurs
Quand je suis parti travailler sur les bateaux
J’ai continué à envoyer mes cotisations
On est une trentaine éparpillés
A travers le monde
Elle porte le nom de
Chant-o-thon 73
En souvenir de l’époque.

Nous nous dirigeâmes à tâtons. L’édifice de l’administration étant barré à clé, nous trouvâmes finalement un fanal devant le caveau à patates. Nous l’allumâmes et nous dirigeâmes vers la forêt . Tout autour de la maison en décomposition, les râteaux et les pelles de cet été-là avaient été attachés deux par deux à des arbres. Même le trou où avait été découvert le coffre n’avait pas été rempli.

En remontant vers la salle communautaire, nous vîmes le bivouac sur la plage, avec à l’horizon, en plein milieu du lac, donnant face à la lune, la roche sacrée. Nous eûmes beau essayer de pénétrer par infraction, fenêtres et portes étaient solidement verrouillées elles aussi. Pendant que Clermont faisait le tour du bâtiment, je montai l’escalier extérieur. Rendu en haut. Je figeai de joie que cela fut possible.

Rien n’avait bougé depuis 28 ans. Tous les bâtiments étaient là, inhabités dans la noirceur diamantée de millions d’étoiles. Le temps n’aime pas qu’on lui échappe par des états paradoxaux. J’avais en même temps 21 ans et 49 ans. Etait-ce la surprise du paradoxe ? Vivre la même chose à deux époques différentes ? Je me sentis instantanément propulser dans un étonnant délice d’éternité qu’encore aujourd’hui j’aurais de la difficulté à nommer.

Pas de peine, pas de souffrance, pas de deuil, pas de mal, par de surdose d ‘adrénaline, pas de plongeon dépressif… C’était comme si j’étais tout et que tout était moi, le tout respectant le fait que mon moi fut différent du tout, tout en m’y imergeant…. Oh God…. C’était donc ça l’éternité de l’instant présent de mon père et la fissure du temps de Renaud, le coup de sabot sur la tête de Rousseau.

J’y étais enfin. Mon père m’avait déjà dit que cela surprendrait comme un voleur. Et pour le poète Paul Gouin, quand il levait les deux doigts en V comme Churchill pendant que Renaud chantait, cela signifiait qu’il avait réussi à accoster dans l’île.

Les arbres dansaient de joie autour de moi, même le vent avec cette fraîcheur dont parlait mon père dans son journal. Et ce torrent d’éternité auréolant le ciel et ce bonheur succédant au bonheur de Gauguin….

Mais c’est le ÇAJE de mon père, me dis-je
Et je fus émerveillée que cela me fut arrivé
Au moins une fois dans ma vie.
Je venais à mon tour de passer
par la fissure du temps
et, comme Rousseau, jamais je ne pourrais oublier
cet océan d’éternité,
présent même dans la rivière du passeur de Sidharta.

Je compris pourquoi mon père n’arriva jamais à me faire vivre ces états de béatitude. Ce n’est pas une religion qu’on enseigne. C’est une naissance intime et personnelle de l’univers en soi, comme une goutte d’eau infinie qui se dépose sur les pétales de ses sens sans autre but que de laisser l’infinité de sa fragilité chanter en soi.

Le temps,
Quand t’es dans l’être
C’est une succession
De magnifiques instants présents.

Et je me sentis exactement comme le ier paragraphe du journal de Renaud :

Il s’abreuvait depuis toujours aux frissons de l’éternité. Cela lui semblait si naturel qu’il n’avait jamais pu comprendre comment il se faisait que l’on puisse souffrir. Son corps de 51 ans lui avait toujours paru en état de jeunesse. La pureté de l’âme, la sensation continuelle de flotter deux pieds au-dessus du sol, le rythme lent, amoureux, étonné, charmé. La sensation de ne rien peser, de se fondre dans le tout avec ravissement, de saisir dans ses mains l’air comme des milliers de pépites d’or. Etait-il artiste, poète de la vie, amant de l’être ou son enfant naissant encore aux langes ?

Les filles vinrent finalement nous rejoindre au moment où Clermont réussit à ouvrir la porte du dortoir. Nous montâmes comme des enfants qui la nuit décident de conquérir leur liberté pendant que les parents dorment encore. J’ouvris la lumière.

Chaque lit était occupé par quelqu’un en pyjama avec un panache d’indien sur la tête.

Zum galli galli galli zum
Galli galli zum

Le feu de l’amour brûle la nuit
Je veux te l’offrir pour la vie.

Jean-Francois ! ! ! ! !
criai-je autant de peur que d’excitation.

Et tous les lits de se vider avec du monde se précipitant sur moi. Ça s’embrassait, ça pleurnichait, chacun jouant avec moi à la devinette. Qui suis-je ? Mais je n’arrivais pas à reconnaître personne. Tiens deux personnes qui se ressemblent comme des jumeaux, ça doit être eux autres… un plus que grassette, une moins que rectiligne….mes ex-enfants.

Un discours… un discours… un discours….

On m’avait préparé une scène et un micro. La fondation des enfants de Ste-Rose avait donc fait un spécial juste pour moi, en dépit des circonstances tragiques. La mâchoire tremblotante et mes mains, chaque fois qu’elles tenaient de dessiner mes émotions dans l’espace, retombaient hagardes pendant que ma tête tournait de gauche à droite incapable de croire que cela puisse m’être destiné, comme pour me consoler de la perte d’un rêve d’amour. Je vis par le sourire de mes filles comme celui de Clermont qu’elles étaient au courant depuis quelque temps déjà.

C’est à ce moment-là que les patibulaires entrèrent, avec leurs vieux costumes quelques uns plus chauves que chevelus avec à leur tête Jos Leroux.

Il y a 28 ans
Nous fûmes les seuls à ne pas avoir de smarties
Cette année, on veut être les premiers
A piger dans le coffre.

Et les huit policiers à cheveux maintenant plus gris que colorés entrèrent, suivis des parents du St-Vincent devenus grands-parents, suivis des parents des enfants du camp Ste-Rose devenus adultes. Le coffre arriva en même temps que les deux avocats, le juge Boilard étant mort depuis belle lurette. On le déposa à mes pieds.

Un discours… un discours.. un discours… Jos s’approcha du micro.

Barnak, que c’est bien organisé
Quelle belle manière de vivre
L’enterrement de Renaud
Avec poésie
Comme il l’aurait souhaité.

Et ce fut le silence, étonnant silence.

Tu veux dire quelques mots Marie
Avant qu’on pige dans le coffre
Comme y a 28 ans ?

Mes très chers amis

Ben làlàlà
Ben làlàlà

J’avais déjà raconté cette histoire à Madame Martin
Le matin de la mort de Monsieur Gouin
Vous vous souvenez les gars
Quand vous vous ventiez de vos conquêtes amoureuses
Et Jos de sa pompe à gaz ?

Ben làlàlà
Ben làlàlà

Ben une fois partie
J’avais dit à Jeanne
Que quand j’étais petite
Je demandais à mon père ;

Papa, est-ce que moi aussi un jour, je connaitrai le grand amour ?
Mon père prenait une pause, fermait les yeux,
Levait le bras droit bien haut comme s’il s’adressait à la terre entière
Et déclamait :

Si chaque nuit tu en fais la demande à la vie,
Elle te rendra plus fougueuse que Scarlett Ohara
D’autant en emporte le vent,
Plus gémissante qu’Héloïse pour Abélard
Dans la nuit des temps,
Plus pure que Juliette dans les bras de Roméo
L’embrassant
De telle sorte qu’un soir, un mystérieux soir
Un beau prince, ombrageux et charmant
Posant genou aux pieds de tes royaux atours
T’offrira et son cœur et son or
Et la terre entière chantera
En cet instant présent
Ils vécurent heureux
Et eurent beaucoup d’enfants
Au paradis…Millénaire
De la poésie des bien-aimés
De l’île de l’éternité

Ce soir,
Comme il y a 28 ans
Si Anikouni se présentait devant moi
Et me disait
Devant les enfants du camp Ste-Rose :

Princesse Miel
Voulez-vous m’épouser ?
Je lui répondrais
Aimez-moi tout simplement
Mon père m’a de toute façon
Mariée à votre poésie depuis ma naissance.

Deux larmes coulèrent le long de mon visage. Jos me prit dans ses bras devant tout le monde. Puis, d’un ton grave, il dit au micro :

Tout le monde debout s’il vous plait
Je demanderais une minute de silence
Non pas en mémoire de Renaud
Mais de tous les poètes
Dont il fut une mémoire vivante.

J’ai souvent entendu dire que lorsque l’on meurt, on revoit notre vie entière à la vitesse de l’éclair. Ce fut le cas pour moi durant cette minute-là.

CAIA…. Fit Jos
BOUM répondit l’assistance avec un rire un peu triste.

Renaud n’aurait pas voulu d’un enterrement triste
Alors en tant que chef des patibulaires
Qu’on ouvre le coffre
Pour que comme il y a 28 ans
Les enfants du camp Ste-Rose
Se jettent dans les smarties
Mais après mes frères patibulaires

Ben lalalala
Ben lalala

Je ris de bon cœur moi aussi. Le souvenir du procès conduisant à la surprise des smarties dans le coffre restait un moment si magique pour chacun de nous. Jos fit sauter le cadenas du coffre comme mon père jadis, d’un coup de hache. Jos leva le couvercle.

Je vis soudain dans le coffre, surgir au beau milieu des smarties une tête d’homme à barbe blanche Je reculai en criant d’horreur pendant que tout le monde se roulait de rire. Et le fou dans le coffre qui n’arrêtait pas de crier

VIVE LA POÉSIE VIVE LA POÉSIE

J’approche… je regarde….non Ah ben Barnak hurlai-je Renaud

Je m’approchai du coffre, l’embrassant comme une folle pendant que Jos m’accusait de sabotage ayant peur que je lui vole les premiers smarties. Quand je vis Clermont et les filles se tordre de rire elles aussi, je réalisai à quel point on s’était payé ma tête. Et je me mis à faire le tour de la salle, sautant d’un lit à l’autre, criant comme une folle.

Ça se peut pas
Ça se peut pas
Vous êtes une gagne de…
J’ai payé $20,000 pour qu’on se paye ma tête
Vous êtes une gagne de….

Ben lalala
Ben lalala

Je donnais une gifle à un, mordais l’autre, sautais dans les bras du troisième, une vraie folle, incontrôlable. Et je finis par me rouler de rire et de pleurs en embrassant Renaud, puis en embrassant le coffre, puis le micro, puis les smarties un par un.

Et Jos de crier
Vive la poésie
Hip hip hip……Hey Hip hip hip……Hey

Tout le monde se mit à lancer des smarties, puis les plumes de taies d’oreillers surgirent de partout. Et c’est dans cette tourmente que je ne cessai d’embrasser Renaud incapable de quitter sa bouche, ses lèvres, tâtant son corps de partout n’arrivant pas à croire qu’il vive si poétiquement en ces lieux et en moi.

CAIA….cria Jos
BOUM…répondit la salle

Prenez une torche à la sortie et tout le monde à la plage.

Tout le personnel du camp de l’époque nous attendait devant le bivouac allumé, Robert, l’ex-directeur du camp en tête. Renaud mit un genou par terre.

Princesse Miel
Acceptez-vous de m’épouser ?

Aimez moi tout simplement
Mon père m’a de toute façon
Mariée à votre poésie depuis ma naissance.

Il m’entraîna par la main. Nous nageâmes jusqu’à la roche sacrée pendant que les chansonniers sortirent leur guitare. Autour du feu.

Et Renaud qui n’eut cesse de crier sa joie à la lune, les deux mains en porte-voix :

Vive la poésie
On a réussi
On a réussi

Et pendant que, couché sur le dos, il dégustait ce moment de beauté volé à la réalité, je lui fis sauvagement l’amour pour m’engorger de lui. Puis, avant qu’il ne dise mot, je sautai à l’eau et nageai sans regarder en arrière. Rendue sur la plage, on se pressa de couvrir ma nudité d’une couverture, étant trop heureuse pour ressentir quelque besoin que ce soit de pudeur indue. Et je me mis à crier à répétition.

Renaud
Je ne pars pas pour Vancouver.

Il sauta à l’eau et vint me rejoindre à la nage, sans vêtements lui non plus. Nous fêtâmes toute la nuit dans la douceur des chansons du St-Vincent de l’époque, le simple émerveillement d’être encore vivants, amoureux , aussi nus qu’Adam et Eve sur l’île de l’éternité de l’instant présent avant qu’un pommier n’y soit installé… simple erreur d’un paysagiste nommé Dieu.

L'île de l'éternité de l'instant présent (Pierre Rochette)

Chapitre 9 – LE TABLEAU

L’île de l’éternité de l’instant présent

Raymond Lévesque
Raymond Lévesque

Veiller à ce que
Le poète poétise
En toute liberté
Hors du temps,
Hors des servitudes
Hors des réalités.

Quand Renaud eut son premier enfant, il fit en sorte que le monde soit d’abord perçu par lui comme un tableau. N’avait-il pas lui-même croulé sous son âme d’enfant lorsque, au Musée du Louvre, il découvrit une peinture de Renoir, ce fameux « Moulin de la galette » où l’impression du bonheur par la suspension de l’instant présent dans l’espace se trouve à jamais dévoiler universellement à qui que ce soit sur la planète ? Pour approcher du canyon de la fissure du temps, il en était venu à l’hypothèse qu’il serait peut-être intéressant dans un premier temps, de découper le réel en toile de fond vierge et l’encadrer comme on le ferait d’un tableau afin que le peintre s’exprime.

Tous les matins, lorsque sa légitime partait travailler, il démontait les meubles du salon, tel un jeu de mécano, pour le transformer en montagnes russes, de la même manière que sur scène, il accordait à l’agencement cahoteux des chansons plus d’importance que l’intérieur des chansons elles-mêmes. Ainsi l’agencement des coussins permettait de monter une courbe, puis de la descendre, un carré d’oreiller creux dans son centre servant de bas de courbe et un autre monté sur une petite basse de haut de courbe. Et rendu dans ce haut. Il prenait l ‘enfant, le soulevait dans ses bras, le faisait tourner lentement pour que le temps et l’espace deviennent ludiques, hors du temps, hors des servitudes, hors des réalités. L’enfant se réveillait chaque matin en attendant que la toile du tableau, les cadres des quatre murs et la virginité des lieux, furent remis en place. Et il recommençait ses explorations. Vint le moment de peindre le tableau. Renaud lui apprit à toucher les tissus, à déguster les plus minimes sensations, à s’y étendre pour déguster le temps qui passe, à s’y promener pour que le temps à son tour se repose.

Tous les après-midi, lorsque sa femme repartait travailler, il démontait le quadrilatère de rues du voisinage, pour le transformer en montagnes russes, de la même manière que sur scène où il accordait à l’agencement cahoteux des chansons plus d’importance que l’intérieur des chansons elles-mêmes. Ainsi, l’agencement des trottoirs lui permettait de monter des côtes, puis de les descendre, un carré autour d’une borne-fontaine rouge en son centre, servant de bas de courbes et un talus dans un parc de haut de courbe. Et rendu dans ce haut, il prenait l’enfant, le soulevait dans ses bras, le faisait tourner lentement pour que le temps et l’espace deviennent ludiques, hors du temps, hors des servitudes, hors des réalités. L’enfant sortait du sommeil de sa sieste chaque après-midi en attendant que la toile du tableau, le cadre du ciel et de la terre et la virginité des lieux, furent remis en place. Et il recommençait ses explorations, exultant de joie lorsqu’il voyait apparaître la borne-fontaine rouge à l’horizon, les roses de Monsieur Samson, la colline verte où bientôt il volerait juste au bord du grand canyon de la fissure du temps. Vint le moment où le carrosse ne fut plus nécessaire. Et l’enfant poétisa le monde bien au-delà de la borne-fontaine, des roses de Monsieur Samson et de la colline verte, mais toujours en découpant le réel en tableau pour avoir le bonheur de le peindre et de le signer en artiste, hors du temps, hors des servitudes, hors de la réalité.

Renaud tenta la même expérience avec quelques enfants du voisinage. Cela échoua. Alors il réalisa que son fils serait lui-même un jour, artiste, ce qui ne mit point un terme à son obsession de donner à chacun sur terre l’espoir qu’il y eut un choix, un vrai choix entre la souffrance de subir le réel et l’abondance de le célébrer. Un soir, il avait dit à Clermont :

Le jour où les machines distributrices de Coca-Cola,
les panneaux publicitaires de belles filles en bikinis et
les appareils de télévision seront perçus comme les objets
d’un tableau sous forme de haut de courbe et de bas de courbe,
au lieu d’être asservis par eux en pur réflexe pavlovien de consommation,
alors il y aura un vrai choix entre le continent de la souffrance
et l île de l’éternité de l’instant présent.

Pour avoir une chance d’accoster dans l’île, il n’est pas nécessaire d’être poète. Juste indispensable d’avoir connu au moins une fois dans sa vie le bonheur d’être hors du temps, hors des servitudes, hors des réalités.

Le St-Vincent et le camp Ste-Rose représentaient pour lui exactement le même tableau découpé dans le réel que le salon de son appartement modeste et le quadrilatère de son quartier. Il fallait juste découper, encadrer, courber, pour que les humains autour de lui puissent à leur tour dessiner, s’émouvoir de beauté et y signer leur vie.

C’est en ce sens que, lorsque les enfants passèrent de l’art de se servir de l’écuelle à l’art du tir à l’arc pour se défendre contre les méchants patibulaires, le camp Ste-Rose devint une base militaire, mais de type poétique. Clermont avait même organisé une collecte parmi les clients du St-Vincent, pour que la série de bandes dessinées « les aventures D’Asterix » devienne, en contrepoint, les livres à feuilleter durant la sieste de l’après-midi. Il était devenu facile d’intégrer les nouveaux cas des services sociaux, la chanson résumant la thématique et les gamins se racontant les uns aux autres la suite des derniers épisodes, mais on était toujours sans nouvelles d’Anikouni.

De fait, tout le St-Vincent eut l’impression qu’Anikouni était lui-même sans nouvelles de lui-même. Il tentait de plus en plus de changer ses périodes de trois quarts d’heures de chant avec les gars, de façon à monter sur la scène au début de la soirée quand il n’y avait personne et vers la fin quand il y en avait encore moins. Entre les deux, il marchait le Vieux Montréal comme Monsieur Gouin le lui avait montré : conscient de la beauté magique et de l’étrangeté incluses dans l’instant présent alors que la mort frappait, aveuglément des dizaines de milliers de fois à la fois sur la planète.

Seul Clermont arrivait parfois à pénétrer l’intime de ses silences.

Il avait d’ailleurs raconté à Clermont que c’était tellement beau ce qui se vivait dans le tableau du St-Vincent, telles les peintures impressionnistes de Renoir, Monet ou Toulouse Lautrec, qu’il était obligé de prendre l’air pour ne pas s’évanouir de bonheur. Cet état lui causait parfois des problèmes, en particulier sur la scène. Il lui arrivait de tomber en état contemplatif, ce qui le gênait passablement. Sa frustration intellectuelle résidait dans le fait de ne pas en comprendre les mécanismes pour les reproduire à volonté. Monsieur Gouin lui manquait. À qui parler de ces choses sans passer pour un extra-terrestre ?

Les animateurs-chansonniers étaient devenus des plus habiles à créer des explosions de joie à l’intérieur du St-Vincent et cela soir après soir. Parfois on aurait dit des tableaux de Picasso, de sa célèbre série des corridas. Chaque chansonnier, comme le torero face au taureau, avait développé son style. Renaud se contentait de plus en plus de rechercher le passage de la fissure du temps à travers le talent d’animer de ses confrères.

Marcel Picard possédait l’art d’être immobile à chanter du Brassens ou du Guy Béart, avec pour seul outil d’animation le rythme lent mais ensorcelant de ses doigts sur la guitare. Comment arrivait-il à faire monter les gens sur les tables sans même bouger ni faire le moindre effort et à les faire descendre avec cette légèreté ahurissante? Certes il y avait le personnage, là et pas là en même temps. Mais surtout un art de vivre qui dépassait l’art de chanter sur la scène et ça c’était magique, absolument magique.

Pierre David courbait le temps sans même s’imaginer que ce talent fut inné en lui. Il attaquait en nuances, ensuite en contrastes, puis il explosait lui-même de joie entraînant la salle dans une folie de vivre dont lui seul avait le secret.

Et il y avait Jos Leroux, le p’tit gros sur deux pattes, qui forçait, suait, criait, pour que les clients embarquent. Et il ne lâchait jamais la pression de peur qu’ils débarquent. Alors chez lui, oubliez les courbes. Tout le monde en haut puis ça presse. Il lui arrivait de brûler sa salle. Mais il la rallumait avec passion pour qu’elle atteigne à nouveau l’orgasme de foule. Avec Jos, on quittait l’art raffiné du toréador et du taureau pour aboutir dans une arène romaine où on ne savait jamais qui était pour tomber au combat, l’artiste ou le public.

Michel Woodart, de son côté, passait par la délicatesse, le charme et la tendresse. Même répertoire, même façon de monter les gens debout sur les tables, mais que de bonté dans cet homme. Il avait toujours l’air de dire merci au public de lui donner la chance de pratiquer le plus beau métier du monde : animateur de foule.

Et tous les autres…..

Ce fut cet été-là que, les vendredis et samedis soirs, Madame Martin ouvrit la partie arrière et qu’il y eut un chansonnier en même temps dans chaque salle. Et Renaud ressentit cruellement le deuil au niveau de son tableau. Comme si la période lune de miel allait bientôt prendre fin pour laisser place à l’argent. Le marché de l’art étant si lucratif, une fois les peintres en fin de carrière ou déjà morts.

Alors il lui arrivait souvent d’aller s’asseoir au café du Vieux-Port, chez Jean Marcoux et réfléchir. La magie n’était donc pas éternelle ? Comment retarder le moment où tout va s’estomper pour une autre chose qui ne le rendrait peut-être pas aussi heureux ? Jean avait aussi tenté d’arrêter les changements avec sa boîte à chanson des années 60. La magie de son tableau n’avait pas traversé l’usure du temps et le tout agonisait et se poussiérait de façon pathétique.

Comme, au camp Ste-Rose, la guerre des patibulaires approchait et qu’elle allait se passer près de la cabane à un mur de l’enfance de mon père, ma mère prit l’habitude d’aller prendre son cognac à l’appartement de Madame Martin au troisième étage du St-Vincent tandis que mon père accompagnait Renaud dans ses promenades du Vieux-Montréal.

Il leur arrivait d’aller prendre un café à l’endroit exact où Monsieur Gouin écrivait ses poèmes la nuit. Et jamais le père Leduc ne leur faisait payer que ce soit. C’était un honneur pour lui de recevoir en son commerce cette magie qu’il ne comprenait pas mais dont Monsieur Gouin lui avait appris l’indispensable présence pour ne pas mourir d’effroi que la mort existe. Parfois, Philippe le robineux venait les rejoindre.

Mais il y avait plus. Les clients du St-Vincent atteignaient maintenant en eux la magie de l’enfance, entre autres parce que les enfants du camp Ste-Rose, manquant cruellement de poésie, leur tendaient, de loin mais de si près, innocemment les bras.

Renaud me faisait penser à un peintre qui, regardant de loin les premières esquisses de son œuvre, cherche de son pinceau à traduire l’infime beauté du monde. Un jour il dit chez Monsieur Leduc, en ma présence, celle de Clermont, de mon père et de Monsieur Philippe car il ne pouvait appeler le robineux autrement que par ce nom :

Arrive-t-il un moment
Où l’art de dessiner la vie
atteint la même substance divine
que celle du mystère du réel ?

La guerre des patibulaires commençait le lendemain matin mais elle se vivait déjà en lui-même sous la forme de questions : Pourquoi la terre se divise-t-elle si souvent en méchants et en bons ? ne serait-il pas plus joli qu’elle se scinde en contrastes s’affrontant farouchement, tel un coucher de soleil brûlant de son rouge orangé la terre assoiffée de la fraîcheur de la nuit ?

Je me dirigeai vers le téléphone public, appelai au camp Ste-Rose. Natacha Brown allait passer la nuit à l’infirmerie. Elle n’allait pas bien. Larmes, maux d’estomac. Elle avait réclamé toute la journée Miel et Anikouni.

Renaud était parfois si imprévisible. Nous descendîmes à toute vitesse au camp Ste-Rose, même si rien ne nous y obligeait et que tout était sous contrôle. Natacha dormait. Mon ami l’embrassa sur le front. Elle ouvrit les yeux et le serra très fort par le cou, refusant de desserrer son étreinte. Celui-ci la souleva dans ses bras, et la berça dans la grosse chaise berçante. Elle avait tellement besoin d’un père qu’il en vint à ce moment-là à ressentir le besoin d’avoir lui-même besoin d’une fille. Et il se sentit gêné que j’en fusse témoin.

Peut-être serait-il bon de dire ici qu’il ressentit une affection si vive pour Natacha qu’il fit à la fin de l’été et des activités de ce camp, une demande aux services sociaux dans l’objectif de l’adopter. L’automne vint. Renaud partit faire la tournée de vingt-deux villes et villages de la Gaspésie et des Îles de la Madeleine, exigeant par contrat de dormir avec son sac de couchage dans chaque bibliothèque de façon à lire de nuit en nuit. Et c’est au lendemain d’une de ces nuits qu’il apprit au loin, de loi au loin, que sa demande avait été refusée.

Mais revenons au fameux matin de la première partie de la guerre contre les patibulaires. Lorsque les enfants se réveillèrent, Clermont de l’Orangé, assisté de Richard Lebrun, les attendait déjà à la place du rassemblement. Renaud avait exigé que tous les petits fussent habillés de noir et de blanc. Et ils le furent à leur grand bonheur d’ailleurs de se percevoir sous une forme étonnée, se miroitant elle-même de l’un à l’autre..

CAIA…BOUM

Selon les documents retrouvés
à la bibliothèque des fonds publics de la province de Québec,
il existerait vingt et un petits coffrets avec chacun
un morceau du parchemin indiquant
l’endroit exact où se trouve le trésor.

Nous allons tenter
de nous y rendre ce matin
en autobus

C’est à ce moment précis qu’on entendit un grand cri de corne provenant de la forêt. Une douzaine d’hurluberlus habillés en hommes des cavernes, sandales aux pieds avec des grondins à la main s’approchèrent du groupe. Clermont demanda aux enfants de garder leur calme. Je reconnus tous les chansonniers de Madame Martin, à part Pierre David qui s’était brûlé en jouant le rôle d’un des indiens des têtes grises. Tous étaient vêtus de rouge cuivre, avec des traits rouges guerriers dans la figure. Et le chef n’était nul autre que Jos Leroux, avec sa grosse bedaine poilue et ses pattes courtes.

Nous sommes la famille des patibulaires
Et nous voulons voir Anikouni

Et Clermont de répondre :
Nous n’avons pas eu de ses nouvelles
Depuis au moins deux semaines.

Nous ne voulons pas de mal aux enfants
Mais nous n’aimons pas qu’Anikouni
Vienne fouiller sur nos terres.

C’est alors que j’intervins.

Moi, miel,
Je vous dis sur mon honneur
Toute la vérité rien que la vérité

Il tente de délivrer mon père
Que vous avez emprisonné sur vos terres.

Il n’est pas chez nous répondit Jos Patibulaire

Alors laissez nous vérifier répondit Clermont.

Si nous le voyons encore chez nous
Ce sera la guerre,

Si vous lui touchez, je vous déclarerai moi-même la guerre
Quittez ces lieux, car j’appelle mes soldats

Vous ne me faites pas peur
Car vous n’avez même pas d’armée

Et Clermont sonna la corne de trois longs coups

C’est alors que nous vîmes surgir, de l’autre côté de la forêt, une quarantaine de personnes, serrées en rang d’oignon, toutes vêtues d’au moins un morceau de rose. Ces taches de rose traversant l’horizon provoquèrent des ahhhhh admiratifs chez les petits si heureux de pouvoir les accueillir par la beauté de leur noir/blanc. Comme tous les éducateurs et éducatrices, je réalisai avec stupeur que Renaud avait réussi à rassembler la plupart des parents ou grands-parents des enfants., les mères de familles avec dans les mains un tue-mouche et les pères des canettes de raid contre les moustiques, chaque objet étant systématiquement peint en rose.

Leur chef était Monsieur Brisson, le père de Jean-François. Le contraste entre ses six pieds trois pouces et les cinq pieds quatre pouces du chansonnier Jos Leroux était absolument délirant. De fait, Monsieur Brisson confronta Jos, bedaine contre bedaine. Il le prit même par en dessous des bras et le leva dans des airs comme si ce petit monsieur n’avait été qu’un fétu de paille.

Alors le p’tit gros
On fait peur aux enfants ?

C’était extraordinaire de voir les enfants se tordre de rire devant notre Jos, brassé comme une poupée, que l’on retourne dans tous ses sens. Jos une fois par terre dit aux autres :

Nous vous empêcherons
De trouver le trésor
Du chevalier de la rose d’or.

Juste avant que cela ne dégénère en bataille rangée, arriva la mère des patibulaires, toute de rouge vêtue, Madame Jeanne Martin, donnant des taloches à ses fils pour les punir d’être de si vilains diablotins.

Vous n’avez pas honte de faire peur
À des enfants, mauvais garnements
Allez Ouste,
Tout le monde à la maison

Excusez-les
Ce sont encore à leur âge
Des enfants terribles
Surtout mon plus vieux
Le p’tit gros, Jos Patibulaire
Pompiste de son métier
Dans une station de gaz pour filles
(ce qui fit d’ailleurs éclater de rire les autres chansonniers)

Allez ouste
Que je ne vous y reprenne pas
Excusez-les encore, Messieurs Dames.

C’est alors que le rouge des patibulaires se dilua peu à peu vers l’extrême du tableau en s’enfonçant dans la forêt, donnant à l’orangé contrasté de brun , cette sensation d’une boule heureuse explosant en plein centre, entre le rosé des adultes enfin hors du temps, hors des servitudes, hors des réalités et le noir/blanc des enfants qui ne demandaient que de l’encre sur du papier pour s’en imprégner à jamais d’émerveillement..

Et ce fut la fête, le déjeuner des canotiers, le moulin de la galette. Le bonheur de l’imprévu, de la surprise à l’esprit, du temps qui se symphonise, telle une feuille de musique avec des séquences et des barres de mesure, l’instant présent succédant follement à l’instant présent, sans que le passé ou le futur ne puisse prendre forme. Je remarquai que les parents donnaient généreusement de l’affection aux enfants, même à ceux qui n’étaient pas les leurs. Ou était-ce plutôt le contraire ? Des enfants qui réparaient des cœurs d’adultes ?

À la fin du goûter, Clermont annonça aux enfants que la recherche du trésor serait retardée de quelques jours, le temps de se faire oublier des patibulaires. Mais que d’ici là, il serait important de s’entraîner pour être au meilleur de sa forme.

Les patibulaires sont réputés
Pour avoir une peur terrible des enfants
Si vous vous promenez dans la forêt
Et que vous pensez qu’il y en a un de caché
Vous n’avez qu’à faire beuhhhhhh

Et Monsieur Brisson d’ajouter en faisant répéter les parents après lui comme Renaud leur avait fait pratiquer un certain dimanche après-midi, dans la salle arrière du St-Vincent

Nous les parents,
Nous engageons
À vous protéger
Vous les enfants
contre les patibulaires
vive le trésor
du chevalier de la rose d’or.

Les parents partirent. Clermont amena tous les enfants du camp sur le bord de la plage en vue d’une réunion stratégique.

C’est à ce moment précis qu’apparurent, sur le lac, les canots des têtes grises.

CAIA BOUM fit Clermont
Que tout le monde garde silence.

Les indiens chantaient la chanson d’Anikouni. Ils déposèrent un des leurs sur la roche au centre du lac. Quand l’inconnu s’assit dos à la plage, les jeunes surent qu’enfin Anikouni était revenu. Les trois canots se dirigèrent ensuite vers le rivage.

L’indien Pierre David, tout habillé de gris, débarqua seul et s’approcha des enfants. Il conversa en langue indienne avec Monsieur de l’Orangé, pendant que Philippe, tout vêtu de noir/blanc et Monsieur Étienne, en gris pâle attendaient dans leur embarcation. Et Clermont traduisit aux petits :

Les amis.,Anikouni est sur la roche sacrée
Il aimerait y rencontrer tous ceux ou celles qui ont des choses
À lui raconter au sujet du trésor
Du chevalier de la rose d’or.

On alla donc chercher des gilets de sauvetage. Et tour à tour, chacun des trois têtes grises emmena en canot un jeune sur la roche sacrée. Durant ce temps, les enfants tentaient de parler par signe aux deux autres indiens, de leur apprendre à communiquer en français. Même les indiens leur apprenaient que roche se disait en langue grise WABADOSH et que l’eau devenait WABADO. Le problème, c’est que, pour le troisième indien qui n’était pas au courant, au retour de la roche, ce mot devenait en sa bouche SITAWA et l’eau WADAGASI. Clermont dit aux petits de ne pas s’en faire, l’eau de vie étant probablement la cause de ce brouillage des mots.

C’est ainsi que chaque petit fit un tour de canot, connaissant le bonheur d’être écouté par une oreille sacrée, revenant sur la berge, étonné que tant de magie fût possible en cette vie.

Ce soir-là, il y eut fête au St-Vincent. Au centre les quarante-six parents. Sur le bord des toilettes, debout, avec une bière ou un cognac dans la main, les onze chansonniers patibulaires. A la table de Clermont, Richard Lebrun, Monsieur Philippe, le père de Jean-François Monsieur Brisson, mon père, ma mère, et moi-même. Madame Martin offrit une tournée générale, Monsieur Étienne le laveur de vaisselle obtint un succès monstre, Monsieur Philippe se saoula à la liqueur douce. Et chaque animateur-chansonnier fit faire des montagnes russes à la foule. Renaud passa sa soirée à promener sa chaise de métal, de table en table, de personne en personne, écoutant avec avidité chaque mot de chaque bouche de chaque personnage de sa toile juste pour déguster cette merveilleuse alchimie de coloris qui, déposée au fond de lui-même, rejaillissait comme un volcan de sensations encore et encore et de plus en plus somptueuses. Il n’était pas vraiment touché par le fait que le bonheur fut, mais plutôt par le fait que ce fut d’une infinie beauté. Qu’hors du temps, des servitudes et de la réalité, la beauté se feu d’artifice en des formes infinies se recréant en elles-mêmes comme l’univers n’avaient dû cesser de le faire à chaque seconde depuis la création du monde qui n’eut jamais lieu, puisqu’elle supposait un passé et un futur.

Renaud s’assit finalement entre mon père et moi. Il déposa sur la table le livre d’Hermann Hesse : « le loup des steppes » J’appris par Clermont que l’exemplaire lui avait été remis et souligné par Monsieur Gouin lui-même, qu’il en avait même, par la suite, acheté quarante-cinq copies , qu’il avait pris le temps de souligner aux mêmes endroits que le poète Paul Gouin, dans le but de les offrir à des artistes de passage au café dont les vies traversaient des tourmentes imprévues. Je le feuilletai discrètement et tombai sur certains passages ;

Dans l’éternité, le temps n’existe plus
L’éternité n’est qu’un seul instant
Juste assez pour une plaisanterie

La sensation de fête
La griserie de la fraternité en liesse
La fusion mystérieuse de l’individu avec la foule
L’union mystique de la joie

Je respirais ce rêve grisant de fusion
De musique, de rythme, de vin, de volupté.

Ma personnalité s’est dissoute dans la fête
Comme le sel dans l’eau

Je saisis intellectuellement à quel point Renaud possédait la culture de son métier d’animateur-chansonnier. Sa quête me semblait maintenant plus accessible. Chaque soir, il tentait d’amener le public, au moyen de techniques d’animation à se dissoudre dans la fête, dans un moment d’une grande beauté, dans un instant d’éternité.

Finalement, vers minuit, il monta sur scène à son tour. Il me sembla extraordinairement joyeux, ses yeux disant merci comme ceux de Michel Woodart, ses mains grattant amoureusement sa guitare comme celles de Marcel Picard, sa gorge criant parfois son amour de la vie comme celle de Jos Leroux, sa voix déchirant de tendresse les bas de courbes comme celle de Pierre David.

Il courba passionnément en passant d’une chanson lente à une un peu plus vite. Puis un refrain que tout le monde connaissait emporta la salle comme si elle se trouvait suspendue au premier poste de repos de l’Hymalaya. Il cassa soudain son rythme pour redescendre, au moyen d’un dialogue

Imaginez-vous
Qu’on est tous des enfants
Qui boivent le vin de la vie
Pour la première fois
Qu’on lève son verre
À l’enfance éternelle du cœur.
Tout le monde debout.

Et ce fut la grande montée : la prison de Londres, Au chant de l’Alouette, Youppie yai, la danse à St-Dilon, les mains sur les épaules, tout le monde debout. Et la finale. « Quand les hommes vivront d’amour » de Raymond Lévesque.

Quand les hommes vivront d’amour
Il n’y aura plus de misère
Et commenceront les beaux jours
Mais nous nous serons morts mon frère.

Renaud commença à dire les paroles, phrase par phrase, pour que, seules les voix de la salle supplient l’éternité d’apparaître en son instant présent.

Quand les hommes vivront d’amour
Ce sera la paix sur la terre
Les soldats seront troubadours
Mais nous nous serons morts mon frère.

Tous les chansonniers montèrent sur scène, se serrant contre lui, tout autour de lui, pour entonner le couplet. Je le sentis bouleversé. Il redoutait tellement le fait d’être l’objet de quelque attention que ce soit, cela provoquant en lui des émotions qu’il n’avait pas prévues, orchestrées, dessinées, signées. Il aurait voulu mourir plutôt que tous découvrent à quel point il était fragile, la scène n’ayant toujours été pour lui, comme m’avait un jour confié Clermont, un monastère le protégeant de tout et de rien.

Dans la grande chaîne de la vie
Où il fallait que nous passions
Où il fallait que nous soyons
Nous aurons eu la mauvaise partie.

Renaud n’étant plus capable de chanter, les yeux trop bouleversés à retenir le flot qui voulait exploser en lui, Jos passa le micro de chansonnier en chansonnier qui, comme le faisait Renaud auparavant, ne prononcèrent qu’une phrase à la fois pour que le public seul les chante. Quand les hommes vivront d’amour
Qu’il n’y aura plus de misère
Peut-être songeront-ils un jour
À nous qui seront morts mon frère

Nous qui auront aux mauvais jours
Dans la haine et dans la guerre
Cherché la paix , cherché l’amour
Qu’ils connaîtront alors mon frère.

Dans la deuxième salle du St-Vincent, il existait un autre microphone avec un fil permettant de traverser les deux salles. On entendit une voix inconnue chanter le dernier couplet. La porte s’ouvrit entre les deux salles. On vit apparaître Jean-François Brisson, le jeune le plus âgé du camp, au visage le plus dur, avec entre les mains une grande carte, une immense carte marquée d’un gros MERCI. Et il chanta avec une telle assurance que même son père en fut ébranlé.

Dans la grande chaîne de la vie
Pour qu’il y ait un meilleur temps
Il faut toujours quelques perdants
De la sagesse ici-bas c’est le prix.

Et lorsque tous les clients entonnèrent, a capella, sans grattements de guitare, ni bruit de quelque sorte que ce soit, le dernier refrain, l’éternité de l’instant présent transperça peut-être la salle. Je sus, par la suite, que c’est à cet instant précis que Monsieur Gouin apparut à Renaud dans le cadrage de la porte de garage du St-Vincent pour lui faire signe de ses deux doigts en V que l’éternité avait pris la forme de son corps pour lui dire, elle aussi, merci.

Quand les hommes vivront d’amour
Il n’y aura plus de misère
Les soldats seront troubadours
Mais nous nous serons morts
Mon frè…..è……..re

L'île de l'éternité de l'instant présent (Pierre Rochette)

Chapitre 7 – LE SECRET DE MON PÈRE

L’île de l’éternité de l’instant présent

Alfred Desrochers
Alfred Desrochers

Il s’abreuvait depuis toujours aux frissons de l’éternité. Cela lui semblait si naturel qu’il n’avait jamais pu comprendre comment il se faisait que les humains puissent souffrir. Son corps de 51 ans lui avait toujours paru sous la forme de la jeunesse éternelle. La pureté de l’âme, la sensation continuelle de flotter deux pieds au-dessus du sol, le rythme lent, amoureux, étonné, charmé. La sensation de ne rien peser, de se fondre dans le tout avec ravissement, de saisir dans ses mains l’air comme des milliers de pépites d’or. Était-il artiste, poète de la vie, amant de l’être ou son enfant naissant encore aux langes ?

Le dernier été de sa vie fut le plus mystérieux de tous pour ceux qui l’avaient connu jeune homme. Il chantait au théâtre « Le patriote » de Sainte-Agathe durant le souper, et cela six soirs par semaine. Puis il mangeait un peu, juste avant d’aller accueillir les groupes lors de la descente de l’autobus. Dans ces moments-là, il redevenait joyeux, avec les rires francs de celui qui reçoit des membres de sa famille, le public ayant été toute sa vie sa seule famille véritable. Après s’être assuré que chaque chauffeur puisse bénéficier d’une place pour le spectacle des « girls », que chaque personne âgée se sente en sécurité, il s’installait sur sa petite scène dans l’entrée du patriote, assis sur une chaise presque confortable et retombait en état de contemplation par la lecture de l’encyclopédie.

Même à l’intermission, il ne bougeait pas de sa chaise, restant disponible cependant à toute personne désirant entrer en contact avec lui. Cela donnait un air d’irréalité à sa présence autant qu’au lieu puisqu’il s’était immobilisé en position exacte entre le réel et le magique. D’ailleurs il ne cessait cette lecture qu’à cinq minutes de son spectacle de 23 heures où il reproduisait, telle une scène de musée, l’atmosphère également exacte entre la fin des boîtes à chanson et le début du St-Vincent.

Renaud avait hérité de mon père, la collection du grand Larousse encyclopédique 1961, toute soulignée en traits fins au moyen d’un crayon à mine. Il pouvait ainsi suivre à la trace les chemins intellectuels à travers lesquels son aîné spirituel avait pu prendre conscience de l’étrangeté de son monde intérieur.

Mon père avait toujours habité de l’autre côté de la fissure du temps et n’avait jamais senti le besoin de découvrir cette fissure de façon à la traverser pour rejoindre les hommes et leur raconter la beauté de ce qu’il vivait. À la mort de Monsieur Gouin, cette rencontre e mon père fut pour Renaud providentielle, au sens où elle lui permit d’avoir accès à cette portion du savoir de l’être qui lui manquait pour atteindre son objectif : décrire avec des mots ce qui se vit sur l’île de l’éternité de l’instant présent pour que les hommes puissent en avoir une idée précise.

J’avais déjà demandé à mon père de me raconter ses souffrances, sujet qu’il avait esquivé en me souhaitant bonne chance dans mes amours, tel « heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage ». Nous allâmes à l’enterrement de Monsieur Gouin. C’est à ce moment qu’il me confia qu’il n’avait jamais raté un événement relié à la mort d’un poète. Comme cette journée où l’on inaugura la tombe d’Émile Nelligan dans le cimetière Côtes des Neiges. Il eut l’immense bonheur d’entendre le grand poète Alfred Desrochers, le père de Clémence, déclamer des vers du « Bateau ivre » d’Émile Nelligan.

C’est donc le lendemain de l’enterrement qu’il me quémanda :

Marie, Aurais-tu la bonté
De passer la journée avec moi
En dehors de Montréal ?

C’est ainsi que d’une ville à l’autre, d’un village à l’autre, d’un tournant à l’autre, j’amenai mon père dans un rang perdu de St-Lin…Au lieu exact de son enfance. Nous marchâmes dans ce qui fut jadis un sentier…

C’est ici que tout petit,
Je prenais mes brosses d’être
Dit mon père.

Je n’avais jamais entendu ces deux mots de sa bouche. Il avait dû mettre plusieurs années à lire ses encyclopédies, avant de trouver une formule exprimant le plus intime de lui-même. Il arrive parfois que deux mots de la langue française, qui ne s’étaient jamais rencontrés, passent de longues années avant de réussir à s’apprivoiser. Mon père n’attendit pas une question de ma part pour définir la relation de ces deux mots entre eux.

Une brosse d’être
C’est une sorte de soûlerie intérieure
Dans la taverne de la vie
Qui dure parfois
Plus de trois jours consécutifs.

Il mesurait le rythme avec lequel il me parlait. J’avais l’impression que la symphonie de son dire avait depuis longtemps quitté le conservatoire de musique. Ses encyclopédies n’ayant peut-être été que des cahiers de solfège, d’harmonie, de composition, d’études des grandes œuvres passées, pour que la musicalité des mots s’envolent enfin à la vitesse de la matière qui se dissout sous la beauté du dire.

Nous nous assîmes sur une grande roche face à l’eau.

Je voulais juste voir
Le chant des oiseaux
Si on pouvait entendre de l’intérieur
Comme quand j’étais petit.
Si le vent dans les feuilles
Ouvre et ferme leurs rainures
Pour encore et encore te caresser
L’oreille de ses politesses
Si le corps se fond dans un paysage
Dans un pareil et jamais pareil
Immobile comme un visage se reflétant
À la merveille de son double
Dans la douce énergie de l’eau trouble….

Jamais mon père ne s’était dévoilé à moi sous cet angle. Sans doute avait-il attendu de bien posséder les bons mots pour le dire. Et c’est en ces mots, presque absent, qu’il conclut :

C’est sur cette roche
Qu’à l’âge de 6 ans
Je découvris
Que la réalité était une chorale terrestre
Mon enfance fut magnifique, Marie.

Je fus surprise qu’il n’ait pas aperçu une chaloupe avançant lentement du côté droit de la baie jusqu’à nous.

Monsieur, vous êtes ici sans permission
Sur la terre de Roméo Bourget dit l’homme

Monsieur cria mon père,
Est-ce que le Rodolphe
De la cabane à bois rond
À besoin d’une permission ?

L’homme se leva debout dans sa chaloupe

Ah ben saliboire
Rodolphe Gascon ! ! !

Les deux hommes s’étreignirent de longues minutes. Après les présentations d’usage et quelques rires et larmes de joies sincères de s’être retrouvés, mon père finit par dire :

Y me semble que ça me ferait du bien
De ramer un petit coup comme dans le temps

Mon père rama donc jusqu’à un point précis appelé le ruisseau des roches folles, à cause du bruissement particulier qui semblait rebondir dans le temps tel un écho.

Rodolphe, dit Monsieur Bourget
Tu sais que de la cabane en bois rond de ta mère
De l’autre bord du ruisseau
Il ne reste plus juste qu’une moitié
De mur, qui tient encore debout.

Mon père ne broncha point.

Une Sainte femme, sa mère, monologua Monsieur Bourget Seule, abandonnée avec cinq enfants par un mari alcoolique On ne l’a jamais entendue se plaindre.

Et mon père de répondre comme s’il n’avait rien entendu :

Ma mère disait toujours,
En autant qu’on ne manque pas d’amour.

Rodolphe ne vous le dira pas Mademoiselle
Mais à l’âge de dix ans
Il ramassait des fraises
Du lever du jour jusqu’au souper
Le soir, il préparait les casseaux
Le lendemain, il marchait deux milles
Jusqu’au village pour se faire
Des sous avec les touristes
Afin de ramener du minimum
Pour nourrir ses frères et sœurs.

Ma mère disait toujours,
Avec des fraises pour dessert
Ça sent le paradis dans l’estomac.

Bien des fois, dit Monsieur Bourget
J’ai vu Rodolphe ramasser
Du vieux linge que sa mère empilait
Autour du lit…
Du carré qui lui servait de chambre
Une brave femme
La nuit, elle faisait du neuf avec du vieux.

Ma mère disait :
Quand c’est beau
Ça pas toujours besoin d’être neuf

La cabane des Gascons,
Avant qu’ils arrivent pour l’habiter
Avait servi de poulailler
Y avait juste un poêle à bois
Avec aucune finition au-dedans

On s’est jamais rendu compte de ça dit mon père.

Ma mère avait posé du beau carton peinturé
Par-dessus des murs isolés avec des restes de guenilles
Ça faisait très joli dans la lumière du poêle à bois.

Cela dura plus d’une heure de cette façon… Monsieur Bourget dut nous quitter. Et nous marchâmes jusqu’à la fameuse cabane en bois rond. Même mon père fut impressionné par la modestie des dimensions.

Nous nous assîmes sur ce qui fut jadis une souche.

Tu sais pourquoi, Marie, je n’ai pas été capable de répondre à tes questions sur mes souffrances ?

Non lui dis-je ?

Parce qu’il n’y a jamais eu une seule seconde
Où la souffrance a réussi à entrer dans cette cabane-là
Tant que ma mère a été vivante.

J’me sentais gêné de t’avouer ça
Sauf qu’une fois sur place
Ça m’étonne encore aujourd’hui
De pouvoir dire
Que je n’ai jamais souffert
Même pas une fois dans ma vie
Et que mon enfance fut magnifique

Ma mère, tous les soirs, sans exception
Nous a chanté la même chanson
Elle appelait ça : la berceuse du bonheur

Lorsqu’elle nous serrait contre elle
Autour du poêle à bois
Pis qu’y faisait trop frette
Pour s’éloigner de la chaleur de son amour
Elle se mettait à chanter

EGO SUM PAUPER
NIHIL HABEO
ET NIHIL DABO.

Ça voulait dire :
Je suis pauvre
Je n’ai rien
Et je ne demande rien.

Chaque enfant reprenait la première phrase
Après que l’autre l’eut entonnée
Et l’on chantait en chœur
Dans un canon sans fin.

On n’a jamais su qu’on était pauvres.
On ramassait de la nourriture pour l’hiver comme si c’était de l’or.
Tout l’été, je pêchais le poisson
Ma mère le canait en vue des grands froids.
Elle sciait elle-même du bois pour en faire des cordes.
Au fur et à mesure qu’elle nous faisait du linge
Elle nous apprenait à coudre
On piégeait le lièvre, faisait un grand jardin
Engraissait notre cochon
Que je payais avec mes casseaux de fraises
On avait quatre poules, un coq,
Même une chèvre pour le lait
On a toujours été millionnaires Marie.

C’est comme ça qu’on a appris
À se serrer les coudes
À se faire confiance les uns les autres.

Je comprenais maintenant un peu mieux pourquoi mon père avait pu m’enrober dans une bulle de bonheur dès ma naissance. Il ne m’avait jamais raconté des contes et légendes. Il vivait sa vie comme on chaloupe une rivière, à la découverte toujours renouvelée d’une manière poétique de percevoir la réalité.

Quand je vous ai demandé :
Auriez-vous la bonté de me parler de vos souffrances ?
Pourquoi pleuriez-vous Papa ?

Parce qu’un homme qui n’a jamais connu la souffrance
Se sent handicapé pour aider sa fille
Qui se meurt d’amour pour un homme.

Quand vous avez attendu que maman
Vous ramasse sur le trottoir
En face de son travail
Assis sur votre valise
N’étiez-vous pas en souffrance ?

Je m’abandonnais tout simplement à la vie
Comme ma bonne mère me l’avait montré
J’ai toujours cru à la magie du cœur.

Et ta mère, en un instant,
À pu s’émouvoir à la magie de mon cœur pour elle.

Le retour en automobile se passa dans un chapelet de silences, entrecroisés de confidences. Mon père avait choisi son heure pour se dévoiler. Et je pressentais par la douceur de son dire, qu’une deuxième fois ne serait pas nécessaire.

J’ai choisi de travailler chez les sœurs
Parce que je peux réciter chaque belle phrase
Que je lis dans l’encyclopédie
Tout en œuvrant à mon rythme
Elles-mêmes étant trop occupées à prier.

Et plus tard

Je n’ai pas cru bon de raconter tout ça à ta mère
Je ne crois pas que ce que je porte en moi
Puisse modifier son talent de m’aimer.

Alors pourquoi me conter votre intime
À moi qui suis une copie de ma mère dis-je ?

Miel
Tu m’as demandé de te parler de mes souffrances
Mais le mot « souffrance » fait partie de l’ego
Et le mien se dissout tellement harmonieusement
Sous le bonheur d’être
Qu’il me semblait indispensable
De te dévoiler cette partie
Profondément enfouie dans ma solitude intérieure.

Est-ce que vous êtes un poète lui demandai-je ?

Non, un poète, c’est celui qui se sent la mission
De construire avec les mots
Pour que le cadeau qui se recueille en lui
Soit accessible aux autres.

Moi je ne suis bien que dans l’art de vivre
De lire mon encyclopédie, De travailler chez les sœurs
Et de vous aimer comme un fou ta mère et toi.

Ce soir-là, durant le souper familial, je me sentis réconciliée au quotidien de mon père et de ma mère. Je les percevais maintenant comme deux planètes qui, par la force même de leur gravité, n’auraient jamais la tragique occasion de se faire mal au gré d’une collision. Il suffisait à mon père, de par cette attraction mutuelle, qu’il tienne ma mère au chaud pour que cela le rende heureux, tel le soleil vis-à-vis la terre. Papa, auriez-vous la bonté De jouer aux échecs avec moi ?

Curieusement, ce rituel du jeu d’échecs entre nous n’avait jamais été une occasion de grands moments d’intimité. Tout juste de ma part une façon de lui faire plaisir et de la sienne une manière de déguster ma présence.

Nous jouâmes toute la nuit.

Mais plutôt que de confronter nos puissances logiques respectives, j’en profitai pour me baigner dans son art de dessiner la vie. J’habitais d’instinct le pays de l’intelligence, l’intuition, la passion de vaincre, la ruse, le plan de match. Mon père vivait dans un royaume différent du mien. Il ne forçait jamais, trop amoureux du rythme de ses mouvements, de l’odeur de sa pipe comme des craquements de sa chaise berçante.

Puisque, dans l’après-midi, il m’avait dévoilé quelques clés de sa vie, je tentai d’en profiter pour emprunter, en les copiant par mimétisme, des chemins semblables aux siens. Chaque fois que je saisissais un pion, une tour, une reine ou un roi, je caressais la texture de la pièce en de longs gestes langoureux par le simple bonheur du toucher. Il me sembla qu’il s’en rendit compte parce qu’il eut la délicatesse de rythmer ses séquences pour les ajuster au parfum des miennes.

Ce fut la toute première fois dans ma vie où je pressentis qu’il pouvait exister une danse de l’instant présent. Il n’y eut soudainement moins de passé si lourd comme aussi moins de désirs affamés de futurs. La vie m’apparut comme une suite possible d’instants présents, les anciens décédant en même temps que surgissait celui qui précédait la naissance des autres. Je venais peut-être de cogner à la porte de l’éternité de l’instant présent comme l’aurait dit Renaud, ou de rater de peu la fissure du temps pour qu’elle m’apparaisse? Aujourd’hui je sais que je n’étais alors qu’aux prémices d’un quelque chose de fabuleux que je mis des années à découvrir. Il me manquait la surprise du hasard ou l’abandon de la fenêtre ouverte au cas où le souffle passe.

Un peu comme le philosophe Jean-Jacques Rousseau qui, durant une promenade, reçut un coup de sabot d’un cheval qui lui fit perdre connaissance. Quand il revint à lui, il se trouva dans un état étrange. Il lui sembla que le monde n’avait aucune frontière et qu’il était un point de conscience flottant dans un vaste océan. Rousseau se sentit fusionné avec tout : la terre, le ciel, n’importe qui autour de lui. Il se sentit en extase et ivre dans cet état qui passa rapidement et lui laissa une forte impression qui le hanta pour le reste de ses jours.

Vers quatre heures du matin, je fus prise d’un fou rire. J’avais posé une colle à mon professeur de littérature et il avait été incapable de la résoudre.

Papa, si tu étais Shakespeare
Tu ferais quoi,
Être ou ne pas être ?

Quand tu vis une brosse d’être
Dans la taverne de la vie
Me répondit-il sans hésiter
Tu connais le bonheur de vivre
Un état paradoxal
Qui passe par le non-savoir.
Impossible à connaître au moyen de la pensée

Être et ne pas être en même temps.
Voilà la béatitude suprême
Dans cette vie
Et c’est par ce chemin du non-savoir
Que l’univers chante dans l’âme de l’être humain
Tel un sanctuaire d’oiseaux
Aux confins de l’innommable.

Je n’ai jamais oublié ces mots, car mon père les prononça banalement, tout en continuant à jouer aux échecs, comme si pour lui tout avait été depuis longtemps une simple question de trouver les bons mots dans l’encyclopédie, de les agencer pour mieux témoigner de la beauté de les vivre. A un point tel où je mis les trois dernières phrases en prologue du livre.

Papa, tenez-vous un journal sur ce que vous vivez ?

Parfois dit-il, parfois
Peut-être qu’un jour je te montrerai.

Le téléphone sonna. C’était Renaud. Il appelait de chez Isabelle.

Écoute, dit-il
Les enfants doivent partir en excursion
Découvrir où ton père a vécu
Avez-vous déjà eu un chalet
Dans votre famille ?

Attends, je te passe mon père, dis-je.

Et c’est ainsi qu’ils firent vraiment connaissance. Mon père l’avait vu chanter au St-Vincent lors de l’hommage à Monsieur Gouin, mais je le sentis ému du fait que Renaud désirait passionnément faire rêver les enfants du camp Ste-Rose. Renaud parla de coffres de bois et papa de mentionner qu’il m’en avait fabriqué vingt et un, à travers les années, qui ne demandaient qu’à être descellés pour être ensuite utilisés au bénéfice des enfants.

Demain matin, je suis à ta disposition
Renaud, pour te faire visiter
La cabane en bois rond de ma mère
Si Miel veut bien nous y conduire.

Curieux la vie. De savoir qu’il passait la nuit chez Isabelle me fit souffrir autant que l’idée d’aller l’y chercher le lendemain matin neuf heures provoqua en moi une joie profonde.

Papa, dis-je à mon père
Pourquoi avoir parlé des coffrets
On ne les a même pas ouverts ?

Je vis par ses yeux gamins et coquins qu’il se mourait d’envie de dévoiler enfin ce qu’il avait ciselé pour moi à chacun de mes anniversaires depuis ma naissance. Même ma mère n’avait jamais été au courant du contenu d’aucun de ces derniers.

Nous nous installâmes à table. Le coffret de ma naissance ne contenait qu’une seule lettre sculptée en une forme miniature : La lettre E. Celui de ma première année la lettre G. Celui de ma deuxième année, la lettre O.

Il n’y avait de fait qu’une lettre par coffret, sur une période de vingt et un ans.

EGOSUMPAUPERNIHILHABE

C’est la chanson de ta mère, dis-je, triomphante

EGO SUM PAUPER
NIHIL HABEO
ET NIHIL DABO

Tu ne m’as jamais parlé de cette chanson-là, Rodolphe Dit ma mère

C’est un canon en latin
Que me chantait ma propre mère
Quand j’étais enfant
Dit mon père

Je saisis d’instinct que mon père ne voulut point dévoiler sa recette, de peur que ma mère ne cesse de s’émerveiller de la manière mystérieuse dont il arrivait à l’aimer de seconde en seconde. Il sortit également la chaîne originale de ma Grand-Mère que sa propre mère lui avait remise. Il y faufila les lettres une à une et m’agrafa l’ensemble dans le cou.

Pour que ta grand-mère te protège
Comme elle le fit pour moi
En me chantant cette berceuse.

Mais Papa, il me manque douze lettres dans le cou ?

Et mon père de répondre :
Je n’ai pas fini de t’aimer non plus.

Le lendemain matin, nous ramassâmes Renaud chez Isabelle pour nous rendre finalement à la cabane à un mur. Pour Renaud, toute réalité représentait d’abord un décor signé par ses rêves, contrairement à mon père pour qui il n’y avait de réel que le bonheur permanent passant à travers le réel comme si ce n’était qu’un amas de molécules.

La cabane à un mur de votre mère, dit Renaud
Je ne pouvais pas imaginer un lieu plus magique
Je vois les enfants arriver ici en autobus
À raison d’un groupe par jour
Avec pour mission
Trouver les vingt et un coffres
Reconstituer le message original
Par l’assemblage des morceaux déchirés.

Les méchants Patibulaires
Habitent tout autour

Vous connaissez quelqu’un de la région
Qui possède le physique d’un méchant
Et qui vit dans le coi ?.

Mon père et moi criâmes en même temps :
Roméo Bourget.

Et c’est ainsi que fut à peine dessinée la suite de la thématique du camp Ste-Rose, Renaud tenant par-dessus tout à ce que les détails furent improvisés au fur et à mesure. Nous nous rendîmes à la roche où mon père allait quand il état enfant.. Après de longs moments de silence à écouter la symphonie de la nature, Renaud demanda soudain à mon père :

Êtes-vous venu à l’enterrement de Paul Gouin
Monsieur Gascon ?

Vous l’avez bien connurelança mon père ?

Ce fut un poète, Monsieur
Il connaissait la valeur de l’instant présent

L’instant présent st un si beau cadeau
Dit mon père

Et je vis mon père basculer dans ce qui me sembla une brosse d’être. Une certaine présence absente tout à fait charmante. Et je vis Renaud, étonné de ce qu’un autre que lui put avoir dans sa bouche, tel un secret dévoilé, des paroles qu’il aurait pu dire lui-même. Oui, l’instant présent à trois sur cette roche fut, cette journée-là, un merveilleux cadeau.

L'île de l'éternité de l'instant présent (Pierre Rochette)

Chapitre 6 – MONSIEUR PAUL GOUIN, POÈTE MAGICIEN DES MAGICIENS

L’île de l’éternité de l’instant présent

Gilles Vigneault
Gilles Vigneault

À la mort de Renaud, on trouva dans la pièce qu’il habitait ponctuellement à l’intérieur de l’ancienne maison de Raymond Lévesque sur la Butte à Mathieu, un manuscrit, le seul d’ailleurs qu’il aurait aimé publier de son vivant. Il avait ramassé tout au long de sa carrière des histoires de magie que le public lui avait racontées. Il tentait au travers d’elles d’en saisir le dénominateur commun. Par quels mécanismes un instant présent devient-il magique ?

Par exemple, un dénommé Robert avait croisé un homme esseulé assis sur le banc municipal soudé dans le ciment juste en face du dépanneur de Val-David.. Il s’était arrêté pour l’écouter. L’homme n’avait plus un sou, vivait un moment de découragement.

Tiens prend $15, dit Robert
Va au bar chez Coco
Amuse-toi à ma santé

Une semaine plus tard, il croisa à nouveau le gars qui lui dit :

Je te remercie de ton $15.00
Grâce à toi j’ai rencontré la femme de ma vie.

Et Robert repartit chez lui avec, en dedans de lui, en retour de son geste, le plus beau moment magique de son existence, qu’il ne pouvait raconter sans en avoir les larmes aux yeux. Et Renaud avait ajouté cette réflexion :

La magie voyage plus vite que la lumière.

Par exemple, une femme alcoolique rencontra un homme aux sessions des alcooliques anonymes. Celui-ci lui avoua qu’il devait recevoir sa fille et sa petite-fille pour Noël et qu’il n’avait pas d’argent pour acheter de la nourriture. Cette dame lui prépara des tourtières, des beignes et des pâtés, même si elle était elle-même seule et très pauvre. Le soir de Noël, cet homme sonna chez elle, accompagné de ses deux invités, pour l’inviter à fêter Noël avec eux. C’est ainsi qu’elle passa son premier temps des fêtes dans la chaleur des cœurs généreux. Et Renaud avait ajouté cette réflexion :

Quand tu t’abandonnes à la vie
Légèrement et avec magie
Cela semble attirer des événements encore plus magiques.

Un autre exemple : ce père de famille dont l’adolescent de 14 ans sombrait dans la drogue, tout en pensant que personne ne s’en était aperçu autour de lui Son père l’emmena avec lui à la pêche. Cet homme digne, qui fut toute sa vie d’une sobriété exemplaire, se saoula et se drogua devant son fils et se drogua, sans que celui-ci ait accès aux mêmes droits.

Que penses-tu de ton père lui dit-il ?

Ça me fait mal de te voir de même p’pa.

Imagine-toi comme j’ai mal
Quand tu te détruis par la drogue
Lui répondit son père.

Ils fumèrent un joint ensemble. Et ce fut le dernier et pour l’un et pour l’autre. Renaud nota en fin de ligne :

Ni le père ni le fils
N’oublièrent jamais
Cet instant magique
Raconté par les deux à une table
Avec des larmes magnifiques
Dans les yeux des deux.

Puis un dernier : ce père de famille qui avait promené son fils de 6 ans dans une forêt en lui disant qu’un jour, ils porteraient secours à une princesse perdue. Voilà pourquoi ils devaient tous les deux connaître tous les recoins des boisés touffus. Il arriva effectivement qu’une jeune fille s’égarât et ils la ramenèrent à sa mère en larmes. Et Renaud avait ajouté cette réflexion :

Tout le monde est intéressé à la magie.
On m’a raconté des histoires si émouvantes
Que je me demande parfois :
Ai-je vraiment réussi à faire du camp Ste-Rose
Le pays magique des princes enfants ?

Pour Renaud, la seule différence entre un moment magique et l’éternité de l’instant présent était la conscience que la magie était en fait l’instant présent dans son éternité.

À la suite de son marathon sur la roche, il me téléphona chaque soir au camp pour me demander comment réagissaient les enfants. Déjà, à cette époque, il intuitionnait que la magie était une question de temps autant qu’une suite imprévue d’évènements. Mais le magicien en lui recherchait la perfection dans la préparation de son tour de lapin pour que ce lapin sorte un jour artistiquement de son chapeau « panache de chef indien ».

Bien sûr les enfants étaient excités par l’idée qu’il existe un trésor du chevalier de la Rose d’Or, que son tombeau soit dans le caveau et sa maison en décomposition dans l’île. Mais je n’assistai durant cette semaine-là à aucun événement magique en particulier. Tout au plus, des accalmies aux vents de la révolte soufflant parfois le soir dans le continent de la souffrance. La magie ne semble jamais apparaître seule, mais provenir plutôt d’une personne de cœur. Il se pourrait qu’il n’y ait pas de magie sans magicienne ou magicien.

Dans le Vieux Montréal, il existait un homme, le père Leduc qui me semblait vivre en magicien, ouvrant son casse-croûte jour et nuit bien plus pour donner du bonheur à ses clients que pour leur vendre de la nourriture. Je me souviens de cette nuit du10 juillet, 2 heures du matin. Je n’arrivais pas à dormir dans ma chambre de la rue St-Paul. Il faisait si chaud. Je décidai d’aller manger des rôties chez Monsieur Leduc. Quand il me vit entrer à cette heure tardive, il m’accueillit en disant :

Si ce n’est pas la petite nouvelle du quartier.

Il y avait toujours des gens aux deux tables de billard du fond, entourées de chaises et de tables rudimentaires. J’allai quand même m’asseoir sur un des trois bancs ronds du comptoir.

Une nouvelle cliente, me dit-il
Ne paie jamais son café
Et ça se fait offrir le déjeuner de sa vie
Gracieuseté de la maison.

Un client entra comme un coup de vent en disant :

Ayes Jules,
Savais-tu que Monsieur Gouin est mort cette nuit ?

Je ne sais pas lequel de nous deux pâlit plus que l’autre. Monsieur Leduc prit le téléphone, rejoignit Madame Martin.

Les gars, il faut que je ferme en vitesse,
Tout le monde dehors.

Je sortis moi aussi, restai sans rien dire auprès de Monsieur Leduc pendant qu’il cadenassait. Je me surpris à marcher à ses côtés. En homme de sensibilité, il ralentit sa démarche pour que je ne me sente pas abandonnée.

Quand un poète meurt Mademoiselle
C’est comme si une étoile venait de s’éteindre
La seule qui illuminait mon restaurant
Nuit après nuit.

De fait, il me dévoila avec fierté que Monsieur Gouin avait une table réservée à son nom, jour et nuit, pour qu’il puisse y écrire ses poèmes. Nous arrivâmes devant le St-Vincent. Monsieur Leduc cria de toutes ses forces :

Jeanne, c’est Jules, ouvrez-moi.

C’est finalement en sifflant entre ses deux doigts que la fenêtre du troisième étage bougea enfin vers l’extérieur.

Tu sais que Jeanne, ce n’est pas son vrai nom
Ça vient de la chanson de Brassens, la Jeanne
Les chansonniers l’ont appelée de même
Parce qu’elle garde son commerce tout l’hiver
Même si elle perd ses profits de l’été
Juste pour que les gars mangent
Pis que sa famille de clients
Ait une place pour se réchauffer.

Madame Martin vint finalement ouvrir. Elle avait dû engourdir son mal au cognac car tout en elle divaguait, même les mots.

T’as pas vu Paul passer, Jules ?
Quand il prend des marches la nuit
Je suis toujours inquiète.

Monsieur Leduc dut sentir à quel point la douleur lui traversa le corps, car il répondit avec délicatesse :

Y doit être au restaurant Jeanne
En train d’écrire
Sur le bord de la machine à cigarettes.

Et madame Martin de répondre :

Pourquoi tu penses que je ne peux pas vivre sans lui Jules
Parce qu’y est pas capable d’écrire sans moi
Tu le sais bien
Ça me fait drôle de penser
Qu’y est pas encore venu me réveiller
Pour me faire lire…Mmm…
Tu l’sais bien ça aussi
Hein Jules
Y doit avoir une raison
Pourquoi y’a sauté une nuit ?

Et Madame Martin de murmurer :

Paul est mort Jules
Y’est mort.

Et Jules de la serrer dans ses bras
À travers de longs sanglots :

Un poète, ça ne meurt jamais
Comprends-tu Jeanne
Ça ne meurt jamais.

Une fois à l’intérieur, Madame Martin et Monsieur Leduc calèrent cognac après cognac, accompagnant chaque gorgée par une série de sacres d’un rare désespoir. Nous réussîmes à transporter la dame jusqu’à sa chambre. Puis, j’offris à Monsieur Leduc de veiller sur elle durant la nuit pour qu’il puisse aller prendre quelques heures de sommeil.

Comme la mort est cruelle. Jeanne dormit à peine vingt minutes. Je l’entendis gémir. J’entrai dans la chambre et m’assis dans la berceuse près de son oreiller. Entre deux sanglots, elle me témoigna de son amour pour Paul.

Il n’allait jamais traîner dans sa boîte à chanson
À mon idée c’était la gêne
Quand t’as un trou en plein milieu du larynx
À cause d’un cancer
T’aimes mieux entendre la musique
Dehors dans la porte du garage
Ou aller faire le poète
Chez Jules

Paul m’avait déjà écrit :

Plus un poète est muet
Plus il parle avec sa plume.
Je t’aime Jeanne
Du plus profond de mon encre.

Tôt le matin, les chansonniers arrivèrent les uns après les autres. Pierre David, le grand ombrageux, Marcel Picard le bon nounours rieur à barbe, René Robitaille le magnifique insouciant, Michel Woodart, l’éthérique sensible, Éphrem Desjardins, le porc épic chevelu, Gilles Fecteau le joueur de conga fou des femmes, Jos Leroux le petit gros au grand talent, le peintre Edmond avec son rire tonitruant et finalement le poète Claude-Alexandre Desmarais, mémoire en vers des ieux.

Tout se passa d’abord comme dans un salon funéraire. Condoléances, larmes, silences, puis une première anecdote, juste pour permettre à un rire de sortir la peine de son intolérable. Et Fecteau tirant sur sa grosse moustache souligna le fait que Monsieur Gouin communiquait toujours par écrit à cause de son cancer de la gorge.

Une fois Monsieur Gouin m’avait écrit :

Moi je n’en reviens jamais
Quand le peintre Edmond arrive au café
Y finit toujours par ramasser la plus belle fille.

À l’immense rire de tous, je vis que c’était plus que vrai.

Moi j’habite en bas de chez Edmond
Dit René Robitaille de sa petite voix chantante
J’entends sans arrêt des cris de femme heureuse
Quand je rencontre Edmond dans l’escalier
Puis que je lui demande
Ce qui se passe en haut,
Il me répond toujours
Qu’il est en crise de créativité

Et tout le monde de rire de l’astuce avec laquelle Edmond enrobait sa vie privée.

En tout cas, Fecteau,
Répliqua Edmond
Ça fait plus raffiné que Jos Leroux
Qui gémit tellement fort
Dans la cave du St-Vincent
Qu’on se demande
Si la fille n’est pas une bénévole
De l’armée du salut
En train de gagner son ciel

Et Madame Martin d’ajouter :
Jos y a une queue pompe à essence
Pour les filles, qui ont besoin de gaz.

Les rires se prolongèrent de longues secondes dans une euphorie qui plaça Jos quasiment dans la position de souffre-douleur du groupe. Madame Martin aimait ses gars, surtout quand leur propos la faisait rire gras, comme dans un camp de bûcherons. On aurait dit que c’était toujours à ce moment-là qu’elle renouvelait le cognac de tout le monde, l’éternel cognac pour prolonger le plaisir de faire exploser l’inconscient pulsionnel.

Et Jos de répliquer :

Toi Fecteau
Tu passes ton temps à dormir sur ton conga
Pis quand on s’aperçoit que tu joues
C’est parce que t’es en train de séduire
Une fille dans la salle….

Que je ramasse en vitesse, d’ajouter Edmond
Juste avant que Fecteau ait le temps de descendre de la scène
Pis Jos de descendre dans la cave avec l’espoir
Dans le bas du ventre,
Tous éclatant d’un gargantuesque rire

Et Jos de tenter une dernière attaque :
Cout’ donc Marcoux
Es-tu homosexuel toi ?
On te voit jamais avec une fille ?

Jean Marcoux était le fameux propriétaire du café du port, qui même s’il ne pratiquait pas son métier à la manière autres, était respecté de tous pour son entêtement à tenter de faire renaître une petite boîte à chansons telle qu’on la vivait dans les années soixante.

Moi les gars, dit Jean Marcoux
Je suis un romantique.
Pas de cul sans le cœur.

Et Jos Leroux d’ajouter :
Ben t’auras pas de cul souvent
Parce que tu vas te les faire voler
Avant que les filles t’arrivent au cœur.

Curieusement, tout le monde y passa, sauf Pierre David. Et c’est Madame Martin qui osa parler du beau brumel pour faire envie à tout le monde.

Y en a pas un ici qui va battre David
Il est beau, grand, séduisant
Et les filles n’attendent qu’un signe de sa part.

Les gars se mirent à huer juste pour le plaisir. Mais Madame Martin avait tellement raison. Pierre David sur scène, arrivait toujours à tourmenter les cœurs. Il avait follement besoin d’être aimé, provoquant chez la clientèle féminine des fantasmes qui pour la plupart, ne se réalisaient jamais. Et Jean Marcoux de planter le dernier clou dans le cercueil de Jos :

En tout cas Madame Martin
Au moins avec David,
Vous êtes certaine d’avoir des filles au café,
Mêmes celles à qui Jos fait peur.

Que de rires, que de rires. Jeanne était contente. Les gars se resserraient autour d’elle d’une manière telle que Paul semblait lui aussi faire partie de la fête. Michel Woodart était trop nouveau pour s’insérer, mais déjà profondément amoureux de sa vie d’artiste dans le Vieux-Montréal. Éphrem Desjardins encore trop gelé par la marijuana de la veille.

Et soudainement, Jos changea le ton de la conversation.

Y as-tu quelqu’un ici
Qui a une anecdote à raconter
Sur Paul Gouin ?

Personne, absolument personne ne se rappelait d’une anecdote comique à Propos de Paul Gouin.

Ben les gars,
C’était ça Paul Gouin
Quand y voyait que tout le monde était heureux
Y s’effaçait.

Y avait juste ça qui comptait pour lui
Que les autres soient heureux.

Et la mère, gonflée de tendresse, de mettre tout le monde dehors.

Je restai seule avec elle et le vide nous sembla affreux. Renaud n’était pas encore venu. Et je dois avouer que nous aurions fait n’importe quoi pour qu’il remplisse l’infini fossé du non-sens de la mort de Monsieur Gouin.

Paul aimait tellement accompagner Renaud
Dans ses recherches, dit Jeanne
Renaud parlait d’éternité de l’instant présent,
Paul de magie
Ils ne s’entendaient pas vraiment sur le sens des termes
Mais ils se respectaient.

Monsieur Gouin disait quoi de la magie
Demandai-je ?

Pour Paul
Il suffisait d’être magicien
Vis-à-vis des autres
Une fois dans sa vie
Pour que le cœur
Prenne la forme de la poésie.

Un jour, Il écrivit à Renaud :
Chaque soir,
Sois un magicien qui chante
Comme je suis un magicien qui écrit
Et tu connaîtras une béatitude profonde
Parce que le monde a besoin de magie.

Et je contai à Jeanne les magies que mon père avait mises dans ma vie tout au long de l’enfance en me racontant des contes de fées et en me faisant rêver du grand amour, comme le chantaient parfois les chansonniers dans certaines chansons, même si leur vision de l’amour dans leur vie privée laissait parfois à désirer.

Madame Martin se mit à me dire un bon mot sur chacun de ses artistes..

Faut pas se fier aux apparences,
Ce sont des bons p’tits gars,
Juste un peu trop courailleux, mais c’est de leur âge.

L’été passé, les p’tits gars ont fait pousser
Une nouvelle sorte de plante
Dans mon bac à fleurs
C’est la police qui est venue m’avertir
Que c’était du pot.
Des maudits bons petits gars que j’te dis

À cause d’eux autres
Paul et moi on s’est jamais vu vieillir

Je quittai sur ces mots pour revenir au St-Vincent pour le spectacle du soir avec mon père et ma mère. Clermont nous invita à nous asseoir à sa table. Dès 20 heures, toutes les chaises de métal inconfortables furent occupées par les habitués.

La bande des Îles de la Madeleine, la dame en rouge, prostituée tolérée par les clients et adorée de certains chansonniers certains soirs de manque parce que c’était gratis pour eux, la danseuse à gogo, Monsieur Étienne le laveur de vaisselle, le peintre Edmond et combien d’autres…

À l’extérieur, appuyés contre les portes du garage : Les trois robineux que Monsieur Gouin aimait tant : Philippe, ancien médecin durant la deuxième guerre mondiale à qui les atrocités avaient fait perdre la raison, l’artiste qui fut écrasé un jour en plein milieu de la rue par l’automobile du premier ministre René Lévesque et le père Lamontagne qui gagnait sa vie à faire faire des tours aux touristes dans un vieux carrosse à trois roues seulement.

Renaud sortit de l’ascenseur de Madame Martin. Il fut le premier à monter sur la scène. Il avait les yeux bouffis et rougis. J’en conclus qu’il venait d’offrir ses sympathies à Jeanne. Tous les chansonniers que j’avais eu la chance de connaître intimement au travers de leurs gaillardises avaient tenu à faire acte de présence, groupés les uns contre les autres, entre le mur du bar et celui des salles de bain.

Levez la main
Ceux qui ont vu, un jour ou l’autre,
Le poète Paul Gouin
Marcher les rues du Vieux Montréal ?

Tous sans exception l’avaient un jour ou l’autre croisé et salué.

Pour Monsieur Gouin
Le Vieux-Montréal
C’était non seulement son village
Mais sa vraie famille.

Il a ouvert une boîte à chanson
Pour rendre heureux
ceux et celles qu’il aimait

Monsieur Paul Gouin poète
Ne sera plus jamais appuyé dehors
Contre la porte du garage
Mais un peu plus haut
Contre la porte du ciel

Va juste falloir chanter un peu plus fort
Si on veut qu’y nous entende ok ?

Un grand rire nerveux parcourut la salle.

Et toute la salle, se levant debout, épaule contre épaule, chanta pour Paul, « une boîte à chansons » de Georges D’or. À la fin de la chanson, Madame Martin sortit de l’ascenseur. Bien peignée, habillée dans une robe noire. Elle monta sur la scène, fit un signe de croix en levant les yeux vers le ciel et dit très fort pour que ça se rende jusque dans le fond de la salle :

Paul est tellement content
Que vous ayez chanté pour lui
Juste pour lui
Qu’il m’a demandé
D’offrir…
Une tournée générale
Pour tout le monde

Et c’est dans le silence général que la serveuse Jeanne D’arc et le serveur José servirent un cognac à chacun et chacune. Et c’est dans un torrent de larmes respectueuses qu’on porta un toast au poète. La fête débuta doucement par la chanson préférée du poète :

MOI MES SOULIERS
DE FÉLIX LECLERC

Au paradis, paraît-il mes amis
C’est pas la place pour les souliers vernis
Dépêchez-vous de salir vos souliers
Si vous voulez être pardonnés
Si vous voulez être pardonnés.

Puis, c’est par la danse à St-Dilon de Gilles Vigneault que le diable dansant et chantant en chacun de nous rendit visite au poète. Monsieur Gouin avait déjà écrit au sujet des clients du St-Vincent que nous étions ses enfants qui dansaient avec la lune.

Et ce soir-là, nous dansâmes pour lui.
le remerciant d’avoir été si discrètement
Le magicien de nos vies
Sur la lune de son imaginaire.

L'île de l'éternité de l'instant présent (Pierre Rochette)

Chapitre 5 – LE CHEVALIER DE LA ROSE D’OR

L’île de l’éternité de l’instant présent

Georges d'Or
Georges d'Or

Il s’abreuvait depuis toujours aux frissons de l’éternité. Cela lui semblait si naturel qu’il n’avait jamais pu comprendre comment il se faisait que les humains puissent souffrir. Son corps de 51 ans lui avait toujours paru sous la forme de la jeunesse éternelle. La pureté de l’âme, la sensation continuelle de flotter deux pieds au-dessus du sol, le rythme lent, amoureux, étonné, charmé. La sensation de ne rien peser, de se fondre dans le tout avec ravissement, de saisir dans ses mains l’air comme des milliers de pépites d’or. Était-il artiste, poète de la vie, amant de l’être ou son enfant naissant encore aux langes ?

Vous devez vous demander pourquoi je répète ce que vous avez déjà lu en début de premier chapitre et dans le chapitre précédent? Peut-être pour que vous appreniez ces phrases par cœur, cela pourrait vous être utile à la fin du livre. D’autant plus qu’elles furent extraites du journal personnel de Renaud, parlant toujours de lui-même à la troisième personne, entre les chansons dans sa boîte, de chanteur fantôme, soudée au plafond du théâtre le Patriote de Ste-Agathe.

D’ailleurs, c’est de cette boîte, qu’il aperçut la troisième fascinante de sa jeunesse, car il n’en rencontra que trois, les deux autres étant Lola la bisexuelle et Rachel, son modèle nu des beaux-arts. Son journal parle de cette troisième comme étant une sculpteure professionnelle du nom de Margelle qu’il n’avait pas revue depuis douze ans.

Il faut dire que d’en haut, la salle dégageait une telle beauté qu’on pouvait être que fasciné par l’apparition d’une fascinante. Imaginez l’irréalité du décor un peu comme vous le feriez en lisant « le Fou de l’île » de Félix Leclerc, « le Grand Meaulnes » d’Alain Fournier ou en dégustant des yeux une scène des ballerines peintes par Toulouse-Lautrec.

Une palette de lumières rouges et or plombait en lignes droites et minces sur des tables à nappes carrelées rouge vif, enlignées de palier en palier descendant, rangée par rangée, vers la scène encadrée d’un décor de tomates rouges, elles-mêmes encastrées dans des cages de languettes de bois. De ce cadrage, on pouvait apercevoir, tapi dans l’ombre, un piano à queue, une contrebasse et un accordéon heureux de faire la sieste avant le spectacle « Les Girls » au son de la poésie improvisée, chanson par chanson, sortant directement des haut-parleurs du plafond des magnifiques.

La voix frissonnait avec une telle chaleur dans le théâtre que les chandelles allumées dans des chandeliers finement ciselés caressaient de leur orangé le vin comme les pains chauds cuits maison débordant dans des corbeilles paresseuses au centre de chaque tablée, donnant ainsi aux visages présents, des airs de symphonie dégustative.

Renaud ne choisissait jamais au hasard un air dans son cahier de répertoire. Il fallait qu’il soit assoiffé de se rechanter à lui-même ce qu’il avait mille fois redécouvert de mille manières comme frisson d’être, parfum des mots, images de souvenirs d’instants présents somptueux qui remontaient à la surface de lui-même comme des bulles de savon, sans qu’il puisse prédire quelle scène de son passé le surprendrait de l’intérieur de la bulle, d’un couplet à l’autre, d’une phrase à l’autre, d’un mot à l’autre, d’une intonation à l’autre, d’une respiration à l’autre, d’un silence à l’autre …Assise à la table comme par magie…

Lorsqu’il aperçut la sculpteure Margelle, il fouilla étrangement son cahier dans une section condamnée qu’il n’avait pas explorée depuis plusieurs années, celle de ses compositions. Il préférait toujours fredonner des airs que les gens connaissaient de façon à ce que l’attention ne soit pas inutilement détournée vers sa personne. Mais là…. Cette chanson-là… Il l’avait écrit pour elle…

À un moment précis où elle lui avait offert de tout quitter pour s’enfuir avec elle, dans sa bulle à elle, dans sa créativité à elle. Il avait hésité une fraction de seconde de trop. Et chaque fois qu’il la revit par la suite, ce fut avec le même tressaillement de : J’ai raté quelque chose de magique. Mais, comme il l’avait indiqué dans la marge de son journal, sa vocation d’artiste coulait trop vivement en dedans de lui, sa boussole lui indiquait trop le nord pour qu’il puisse se permettre des vacances dans le sud. Quoique, c’est à partir de ce jour-là, que le sud devint essentiel à son imaginaire. Renaud écrivit en fin de page, une phrase, qui enfin me donna la solution de l’énigme qui avait tant hanté ma vie »

Une fascinante
C’est celle qui signe sa vie de femme
En artiste.

Alors, il chanta et elle sut que c’était de lui, pour elle, dès la première fournée de mots cuits au braisier de sa jeunesse folle de n’avoir jamais cessé d’être vivante.

LE CAFE ST-VINCENT

Me promener sur la rue St-Denis
Perdre mon temps sur la rue St-Laurent
Chanter l’soir au café St-Vincent
Avec Lawrence, Pierre, Marcel
Mes amis

Rencontrer de ces femmes fatales
Qui vous font à la fois bien et mal
Qui voudraient vous aimer pour toujours
Ou rien qu’un jour, c’est drôle l’amour
C’est dur l’amour

REFRAIN

Je t’attends au Café St-Vincent
Viens les gens ont besoin des poètes
De sentir qu’il existe un printemps
De sentir qu’on peut traverser l’temps

La patronne du café St-Vincent
Aime bien me voir le cœur en fête
Et quand claque l’argent des clients
Moi j’ai bien autre chose dans la tête.

Son journal n’indique pas comment sa rencontre avec Margelle se termina mais parle plutôt de son vieux camion 77 qui avait tellement mauvaise mine, que pour ne pas déparer l’ensemble du parc automobile des clients, il avait pris l’habitude de le laisser dans le sentier de la petite forêt à l’extrémité sud. Ainsi allait-il y s’étendre seul, dans le lit du fond, y ramenant rarement des femmes, sinon jamais, préférant lire ou se perdre en dialogues amoureux avec ce quelque chose qu’il décrivait dans son journal comme directement issu de la fissure du temps. Et c’est ce quelque chose, le pénétrant de façon imprévisible, telle une attaque d’être, qui lui faisait dire qu’il habitait l’île de l’éternité de l’instant présent.

Paradoxalement, à l’époque de sa jeunesse et de la mienne, le décor du continent de la souffrance du camp Ste-Rose se divisait en deux ; D’abord le dedans institutionnalisé : le caveau à patates, la maison abandonnée et les bâtiments des sœurs, puis le dehors presque libéré, symbolisé par un canot enchaîné et une roche jaillissant de nulle part en plein milieu de l’eau dormante, soudée d’orgueil entre le ciel et le fond marin.

Je me rappelle, le lendemain de la merveilleuse soirée au St-Vincent en compagnie de ma mère, d’avoir nagé dans le lac du camp Ste-Rose en direction de cette roche. Je filai, tel un requin, une douzaine de minutes en ligne droite, puis tournant en de longs cercles comme un vautour autour de sa proie, tentant dans une même brasse d’évacuer un mot insidieusement dévastateur du champ de ma conscience, mon père m’ayant appris la puissance terrifiante de certaines expressions lorsqu’elles camouflent leur sens profond. Comme, par exemple, ce duo :VIVRE D’ESPOIR. Deux vocables antagonistes qui cachaient, telle une bombe à retardement, une profonde détresse alors qu’on aurait dû dire pour être honnête intellectuellement : SURVIVRE D’ESPOIR. Quand on vit vraiment, on n’a même pas le temps d’espérer. Tout arrive par la fougue du vivre.

Renaud avait parlé des femmes exceptionnelles comme étant des FASCINANTES. Et le mot tournait autour de ma féminité comme moi autour de la roche.

Je me rappelle, ce jour-là, m’être hissée sur la roche de ma féminité complètement terrassée par le fait que des FASCINANTES existent et que je n’en sois pas une. Encore aujourd’hui, il me suffit de fermer les yeux pour retrouver, imprégnée dans l’arc de mes reins, la surface rugueuse de cette pierre, presque escarpée même si elle pouvait y accueillir deux personnes, griffant ma chair avec la même force que le soleil obligeait ma tête à se taire, mes principes à se tapir dans l’ombre de mes sens, et ma sensualité débordante à réclamer ses droits.

Curieusement, une pluie fine fit vibrer chaque parcelle de ma peau, coulant entre mes jambes, s’entremêlant à la source de mes passions, jaillissante, féline, gémissante, sublime d’indifférence.

Un de mes défauts est parfois de réagir à une tension par un geste compulsif dans l’objectif de la résoudre. C’est ainsi qu’une heure plus tard, sans rendez-vous, je me retrouvai dans l’appartement de Madame Martin, au-dessus du St-Vincent. Je lui demandai à brûle-pourpoint si elle connaissait Lola la bisexuelle »

Elle habite en Italie, avec sa copine
J’ai justement reçu une carte postale d’elle.

Bonjour, Jeanne,

J’ai le bonheur de vous annoncer que je suis enfin enceinte
Je me suis fait faire un enfant par un homme méticuleusement choisi
Et qui ne le saura jamais.
Le petit a de bonnes chances de devenir poète, comme notre Cher Paul
Qui fut toujours un père attentif pour moi.
Lydie et moi nous nous adorons
Toujours vraies toutes les deux
Jusqu’au fond de nos culs
Comme vous le répétiez si souvent après deux verres de cognac.
Merci de m’avoir accueillie telle que j’étais
Votre fille spirituelle,

Lola

Vraies jusque dans le fond de nos culs
Ça vient de vous ça Madame Martin?

On va mourir, tu sais
Tout le reste ne sera jamais qu’un rêve
Alors autant éviter les cauchemars
Et ne jamais avoir peur
De provoquer le merveilleux
Maintenant, toujours maintenant
Il y a beaucoup de femmes vraies
Jusque dans le fond de leur cul
Qui sont passées au St-Vincent
Madame Martin ?

Elle réfléchit, comptabilisa une petite liste, pour finalement se réduire à Lola Morin et Rachel Vézina.

Qui est Rachel Vézina ?

Une femme extraordinaire, ex-modèle nu aux beaux-Arts
Qui s’est mariée dernièrement à un riche homme d’affaires

Renaud l’appelle une fascinante, pourquoi ?

Parce qu’elle vit chaque seconde
Comme si c’était une œuvre d’art.
T’aimerais rencontrer Rachel ?

Et, une heure plus tard je retrouvai Rachel à son condo. J’aimais que tout se passe compulsivement comme dans les romans déclencher la suite des évènements pour que les situations idéales se produisent comme je les avais furieusement souhaitées.

Au premier contact, je sus que c’était une fascinante, même si je n’avais aucune idée du sens profond du mot. D’une beauté physique qui aurait pu lui permettre toutes les folies de la vie, elle semblait ne jamais déroger de l’essentiel, évitant tout éparpillement qui l’aurait empêché de déguster la vie comme elle le faisait si bien en m’écoutant passionnément lui poser des questions autour d’une tasse de thé. Non seulement possédait-elle l’art de l’écoute, mais celui de la réponse concise parvenant malgré tout à dévoiler une émotion tout empreinte de finesse et de sensibilité.

C’est ainsi que j’appris que son mari, un anglophone, lui avait offert ce livre de poésie en voyage de noces, sachant qu’elle adorait passer ses soirées au café St-Vincent. Et comme le titre était : le café St-Vincent alors…. Et c’est en marchant les plages d’Hawaï qu’elle apprit par cœur Le poème du café du port.

Et si ton cœur était un beau ruisseau
Il descendrait lentement
Le long de la rue Berri.

Ce texte réveillait en elle une partie d’elle-même triste à l’idée de s’engager avec un homme, même le plus merveilleux et elle eut besoin de découvrir pourquoi. Alors, au retour, pendant que son mari parcourait le monde par affaires, elle avait résolu de vider la question. Et c’est ainsi que Renaud reçut une curieuse demande.

Fais-moi l’amour
En me récitant ce poème.

Elle était amoureuse du texte qui peignait parfaitement la jeune femme traînant sa bohème au café St-Vincent, elle le devint par la suite du poète, quand elle apprit qu’il avait écrit ces mots pour elle, la première fois qu’il la vit déposer ses longs bras contre le bac de fleurs de la porte du garage pendant qu’il chantait…

Ainsi,
Ce que j’avais pressenti sur les plages d’Hawaï
Était donc vrai
Non seulement ce poème décrivait ma vie
Mais il avait été écrit pour moi.

Devant ce talentueux dévoilement d’elle-même, je lui confiai mon amour pour Renaud, ma peine de ne pas être une fascinante comme elle et Lola. Elle me prit la main et me dit avec ses yeux étonnamment fluides :

Renaud n’a jamais été à la recherche
Des fascinantes tu sais
Il m’avait d’ailleurs donné ce surnom
À plusieurs reprises…
Non il cherche une muse.
C’est l’homme d’une seule femme
Qui passe de femme en femme
Parce que seule la muse peut lui permettre
D’être poète vingt-quatre heures par jour
Sept jours par semaine
Sans que, comme femme, elle se sente
Menacée ou incommodée.
La fascinante nourrit son imaginaire
La muse apaise l’homme.
Car, m’a-t-il souvent répété
C’est en apaisant le quotidien
Dans une vie paisible avec sa muse
Qu’il est possible de faire exploser
La réalité pour atteindre la poésie
À chaque seconde.

Elle m’offrit son amitié, sa disponibilité, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Nous nous quittâmes sur ces deux phrases qui résumaient si bien son talent de tout saisir sans se disperser :

Grâce à Renaud
J’ai fait l’amour à la poésie
Pour mieux marier la prose.

Ça devait faire une bonne demi-heure que j’étais étendue dans ma chambre de la rue St-Paul, quand j’entendis s’ouvrir la porte d’en bas. Grâce à la folie soudaine des battements de mon cœur, je sus que c’était lui. Comme ma porte donnait sur la sienne et qu’elle était grande ouverte, je bénéficiai instantanément de l’enthousiasme que ma présence suscita en lui, là, maintenant, mais pas pour les raisons que j’aurais espérées.

J’arrive du camp Ste-Rose, dit-il
Fantastique que t’aies été absente aujourd’hui
J’ai pu monter toute la thématique
Avec la complicité des enfants
Pour qu’ensemble on sauve ton père.

Il marchait de long en large dans ma chambre, complètement envoûté par quelque chose d’infiniment plus riche que ce qu’il venait de me raconter.

Écoute,
Toi et moi
Si on sait s’y prendre
On peut réussir à enlever
Instantanément et totalement
La souffrance que les enfants ont dans le cœur.

Comment ? dis-je simplement

En en faisant des poètes, Marie
Des poètes de l’instant présent.

Des poètes, repris-je en écho ?

Une des portes par lesquelles
L’éternité se manifeste à l’homme
À travers les fissures du temps
M’apparaît être
Les larmes de joie

Il suffit de faire rêver les enfants intensément
Durant quelques semaines
Pour que dans un instant précis
S’ils pleurent de joie en vivant cet instant
La souffrance soit évacuée instantanément de leur cœur
Si je réussis cette passe sur la scène
Je dois être capable de la provoquer dans la vie.

Comment arrives-tu à comparer la scène
Avec le camp Ste-Rose
Lui demandai-je ?

Parfois il suffit d’une chanson
Pour oublier qu’il existe une scène et un public

Par chance, Clermont m’avait introduit au fait que Renaud faisait des recherches sur le temps, et que je l’avais vu courber le temps dans une tentative de le percer de bord en bord. J’eus l’impression qu’il me trouva très intelligente de saisir son laboratoire de chercheur du premier coup.

Prends la chanson de Georges d’Or : « La boîte à chanson ».
C’est d’abord une valse. Mais bien plus, au niveau des paroles
C’est un hymne à un événement mystérieux
Se produisant parfois lorsque les humains se réunissent en ces lieux,
Peu importe le nom du lieu à travers le Québec.

Mais bien plus, au niveau historique,
Elle fut composée à la fin de l’apogée des boîtes à chanson,
Juste avant les années 70,
Peignant un rituel dont le premier soubresaut eut lieu
Le 15 mai 1959 sur la rue Crescent à Montréal, dans le vieux théâtre Anjou.

On avait pris le titre d’une chanson de Félix Leclerc pour donner un nom à la boîte
LES BOZOS.
Ce soir-là cinq artistes au programme par ordre d’apparition sur scène :
Claude Léveillée, 27 ans, Jean-Pierre Ferland, 25 ans, Hervé Brousseau, 22 ans,
Raymond Lévesque 32 ans, Clémences Desrochers, 26 ans.

Au début des années 70,
Les boîtes à chanson tombent.
Le St-Vincent naît, peu à peu.

Le rituel d’un quelque chose de précieux
S’étant produit partout au Québec sur une période de dix ans,
Mystérieusement enfoui dans la mémoire du temps,
Au sein d’une chanson, « la boîte à chanson » de Georges D’or,
Renaît dans une dynamique renouvelée.

Et quand le peuple entonne à nouveau, le rituel renaît aussi en lui, chaque soir,
Sous un symbolisme porte-parole de son inconscient collectif.

. Laisse-moi effriter tes perceptions acquises
Grâce à l’angle dont je viens de te les raconter.

Et Renaud gratta de sa guitare et chanta pour moi

UNE BOÎTE A CHANSONS

Une boîte à chanson, c’est comme une maison, c’est comme un coquillage
On y entend la mer, on y entend le vent, venu du fond des âges
On y entend battre les cœurs, à l’unisson
Et l’on y voit toutes les couleurs de nos chansons
Lalalala lalalala lalalala, lalalala lalalala lalalala

Un mot parmi les hommes, comme un grand feu de joie, un vieux mot qui résonne
Un mot qui dirait tout et qui ferait surtout que la vie nous soit bonne
C’est ce vieux mot que je m’en vais chercher pour toi
Un mot de passe qui nous ferait trouver la joie
Lalalala lalalala lalalala, lalalala lalalala lalalala

Irais-je jusqu’à vous, viendrez-vous jusqu’à moi en ce lieu de rencontre
Là où nous sommes tous, jouant chacun pour soi, le jeu du pour ou contre
Tu entendras battre mon cœur et moi le tien
Si tu me donnes ta chaleur moi mon refrain…
Lalalala lalalala lalalala, lalalala lalalala lalalala

On y entend, battre les cœurs à l’unisson
Et l’on y voit toutes les couleurs de nos chansons.
Et Renaud déposa sa guitare, fit de grands cercles dans ma chambre, comme pour trouver les paroles pour exprimer l’essentiel par analogie, je crois.

En techniques d’animation
Dans une soirée d’une boîte d’animation,
La chanson « une boîte à chanson »
Est utilisée pour suspendre un bas de courbe
Ou un haut de courbe aux deux extrémités du temps
Le passé et le futur, de façon à le faire courber
Comme le ferait le fil, lorsque le funambule
Marche dessus, les deux extrémités
Tendues et détendues à chaque pas.

De la manière dont les gens se tiennent par les épaules dans la salle,
Debout, rythmant leur corps dans une valse défiant le temporel
Lorsqu’ils chantent inconsciemment
Perdant conscience de la musique et des paroles
Il arrive parfois que le temps se perce
Et que l’on voit descendre en filaments d’or
Des étoiles d’éternité.

Et dans ces moments-là
Il n’y a plus de scène, plus d’artiste,
Plus de chanson, plus de public.
Il n’y a que la fissure du temps
Qui s’ouvre l’espace d’un instant
Celui de l’île de l’éternité de l’instant présent.

Je ne sais lequel de nous deux fut le plus ému. Moi de l’avoir saisie intellectuellement du premier coup sans toutefois pouvoir imaginer au fond de mon ventre comment cela fut possible, ou lui d’avoir enfin enligner les bons mots avec une telle émotion qu’il aurait aimé la partager avec le poète Paul Gouin.

Le camp Ste-Rose C’est le continent de la souffrance Chaque seconde devient un barreau institutionnalisé Derrière lesquels les enfants attendent qu’il se passe quelque chose ; Ils font du temps.

Il faut donc introduire une chanson
Tel un cheval de Troie
Qui redéfinit les lieux
L’espace et le temps
De telle façon
Que plus jamais ils ne perçoivent
Leur quotidien temporel de la manière
Dont le voient les services sociaux.
Les spécialistes de toutes sortes
Qui les accueillent Et qui sans le savoir
Les transforment, seconde par seconde,
En morts-vivants.

Et nous chantâmes la chanson du camp Ste-Rose jusqu’à ce que je la susse par cœur. Pour Renaud, le fait que je m’acharne à devenir sa complice exploratrice de la fissure du temps me donna à ses yeux une valeur si douce que je m’en sentis transportée d’affection pour lui.

CHANSON DU CAMP STE-ROSE

Le camp Ste-Rose s’appelle de même
Parce qu’un chevalier sans problème
Avait traversé l’océan en 1600
Le camp Ste-Rose s’appelle de même
En guerre contre les patibulaires
Une rose en or sur son manteau
C’était l’plus fort

Paraît qu’dans l’île y a sa maison
Qui est toute en décomposition
L’autre bord de l’île dans le caveau
Y’a son tombeau
Paraît qu’y a caché un trésor
Enterré dans un coffre-fort
Avec des bijoux, son épée
Sa rose en or

Patibulaire n’a pas trouvé
Les trois morceaux du parchemin
Que l’chevalier avait cachés
Pas mal plus loin
Le camp Ste-Rose s’appelle de même
Mais si on trouve le trésor
J’te l’jure que l’camp
Va s’appeler l’camp d’la rose d’or.

Et Renaud me parla de sa philosophie du temps, de l’espace et des lieux. Pour lui, il suffisait d’une seule légende pour que le terrain du camp Ste-Rose se miniaturise à un point tel qu’il en devenait, en ses parties, les composantes mêmes de l’âme de chaque enfant, telle la chanson : « la boîte à chanson », qui elle aussi en était venue à représenter la composante de l’âme de chaque client du St-Vincent.

Renaud insista sur le fait que la chanson du camp Ste-Rose modifiait le rapport entre la réalité et la réalité fascinante. Le caveau devenant l’inconscient qui réclame son expression consciente, la maison en décomposition, la personnalité qui demande le droit de se reconstruire librement et les bâtiments institutionnalisés, le pouvoir tordu des adultes spécialistes qu’il fallait faire éclater pour que le rapport au temps et à l’espace se modifie en faveur des enfants. Et Renaud de dire en terminant :

Ce n’est que lorsque le rapport au temps se modifie
Que l’humain devient magnifique, qu’il soit grand ou petit.

Ce soir-là, j’arrivai au camp Ste-Rose, tard, très tard. Je savais maintenant que Renaud ne pouvait concevoir son rôle de gardien des légendes que sous la forme d’improvisations, pour surprendre la fadeur du temps dans la conscience des petits. Et qu’il attendait de moi que j’improvise, même si je ne savais jamais à quel moment il surgirait dans le continent de la souffrance.

J’arrivai donc aussi très tard au dortoir. À la fois heureuse de notre complicité et triste de ne pas avoir ressenti en lui de l’amour pour moi, mais bien une amitié naissante. Comme tous les lits étaient remplis, le mien étant occupé par Isabelle en charge de la surveillance de nuit, j’allai chercher mon sac de couchage dans l’automobile, grimpai par le faux escalier, soulevai la trappe intérieure du grenier et allai dormir la tête bien déposée contre le mauvais grillage de la lucarne pour être certaine d’avoir accès à l’air frais.

Renaud me semblait avoir raison. Juste le fait qu’il y eut déjà dans la tête de chaque enfant, un canot, un gardien des légendes, le feu de la caverne sacrée et une princesse à conquérir représentait en soi une bombe pouvant en tout temps faire exploser le temps.

Je me rappelle ce 4 juillet 73, 8 heures du matin. J’ouvre la trappe du plafond du dortoir pour descendre l’escalier intérieur. L’émeute ! ça crie, ça se bouscule. Personne n’avait revu Miel depuis la fameuse soirée où elle commanda à Anikouni de délivrer son père. Les enfants de basculer alors dans une passion de savoir la suite de l’histoire. Natacha sautille de joie, Jean-François serre les deux jumeaux dans ses bras, La plus que grassette Chantal me monte du doigt la bouche bée. La moins que rectiligne Monique qui tend les bras pour que personne ne prenne sa place au pied de l’escalier.

Au même moment, la corne sonne à l’extérieur. Tout le monde se précipite vers la fenêtre. C’est Anikouni. On me tire par les deux mains pour que j’aille moi aussi à sa rencontre.

Comment dire. ? J’avais vu Renaud la veille et il ne m’avait même pas prévenue qu’il serait là le lendemain matin. Bien plus, la cuisinière avait préparé, dans le plus grand secret, des portions individuelles de collation en vue d’un déjeuner en plein air.

CAIA,
Cria Anikouni de toutes ses forces
BOUM
Firent les enfants en s’assoyant

Princesse Miel
Avant de partir à la recherche
Du trésor
Du chevalier de la rose d’or
Et délivrer votre père
Des méchants patibulaires
Je suis venu vous offrir
Mon cœur, mon amour
Et ma passion pour vous.

Avant de partir à l’aventure
Avez-vous une idée où se trouve le trésor ?

Renaud me regarda avec cette complicité folle qui semblait me dire : Surprends-moi, je t’en prie, surprends-moi. Et j’improvisai comme il avait été convenu entre nous.

Preux chevalier des lacs, ami des coureurs des bois
Ne vous ai-je point remis une chanson
Pour vous aider dans votre dangereuse mission ?

Renaud parut fasciné que je lui tende cette superbe perche. Je devinai par son abandon, son rythme lent à répondre, ses silences entre les phrases, à quel point notre complicité lui parut comme un cadeau venu du pays de nulle part. Il me donna les paroles inscrites sur une feuille de bouleau d’écorce, et nous la chantâmes jusqu’à ce que les enfants la sachent par cœur.

Puis nous allâmes déjeuner en cercle sur la plage.

Je me levai soudain et déclamai :

Prince des forêts
Vous dites m’aimer
Mais seriez-vous capable de suivre aveuglément mes ordres
Quoi que je vous demande ?

Vos désirs seront toujours des ordres, princesse
Répondit Anikouni.

Comme j’ai un secret à vous dire
Je vous ordonne de me suivre.

Et je me jetai à l’eau tout habillée pour nager jusqu’à la roche au centre du lac. Renaud suivit, mais avec une lenteur qui m’indiqua à quel point ses notions de survie dans l’eau étaient rudimentaires. En se hissant à son tour il dit entre deux souffles :

Je m’excuse…
Mais si tu continues à me faire nager de même
Je vais finir par me noyer

Si je continue à penser à toi de même
Moi aussi je vais finir par me noyer
Lançai-je en le regardant droit dans les yeux

On joue au jeu de la vérité ?
Me surpris-je à proposer

Je vis qu’il connaissait le jeu car il ajouta sans même hésiter :

C’est quoi tes règles ?

Le premier qui se rend compte
Que l’autre ment,
L’oblige à s’en retourner vers la plage
À la nage.

Qui commence, me demanda-t-il ?

Moi répondis-je

Pourquoi t’as loué une chambre
Juste à côté de la mienne ? lançai-je
Alors que t’es marié
Et que t’as un chez vous ?

Parce que j’avais l’intention
De te faire l’amour
Me répondit-il.

Question fit-il à son tour
Tu vas me faire attendre jusqu’à quand ?

Si c’était rien que de moi
Je te sauterais dessus, ici, maintenant
Répondis-je.

Question ajoutai-je ?
Pourquoi c’est juste mon cul qui t’intéresse ?

Peut-être parce que ton cœur est pris ailleurs
Tenta-t-il en hésitant
Ou que ma queue n’a pas de cœur !

Question, fis-je ?
Serais-tu capable de passer une nuit avec moi
Dans le même lit, sans me toucher
Juste à parler ?

Oui répondit-il
Question
Est-ce que tu m’aimes
Me demanda-t-il ?

Je ne le sais pas encore
Répondis-je en rougissant

J’ai bien peur que tu viennes de mentir
Conclut-il

Et je plongeai dans le lac, me mordant les lèvres d’avoir dérapé du jeu la première. Les enfants m’accueillirent avec des cris de joie, me faisant remarquer cependant qu’Anikouni était maintenant assis, jambes croisées, dos à la place et face à l’horizon. J’en induisis, qu’au niveau thématique, il voulut qu’on le laissât tranquille.

Sur l’heure du midi, Renaud n’avait pas encore bougé de sa position. Les enfants se trouvaient toutes sortes de prétextes comme aller à la salle de bain, à la cafétéria ou au dortoir juste pour jeter un coup d’œil. Le jeu, entre nous, semblait se décider de la façon suivante :

Seras-tu assez créative pour me surprendre à ton tour
Sans déroger de la ligne de fond de la légend
Du chevalier de la rose d’or ?

C’était à mon tour de jouer, pas de doute là-dessus. Mais qu’avait-il donc en tête ? Devais-je donner mon cours de chant sur la plage, aller le chercher en chaloupe ou prendre la chance d’attendre jusqu’à l’activité du soir ? Et je trouvai une solution passe-partout qui m’apparut très astucieuse. Je demandai à Robert que la période de 16 heures soit consacrée à ramasser des brassées de branches sèches de façon à vivre une soirée bivouac sur la plage. Comme ça, me dis-je, s’il décide de nous rejoindre durant l’après-midi, on aura un prétexte pour l’accueillir. Et s’il reste quand même sur la roche, il saura par le sourd murmure de nos préparatifs, que je prépare une soirée de groupe.

Vers 20 heures 30, les enfants costumés en indiens firent demi-cercle autour du bivouac de la plage. Nous vîmes le dos d’Anikouni parfaitement dessiné à l’intérieur d’un beau soleil rouge cendré à l’horizon. Nous chantâmes galli galli zum Et Jean-François de se lever et d’interpréter sous forme de porte-voix avec une intensité exceptionnelle :

Le feu de l’amour brûle la nuit
Je veux te l’offrir pour la vie.

Mais Renaud ne bougea point. Et il disparut peu à peu dans la noirceur tombante. Et il me vint une idée, de celles que Renaud attendait de moi je crois.

Mes amis
Cette nuit, il y aura tour de garde
J’irai vous chercher deux par deux
Et nous veillerons sur Anikouni
Tant qu’il n’aura pas décidé
De quitter la roche du grand sorcier.

Et c’est ainsi que durant la nuit, de demi-heure en demi-heure, tous les enfants du camp deux par deux, vinrent veiller avec moi autour du feu. Et Renaud ne bougea point

Je terminai juste avant le réveil du camp avec les deux jumeaux emmitouflés dans mes bras. Ceux-ci s’émerveillèrent de la situation avec une telle grâce que leur langage commença à prendre les mots pour les unir aux verbes.

Anikouni trésor
Anikouni coffre au trésor

Anikouni cherche le coffre au trésor, insistai-je
On répète après moi

Anikouni cherche le coffre au trésor.

Le matin, tout le camp cria dans l’espoir qu’il réagisse :
ANIKOUNIIIIII….. ANIKOUNIIIIIIII
Renaud se leva
Cria à son tour

JE VOUS AIME
VIVE LE TRESOR
DU CHEVALIER DE LA ROSE D’OR

Il repartit à la nage vers l’horizon
Et nous ne le revîmes pas ce jour-là.

L'île de l'éternité de l'instant présent (Pierre Rochette)

Chapitre 4 – DE L’ILE AU CONTINENT

L’île de l’éternité de l’instant présent

Il s’abreuvait depuis toujours aux frissons de l’éternité. Cela lui semblait si naturel qu’il n’avait jamais pu comprendre comment il se faisait que les humains puissent souffrir. Son corps de 51 ans lui avait toujours paru sous la forme de la jeunesse éternelle. La pureté de l’âme, la sensation continuelle de flotter deux pieds au-dessus du sol, le rythme lent, amoureux, étonné, charmé. La sensation de ne rien peser, de se fondre dans le tout avec ravissement, de saisir dans ses mains l’air comme des milliers de pépites d’or. Était-il artiste, poète de la vie, amant de l’être ou son enfant naissant encore aux langes ?

Vous devez vous demander pourquoi je répète ce que vous avez déjà lu en début de premier chapitre ? Parce qu’il est maintenant temps de vous dévoiler le fait que ces phrases furent extraites du journal personnel de Renaud, parlant toujours de lui-même à la troisième personne, entre les chansons dans sa boîte de chanteur fantôme, soudée au plafond du théâtre le Patriote de Ste-Agathe.

Il n’aurait pas permis, je crois, que ce journal fut publié, ni de son vivant, ni après sa mort. Trop conscient que le corps à l’intérieur duquel se vivaient des brosses d’être de plus en plus intimes n’était qu’un accident dans l’histoire du monde. Seul comptait le fait qu’un inconnu, comme bien d’autres probablement sur les milliards d’humains habitant cette planète, vivait des instants de béatitude qui pouvaient durer sans interruption, parfois durant plus de trois jours consécutifs. Il habitait presqu’en permanence l’île de l’éternité de l’instant présent, hanté par le drame inverse de ne plus retrouver le pont qui lui permettait autrefois, sur scène, de rejoindre les hommes.

Le dernier été de sa vie fut le plus mystérieux de tous pour ceux qui l’avaient connu jeune homme. Le dernier samedi du mois d’août, il y eut une dissolution de son ego au début de son tour de chant. Et paraît-il que tout ce qu’on entendit dans la salle fut des marmonnages qui chantonnaient quand même assez clairement puisqu’on reconnut l’air de « aux Marches du palais» . Dans ces moments, il n’y avait aucune différence entre le sommeil et le réveil. Juste une sensation de soûlerie grisante. Une brosse d’être toujours semblable et jamais pareille à la fois, mais d’une intensité légère à couper le souffle de reconnaissance que cela existe.

Il descendit de peine et de misère par l’échelle pour saluer les gens. Mais fut incapable d’y remonter. Ce fut la première fois que les employés eurent accès à son étrangeté. Et il s’en sentit gêné, très gêné. Il alla se coucher dans son vieux camion 77 qu’il avait acheté d’ailleurs au cas où ces brosses d’être l’empêcheraient soudain de conduire. Ce qui pouvait arriver à n’importe quel moment du jour ou de la nuit.

Mais son spectacle se divisait en deux parties. Après la pièce de théâtre, les gens sortaient. Une fraction de la foule s’assoyait à des tables de l’entrée principale où Renaud reproduisait comme dans un musée l’atmosphère du St-Vincent d’il y a trente ans. Le tour de chant durait au maximum une heure. Mais, certains soirs, il atteignait un tel détachement dans l’immobilité que les chansonniers animateurs de l’époque auraient été bien fiers de se reconnaître à travers ce type d’états d’âme des plus communs à chacun d’eux en ces temps de bohème heureuse.

Le moment le plus difficile survenait toujours lorsqu’on venait lui serrer la main avant de partir du Patriote. Chaque souffrance de chaque être humain le blessait au cœur car il avait l’impression d’avoir raté la seule quête qui l’avait passionnée dans la vie : Trouver le pont entre l’île de l’éternité de l’instant présent et le continent de la souffrance pour que les humains, comme le font parfois les réfugiés des pays pauvres que l’on voit dans les actualités, puissent quitter le lieu maudit de leur détresse avec, pour seul bagage, leur baluchon sur la tête et leurs enfants dans les bras.

C’est dans ces moments-là que certains hommes aux mains tremblantes le remerciaient de leur avoir donné ce quelque chose qu’ils ressentaient mais ne comprenaient pas, dans des mots à te faire pleurer de honte d’être l’objet de tant d’amour alors que telle n’avait jamais été son intention. Il en parlait souvent dans son journal.

Une scène porte en elle
Le malheur de gonfler un ego
Et parfois l’ego s’imagine chanter
Alors qu’il ne fait que pleurer d’imbuité.

Et il écrivait aussi dans son journal qu’il ne désertait lui-même jamais le Patriote sans saluer le ciel où veillait sur lui, depuis trente ans, le poète Paul Gouin, mari de la mère Martin, propriétaire du St-Vincent.

Le nom de Monsieur Paul Gouin me ramène directement au soir où ma mère et moi quittâmes ensemble le camp Ste-Rose. Je me rappelle. En entrant dans l’automobile, ma mère enleva son chapeau de paille, détacha ses cheveux, se mit du rouge à lèvres, se maquilla comme pour se rajeunir. De mon côté, j’entourai mes épaules de son vieux châle, attachai mes cheveux par en arrière, comme pour me vieillir.

Sans trop m’en rendre compte, j’aboutis sur la rue Notre-Dame, dans le Vieux Montréal. Nous marchâmes sur les pavés usés et raboteux de la place Jacques Cartier à la ruelle des peintres. Et je lui fis découvrir le St-Vincent.

Clermont me reconnut et nous invita à sa table. Il y avait deux places de libres, Michel Woodart, son ami, était maintenant passé de client à chansonnier animateur. C’était sa première soirée et tout le monde s’était donné rendez-vous pour lui manifester leur solidarité. La mère Martin, de fait, lui faisait plutôt passer une espèce d’audition. Alors Clermont s’assura qu’elle reçut assez de cognac pour qu’elle le trouvât bon et qu’elle l’engagea sur le champ. C’était ça, Clermont : généreux et pas mesquin pour deux sous.

Renaud n’est pas là, demandai-je à Clermont ?

Il est parti prendre sa marche avec le père Gouin Me répondit-il.

Ce qui était fascinant chez Clermont, c’était son intelligence. Non seulement il ne ratait jamais un soir, mais il saisissait d’intuition l’unicité de ce qui s’y passait.

Par exemple, il me raconta qu’un jeune homme de quinze ans, Pierre David, était venu s’engager comme laveur de vaisselle. La mère Martin l’avait entendu chanter et avait exigé qu’il apprenne la guitare. De fait, quand Pierre chantait, sa voix de basse et sa fragilité brisait le St-Vincent en deux comme le poussin fait éclore l’œuf à sa naissance. Ce jeune homme avait tous les dons. Charisme, beauté physique, rondeur de la voix. Seule faille à son destin, il aurait préféré devenir fleuriste. De là cette étrange tristesse, qui ne quittait jamais ses yeux.

Pierre David, disait Clermont
C’est le premier à être passé
Du chansonnier animateur
À l’animateur chansonnier.

La différence réside dans le fait
Qu’il anime avec du répertoire
Plutôt que de chanter du répertoire pour animer
Ce qui donne un parfum de fête
Incomparable à la foule fondue en lui.

Par exemple, il me raconta aussi que Lawrence lepage, que Vigneault appelle le menteur du village engagé pour l’hiver, vivait dans une bulle de mythomanie. La veste qu’il a sur le dos, c’est Brassens qui le lui avait donnée. Les bottes qu’il a dans les pieds venaient d’Anne Sylvestre, alors que son frère Cyrille lui avait bien dit que cette veste provenait du corps de son père décédé et que les bottes sortaient des garde-robes de sa mère encore vivante, Lawrence ayant les pieds trop petits pour chausser des pointures d’homme. Mais quand Lawrence chantait ses deux chansons : Monsieur Marcoux Labonté ou mon Vieux François, c’était avec cette magie qui permettait au public de faire partie de l’intérieur de sa bulle et l’on avait l’impression de fêter avec les personnages menteux de son imaginaire.

Regarde Lawrence, son absence,
Toujours habillé en noir,
Avec chapeau noir sur la tête
Été comme hiver.
Il est là et pas là à la fois.
Et il nous amène là et pas là à la fois
Et ça nous saoule avant même de boire

Clermont pouvait me décrire pendant des heures ce que chaque chansonnier animateur vivait en lui-même, pourquoi il était sur scène, pourquoi on ressentait telle chose en l’entendant chanter.

Et Renaud lui dis-je ?

Il est parti prendre sa marche avec le poète Paul Gouin

Ils prennent de longues marches
Répliquai-je en éclatant de rire.

Et Clermont de me répondre :

Renaud a découvert des fissures dans la structure du temps.
Il cherche les techniques d’animation appropriées
Pour percer ces fissures à volonté en un seul tour de chant
Afin d’atteindre l’éternité sur scène
Et de la donner en cadeau au public.

Je fus surprise. Très surprise. Cela sonnait si différemment de ce qu’il m’avait dit des autres chanteurs.

Et Monsieur Gouin dans tout ça ?

C’est un poète
Qui rajeunit en écoutant Renaud
Pendant que Renaud vieillit en se confiant à lui.

Madame Martin vint finalement m’embrasser comme si j’avais été depuis longtemps son intime. Quand elle vit que j’étais accompagnée de ma mère, elle refusa que celle-ci paie quoi que ce soit. Ma mère buvait en tapant des mains et en chantant aussi fort que les autres. J’en étais à la fois un peu gênée et très fière. On aurait dit qu’elle se dévoilait à moi en jeune adulte égalitaire. Mais plus la soirée avançait, plus elle rajeunissait. Et je me retrouvai avec une adolescente exaltée chantant plus fort que les autres.

Dès que Renaud arriva sur scène, ma mère sut. Sa main se glissa dans la mienne, ce qui me permit de me confier à elle dans une sorte de langage de sourd et muet. Deux petits coups sur ses doigts : Maman je souffre, j’ai peur de mourir d’amour. Mes deux mains entourant sa main droite, en la serrant bien fort : Maman je vais réussir à conquérir son cœur, tu vas voir, je suis certaine d’y arriver. Puis, ma main roulant autour de son doigt gauche : maman est ce que je fais une bêtise ?

C’est lui hein ?…. Dit ma mère
Comment il s’appelle donc ?

Quelle coquetterie, quelle manière subtile de forcer poliment ma réserve, comme si je lui en avais déjà parlé.

Il s’appelle Renaud, maman Chansonner Animateur au St-Vincent Et gardien des légendes au camp Ste-Rose.

Elle devina alors que plus un mot ne franchirait pas le portail de ma bouche. Et je sentis par la délicatesse de son baiser sur la joue qu’elle respecterait silencieusement mon voyage amoureux. « Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage… ». Mais comme le voyage s’annonçait mal. Je me consolais en me disant qu’il en était souvent ainsi au début des contes.

Clermont se pencha vers moi et me dit dans l’oreille.

Surveille attentivement Renaud
Il ne chante pas vraiment
Il passe de chanson en chanson
Pour faire courber le temps.

Effectivement, on se serait cru dans un manège de cirque, chaque chanson courbant le chariot du St-Vincent d’un rythme à l’autre savamment gradué vers le haut, puis vers le bas, de plus en plus vite, s’arrêtant au passage pour repartir à une vitesse supérieure vers le haut, puis vers le bas, puis vers le haut où il restait suspendu de longues minutes, les gens debout sur les tables dans une étonnante harmonie gestuelle. Et là, Renaud immobile et silencieux croisait d’un regard interrogateur les yeux de Paul Gouin à l’épaisse barbe blanche, debout à l’extérieur de la porte du garage pendant que la foule poursuivait, seule, cette danse des mains qui frappent en cadence à la porte d’un quelque chose de si légèrement intense.

Il n’a pas encore trouvé le moyen
De traverser techniquement
La fissure du temps
Me dit Clermont
Quand cela arrive,
C’est par hasard.
Et il ne saisit pas pourquoi
Il faut du hasard pour que cela arrive.
C’est de ça que ses yeux parlent
Avec ceux de Monsieur Gouin.

Ce que j’adorais de Clermont, c’était sa connaissance respectueuse du merveilleux intime de chaque chansonnier animateur. Il avait gagné l’estime de tous. Comme ce fameux soir où une chanteuse dont je ne me rappelle pas le nom, la première à avoir habité la scène du St-Vincent, s’était jetée en bas du pont Jacques Cartier parce que son guitariste dont elle était follement amoureuse l’avait quittée. Clermont logea gratuitement le guitariste chez lui, durant plusieurs mois, jusqu’à ce que celui-ci sorte du choc de son deuil. La chanteuse avait pris pour une rupture ce qui pour le guitariste n’avait été qu’une simple passade.

Vers deux heures du matin, ce fut comme des milliers de soirs par la suite, le moment de gloire du laveur de vaisselle, Monsieur Etienne. C’était un homme simple, bon, à qui l’on avait fait croire qu’il était une immense vedette parce qu’il chantait merveilleusement mal la chanson « Rossignol « de Luis Mariano. Comme chaque soir, un des chansonniers orchestra une émeute de bruits qui se rendit jusqu’au lavoir en arrière. Et Monsieur Etienne, se gonflant d’orgueil, se fit attendre et attendre, jusqu’au moment où la présence de sa tête chauve avec quatre poils dessus, sur le bord de la salle des toilettes, fit exploser la foule de joie.

Et c’est alors que se produisit le plus burlesque des spectacles burlesques. Monsieur Etienne chanta sans que la salle ne l’écoute, trop occupée à lui perdre la tête par l’enivrement de l’adulation soudaine dont il était l’objet.

On m’a raconté, par la suite qu’au moins une fois par mois, il allait voir Madame Martin pour offrir sa démission comme laveur de vaisselle parce qu’il avait trop de succès comme chanteur. Madame Martin lui donnait discrètement un bonus en le suppliant de ne pas quitter son poste où il était si précieux pour le moral des clients. Et c’était vrai. Tous aimaient et respectaient Monsieur Etienne, même si les rires immensément gras arrivaient à peine à se camoufler sous les apparences de ventres tordus en deux.

Ma mère fit tant la fête, tant de bruit et de façon si charmante, que Madame Martin nous invita à visiter son appartement au troisième étage du St-Vincent. Il fallait pour se faire utiliser un vieil ascenseur qui montait si lentement, avec un tel grincement. Il n’y avait que des meubles d’Antiquité sur le plancher et des tableaux sur les murs, vestiges sans doute d’une splendeur passée. On est toujours mal à l’aise quand le passé semble se figer dans un lieu, même si tout respire le beau. Nous visitâmes toutes les pièces. Un immense cadre de Paul Gouin, homme d’une quarantaine d’années trônait dans la salle à manger.

Paul est mon amant depuis 37 ans Madame
Sans doute avez-vous déjà eu vous aussi un amant Madame ?
Des choses de même, on ne raconte pas ça
Sans un dernier cognac Madame.

Comme ma mère avait l’air heureux. Elle adorait madame Martin. Et Madame Martin semblait elle aussi déguster cette amitié naissante.

Ne dit-on pas d’un amant, celui qui jouit des faveurs
D’une femme avec qui il n’est pas marié ? Souligna ma mère.

Paul a tout abandonné pour moi Madame
Et sa femme et sa carrière politique.

Et vous êtes plus chanceuse que moi Madame

Ma mère cala son verre et ajouta :

Faut croire que mon verre est aussi vide
Que le dedans de moi-même
Puis ça me tente pas du tout
De le remplir de souvenirs
Comme dit souvent mon mari.

Nous quittâmes le St-Vincent, passâmes par la maison de chambres de la rue St-Paul. Nous montâmes les marches en riant comme deux vraies folles.

La dernière fois que je me suis sentie jeune comme ça,
Dit ma mère,
Je n’avais pas encore vieilli.

Un mot était épinglé sur ma porte :

J’ai loué la chambre
Face à la tienne
J’arrive Lundi,
Renaud.

Ma mère fut géniale de discrétion. Un simple sourire discret. Elle se sentit plutôt rassurée de voir que j’avais au moins un minimum décent pour vivre ma bohème. Nous retournâmes à l’auto. Elle eut soudain froid. Je lui redonnai son châle. Elle enleva son maquillage, son rouge à lèvres, remonta sa coiffure. Je redéfis mes cheveux, libérai mes épaules nues de mes mèches rebelles.

Tu m’as demandé comment j’ai connu ton père.
Tu veux la version de ton père, celle de ta mère
Ou la vérité ?

Je ne répondis pas.

Un homme m’avait promis d’abandonner sa femme pour moi. Je l’aimais à la folie. Il fut mon amant, passionnément mon amant. Le soir de Noël, il me téléphona pour m’annoncer que c’était terminé. J’entendais sa femme pleurer et crier des bêtises. Je me jurai de ne plus jamais me faire prendre par un homme.

Dans la même période, ton père louait une chambre chez la voisine d’en bas, qui en échange faisait son lavage. Il travaillait dans un garage. C’est à force de voir ses vêtements mal lavés et tachés d’huile sur la corde à linge que j’offris de les lui relaver. C’est ainsi que d’une soirée à l’autre, je réalisai par le contenu de sa petite valise qu’il avait du avoir une enfance très pauvre. Il venait de la campagne. Et il aimait ma conversation, je crois. Comme il parlait rarement, fallait bien qu’un des deux meuble les silences.

Un soir, il m’annonça qu’il s’en allait d’en bas parce que ce n’était plus vivable. Il connaissait l’adresse de la manufacture où je travaillais. Il a fait semblant de rien. Il s’est assis sur le trottoir avec sa valise. En sortant de l’ouvrage, je l’ai aperçu. Je lui ai demandé où il allait coucher ce soir ? Il m’a dit aucune idée. Je n’étais pas pour le laisser dans la rue. Je l’ai emmené chez moi, il n’est jamais reparti. Ça lui a pris deux ans pour me conquérir le cœur. Et je peux te dire que depuis ce jour, il s’est appliqué à faire de ma vie un conte de fées.

Je montai embrasser mon père. Nous parlâmes une demi-heure. Puis je me sentis triste d’être obligée de repartir. Ma mère le sentit et elle me rassura par des paroles complices.

Merci Marie
Ce fut la soirée la plus magnifique de ma vie

Avant de retourner au camp Ste-Rose, je retournai à ma chambre du Vieux Montréal. Je décollai le mot de Renaud sur ma porte, le retournai, l’épinglai sur la sienne et écrivis :

Je ne suis pas encore
Ni une bouleversante
Ni une fascinante
Je sais qu’un jour
J’y arriverai.
Désolée.

Arrivée au camp Ste-Rose, je réveillai l’éducatrice Isabelle. Elle avait pris mon tour de garde. Elle m’attendait pour rentrer chez elle. Nous descendîmes prendre un thé au bureau de la direction. Je lui parlai de ma soirée au St-Vincent, de Renaud, d’Anikouni.

J’ai fait l’amour quelquefois avec Renaud, tu sais
Mais j’ai décroché
Le jour où il a baisé ma coloc
Pendant que j’étais au téléphone.

Cela me fit mal, très mal. Mais je n’en laissai rien paraître.

Le lendemain, lundi 13 juillet, les enfants me harcelèrent de questions à propos d’Anikouni, concluant à cause de mon absence que je l’avais sûrement revu. Robert, le directeur administratif du camp les calma en leur promettant qu’à la grande soirée des Yogs, je leur raconterais la fin de la légende d’Anikouni.

Dans le continent de la souffrance, on tremble de froid même l’été. Et surtout le lundi. Ceux ou celles qui ont reçu de la visite ont vécu le bonheur fugace de se coller à la fonte du poêle à bois en plein milieu d’une tempête de neige estivale avec bourrasques. Ceux et celles qui n’en ont pas reçu se sentent comme ces enfants qui ont oublié de mettre leur clé au cou et qui sont obligés d’attendre par un froid glacial qu’un parent arrive avant d’entrer se réchauffer à l’intérieur.

On ne s’habitue jamais au décor d’une prison, même imaginaire. Le lundi, celui du camp Ste-Rose suintait de toute part du plus lugubre de son lugubre. À commencer par le caveau à patates. On avait construit, au début du siècle, à l’arrière du pavillon principal, un caveau immense pour entreposer au frais les légumes, dont des patates. Le tout était maintenant abandonné et cadenassé.

Dans la forêt, on avait construit, au siècle dernier, une petite dépendance en bois rond, qui, racontait-on, avait déjà servi de cadre d’expression à un artiste peintre bourgeois, donc amateur. Le tout maintenant était dans un tel état de décomposition que cela donnait des frissons seulement que de s’y approcher.

Le bâtiment administratif, la cafétéria, la salle communautaire et le dortoir dataient de la période fin Deuxième Guerre mondiale. Les lieux avaient été achetés par des religieuses, qui y avaient fait construire quelques bâtiments en vue d’accueillir des jeunes filles de bonne famille durant les vacances. Puis les mœurs et habitudes se modifiant, les moins nantis avaient pu enfin en profiter. Mais quand on est démuni, on se sent toujours piégé par un bâtiment de riche, même si on en hérite parce que les riches lèvent le nez dessus. Il en était resté une piscine extérieure, des balançoires et un canot.

C’est extraordinaire de penser qu’un objet, dans un lieu, risque de faire basculer la réalité dans l’imaginaire. Les enfants venaient souvent jeter un coup d’œil au canot. Le fait qu’Anikouni canote lacs et rivières à la recherche du feu de la caverne sacrée pour y dérober l’amour les rendaient fragiles à quelque chose qu’ils me pouvaient identifier parce qu’ils étaient trop jeunes.

Au temps libre juste avant le dîner, la plupart allèrent s’asseoir devant le canot.

Ils avaient passé l’avant-midi dans un temps institutionnalisé. Trois éducateurs donnant trois ateliers différents (sketches, arts plastiques, gymnastique). Les enfants avaient roulé en équipe de l’un à l’autre à raison de trois quarts d’heures à la fois. Les spécialistes auprès de sociaux affectifs avaient donc réussi à leur faire passer le temps à travers le corps. Ce qui était tout un exploit en soi.

Parce que le lundi, on ne savait jamais par le corps de quel enfant le temps exploserait sous forme de colère incontrôlable. Dans ces moments-là, jamais le temps ne se fissurait, mais il se gonflait comme un furoncle sur un pied. Le manque d’amour pouvait rendre fou n’importe qui à n’importe quel moment.

De fait, une bataille sauvage avait éclaté entre la plus que grassette Chantal et la moins que rectiligne Monique. Cheveux arrachés, sacres exultés, griffes de sang, parsemées du visage aux bras. Monique n’avait pas pardonné à Chantal sa grimace exprimant le fait qu’elle avait eu de la visite et l’autre pas. Ce n’est pas pour rien que le canot était toujours enchaîné et cadenassé au quai et que l’après-midi, on préférait que les enfants se baignent dans la piscine plutôt que dans le lac.

Ce qui donna pour résultat, ce lundi-là une effroyable sensation de routine à la période de chant de 16 heures 30. La même question revenait sans cesse :

Quand allons-nous revoir Anikouni ?

Renaud avait accepté de devenir gardien des légendes à la condition qu’il ait carte blanche, qu’on ne sache jamais quand et à quelle heure il apparaîtrait, et surtout que la direction accepte, à quelques heures d’avis, ses improvisations. Robert le directeur n’aurait jamais accepté une telle entente, n’eut été du manque de candidats de calibre, je crois. Mais, comme il y avait déjà trente-cinq éducateurs ou éducatrices spécialisées qui prenaient soin du roulement du temps au quotidien, Robert avait décidé de donner une chance au coureur, après avoir nommé Isabelle comme lien logistique entre les besoins du camp et ceux du gardien des légendes. L’essentiel étant qu’il fallait toujours préparer l’horaire du camp sans tenir compte d’Anikouni. Ainsi serait-il plus facile de le congédier si cette manière d’être finissait par nuire à l’horlogerie de l’ensemble.

Mais aujourd’hui je sais qu’il y avait un autre motif dont Renaud ne pouvait parler à l’époque, celui de ses recherches sur le temps. Il ne pouvait accepter d’être l’employé de qui que ce soit., Refusant de prostituer son temps pour quelque raison que ce soit. Comme d’ailleurs il allait rarement à la banque parce que cette institution emprisonnait ses employés dans les barreaux des heures insipides à compter de l’argent, leur apprenant ainsi à fractionner le temps de leur vie plutôt que de le dessiner en moments magiques et libres.

La soirée de huit heures eut lieu autour d’un feu, sur le bord du lac au canot enchaîné, tel que demandé par Anikouni à Isabelle. Chaque équipe y alla de son sketch, de ses chants et de ses chorégraphies préparées à l’insu des autres dans les ateliers du matin. Puis, au signal de Robert, je me mis à improviser la légende d’Anikouni.

La nuit dernière….
Je suis partie à la recherche d’Anikouni…

J’ai retrouvé son canot abandonné sur la rivière
Suivi ses traces de pas dans la forêt
Rencontré les femmes chez qui il a dormi
On les appelle les fascinantes
Parfois les bouleversantes…

L’une d’elles m’a finalement raconté
Qu’Anikouni avait trouvé
Le feu de la caverne sacrée

Les enfants se mirent à crier de joie. Robert intervint aussitôt pour que la discipline soit respectée.

CAIA…… BOUM

J’adorai la lenteur de mon débit de paroles. Il me semblait qu’il permettait à chacun de s’insérer au ralenti dans le récit sans que l’ensemble de l’atmosphère en souffre. Par exemple, cette musique du dire permettait aux jumeaux de s’abandonner tout doucement contre Isabelle, alors qu’elle créait chez Jean-François une passion à devenir à son tour un héros. Natacha rêvait d’un prince charmant pendant que la plus que grassette Chantal maigrissait en secret pour lui plaire un jour. Soudain, on aperçut sur le lac une torche à l’avant de ce qui semblait être un canot. Les enfants ne tenaient plus en place. Je leur fis chanter la chanson galli galli zum et Jean-François se leva pour entonner le refrain en apposant les deux mains à sa bouche sous forme de porte-voix.

Le feu de l’amour brûle la nuit
Je veux te l’offrir pour la vie

Anikouni, s’approcha, flamme au bout de son bras. Il déposa un genou par terre et dit :

Princesse Miel
J’ai volé pour vous le feu de la montagne sacrée
Acceptez-vous maintenant de m’épouser ?

Je ne voulus pas que cette magie s’arrête à cause d’un oui.

Il faudra demander ma main à mon père, improvisai-je

Dans quel château se cache votre père Princesse miel ?

J’adorai ce jazz entre nous, sur un thème somme toute si mince d’arguments. Nous avancions l’un et l’autre dans le thème du camp à pas d’esthètes, comme dans un ballet d’une partie d’échecs sans faille. Mais il y avait plus. Tout ce que Clermont m’avait dit sur lui me donnait la chance de tenter de m’approcher de son univers, ou toute expression créatrice et novatrice semblait s’y détendre aux premières loges.

Mon père ne se cache pas dans un château.
Un méchant roi nommé Patibulaire
L’a enfermé dans une prison

J’adorai saupoudrer l’imaginaire de Renaud par quelques éléments de mon enfance, juste pour en voir l’effet….

Le roi Patibulaire ne me fait pas peur
Mais comment vais-je faire pour délivrer
Votre père Princesse Miel ?

Je me sentis très près de l’échec et mat. J’osai une hypothèse de scénario :

Il vous faudra découvrir
Le trésor…
Du chevalier de la rose d’or Anikouni

Le trésor du chevalier de la rose d’or vous dites ?
Quelle fantastique aventure complètement inconnue
Répondit-il ?

Pour moi aussi, fis-je.

Alors pourquoi me mettre dans cet embarras princesse ?

Pourquoi pas répondis-je ?

C’était extraordinaire comme sensation. Nous nous parlions maintenant à travers le thème, à travers nos personnages, d’intelligence imaginative à passion de relancer l’autre.

Permettez que je me retire dans mes appartements
Peut-être pourriez-vous demander de l’aide
Aux enfants ?

Et je quittai, comme ça. Comme si cela avait été prévu dans l’instant présent seulement. Je montai l’escalier du dortoir, ouvrit le panneau du plafond pour avoir une vision du lac au plus haut niveau possible, enfonçai la tête dans la lucarne mal quadrillée.

Et durant plus d’une demi-heure, les enfants tentèrent d’aider Anikouni de leurs conseils. Renaud provoquait, par des silences appropriés, une complicité imaginative absolument savoureuse. Jean-FranÇois s’enfonça dans l’eau jusqu’à mi-corps pour pousser le canot et Anikouni disparut dans le noir lacté de l’horizon. C’est ainsi que l’île de l’instant présent tenta de se frayer pour la seconde fois un passage dans le cœur des enfants habitant en permanence le continent de la souffrance.

L'île de l'éternité de l'instant présent (Pierre Rochette)

Chapitre 3 – LE CONTINENT DE LA SOUFFRANCE

L’île de l’éternité de l’instant présent

À trente ans de distance, il m’est possible de peindre ce que je vécus à l’époque avec cette fragilité qui donne aux descriptions, un sentiment pas nécessairement de vérité mais sûrement d’authenticité.

Imaginez deux tableaux suspendus au mur de ma mémoire.

Le premier représente une île où se vit, sans que nous en ayons vraiment conscience, de grands moments de bonheur qui succèdent au bonheur. On y voit, de l’extrême sud de la ruelle des peintres, les portes de garage du St-Vincent ouvertes, un chanteur sur un banc fondu à une foule de plus en plus dense, de plus en plus heureuse, sous l’effet d’une magie dont tous ressentent les bienfaits sans être encore habilité à en identifier les ingrédients.

Le second, représente un continent où l’on souffre du matin au soir, du soir au matin. À commencer par le personnel qui se perçoit comme un groupe d’intervenants sociaux, posant des diagnostics, s’efforçant de contrôler l’inguérissable, d’empêcher les débordements d’une colère tout à fait justifiée, et cela sous toutes ses formes. La principale souffrance des éducateurs et éducatrices se nomme l’impuissance au quotidien.

En premier lieu, impuissance au niveau de leur propre vie. Une impression folle de boulot métro dodo, une certitude de n’être qu’un engrenage défectueux à l’intérieur d’un système basé sur le principe d’une pathologie à guérir plutôt que d’une liberté à conquérir. Sans compter des vies privées aussi insatisfaisantes les unes que les autres. Amours déçus, divorce, endettement, amant maîtresse, en cachette…Enfin le lot de maladies sociales que l’on cache quand on a un poste de pouvoir dans une société où sous le prétexte d’aider le plus faible, on anesthésie ses propres douleurs. Et c’est en endossant la servitude institutionnalisée qu’on institutionnalise la souffrance des petits.

Finalement, le camp Ste-Rose n’était pas bien différent du reste de la société. La vie s’exprimant sous un horaire dont les stéréotypes indiquent plus le malaise d’assumer sa liberté que le bonheur d’en dessiner le cadre en artiste. Lever 8h20, rassemblement pour la gymnastique, déjeuner. Puis roulement des trois ateliers accueillant un des trois groupes (castors, hiboux, écureuils) à tour de rôle. Dîner, sieste, piscine ou cinéma selon la température, collation, cours de chant, souper, temps libre, soirée modulaire, collation, coucher.

Seuls les dimanches représentaient en soi, à l’intérieur de chaque enfant, une bombe à retardement. Probablement parce que le fait d’espérer une visite déclenchait une fâcheuse « élasticité accordéon » du temps.

Un peu comme la notion d’un cinq minutes peut varier, soit que l’on attende impatiemment sa bien-aimée, soit qu’il ne reste que ce cinq minutes pour lui dire qu’on l’aime avant qu’elle prenne le train du non-retour. Dans le continent de la souffrance, cela semble, pour tous ceux qui l’habitent, et cela sans exception, impossible de tuer le temps. Parce qu’ils n’ont jamais connu autre chose que cette contrée, même dans leur vie personnelle blessée par leur passé en tension vers un soulagement possible au futur… Et cela est encore pire le dimanche.

Mais comme j’étais arrivée du Vieux Montréal, le jeudi 29 juin 1973, juste à temps pour le chiffre de nuit au dortoir, j’eus la chance d’éviter la journée du tourbillon accélérateur de Ste-Rose.

Vers deux heures du matin, alors que le dortoir glissait dans un silence paisible, Natacha Brown en profita pour passer de son lit au mien sans réveiller les autres.

« Je m’ennuie d’Anikouni » me confia-t-elle en déposant sa tête sur mon ventre.
« Et toi ? »

Comment faisait-elle pour passer au travers de ma carapace, pour lire au plus intime de moi-même ? Je lui caressai les cheveux pour apaiser ce temps qui ne finissait plus de s’étirer en elle. Natacha provoquait chez moi une incapacité de tricher de telle sorte que chaque mot qui émergeait de ma bouche, même filtré, en disait plus que je ne l’aurais désiré.

C’est un gardien des légendes magnifique, Natacha.

Tu l’as revu Miel ?

Que les enfants m’appellent Miel, cela me faisait réaliser à quel point j’avais réussi à me sauver de prisons dorées de mon père. Le mot évoquait maintenant, à mon oreille, beaucoup plus la tendresse bienveillante (encore un mot de mon père) d’une éducatrice souriante que la mollesse d’une princesse ayant dormi toute sa vie sur une liasse de matelas qui n’aurait supporté même la présence d’un petit pois.

Hier, le destin a fait que…
Nous avons été
Un en face de l’autre
Assis par terre
Devant une chandelle allumée

Il a déjà fait deux expéditions
Pour tenter de voler le feu de l’amour
Dans la caverne de la vie.

Il a échoué
Mais il poursuit courageusement

Son voyage au pays de l’amour.

Faut dormir maintenant Natacha.

C’est ainsi, que, par une chance inouïe, indépendante de ma volonté, je gagnai la confiance d’un groupe d’enfants désillusionnés. Je n’aurais jamais dû faire rêver Natacha de cette façon. Ma confidence se faufila subtilement de Ruth à la grande Monique qui d’un seul trait conclut une trêve avec la plus que grassette Chantal, les deux se mettant d’accord pour dévoiler le tout à Jean-Francois.

On m’avait donné la responsabilité du cours de chant de 16h.30. Mais ce vendredi-là, par un curieux concours de circonstances (ayant dû raccompagner un des deux jumeaux à l’infirmerie) j’arrivai vingt minutes en retard. Les enfants, assis en rond, chantaient :

Zum galli galli galli zum
Galli galli zum

Et Jean-François, treize ans, dont le physique batailleur insécurisait tout le personnel à travers ses refus de participer à quelque activité que ce soit, se mit à fredonner à la manière d’Anikouni, les deux phrases que je m’étais juré d’oublier.

Le feu de l’amour brûle la nuit
Je veux te l’offrir pour la vie.

Tout le personnel de l’administration s’approcha aussitôt ébahi.

C’était la première fois en 8 mois que Jean-François crevait de lui-même sa bulle de révolte et de guerre contre lui-même. Il exigea que le groupe recommence la chanson Et son propre couplet se mit à peindre la couleur de son être. Son visage d’une telle dureté habituellement m’apparut ressembler à celui de Jacques Brel. Sa voix résonnait avec cette fougue inhabituelle de vivre au travers des marais institutionnalisés du désespoir.

Maintenant il tourbillonnait à l’intérieur du cercle avec des gestes grandioses, chantant à tue-tête. Et les trois modules, castors, hiboux, écureuils, balançaient leur galli galli zum à la manière des tribus africaines dans certains documentaires, juste entre le rythme et la transe.

Spontanément, tout le personnel se mit à applaudir. Et les enfants de faire de même. J’en profitai pour faire mon entrée en chantant la chanson d’Anikouni.

Mon grand bonheur fut de m’apercevoir que les deux jumeaux de 7 ans, dyslexiques dans leur retard de croissance dû à leur emprisonnement dans une garde-robe, murmuraient maintenant les paroles. Même Monique l’ultra mince et Chantal son contraire, unissaient maintenant leur voix. De ressentir l’unisson dans le groupe me surprit. Mais pas autant que de voir Jean-François prendre la parole au nom de chacun. Quand le futur caïd s’exprimait, c’était impossible de ne pas recevoir le ton de sa voix autrement que sous la forme d’un ordre, même d’une menace. On sentait toujours en sous-entendu : Je veux telle chose parce que sinon…

Miel on veut des nouvelles d’Anikouni.

Le visage de Natacha passa du clair au rosée. J’en conclus que sa langue s’était déliée durant la journée et que je ne pouvais me soustraire à cette requête sans me trahir moi-même. Mais comme le pouvoir dans ce drôle de camp était enfin entre les mains des enfants, je me sentis très à l’aise dans ce renversement soudain des rôles.

Vous vous souvenez les amis
Ce qu’Anikouni vous a raconté
Avant de canoter sur le lac ?

L’amalgame des OUIS mélangés aux cris fut tel que je dus hurler :

CAIA… ..BOUM

Quand on veut parler, on lève la main, dis-je.
Chantal… À toi la parole.

Anikouni nous a dit qu’il partait en voyage
Voler le feu de la caverne sacrée
Natacha nous a dit que tu l’as vu.

Et Jean-François de conclure :
On veut connaître la suite de l’histoire !

Je ne savais pas la suite de l’histoire. Il n’y avait plus qu’à improviser…. Mais bon… Quand même… Allais-je être capable d’y mettre autant de magie ? Je jetai un coup d’œil au personnel du camp. On aurait dit qu’eux aussi vivaient un moment de grâce. On aurait dit que tous, temporairement, avaient baissé les armes pour faire la paix avec la vie. Il n’y avait plus d’éducateurs, plus d’éducatrices, plus d’enfants, qu’un quelque chose que je n’arrivais pas à identifier. Mais, comme mon père avait toujours conté de belles choses dans des mots doux et parfumés…

Savez-vous les amis, ce que veulent dire :
Le feu de l’amour brûle la nuit
Je veux te l’offrir pour la vie?
Dans l’âme d’une princesse

Ça veut dire ceci :

Si chaque nuit tu en fais la demande à la vie,
Elle te rendra plus fougueuse que Scarlett Ohara
D’autant en emporte le vent,
Plus gémissante qu’Héloïse pour Abélard
Dans la nuit des temps,
Plus pure que Juliette dans les bras de Roméo
L’embrassant
De telle sorte qu’un soir, un mystérieux soir
Un beau prince, ombrageux et charmant
Posant genou aux pieds de vos royaux atours
T’offriras et son cœur et son or
Et la terre entière chantera
En cet instant présent
Ils vécurent heureux
Et eurent beaucoup d’enfants
Au paradis…Millénaire
De la poésie des bien-aimés
De l’île de l’éternité

C’est pour que ce poème résonne éternellement en son cœur
Qu’une princesse ordonne à l’indien de son cœur
Que celui-ci souffre d’amour pour elle
Qu’il consente à partir en canot
Pour aller voler pour elle,…
juste pour elle
Le feu de la caverne sacrée.


Pour qu’un jour
Ils puissent se marier
Avoir beaucoup d’enfants
Au paradis… Millénaire
De la poésie des bien-aimés
De l’île de l’éternité.

Les enfants, comme moi quand j’étais petite, s’étaient laissé bercer par la musique des mots. Je suis persuadée qu’ils n’avaient pas compris grand-chose, mais là n’était pas l’essentiel. Comme la fois où mon père avait parlé d’un génie désespéré à la démarche patibulaire. Patibulaire devint à mes yeux un personnage d’une telle laideur que les soirs d’après, je ne pus trouver le sommeil sans répéter en moi-même :

Disparaît Patibulaire,
Disparaît Patibulaire

Et Patibulaire s’enfuyait au fond de moi-même, aussi réel que Pinocchio, Cendrillon ou Blanche Neige. Il était petit, gros, poilu comme un mauvais génie, un séraphin au cœur sec, un diable semblable à celui des contes de Ti-Jean le Québécois. Seul un nommé Débonnaire, héros de l’histoire suivante, réussissait à le dissoudre à jamais au pays de mes fantômes enfantins.

Ça fait plusieurs lunes déjà…
Qu’Anikouni rame son canot
De rivière en rivière

Il rame de nuit
Dort de jour
Pour déjouer ses ennemis
Les méchants patibulaires

Répétez après moi les amis
Les méchants patibulaires

Un moment donné
Je vous raconterai au complet
La légende d’Anikouni
Le grand voleur du feu de l’amour
Caché au creux de la caverne sacrée.

Zum galli galli galli zum
Galli galli galli zum

Pendant que les enfants reprenaient cycliquement le refrain, je pris Jean-Francois par le bras pour qu’il se lève debout et entonne le couplet une dernière fois. Il fut magnifique. Trente ans plus tard, lorsque je revois cette scène, je me demande encore si Jean-Francois n’a pas été le premier à réussir à tuer le temps, par hasard, juste le temps d’un instant, sur le continent de la souffrance du camp Ste-Rose.

Celui-ci, en chantant, avait fait tomber quelques défenses de ma part à son égard. Mais je ne pouvais enlever de mon être la peur qu’il me suscitait d’une façon incontrôlable. Le samedi, à la période libre juste après le souper, nous nous retrouvâmes silencieux assis l’un près de l’autre dans la première marche en haut du grand escalier de la salle communautaire. Je surveillais de loin la partie de ballon chasseur. Lui tournait et retournait nerveusement une balle de tennis comme pour endurcir ses poings. On m’avait déjà dit qu’il rêvait de devenir boxeur et champion du monde. Rien pour me rassurer.

Mon père ne vient jamais me voir, osa-t-il
Les fins de semaine sont bien longues


Écoute,
risquai-je,
Moi aussi, ça ne va pas très bien
Ça va m’être difficile de te remonter le moral

Toi aussi tu attends de la visite ?
Deux larmes dévalèrent sur mon visage. Je ne fis rien pour les cacher. Elles étaient lourdes de sens et je savais qu’il n’y en aurait pas d’autres.

Si tu brailles toi aussi
Comment je vais faire pour m’en sortir moi
C’est toi l’adulte

J’eus comme un rire étouffé. Je m’essuyai les deux joues du revers du poignet

On ne file pas mieux l’un que l’autre
D’après ce que je vois
Ne le dis pas à personne que tu m’as vue pleurer
Ok Jean-François ?

Ne le dis pas à personne toi non plus que…
Je suis écœuré de manger du pâté chinois…

Il y eut entre nous un grand rire de désarroi. Comme si on partageait la même prison, lui de l’intérieur, moi de l’extérieur. Les prisonniers ont une expression pour expliquer ce qu’ils font en dedans de quatre murs : FAIRE DU TEMPS. Curieux comme on ne peut dissocier prison et conscience du temps.

Ma mère passait son temps à pleurer, dit Jean-François
Y avait jamais moyen de savoir pourquoi
Mon père s’est fâché, il l’a jetée dehors
On ne l’a jamais revue.<
p> Il est sorti de prison la semaine passée
S’il ne vient pas me voir dimanche
Ça va aller ben mal, ben mal
Fit-il en compressant la balle de tennis.

J’ajoutai presque aussitôt :
Sais-tu que, moi aussi,


S’il y a quelqu’un qui ne vient pas me voir en fin de semaine
Ça va aller encore plus mal que toi ?

Il parut saisi de stupeur. Me yeux s’ombragèrent alors d’une colère alors plus drastique que la sienne. Je lui fis un doigt d’honneur et partis prendre une marche. Décidément le deuxième en quelques semaines. Et les deux seuls de ma vie d’ailleurs. J’étais scandalisée de la façon dont il m’avait agressée avec sa misère.

Renaud me manquait terriblement. Je savais qu’il commençait à chanter à vingt heures. Je l’avais dans la peau. Je me serais donnée à lui sans réfléchir, juste pour me venger de ses fascinantes qui ne laissaient aucun espace en lui pour moi. Qu’avaient donc ces bouleversantes de plus que moi ?

Je revins sur mes pas, entrai dans la salle communautaire, pris Jean-François par l’épaule.

Faut que j’te parle.

Nous marchâmes d’un pas rapide vers la forêt, jusqu’à la cabane abandonnée. Je prenais des chances. Mais n’était-ce pas ça la vie ? prendre des chances…Transgresser le règlement au risque de perdre son emploi… Je lui criai :

Tu vois cette cabane, elle tombe en ruine
Mon cœur est déboîté comme elle
Fais, que t’es bien mieux de te conduire
Comme du monde dimanche
Ce n’est pas le temps de me faire souffrir
Avec tes maudites niaiseries

As-tu compris ?, as-tu compris ?
Y n’y a pas juste toi qui as mal au camp Ste-Rose

Jean-François hurla à son tour en me menaçant de ses poings
Il y a jamais personne qui m’aime

Et je hurlai de toutes mes forces en enfonçant mon doigt dans sa chair de jeune coq pour qu’il n’oublie pas la douleur de mon dire :

Quand la vie t’aura blessée comme elle l’a fait
Avec les deux jumeaux
Enfermés des semaines entières dans un garde-robe
Je te donnerai le droit de te plaindre
Ok là ? Ok là ?

Et Jean-François s’enfuit en courant. Je restai figée et n’essayai pas de le retenir. Allait-il faire une fugue ? Sans doute. Si oui, j’étais dans le pétrin. Mais comme je n’avais qu’une seule idée en tête, me retrouver dans le Vieux Montréal, au café St-Vincent, au pays du bonheur, j’aurais donné n’importe quoi pour briser les chaînes qui me reliaient au mal de vivre de mon emploi.

21 heures 5. Je décidai de monter au dortoir chercher mes affaires avant que les petits ne montent. Robert, le directeur du camp, me croisa en me demandant si j’avais vu Jean-François.

Je lui mentis en lui disant : Aucune nouvelle. En arrivant à mon lit de garde, je vis sur ma commode trois pissenlits déposés sur une feuille de papier

Je m’excuse


Jean-François.

Les enfants montèrent se coucher. Jean-François entra rapidement à l’intérieur de ses couvertures n’osant croiser mon regard, par pudeur, je crois. Ça devait être la première fois qu’il s’excusait de sa vie et il ne devait pas être très à l’aise avec ça.

Sur les entrefaites, le concierge vint me prévenir. On me demandait au téléphone. Je descendis.

Allo
Miel, c’est ton père
J’appelle d’une cabine téléphonique
Je ne veux pas me mêler de ta vie
Mais donne donc un coup de fil à ta mère
Elle s’ennuie, je crois.
Fais juste la rassurer.

Ok Papa je ne vous oublie pas
Mais j’ai besoin de m’isoler

Pour voir clair dans ma vie

Ça va bien aller J’ai confiance en toi chérie Dis surtout pas à ta mère que je t’ai appelée OK ?

J’en profitai pour me faire un thé. Le téléphone sonna à nouveau, presque immédiatement.

Allo
Miel c’est ta mère
Ton père est parti s’acheter du tabac à pipe
Ça ne me dérange pas trop si tu ne me donnes pas de nouvelles
Mais appelle ton père ok
Il trouve cela ben vide sans toi dans la maison
Il n’en parle pas mais je le sens
Ne lui dis surtout pas que je t’ai téléphoné ok ?

Maman, merci d’avoir appelé Je vais aller vous voir quand ça va aller mieux Dans ma tête Ne vous inquiétez surtout pas, tout est sous contrôle.

J’éclatai en sanglots. Trop d’amour m’étouffait, mais d’autres se mouraient de ne pas en recevoir. Je remontai au dortoir, réveillai Jean-François. Il fut bouleversé par la puissance de mon chagrin.

Je n’aurais pas dû te parler aussi durement Je te demande pardon,

De voir sur son visage si dur des larmes si tendres apparaître me fit sourire de gêne malgré moi. Je séchai ses larmes de mes doigts et il fit de même pour moi, tout en reprenant ses propres paroles :

Jean-François
Si tu brailles toi aussi
Comment est-ce que je vais faire pour m’en sortir ?

Je ne suis toujours bien pas pour t’apporter
Des pissenlits à tous les jours

Murmura-t-il entre deux sourires

Bonne nuit mon grand
Bonne nuit Miel.

Et le damné dimanche arriva. L’univers entier sembla devenir fragile. Étrangement fragile. Chacun semblait suspendu à une visite possible. Comme j’avais pour tâche de diriger chaque nouveau visiteur vers son enfant ou son petit enfant, j’assistais chaque fois à une scène différente dans sa forme mais semblable dans sa douleur. On ne demande pas à un petit chiot de détester sa mère ou son père parce qu’il s’est fait mordre par elle ou par lui. Un enfant a besoin d’amour et s’il n’en reçoit pas, il va s’en imaginer juste pour ne pas crever. C’est peut-être ça un enfant du diable : Même en enfer, on trouve le moyen de se réchauffer le cœur avec le feu qui nous brûle le dedans du corps. Chantal la plus que grassette par exemple me semblait systématiquement rejetée par sa mère, bien proportionnée et toute délicate. Quand une visite dure le moins longtemps possible, c’est que le parent fait son minimum, son devoir.

Quand une adolescente retourne à ses activités sans une larme, c’est qu’elle a saisi les règles du jeu et que ça sent déjà la mort à l’intérieur d’elle-même. Mais au moins, elle avait eu de la visite, ce qui lui permit de faire une grimace à la trop mince Monique, orpheline d’une fin de semaine à l’autre, afin d’exciter sa jalousie.

Jusqu’à la dernière seconde, Jean-François resta à mes côtés, convaincu que son père finirait par arriver. Il était 16 heures et 15. Plus que quelques quarts de tour avant d’être de nouveau étranglé par le désespoir. Temps libre, pas de chant le dimanche. Je berçais les deux jumeaux, lui massait son éternelle balle de tennis. Et soudain, je l’entendis crier :

Je le savais.

Mon grand boxeur dévala l’escalier et se rendit à la rencontre d’un homme qui ne pouvait qu’être son père. Même carrure dans une semblable démarche marginale et gênée. Il était accompagné d’une toute petite femme avec un chapeau sur la tête, du même genre qu’adorait tant porter ma mère lorsqu’elle se faisait de la couture…. Mais…Diable… C’était ma mère ! ! !

J’eus la même réaction que tous les autres. Je partis à courir et je lui sautai dans les bras… Il y a des moments où d’avoir la tête dans le cœur te donne l’impression d’être toi aussi un enfant du diable.

Ma mère m’embrassa sans arrêt le front.

Marie…Marie…

Le fait qu’elle ne m’appelle plus Miel me soulagea. Je pressentis chez ma mère cette intelligence féminine de ne pas me forcer à ouvrir mon carré de sable. Ma mère était une femme très terre-à-terre, prête à se battre au côté de sa fille lorsque le danger semblait vouloir faire basculer son univers.

Monsieur Brisson, comme son fils Jean-François, n’avait pas la parole facile. Ils avaient quand même pris la peine l’un et l’autre de se regarder dans les yeux, juste pour voir s’il y avait encore une lueur d’amour sous l’amoncellement des blessures. Pas d’excuses, pas de je t’aime, même pas une caresse. De nous voir toutes les deux, ma mère et moi, en parfaite symbiose d’expression, donnait à leur silence une profondeur caverneuse.

Marie,
Tu peux exiger bien des choses de moi
Mais tu ne peux pas demander à une mère de rester chez eux
Lorsque sa fille vit une période difficile
C’est contre-nature
C’est justement cela que je racontais
Dans l’autobus à Monsieur Brisson.

Je serrai la main de Monsieur Brisson. J’eus l’impression de le déranger en m’approchant de trop près. Une main dure, sans sentiment, accompagné d’un tout petit murmure dont on n’ osait même pas saisir le sens.

Votre petit gars a pris soin de moi
Comme s’il s’était agi
De sa propre mère
Gaffai-je.

Je me sentis horriblement coupable de cet impair. Impossible à réparer. Nous nous dirigeâmes vers la cafétéria. Ma mère pouvait tenir à elle seule une conversation pendant des heures quand elle s’y mettait. Elle s’extasiait devant la beauté des enfants, serrait ma main bien fort et à plusieurs reprises comme pour se féliciter d’avoir suivi son instinct maternel, posait des questions embarrassantes sans même s’en rendre compte, nettoyait le visage de Jean-François avec une serviette humide ramassée sur une table. Elle y avait vu de la saleté. C’était impossible de lui résister.

Monsieur Brisson, de son côté n’avait parlé à son fils que par monosyllabes. Celui-ci avait répondu sur le même registre.

Tu t’en sors ici ? dit le père
J’ tiens le coup dit le fils
Moi, c’est pareil, conclut le père.

De longs silences

L’ouvrage est rare… Dit le père
Mmmmm… Dit le fils
Mais c’est moins dur
Que derrière les barreaux,
conclut le père.

Jamais le fils n’ouvrait une séquence, ni même ne la fermait. Cela semblait faire partie de la loi de son milieu. Valait mieux écouter parce que le père avait peu à dire.

Monsieur Brisson me semblait mal à l’aise. Son fils lui ressemblait trop. Les sentiments, ça passait d’abord par des coups de poing ou une bonne bataille.

Au café, ma mère renchérit en disant :

Jean-François,
Tu ressembles tellement à ton père
Une chance que vous étiez avec moi dans l’autobus
Monsieur Brisson
Avec vous
Une femme se sent rassurée
Elle sent qu’elle ne sera pas abandonnée.

Je faillis m’étouffer. Jean-François me fit un clin d’œil. Cela me remplit de tendresse à son égard. Mais Monsieur Brisson eut l’air d’en avoir assez.

Je pense que c’est l’heure de l’autobus… lâcha-t-il
Mmmmm répondit Jean-François
On s’en sort toujours…. Hein fils ?

Ce mot « fils », c’est tout ce que Jean-François espérait entendre. Je le sentis par la fierté qui tressaillit au coin de ses yeux. Maintenant il pouvait en baver du temps inutile. Son père ferait de même de son côté La vie finirait bien par tout arranger.

Moi je vais partir plus tard, dit ma mère
Ma fille va venir me raccompagner
Elle a son automobile, vous savez
Mon mari et moi l’avons toujours gâtée
Elle a été tellement aimée cet enfant-là.

Ma mère avait l’art de faire passer ses messages en nous faisant bien savoir qu’elle ne souffrait aucune contradiction. Elle s’était arrangée pour que cela se passe comme elle l’avait décidé. Dans sa tête, la logique se déroulait comme ceci : Je n’ai pas fait tout ce chemin-là vers toi pour qu’à ton tour, tu ne viennes pas saluer ton père. Arrange-toi comme tu peux avec ton emploi. Et débarrasse-toi surtout de la présence de cet homme, charmant peut-être, mais non nécessaire à mon bonheur.

Après avoir fait le tour des bâtiments, nous allâmes nous asseoir dans la grande balançoire réservée au personnel. Le temps était doux, le moment propice aux questions inattendues.

Maman, Comment as-tu connu Papa ? Lâchai-je soudain ?

Ma mère ne fut pas, outre mesure, surprise de ma question. D’autant plus qu’elle n’osait pas m’en poser de peur de me blesser.

Tu veux la version de ton père
Celle de ta mère
Ou la vérité ?

Mmmmmm murmurai-je.

Nous étions enfin toutes les deux au cœur de nous deux. Je lui pris la main, la serrai fort contre mon cœur.

Ton père m’a déjà écrit :
Merci d’avoir été cette princesse
Qui, en me voyant passer habillé en vagabond
M’entoura de la caresse de ses bras.

Mais moi ta mère, je te dirais que…
La vérité
Parfois vaut mieux l’oublier…

Mmmm répondis-je

J’en étais rendue à m’exprimer comme Jean-François. Je laissais ma mère ouvrir et fermer les parenthèses et je m’emmitouflais dans le centre.

Je crois que t’as raison
Parfois vaut mieux oublier la vérité

Mmmmmm fit ma mère à son tour

Quand on est une vraie femme ma fille
La vérité ne s’oublie pas comme on veut
Hein Marie ?

Que ces paroles résonnaient vraies dans la bouche de ma mère. Les deux jumeaux vinrent nous rejoindre. Et nous primes le temps, après l’avoir envoyé promener hors du présent, de bercer chacun des petits. Et je sus par leur sourire ensommeillé qu’ils allaient bientôt s’endormir loin du continent de la souffrance du camp Ste-rose, mais encore si loin de l’île de l’éternité de l’instant présent.

L'île de l'éternité de l'instant présent (Pierre Rochette)

Chapitre 2 – LE VIEUX MONTRÉAL

l’île de l’éternité de l’instant présent

Claude Gauthier
Claude Gauthier

Je n’avais jamais encore réveillé mon père en pleine nuit. Mais ce gardien des légendes à genoux déclarant son amour, ce canot glissant sur le lac en brume, cette brillance traînant, par après, dans les yeux de tous, enfants comme adultes, tout ça m’avait ébranlée. Ce n’était pas du théâtre. Mais qu’était-ce donc ? C’est au dortoir que je me rendis compte de la magie tournoyant d’un lit à l’autre. Anikouni permettait à ces enfants démunis de s’évader peut-être ? Non, il y avait une autre chose que je ne comprenais pas et qui me rendait follement amoureuse de lui. Une absence présente ou une présence absente, comment dire, comment dire ?

Mon père se leva, enveloppé d’une doudou bleu et jaune et s’installa dans sa berceuse, soutirant quelques bouffées de fumée de sa pipe. Il avait développé avec moi cet art de n’être qu’oreille quand, dans ma bouche, le flot des sentiments ou humeurs devenait trop confus.

Papa, depuis hier soir, je me meurs enfin d’amour.

Je sus par la manière dont il mâchouillait le manche de sa pipe qu’il retenait des larmes de joie. Il aurait voulu me poser mille questions mais…. On n’arrose pas d’eau fraîche une fleur qui a besoin de soleil pour assécher ses craintes. J’ajoutai…

Cet amour me fait souffrir
Vous devez bien vous en douter
Y a des douleurs qui se racontent mal
J’ai trop de passions bouillant en dedans de moi
Pour que je me sente bien de les vivre à la maison
J’aimerais me louer un petit meublé demain
Si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

Le ton était malgré moi un peu cassant. Mon père sentit qu’il ne souffrirait aucune contradiction. Quand il se leva pour boire un peu d’eau, je sus qu’il venait d’être touché en plein cœur. C’était sa manière à lui de me dire qu’il était d’accord même s’il aurait aimé que cela se passe autrement entre nous deux. Nous étions tellement différents au niveau des émotions. Lui admirait ceux et celles qui brûlaient de passion à la recherche du sens de leur vie. Mais il préférait pour lui-même le bel immobilisme heureux. Il me baigna d’une sorte de morale grand-père exprimée dans les mots suivants :

Il faut que jeunesse se passe.
Il est probablement bon que la tienne se passe ainsi
N’est-ce pas ?

Papa,
Il est possible que durant les prochains mois
Je vive des choses très difficiles
En mettant de côté le père qui vit en vous,
Y a-t-il des souffrances de vous
Qui pourraient me servir de guide
Si oui
Auriez-vous la bonté
De me les raconter ?

La lecture de l’encyclopédie nous avait permis à mon père, ma mère et moi de développer des formules de politesse du cœur, telle « auriez-vous la bonté de… » Quand mon père tombait amoureux d’un nouveau mot,, il en parlait pendant au moins une semaine. C’est ainsi que, dans notre vocabulaire familial, le mot « pitié » fut remplacé par « compassion », « bonheur » par « équanimité », « charité » par « bienveillance », « angoisse » par « abandon » et « obligeance » par « bonté ».

Papa, lui redis-je
Auriez-vous la bonté de me raconter
Vos souffrances ?

Il savait, je pense, qu’en reprenant ses propres formules, je retraverserais à l’envers le pont délicieux du cœur que lui-même avait construit entre nous deux, au fil du cœur des années de nous deux. De toute ma vie, je n’avais jamais vu une seule larme couler sur son visage. De fait je ne l’avais jamais vu souffrir ne fusse une seule fois. Alors personne ne m’avait enseigné la souffrance et j’avais si peur d’aller seule à sa rencontre.

Deux larmes lentes, rares, solides refusèrent de céder entre ses paupières.

Ce n’est pas parce qu’un père
Se retire discrètement devant la vie privée de sa fille
Que l’homme en lui
Se sent prêt à assumer son dire.

Il me dit simplement en signe de bénédiction paternelle

Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage
Bon voyage amoureux ma fille

Cette phrase avait une réelle signification pour nous deux. Dernièrement, nous en avions discuté âprement. Imprudemment, j’avais avancé l’hypothèse qu’une si belle manière de dire ne pouvait provenir que de l’Odyssée d’Homère. Mon père, en chercheur assoiffé, parcourut l’encyclopédie et découvrit à la page 585 du livre dix de Larousse que de fait, cette phrase provenait du premier vers du sonnet XXX ! des Regrets du poète Du Bellay, peignant ainsi la nostalgie du pays natal. Le lendemain matin, je retrouvai donc l’explication écrite sur le tableau noir de mon enfance. Moi qui m’étais toujours demandé comment on pouvait faire un si beau voyage à traverser de si pénibles aventures, comme le racontait l’Eliade, je venais d’avoir une hypothèse de réponse. Le voyage atteint sa beauté quand on a la chance de retourner au pays natal pour y mourir en paix entouré de ceux qu’on aime.

Donc mon père me signifiait surtout qu’il serait là à chacun de mes retours. Mais curieusement, la logique du propos me conduisit à lui poser une question fondamentale :

Papa
Vous ne m’avez jamais parlé
De votre pays natal ?

Je me rappelle, nous étions en train de dîner. Ma mère avait baissé les yeux et mon père, prétextant un retard, m’avait passé la main autour du visage pour que le silence soit moins difficile à accepter. Se pouvait-il que son pays natal n’eût été que celui de la souffrance ? Et qu’il n’y a aucun Ulysse qui retourne finir ses jours dans des lieux qui lui ont fait trop mal ?

Cette question n’avait jamais été réglée entre nous. Elle succédait donc à mes demandes d’auriez-vous la bonté de…. Jusque dans le fond de la pupille de mes yeux. Que j’aurais aimé qu’il se dévoile cette nuit-là, qu’il brise à jamais notre bulle de conte de fées. II me serra bien fort dans ses bras, me signifiant par cela qu’on ne demande pas à un conteur de souffler sur la seule chose qui fut magique dans sa vie, son château de cartes. Et nous retournâmes nous coucher.

Au réveil par contre, ce ne fut pas la même histoire avec ma mère :

On n’abandonne pas son cœur à un pur inconnu
On se renseigne un peu avant,
Miel

Ne m’appelle plus Miel
Maman
Plus jamais Miel entends-tu ?

Je fus surprise moi-même de ma colère. Plus la sienne montait de me voir rompre toute amarre, plus la mienne l’enterrait à coups de hache contre l’anneau du quai. Cette tension soudaine, entre nous, nous étonna toutes les deux. D’autant plus que nous avions cultivé, en famille, l’éducation que donne la beauté des mots quand on est passionné de la langue française.

Je t’interdis de lever le ton dans cette maison, répliqua ma mère.

Et moi je t’interdis de me traiter comme une enfant osai-je

On ne parle pas comme ça à sa mère.

On ne cherche pas à écraser sa fille de vingt et un ans.

Moi je cherche à t’écraser ? Mais tu perds la tête, Miel

Mon nom c’est Marie, Marie Gascon
Terminée l’enfance.
Puis si ça ne fait pas ton affaire…

Et je lui fis un doigt d’honneur qui me mérita une gifle. J’atteignis la limite du vulgaire. Au moins le mot défendu beaucoup plus pour la laideur que pour son côté provocateur, n’avait pas été prononcé. Et je me retins, je crois, juste par respect pour cette douceur de vivre que la lecture de l’encyclopédie nous avait permis durant toutes ces années, mon père insistant pour que le miel des mots parfume le palais du dire quand on ouvre la bouche.

Je faillis cependant lui sauter dessus. Mais je me rappelai que tout Ulysse pour faire un beau voyage doit pouvoir un jour retourner au pays de son enfance. Ma mère s’enferma dans sa chambre. Je remplis l’automobile de mes effets et partis avec l’impulsion colérique de ne plus jamais donner de nouvelles. Je venais de passer de vingt et un ans à dix-sept ans tout d’un coup. On ne saute pas d’étape dans la vie, je venais de m’en rendre compte pour la première fois, cassant le pot de Perrette, telle une vraie adolescente, pour que le lait réintègre le sein maternel.

Tout ce que je savais de mon coup de foudre, c’est que ce gardien des légendes chantait dans le Vieux Montréal, au café Saint-Vincent, sous le nom d’artiste de Renaud. Robert, le directeur du camp, l’avait engagé sous la recommandation d’Isabelle, éducatrice au camp Ste-Rose.

Je n’avais jamais entendu parler de la boîte à chanson le St-Vincent. J’avais conservé un article de journal mentionnant que, depuis l’Expo 67 de Montréal, toutes les boîtes artisanales où se produisaient ceux qui composaient leurs propres chansons et qu’on appelait chansonniers étaient tombées en désuétude à travers le Québec.

Parmi les plus connues : Le Cro-Magnon à Québec, le Grenier à St-Jean, L’Epave à Jonquière, l’Escale à Granby, l’Etrave à Percé, le Funambule à Chicoutimi, le Hibou à Hull, le Garage à St-Donat, le Pigeonnier à Côte St-Paul, le Pirate à St-Fabien, le Rakakas à St-Hyacinthhe, le Rupin-Noir à Trois-Rivières, le Sagittaire à Rouyn, le Tombeau à Berthierville, les Varveaux dans le Bas du Fleuve, l’Astrid aux Îles de la Madeleine…

Ne restait guère que les deux plus anciennes : la Butte à Mathieu à Val-David dans les Laurentides et le Patriote de Montréal. Je fréquentais le Patriote sur une base régulière, au milieu d’un noyau dur de féministes qui adoraient Clémence Desrochers créant et produisant ses revues à titre de locataire du deuxième étage. Mais le café St-Vincent du Vieux Montréal n’avait jamais été mentionné comme faisant partie du circuit. Comment on sait qu’on se retrouve dans un lieu où un jour, très bientôt, l’instant présent sera magique ? Une impression de marcher temporairement dans une matrice, je crois, d’un quelque chose à la veille de naître. Un parfum de contre-culture d’où est en train de surgir,à son insu, une nouvelle mode qui déferlera dans presque toutes les villes et villages du Québec sur une période de dix ans. Mais quand même, on sent qu’il se passe quelque chose…

Nous sommes le 30 juin 1973 vers 10 heures du soir. Tout est à louer dans une maison de la rue St-Paul. Étrange. Je me réserve une chambre. Je descends la rue Notre-Dame, ne rencontre personne. J’arrive à la Place Jacques-Cartier…. Quelques touristes. Je passe par la ruelle des peintres. Tous les artistes sont là grelottants un peu en cette soirée fraîche mais pas d’acheteurs pour leurs œuvres. De fait, je me dirige à l’oreille parce que j’entends chanter au loin… Au bout de la ruelle des peintres, deux portes de garage ouvertes…. J’approche…. Un chanteur sur un tabouret, guitare à la main, micro rudimentaire à la voix. La trentaine de personnes présentes reprennent en chœur chaque phrase de la chanson. Je suis bouleversée. Ici on ne chante pas, on vit tous la même chose à travers un chant qui aurait pu être n’importe lequel. Ce n’est pas comme au Patriote. Il n’y a pas un artiste en avant qui chante et un public qui écoute. Non, j’ai la sensation d’être partie prenante de quelque chose d’unique que je ne peux identifier, même si je suis la seule, à l’extérieur, les deux bras appuyés contre le bac de fleurs de la fenêtre ouverte des portes du garage.

Chanteur Sur la rue du palais
Salle sur la rue du palais
Chanteur Y a une bien belle fille lon la
Salle Y a une bien belle fille

Elle a tant d’amoureux (bis)
Qui lui donneraient la lune lon la
Qui lui donneraient la lune

C’est un p’tit québécois (bis)
Qui eut sa préférence lon la
Qui eut sa préférence

On dirait que chaque mot chanté plonge dans mes racines au plus profond de mes frissons de vivre et je nage en moi-même en chantonnant moi aussi, heureuse, si heureuse.

C’est en faisant l’amour (bis)
Qu’il parlât de mariage lon la
Qu’il parlât de mariage.

Marie si tu voulais (bis)
On habiterait ensemble lon la
On habiterait ensemble.

Je m’appelle Marie. Et Renaud qui m’aperçoit au moment même où il prononce mon prénom sans se douter que c’est exactement le mien. Il semble ne pas me reconnaître, mais que c’est délicieux d’être tous canotés par le même refrain, sans prétention, sans apparence, que de la magie dont je ne peux saisir la nature.

Un grand petit pays (bis)
Trois fois plus grand que la France lon la
Trois fois plus grand que la France

Aux quatre coins du pays (bis)
Quatre phares sur le monde lon la
Quatre phares sur le monde

Au cœur de ce pays (bis)
La terre est si profonde lon la
La terre est si profonde

Tous les Tremblay les Roy
Les Gagnon les Dubois
Pourraient y boire ensemble lon la
Pourraient y boire ensemble

Et nous ferions l’amour (bis)
Des savants des poètes lon la
Du beau monde
Et des fê…tes.

Et l’on applaudit comme je n’ai jamais entendu applaudir auparavant, comme si le monde se félicitait de vivre tant de magie avec presque rien, le chanteur n’y étant d’ailleurs pour presque rien. On aurait dit l’atmosphère des peintures de Renoir… des impressions… à la fois fugace et….

Une femme vint finalement me chercher. Elle se présenta à moi comme étant la propriétaire, Madame Martin. Elle me raconta, en riant, que le lieu fut jadis un salon funéraire et qu’on y chantait d’abord pour faire danser les morts, pour pas qu’on oublie de vivre pendant qu’on est encore vivant. Elle ajouta avec fierté qu’elle était la compagne du grand poète Paul Gouin et qu’ils vivaient ensemble au troisième étage, juste au-dessus des vivants et juste en dessous des morts.

Vous êtes mieux d’entrer en dedans ma belle
Le soir les morts se promènent dehors.

Nous passâmes à travers les tables. Elle me présenta à tous et chacun. J’aimais sa façon d’orchestrer l’atmosphère de son univers, avec fermeté et tendresse. Elle demanda à la bande de Clermont de se tasser un peu pour que je me sente bien accueillie à ma première visite dans le Vieux-Montréal.

Cette petite fille-là est toute seule
Prenez-en soin parce que vous allez
Avoir affaire à moi
Ma bande de maquereaux et de pucelles

Jamais je n’oublierai Clermont. Bandeau sur la tête pour cacher une calvitie précoce, barbe généreuse, il carburait à l’amitié. Il avait obtenu le privilège d’être toujours assis à la même table, sur la même chaise, entouré de ses amis. C’était un homosexuel discret et chaleureux qui adorait le monde des animateurs-chansonniers comme il les appelait pour les différencier de leurs aînés compositeurs de la première génération des boîtes à chanson, soit les Félix Leclerc, Pierre Calvé, Jean-Pierre Ferland, Claude Léveillée, Claude Gauthier, Pierre Létourneau, Gilles Vigneault et Raymond Lévesque. Pour ne mentionner que les plus connus.

Clermont me raconta que Madame Martin avait imaginé une formule qui lui plaisait beaucoup. Trois animateurs-chansonniers se succédaient sur la petite scène, chantant des chansons de répertoire dont la fonction première consistait d’abord à permettre à tout le monde de fredonner ensemble comme si on était autour d’un feu de camp. On pouvait réentendre cinq fois pendant la même soirée « aux marches du palais », « au chant de l’alouette », ou « le petit bonheur » de Felix Leclerc, en autant que cela permette à chacun de brûler sa branche d’arbre dans le feu de leur joie de vivre.

Un nouvel artiste monta sur le tréteau. Petit de taille, à peine grassouillet, il m’apparaissait venu de nulle part et s’en allant nulle part. Clermont me dit :

Il s’appelle René Robitaille
Il y a tellement de légendes qui courent sur sa bohème
Le genre à vendre sa télévision et son système de son
Pour s’acheter un billet aller-retour Montréal-Paris
Juste pour aller entendre chanter Georges Brassens
Jamais saoul mais toujours entre deux cognacs
Il chante avec un détachement qui nous donne tous
La sensation d’être poètes.

C’est ainsi que j’appris que Clermont avait été le premier client lorsque la mère Martin avait décidé d’ouvrir. Et qu’il n’avait jamais manqué un seul soir, juste pour le bonheur de vivre ce qu’un jour, selon lui, tout le Québec connaîtrait à son tour. Une bohème se saoulant dans ses racines.

Ceux qui chantent ici, me confia-t-il
Composent juste quand ça déborde
Y en pas un qui travaille
Pas un qui sait ses chansons par cœur
Ils ont tous des cahiers

Quand ils chantent une de leurs chansons
C’est toujours la même
Parce que c’est la seule
Qui parle vraiment de leur vie entière.

René entonna d’ailleurs les deux seuls classiques de son ami Lawrence Lepage : « Monsieur Marcoux Labonté et « mon vieux François » puis celle de son frère Cyrille « Marie-Lou », puis celle de son ami Georges Langford des Îles de la Madeleine « La butte » Et soudain les cris surgirent de partout :

Le gros Bob d’a coté
Le gros Bob d’a côté

Et René de répondre Comme c’est la seule chanson que j’ai écrite
Je vais peut-être la chanter
Mais ça me prend mon cognac.

Trois autres cognacs arrivèrent sur la scène. Il les cala un après l’autre en faisant lever le coude à tout le monde. Puis, après avoir pris une éternité pour accorder sa guitare, d’ailleurs encore plus fausse qu’au début de l’opération, il s’enferma dans un grand silence de gars qui a soif.

Je m’en vais vous chanter…
La seule composition que je me rappelle
Quand je suis saoul….

Les rires fusèrent de partout.

Mais là il me semble que je ne suis pas encore assez saoul
Je risque d’oublier des paroles.

Trois autres cognacs arrivèrent sur la scène. Il cala à nouveau, raccorda sa guitare, faisant monter la tension. Mais comme c’était un rituel qu’il se plaisait à répéter de soir en soir, on en était parfois rendu à lui envoyer les cognacs avant qu’il ne les demande. Et René finalement de dire :

VOICI LA SEULE CHANSON
DONT JE ME RAPPELLE LES PAROLES
JUSTE QUAND JE SUIS SAOUL
LE GROS BOB D’A COTE

J’te vois r’venir chez nous…..par la porte d’en avant
Tu sonnes et je t’ouvre………pis j’descends lentement
Je te prends dans mes bras…..on remonte lentement
On ose pas parler…………….on en a trop à dire

REFRAIN
Si j’avais su t’aurais pu me dire que tu t’en venais souper
T’avais rien qu’à téléphoner chez l’gros Bob d’à côté
Y s’rait v’nu dans maison, y m’aurait dit bonhomme
Bonhomme vient donc répondre, y a quelqu’un là pour toé

De mon châssis chez nous……j’vois la porte d,en avant
Pour te voir arriver…………….c’est là que j’m’installais
Ce matin dans mon rêve………ce matin je croyais
Que tu me revenais……………que tu me revenais

REFRAIN FINAL
A toutes les fois qu’j’entends sonner chez l’gros Bob d’à côté
J’pense que c’est toé, j’pense que c’est pour moé
J’vas aller prendre une bière… Chez l’gros Bob d’à côté

Les applaudissements rejaillirent du bar à la scène. Trois autres cognacs retraversèrent la salle pour que René la rejouât et la rejoue immédiatement. Je demandai à Clermont qui était à côté de Renaud, debout à l’entrée des toilettes »

C’est le troisième chansonnier de la soirée
Le barbu
Marcel Picard
Tellement amoureux de la vie
Qu’il n’a qu’à gratter de sa guitare
Avec un rythme lent incomparable
Pour que la salle se lève debout en transe
Il est le seul à réussir cela.
Ne jamais bouger
Et que tout soit survolté devant lui.
C’est ainsi que le temps fila jusqu’à deux heures trente du matin. Renaud, le dernier à monter sur la scène, annonça la chanson finale de la soirée.

De Jean-Pierre Ferland
Les Immortelles

Vous avez nom que je voudrais, pour ma maîtresse
Vous avez nom que les amours devraient connaître
Mais elles vivront ce que vivent les roses
L’espace d’un vous savez quoi
Ne s’appelleront jamais immortelles
Ne seront jamais qu’un feu de joie.

Je me sentis exactement comme le modèle nu étendu sur le velours rouge pendant que le peintre Modigliani la peignait. Le corps gorgé de sensualité, le ventre gémissant d’espoir du jaillissement de sa verge entre mes reins tendus dans une union intime et parfaitement fondue de deux êtres amoureux.

Vous avez nom que je voudrais
Pour ma maîtres…es…se

La soirée prit fin sur une note veloutée de bohème attardée. Renaud déposa sa guitare dans son étui, serra son cahier dans sa valise, éteignit l’amplificateur.

La mère Martin, comme tous la surnommaient affectueusement, m’offrit un dernier cognac, comme pour me signifier qu’elle m’avait adoptée. Mais n’était-ce pas là son immense talent de tenancière qui faisait que chaque nouveau venu trouvait en ses lieux une famille et une mère de famille ? Lorsqu’elle apprit que je vivais dans une des petites chambres de la rue St-Paul, elle cria pour qu’on l’entende de loin :

Renaud., raccompagne la petite en passant
Y a pas de lumière dans ce coin-là

Elle ajouta aussi en parlant assez fort pour que Renaud l’entende : N’oublie pas de te faire respecter ma fille
Mes animateurs-chansonniers
Ce sont des ben bons gars
Trop bons pour que je n’avertisse pas mes filles
Qu’ils ont bien des manières d’être bons avec elles.

Étonnamment, il n’avait pas fait le lien entre ma personne et le camp Ste-Rose. Faut dire qu’il faisait si noir sous le vacillement des chandelles et que mon chapeau de paille masquait probablement beaucoup plus ma chevelure. Nous descendîmes la rue St-Paul en échangeant très peu de mots :

Je m’appelle Renaud, toi ?

Marie

Ça fait longtemps que t’habites dans le coin ?

Je suis arrivée cette semaine

Tu vis en chambre ?

Oui, pas loin d’ici«

Tu n’as pas peur toute seule ?

Pas ce soir en tout cas.

Nous passâmes devant le restaurant du Père Leduc, ouvert jour et nuit. Les deux hommes se saluèrent. Puis nous marchâmes jusqu’au bout de la rue St-Paul. À droite nichait le café du port, mais nous bifurquâmes plutôt vers la gauche. Sous le pont de la rue Berri, qu’on avait toujours surnommé le pont des malheurs, Renaud me récita un de ses poèmes :

SOUS LE PONT DES MALHEURS

Et si ton corps était un beau ruisseau
Il coulerait lentement le long de la rue Berri
Se faufilant pour s’arrêter soudain, transi comme un voleur
Là ou gît la rue Notre Dame qui ne laisse passer
Que les poètes et les femmes

Passe, Passe, fillette te dirait-elle,
Les créateurs ont faim
Ils t’attendent.
Donne-leur ton eau, de l’autre côté dans un tout petit café
Mystérieux, peu connu et c’est tant mieux
Pour les folies des amoureux

Petit ruisseau
Quand mes amis auront bien bu
Ils te jetteront ensuite dans le fleuve, heureuse,
Comme une vierge assouvie gémissant dans l’éternité
L’étrange décor du café du port.
La musique des mots fit de moi une belle au bois dormant, comme la princesse endormie dans les contes de mon père. Je sentis sa bouche approcher de mes lèvres. De mes deux mains, je fis reculer son visage. Puisqu’il m’avait déclaré son amour en Anikouni et qu’il ne m’avait même pas reconnue en Renaud, comment pouvais-je lui faire confiance ?

J’ai déjà rencontré l’homme de ma vie
Lui murmurai-je en le regardant droit dans les yeux

Il pencha la tête de résignation, sans dire un mot. Nous continuâmes notre chemin silencieusement. Rendus à la porte de ma maison de chambres, Renaud me dit en ricanant :

Cela veut dire qu’il faut oublier le café ?

Non mais deux verres d’eau et une chandelle par terre
Ça pourrait faire oublier le café ?

Cela le surprit. J’adorais mettre mon intelligence à la disposition de mes émotions, de ma sensibilité et de mon intuition. Improviser ma vie par compulsion m’avait toujours paru aussi talentueux que pouvaient l’être les personnages des meilleurs romans : Oser, sauter les temps non nécessaires à l’adrénaline de vivre, improviser, provoquer, besoin terrible de provoquer quitte à reculer.

Je servis les deux verres d’eau, allumai la chandelle, me couvrit d’un châle pour cacher la pointe de mes mamelons trop assoiffés de ses lèvres, couvrir la chair au-dessus de mon cœur trop à la recherche de ses bras.

Cela te fait quoi de mourir d’amour
Pour un homme, me lanca-t-il ?

Touchée, j’étais touchée, comme un bateau qui en pleine guerre reçoit une première torpille d’un sous-marin ennemi, les flancs soudain ouverts d’un désespoir innommable.

Es-tu déjà mort d’amour pour une fille ? Répliquai-je.

Le sous-marin replongea aussitôt en lui-même, de stupeur, je crois.

Deux fois, avoua-t-il.
Deux fois

Et je crus réussir en une seule phrase, à obtenir de Renaud ce que mon père avait toujours refusé de m’accorder : La confidence d’une vraie souffrance d’homme et non la magie d’une force imaginaire d’un héros des contes de mon enfance. Mais plus il racontait, plus je voyais dans ses yeux la reconnaissance qu’un tel moment d’instant présent fut possible sur cette terre. Et Renaud s’abandonna à son dire. Et j’en fus séduite, ayant été si assoiffée des mots toute ma vie.

« Elle s’appelait Lola, dit-il. C’était une fille d’une grande théâtralité dans sa bisexualité. Quand elle arrivait au St-Vincent, habillée en homme, elle paraissait en habit, chapeau, cravate et cigare. Les samedis soir, d’un seul regard, elle arrivait à déceler dans la foule laquelle parmi les filles avait des penchants lesbiens. En quelques heures, elle réussissait à harponner sa proie, partir à son bras pour en déguster les fruits durant la nuit. Par contre, quand elle se présentait habillée en femme, je ne connais pas d’homme solitaire et libre qui n’ait tenté, à un moment donné, de la séduire. Mais elle refusait de partir avec quiconque tout en appréciant cette cour désespérée de mâles quelquefois talentueux. »

Renaud ferma les yeux d’extase, je crois, comme on goûte et goûte encore et encore, juste par mémoire olfactive, un vin d’un cru si rare qu’il n’en vint jamais un autre de cette qualité.

Un soir, à minuit exactement
Elle apparut drapée d’une jupe magnifique
S’assit devant moi
Jambes bien espacées
Exprimant toute la palette de ses sens

Ma voix vibrait à sa chair
Comme sa chair caressait les sons du fond de ma gorge
Il n’y avait que nous deux
Nos deux corps explosés en mille étincelles

À la fin
Elle se leva
Glissa un papier entre ma poitrine et ma guitare…
Et s’enfuit…

C’était son adresse.

Je courus chez elle
Elle m’attendait nue sous une robe de chambre
Dans une chaise berçante.
Je l’ai pénétrée de ma verge
Avec la même musique
Qui a toujours modulé ma voix

Nous n’avons pas dit un mot
Une autre fille dormait dans sa chambre
Je suis reparti

Chacun des soirs qui suivirent sur la scène
Je me demandai :
Viendra-t-elle en homme ou en femme

Un soir
Elle s’est présentée en homme
Vécu un coup de foudre avec une nouvelle cliente
Et repartit avec elle.
Je n’ai jamais revu ni l’une, ni l’autre.

Je suis finalement retourné à l’appartement
Elle avait déménagé sans laisser d’adresse.

Ce moment unique me laissa dans l’âme
Un parfum incomparable d’infinité
Qui ne m’a depuis jamais quitté.

Plus Renaud racontait, plus j’étais odieusement jalouse intérieurement. Non seulement ne m’avait-il pas encore reconnue alors qu’il avait demandé ma main au camp Ste-Rose, mais il me semblait que je ne pourrais jamais égaler la signature de cette femme en ses sens.

Est-ce possible de mourir d’amour
Une deuxième fois lui demandai-je soudain ?

On devrait mourir à chaque fois me répondit-il. Je ne meurs que dans les bras de celles que j’appelle les bouleversantes ou les fascinantes, à l’intelligence presque géniale, aux bouches tristes avec des yeux qui n’en finissent pas de jouir de l’instant présent, uniquement l’instant présent. Au mois de mars de cette année, lorsque je sortis mon livre de poésie, une grande fille, immensément grande s’approcha de ma scène et me dit, ses yeux envoûtant les miens :

Renaud
Mon mari m’a offert ton livre de poèmes en voyage de noces
Comme il est en tournée d’affaires à travers le monde
Je suis venue réaliser un fantasme ;
Que tu me récites tes textes dans un endroit romantique.

Elle avait été modèle nu à l’Ecole des Beaux-arts de Montréal… Je l’emmenai sous le pont des malheurs, puis au café du port. Jean Marcoux, le joueur de violon, propriétaire, nous prêta sa chambre. Sous la poésie de mes lèvres, elle se caressa de la symphonie de ses doigts, avec rythme lent comme seuls les mots savent s’incliner devant les sens. Les ruelles du Vieux Montréal accueillirent amant et amante, furieusement passionnés de la poésie de vivre l’instant présent. Puis un jour ce modèle nu me dit :

Merci de la belle vie de jeunesse
Vécue en ta compagnie
Je suis maintenant prête
À me consacrer à mon mari.
Et à fonder une famille

Je ne la revis plus elle non plus.

Le silence surgit soudain entre nous coloré d’une jalousie subite de ma part. Je pris la chance de chanter :

Zum galli galli galli zum Galli zum

Non…. La princesse du camp Ste-Rose, dit-il estomaqué

Comme pour se faire pardonner, il sortit sa guitare et chanta :

Parle-moi, parle-moi, j’ai besoin de tendresse
Il n’en reste pas beaucoup, dans ce monde un peu fou
Ne m’en veut pas, ne rit pas
Je suis homme et enfant
Parle-moi, parle-moi
Doucement et longtemps

Renaud arrêta de chanter au beau milieu de la chanson, comme si tout avait été dit entre nous deux.

C’est magnifique lui soufflai-je
On dirait que c’est le plus beau de toi-même
que tu viens de m’offrir.

Il serra l’instrument dans son étui, se leva et juste avant de quitter me dit :

Il y a deux ans
à l’Eglise,
On a entonné cette chanson
Lorsque je me suis marié

Il sortit comme un vagabond étonné d’avoir commis une erreur dans sa vie, fasciné par le fait qu’une méprise représentât un bien mince prix à payer pour vivre d’instants en instants comme on chante les yeux dans un cahier pour mieux canoter le long de la rivière des mots.

L'île de l'éternité de l'instant présent (Pierre Rochette)

Chapitre 1 – D’UN INSTANT PRÉSENT A L’AUTRE

L’île de l’éternité de l’instant présent
leclerc
Félix Leclerc

Le dernier été de sa vie, celui de l’an 2000, fut le plus mystérieux de tous pour ceux qui l’avaient connu jeune artiste. Il chantait au théâtre « Le patriote » de Sainte-Agathe durant le souper, et cela six soirs par semaine, juste avant le spectacle des « girls » de Clémence Desrochers. Mais avec cette particularité qu’il s’était arrangé pour qu’on ne le voie pas. Il montait par une échelle jusqu’à la cabane de l’éclairagiste soudée au plafond intérieur et de là, fredonnait les chansons les plus sensibles du répertoire de sa jeunesse dans le Vieux-Montréal.

Renaud chantait dans ce qu’il surnommait lui-même, la plus petite boîte à chansons du Québec, à cause de sa forme carrée avec à peine de la place pour deux personnes debout. Il y déposait côte à côte, son lourd cahier de 800 chansons, de quoi grignoter, une bouteille d’eau et son journal personnel ouvert à la page blanche du soir, alors que, dans son dos, le baladeur d’éclairage frôlait ses épaules de sa rugosité métallique.

Enfin, il pouvait séparer le paraître et l’être, laisser l’expression de sa voix chaude frissonner dans le théâtre avec la délicatesse de l’intimité comme le fait une bouteille de vin à table. Il attendait chaque soir le moment précis ou son ego se dissolvait dans une béatitude totale, toujours la même et jamais pareille, d’une telle beauté qu’il lui arrivait de perdre connaissance de bonheur sur son banc, le visage bien écrasé dans son cahier.

Il s’abreuvait depuis toujours aux frissons de l’éternité. Cela lui semblait si naturel qu’il n’avait jamais pu comprendre comment il se faisait que l’on puisse souffrir. Son corps de 51 ans lui avait toujours paru en état de jeunesse. La pureté de l’âme, la sensation continuelle de flotter deux pieds au-dessus du sol, le rythme lent, amoureux, étonné, charmé. La sensation de ne rien peser, de se fondre dans le tout avec ravissement, de saisir dans ses mains l’air comme des milliers de pépites d’or. Était-il artiste, poète de la vie, amant de l’être ou son enfant naissant encore aux langes ?

D’en haut, il s’émerveillait de la beauté des humains lorsqu’ils partagent un repas. À un point tel qu’il se faisait un plaisir profond de descendre saluer tout le monde, un par un en disant :

Bonsoir
Je suis votre chanteur fantôme
Je vous souhaite une bonne soirée

Il arrivait qu’il s’aperçoive que certains soient émus parce que telle chanson leur rappelait tel souvenir. Dans ces moments-là, il ralentissait la voix, pénétrait le texte pour que l’instant présent se dénude de facticité afin de s’inonder de lui-même d’éternité.

Il résidait depuis trente années, de façon ponctuelle, dans l’ancienne maison du chansonnier Raymond Lévesque, l’homme de « quand les hommes vivront d’amour « à dix pieds exactement du théâtre de la Butte où était né le mode d’expression chansonnier au Québec. Ce qui lui avait permis de construire, pierre par pierre, de la maison à la butte, un chemin menant sous cette scène historique où un jour seraient déposées ses cendres.

En fait, il vivait en locataire de la vie chez un ami chansonnier à Val-David comme un vagabond emprunte les sentiers qui lui donnent le bonheur de marcher. À cinq minutes à pied de la rivière du parc des amoureux où il aimait s’épanouir en contemplation, huit minutes de l’hôtel la Sapinière où il adorait se bercer dans la balançoire, quinze du Mont Condor où il sautillait la forêt des Alpinistes et quatre du café chez Steeve où il assiégeait discrètement la table du fond, visage enfoncé dans le mur, pour ne pas être dérangé.

Ajoutez à ça un vieux camion 1977 où l’on pouvait marcher à l’intérieur, dormir au fond et lire des heures étendu sur le plancher. Que du dépouillement, que du minimalisme. D’ailleurs dans cette maison de 14 pièces, il n’en habitait qu’une, meublée par un petit lit simple, un réfrigérateur douteux, une dizaine de morceaux de linge et quelques ustensiles.

Était-il si différent des autres ?. Il lui semblait que non.

Sa vie avait été semblable à celle du Petit Poucet. Au lieu de semer des cailloux, il avait fait trois enfants à trois femmes différentes, au travers de quelques centaines d’aventures d’un soir, le tout inhérent à sa vie de jeunesse autant qu’aux attributs de son métier, jamais de maîtresse. Puis, tout s’était clairsemé, le tour du jardin des désirs pulsionnels l’ayant repu.

Les enfants avaient vécu avec leur mère, trop insécures face à l’effarante liberté de sa libre-pensée. Pour ses ex-femmes, il était un irresponsable inadapté qui, même s’il payait ses pensions, ne pourrait qu’avoir une influence néfaste sur leurs poussins en leur montrant comment se conduire de façon créatrice face à une société institutionnalisée.

Il ne fréquentait personne, jamais personne. Il passait seulement dans la vie des gens comme on se croise quelquefois dans la rue. Mais il saluait avec amour ceux et celles dont le cristal du cœur le faisait frissonner de joie à l’intérieur de lui-même.

Par exemple, la femme la plus pauvre du village. Si maigre que le soleil refusait systématiquement de traverser son corps de peur de la faire fondre. Si laide, que les chats, d’une fois à l’autre, refusaient de suivre son ombre rectiligne. Celle-ci, foulard sur la tête, les yeux hagards d’acceptation, semblait immunisée contre quelque regard de qui que ce soit.

Traînant un petit chariot sur deux roues, été comme hiver, elle vendait, pour survivre, les œufs de ses poules, à qui voulait bien en acheter sans jamais mendier un nouveau client. Et quand elle manquait de marchandises, elle allait chez l’épicier du village pour acheter la douzaine que ses poules avaient omis de lui pondre

Cela faisait maintenant près de 25 ans qu’ils se croisaient d’un sourire à l’autre. L’ermite ne lui avait jamais acheté d’œufs. Il ne savait même pas son nom. Il avait maintenant peur qu’elle meure, qu’elle disparaisse de son bonheur de vivre. Il était attaché à elle comme on l’est d’un saule pleureur lorsqu’il annonce de ses plaintes la venue de l’automne.

En cet été 2000, il désirait lui dire autre chose que son habituel admiratif :

Bonjour, Madame
De fait, il modifia :
Bonjour, Madame. Ça va bien aujourd’hui ?

Il lui serra tendrement le bras de ses deux mains. Elle ne fut pas surprise outre mesure.

Vous savez. Continua-t-il,
Ça fait 25 ans cette année que l’on se salue
Et vous ne m’avez jamais vendu d’œufs.

La réponse de la dame pauvre le conquit d’état de grâce :

Ça n’a pas adonné Monsieur

Et ils poursuivirent chacun leur chemin.

Ce qui permit à l’ermite, comme le rituel l’avait dessiné depuis toujours entre eux, de remplir son cœur de cette bienveillance que la vie offre en prime lorsqu’on lui est abandonné.

Il aimait les gens de son village. Mais de loin. Ma Tante Marie s’occupe-t-elle encore des pauvres ? La grande blonde a-t-elle pu aller à sa réunion des alcooliques anonymes ? L’agent d’immeuble a-t-il enfin trouvé l’âme sœur?

De fait, il avait fait des êtres de sa vie au quotidien un manège de respect et de civilité qui tournait magiquement autour de ses silences comme de ses absences. Un matin cependant, un détail annonça de grands bouleversements à venir. Il avait vu Réal Dubois, le propriétaire de la buanderie du village, avec une casquette sur la tête qu’il oublia d’enlever en le saluant, lui qui avait toujours vécu la fierté de l’homme à la chevelure dégagée. Le chanteur pressentit que celui-ci avait un cancer.

Le matin suivant,il croisa Madame Dubois qui semblait différente des autres fois. À travers les années, ils s’étaient dit à peine bonjour ou bonsoir. Mais cela avait créé entre eux une délicatesse telle qu’il pressentit, à son pas vif et saccadé, une détresse inhabituelle. Alors il ralentit le sien au cas où elle aurait aimé se confier.

Réal se referme sur lui-même lui dit-elle
Il rejette mon aide, il se choque après moi
Je n’en puis plus

La femme pauvre aux œufs d’or passa tout près d’eux, puis l’agent d’immeuble, comme ils le faisaient habituellement à cette heure.

Madame Dubois, murmura l’ermite,
Votre homme vous aime comme il vous a toujours aimé.
Il est juste en colère après la vie.
C’est une bête traquée par une maladie dévastatrice.
Il tente de se battre seul
Pour épargner de la souffrance à sa famille

Et tous deux avaient pleuré doucement

Puis un autre événement majeur était survenu pouvant affecter le tournoiement des heures sous forme de chevaux courbant le temps.

Depuis trente ans, il adorait passer en face d’une maison où vivait un couple d’artistes dont il avait toujours admiré la complicité. Ce matin-là, il vit une pancarte à vendre. Même s’il ne leur avait jamais parlé, il ne pouvait supporter l’idée de les voir disparaître de son ordinaire de marche. Alors, il se rendit à l’atelier par derrière. L’homme ciselait, comme il le faisait habituellement à cette heure-là, un morceau d’ébénisterie.

Monsieur, dit-il, je ne vous connais pas
Mais vous ne pouvez pas déménager
Ça fait 30 ans que je me promène devant chez vous
Le rythme amoureux de votre vie de couple me fait un bien énorme
Mon bonheur d’être ne sera jamais pareil
Sans la beauté de votre présence.

L’homme avait été touché. Il lui avait fait visiter l’intérieur de la maison, l’avait présenté à sa femme et même permit de jeter un coup d’œil aux peintures de celle-ci. Finalement, la pancarte fut retirée. Dans la même période, l’hôtel La Sapinière avait déménagé sa balançoire sans l’avertir. Il en avait été blessé. Ce ne serait plus le même rythme, les mêmes arbres, la même beauté d’ombrages. Il était allé voir la gérante pour porter plainte, même s’il n’était pas client. Celle-ci le prit pour un hurluberlu, tout en lui souriant professionnellement.

Une semaine plus tard, Renaud mourut, et je perdis, sans même avoir eu le temps de le revoir, l’amour de ma jeunesse.

Et sa vie s’effaça du réel comme un éclair dans le ciel. Mais vous auriez dû voir cet éclair d’homme quand il avait vingt ans. C’était un chanteur fougueux au café St-Vincent du Vieux-Montréal et un gardien des légendes des plus magiques dans un camp de vacances pour enfants des services sociaux en attente de placement, le camp Ste-Rose.

Mais aurais-je eu le coup de foudre pour lui s’il n’avait pas ressemblé si profondément à mon père ? Car mon père avait été aussi un mémorable conteur. Toute petite, il m’avait appris à lui demander :

Papa, est-ce que moi aussi un jour
Je connaîtrai le grand amour ?

Il me répondait alors en déclamant :

Si chaque nuit tu en fais la demande à la vie,
Elle te rendra plus fougueuse que Scarlett Ohara
D’autant en emporte le vent,
Plus gémissante qu’Héloïse pour Abélard
Dans la nuit des temps,
Plus pure que Juliette dans les bras de Roméo
L’embrassant
De telle sorte qu’un soir, un mystérieux soir
Un beau prince, ombrageux et charmant
Posant genou aux pieds de tes royaux atours
T’offrira et son cœur et son or
Et la terre entière chantera
En cet instant présent
Ils vécurent heureux
Et eurent beaucoup d’enfants
Au paradis…Millénaire
De la poésie des bien-aimés
De l’île de l’éternité

Plus tard, que j’eusse six ou douze ans, lorsque je ne comprenais pas le sens d’un mot, il sortait le volume encyclopédique approprié et en tirait les deux phrases les plus musicalement significatives que nous apprenions tous deux par cœur, juste pour le bonheur du dire, la complicité du vivre, parce que ça sonnait joli comme il aimait le répéter sans cesse.

Mon père adorait l’encyclopédie. Il y avait découvert par la lecture systématique d’un page par page tenace des perles intellectuelles qui lui avaient permis, entre autres, de s’affranchir de toute religiosité. Par exemple, dans l’item « Brahmanisme », section philosophie, il avait débusqué une suite de lignes qui avaient changé sa vie. Il l’avait apprise par cœur, comme tout ce qu’il découvrait d’ailleurs, pour suppléer à une culture qui lui faisait cruellement défaut, n’ayant réussi qu’une cinquième année chez les religieuses.

Brahmanisme : Philosophie
Le divin mythique qui est à la base des croyances et des cultes N’est, aux yeux des philosophes, Qu’un réceptacle au nom indifférent Le but essentiel étant la réalisation du divin.

C’est donc grâce à Larousse qu’il cessa d’aller à la messe.

Papa, lui demandai-je un soir,
Qu’est-ce que la poésie ?

Je me rappelle ce soir-là. Je devais avoir onze ans. Il prit le temps de déguster les différents sens du mot « poésie » de la page 586 à 587 (Larousse1961). Je savais depuis toujours que, durant ses expéditions dans la forêt des mots, je devais garder un silence respectueux jusqu’à ce que, de ses lèvres, surgisse la substance de ce qu’on allait adorer tous les deux. Il prit un crayon à mine, souligna d’un trait d’un fini rectiligne, deux extraits qu’il me lut, de suite, comme s’il avait trouvé le plus inestimable des trésors.

Le poète
Est celui qui découvre
L’immuable virginité du monde
Retrouvant les dons et les vertus de l’enfance.

La poésie,
Elle, n’est évasion du réel
Que pour être invasion de l’essentiel.

Qu’est-ce que l’essentiel lui demandais-je ?

L’essentiel
C’est l’île de l’éternité de l’instant présent

Comme il parlait d’une île, je n’en demandais pas plus, n’attendant que de vieillir pour aller la visiter. Telle cette île d’où provenait Jacques Cartier, le navigateur, dont il me chantait les paroles pour que je m’endorme : A St-Malo Beau port de mer

À St-Malo beau port de mer (2)
Trois beaux navires sont arrivés
Nous irons sur l’eau
Nous irons nous nous promener
Nous irons jouer
Dans l’île
Dans l’île

Il n’en demeurait pas moins, qu’au réveil le lendemain, j’étais certaine de retrouver sur un grand tableau noir recyclé de sa communauté religieuse dont il était, depuis dix ans ,l’homme de maintenance, les mots « poète » et « poésie » suivis de leur définition avec en bas, n’ayant jamais quitté la bordure du tableau, les mots :

L’île de l’éternité de l’instant présent.

Sous la bordure du haut, le tableau, pour m’apprendre à lire et à écrire, mentionnait trois noms : Marie Gascon et celui de mon père et ma mère : Rodolphe et Marguerite. Mais en réalité, on m’avait toujours surnommée MIEL, à cause de mon teint parsemé de petites taches.

Parfois, quand je revenais de l’école et que je me plaignais parce que je n’avais pas de vêtements à la mode, ou que je ne mangeais pas assez souvent au restaurant, mon père exigeait respectueusement, d’un air sévère mais bienveillant, que je ferme les yeux pour déguster avec lui le récit oral d’un texte qu’il considérait comme sacré. Il disait qu’on en avait trouvé le parchemin enfoui dans une bouteille lancée à la mer directement de l’île de l’éternité de l’instant présent habitée par un certain Monsieur Renoir, peintre de son métier. On pouvait y lire ceci :

Je me rappelle
La merveilleuse sensation de légèreté
De ne rien posséder
Qui nous permettait, à Monet et à moi,
De végéter les deux mains dans les poches…

Il faut toujours être prêt à partir
Pour le bon motif
Pas de bagages, une brosse à dents
Et un morceau de savon

Et mon père concluait par une phrase envoyée à la mer elle aussi sous forme de bouteille par le peintre Gauguin, voisin sur la même île, lorsqu’il vécut le paradis de l’amour dans les bras de sa tahitienne Teha’amana

Et le bonheur succédait au bonheur

Oui, mon enfance fut cathédralement magique. Dès l’âge le plus naïf, je pris l’habitude d’écrire mon journal. Et je le faisais lire à mon père qui l’annotait régulièrement dans la marge de quelques-unes de ses réflexions à mijoter pour plus tard, comme il me disait souvent, ma mère préférant ne pas en prendre connaissance.

Son Rodolphe, comme elle aimait l’appeler, m’avait ciselé une bibliothèque qui contenait chacun de mes journaux intimes depuis l’âge de trois ans, les premiers naturellement contenant plutôt des griffes de dessins maladroits. Et tout en haut, il avait inscrit en sculptant artistiquement dans le bois :

Instants présents
De miel en miel

Papa lui demandai-je un jour
Qu’est-ce que l’instant présent ?

Ce jour-là, mon père ne courut pas vers l’encyclopédie comme il en avait coutume à chacune de mes questions. Ses yeux devinrent étrangement lunatiques, comme s’il réfléchissait à une interrogation à laquelle toute réponse en soi demande de la magie, puisqu’elle n’existe peut-être pas

L’instant présent, miel, c’est le plus beau des présents
Offert par les habitants de l’île de l’éternité
À ceux de la planète terre où la souffrance du passé
Se console aux espérances de l’avenir.

Tout cela me semblait inaccessible et bien mystérieux. Valait mieux chanter la chanson de l’île comme finissait par dire mon père, la musique témoignant parfois mieux de l’essentiel que les paroles qui l’accompagnent.

À St-Malo beau port de mer (2)
Trois beaux navires sont arrivés
Nous irons sur l’eau
Nous irons nous nous promener
Nous irons jouer
Dans l’île
Dans l’île

À l’âge de quinze ans, j’écrivis dans mon journal :

J’attends avec passion le grand amour
À quoi bon mordre dans mon adolescence
Puisque toute cette agitation des expériences
Puériles m’ennuie.

À la lecture de cet extrait, mon père écrivit en haut de page, pour que je ne puisse rater son dire :
Miel, il n’est peut-être pas bon
De t’enfermer en toi-même
Comme tu le fais ?
Chaque âge a son devoir de vivre.

Mais je refusais systématiquement tout ce qui aurait désembelli mes rêves. J’escamotais des sorties avec les garçons, danses, fêtes d’enivrement en cachette des parents. Je brûlais d’un feu si pur qu’il me semblait terriblement ennuyeux d’aller m’évaporer en douteuse compagnie. Je préférais dévorer les livres de toutes sortes à la bibliothèque municipale, dont quelques lubriques tel le marquis de Sade ou l’amant de Lady Chatterly, pour au moins acquérir la culture du désir.

Quelques années plus tard, je lus tant et tant que je me retrouvai en littérature à l’Université de Montréal. Pour payer mes études, mon père trouva un emploi au noir la fin de semaine et ma mère accumula de la couture pour le compte d’une manufacture des environs. Que de dimanches nous cousîmes ensemble. Mon père disait souvent, en souriant, que les princesses attendent toujours le prince charmant en brodant de longs et beaux ouvrages. Devant le nombre de soutiens-gorge à terminer pour le lundi matin, j’avoue que ma mère et moi ne trouvions jamais cette taquinerie très à propos.

En juin 1973, je terminai mon baccalauréat. J’avais comme projet une thèse de maîtrise sur la relation « Roméo et Juliette » et le reste de l’œuvre de Shakespeare, avec comme tuteur un homme charmant au nom de John Thysdale. Sa famille étant originaire de Vancouver, il espérait obtenir un poste de prestige à son alta mater universitaire, me faisant miroiter la possibilité de m’y emmener comme assistante de recherche si le destin lui était favorable.

Être ou ne pas être, voilà la question , me dit-il en riant
Ce serait formidable que vous y soyez.

Mais je pris ces propos pour de la badinerie galante provenant d’un homme marié et de toute façon trop âgé pour moi bien qu’attrayant de sa personne et ne m’en souciai pas plus qu’il faut. Je me rappelle avoir fêté mes 21 ans, seule devant un verre de vin à la santé de mon intentionnelle pureté physique. Je n’osais prononcer le mot « virginité » car cela aurait risqué de trop me déprimer, je crois. Je préférais enterrer le mot sous la passion de mes sens confus à faire exploser, le plus tôt possible, sous le feu d’un grand amour.

J’habitais encore chez mes parents et je continuais d’écrire mon journal. On ne quitte pas facilement le bonheur permanent. Mon anniversaire était toujours l’occasion d’un cadeau particulier de la part de mon père. Depuis ma naissance, à chaque fête, il m’avait toujours sculpté un délicat coffret de bois cadenassé et annoté de l’année avec un mot d’amour glissé à l’intérieur écrit spécialement pour l’occasion.

À n’ouvrir qu’une fois adulte,
M’avait-il répété d’une année à l’autre.

Tu es adulte maintenant,
Tu as vingt et un ans.
Il est temps d’ouvrir les coffres, me dit-il.
Presque plus excité que moi

Je serai une adulte
La journée où j’aurai rencontré mon prince charmant
Pas avant, répondis-je en riant.

Curieusement, c’est ici que commence mon histoire avec Renaud. Quel préambule, Renaud à cinquante et un ans et toute mon enfance avec mon père, juste pour tenter de dessiner émotivement le bonheur parfumé de ce premier instant d’où surgit, sous forme de coup de foudre, l’essence de l’homme qui envoûta le reste de mon existence.

Nous étions de la même race. Impossible de ne pas se miroiter du premier regard. Nous habitions tous les deux le pays du bonheur, moi par naissance et lui par passion de le partager aux autres. Et comme la vie ne fait jamais les choses à moitié, elle nous avait dirigé l’un et l’autre vers le continent de la souffrance, plus précisément au camp Sainte-Rose de Laval, au milieu d’enfants dont les familles étaient trop dysfonctionnelles pour s’en occuper.

Mon père m’avait appris à reconnaître cette contrée par sa façon d’accorder la priorité à la mémoire du passé en la noyant d’avance dans un certain futur. On souffre trop pour déguster la vie et l’on rêve trop de s’en sortir pour croire que c’est « maintenant » seulement qui en constitue la porte d’entrée et de sortie. On vit dans une maison dont on ne peut toucher les murs. On porte le nom de sociaux affectifs. Ceux et celles qui jouent les rôles de père et de mère se remplacent par chiffres de huit heures et se reconnaissent par les mots « éducateurs et éducatrices ». On se sent institutionnalisés. Dort en même temps, mange en même temps, jamais seul ou seule dans une chambre, sauf quand on est mis au rancart dans un coin pour avoir mal agi. Et l’on a peur, constamment peur d’un je-ne-sais-quoi. D’une horrible réalité que des mots d’enfant ne peuvent nommer. Une mince voix gémissant au creux des yeux tristes : Nous sommes les petits errants de l’existence, les « sans nom » de l’ignorance, la miniature cour des miracles du temps qui n’en finit plus de passer et repasser sans vraiment nous apercevoir. Nous sommes les exclus de l’amour.

Qu’est-ce que l’enfance sur ce continent ? Ça se vit dans les filets des services sociaux, d’une famille d’accueil à une autre parce qu’on a traversé l’inceste, la violence associée à la drogue, à l’alcool ou autre dépendance majeure. On se sent ballottés dans un train, celui d’adultes étrangers qui nous amènent faire une longue promenade jusqu’à la gare des dix-huit ans.

Ainsi, le camp Ste-Rose se divisait en trois modules : Les castors, les hiboux et les écureuils. J’étais l’éducatrice du dernier groupe, celui des écureuils.. D’une part, Jean-François treize ans, fils d’un père membre de la pègre, qui pouvait vous tuer d’un seul regard et Natacha douze ans qui m’avait adoptée comme mère et qui travaillait pour que j’eusse envers elle les mêmes sentiments. Et d’autre part, la plus que grassette Chantal et la grande Monique toujours en guerre parce que mal dans leur peau d’antagonistes se moquant des deux jumeaux de huit ans qui avaient passé une partie de leur vie dans une garde-robe et qui ne parlaient pas encore. Entre ces deux clans, des enfants qui partaient et repartaient selon les évènements externes sur lesquels je n’avais aucun pouvoir. C’est ainsi qu’on apprend à ne pas s’attacher pour ne pas souffrir inutilement.

Ma préférée était Natacha, Natacha Brown. Sa mère, psychotique s’était suicidée et son père avait sombré de désespoir dans les abîmes de l’alcool. Elle lisait dans mon âme presque à la perfection. Elle me secondait discrètement quand la violence ou la tristesse sous forme de larmes éclatait dans le groupe. Sans que les autres ne le sussent jamais, elle fut ma préférée, mon unique, mon indispensable. Le 27 juin 1973, vers vingt heures, une ronde d’enfants et d’adultes au visage peinturé, avec plume d’indien au front et couverture sur le dos, envahit la salle communautaire dans le but d’accueillir le nouveau gardien des légendes que personne n’avait encore rencontré. Comme il s’appelait Anikouni, on répéta la chanson parlant de ce personnage de l’imaginaire.

ANIKOUNI SHA A HOU A NI (2)
AH WAWA BIKANA SHAHINA (2)
ELEAONI BIKAWA YA WA (2)

Robert, le directeur opérationnel du camp, demanda soudainement le silence. C’était un homme maigre et élancé pour qui le sens des responsabilités équivalait à un taux de stress intense. Il avait toujours peur à un accident ou même un suicide, ce qui aurait terni l’éclat et la réputation de son personnel dont il respectait profondément la droiture et l’engagement. Tous faisaient leur possible dans une situation potentiellement explosive. On ne pouvait que tendre une corde dans un abime de manque d’amour. Il avait donc expliqué aux enfants le sens des mots indiens de la chanson Anikouni

Anikouni, Toi qui parcours , lacs et rivières
En canot d’écorce rapiécé de tes mains
Ramène-nous la force
Au pays où hier se dessine en demains.

L’événement aurait pu être banal. Mais il fut plutôt chorégraphie d’apprivoisement d’un imaginaire à un autre. Un chef indien, corne au cou, magnifique panache sur la tête, entre s’assoit au milieu sans cesser de jouer du tamtam. Soudain, sans arrêter de marteler le rythme, il incite des yeux un de mes jeunes, Jean-François, à le rejoindre. Ils sont maintenant deux. Puis ce complice continuant seul à battre le temps comme on bat parfois un tapis sur la corde à linge pour le libérer de sa poussière, Anikouni se lève. Par le seul mouvement de son corps dessinant l’espace en collines et vallées, il entraîne les enfants dans des jeux de mains dont l’ensemble orchestre l’air et l’atmosphère. Et tout devient jeu autour de lui. Et lui s’habille de quête. Il cherche, d’un visage à l’autre. Parfois il se retourne pour exprimer en deux ou trois sourires sa soif que rien de cela ne cesse.

Il s’immobilise devant mon groupe. Il suffit que je vois ses yeux pour que la foudre s’élance en moi en un coup terrible, dans un éclair qui me rendit fragile et allumée telle une biche prise au piège alors que le feu de forêt de ce que l’autre dégage s’avance vers elle sous la simple levée du vent des passions, imprévisible en ses tourbillons autour de l’une comme de l’autre.

CAIA… BOUM…

Dans tous les camps de vacances du Québec, ce cri de ralliement permet à un animateur d’obtenir des enfants qu’ils s’assoient sans réplique et surtout qu’après le boum, le silence rayonne de sa personne vers le groupe avec la même exigence d’obéissance aveugle que met le soleil à brûler les yeux de ceux qui oseraient l’impolitesse d’un regard délinquant. Et tout bruit cessa, de quelque nature musicale qu’il soit.

Ce chef indien que je n’avais jamais vu auparavant sortit un parchemin d’écorce de bouleau et lut simplement en me regardant dans les yeux, tout en reculant dans le velours des pas perdus pour le bonheur de se perdre :

Dans la grande tribu des yogs,
Quand un jeune indien…
Tombe amoureux d’une princesse
Il doit gravir la montagne sacrée
Déjouer le gardien de la caverne sacrée
Pour voler le feu de l’amour

Il se mit à zigzaguer, à tourner à l’intérieur du cercle, regardant chaque visage, les bras en mouvement. Puis, s’abandonnant au jeu indien, il mit un genou devant moi, comme si le sol avait été couvert de branches de sapin.

Fille de la forêt,
princesse de la lune et des étoiles,
La foudre a frappé mon cœur de passion pour le vôtre

Qui a déjà vécu un coup de foudre comprendra qu’il te laisse dans un état semblable, non pas au tremblement de terre, mais à la vision cauchemardesque qui suit quelques secondes après, comme si tout ce qui donnait un sens à ta vie s’en trouvait enseveli. Il ne reste que toi et lui, main dans la main regardant du haut de la colline le présent se moquant du passé.

Il se releva

Amis yogs…Tribu des castors….
Tribu des hiboux….Tribu des écureuils….

Je suis amoureux de cette princesse
Je dois retrouver le feu de la caverne sacrée
Et le lui ramener afin qu’elle m’accorde
Son amour éternel

Il entonna alors un canon.
Zum galli galli galli zun
Galli galli zum

Les enfants l’apprirent si vite qu’ils purent continuer seuls. Et Anikouni chanta le couplet en harmonie avec leurs voix.

Le feu de l’amour brûle la nuit
Je veux lui offrir pour la vie.

Et c’est sur la musique de cette chanson, que les enfants, couverture sur le dos et flambeau aux mains de leurs éducateurs ou éducatrices, le raccompagnèrent à son canot . L’indien rama le lac et disparut dans le noir. Et le noir disparut aussitôt dans le cœur des enfants, l’espace d’un instant, comme il en existe tant sur l’île de l’éternité de l’instant présent.

Commentaires

1. Le dimanche 27 janvier 2008 à 16:40, par Gisele

Salut PIERRE,

Merci encore d’avoir été là à NOEL 07. Tu as été mon cadeau du ciel. Comme tu le
sais, maman est décédée le 16 décembre dernier.

Tu es la preuve pour moi que nos vibrations se rejoignent dans l’UNIVERS et que notre
contact, même si elle n’est plus de ce monde, est véritable et réel.

Depuis des années, maman a toujours été avec moi à NOEL. Grâce à toi, elle était là
encore avec nous cette année, et, ce fut un moment magique…

Quand on a la foie, nos rêves se réalisent et la vie nous rend bien ces moments
intenses de GRAND BONHEUR.

Je ne t’oublierai jamais
Je t’embrasse très fort.

G I S E L E