L’île de l’éternité de l’instant présent
Il s’abreuvait depuis toujours aux frissons de l’éternité. Cela lui semblait si naturel qu’il n’avait jamais pu comprendre comment il se faisait que les humains puissent souffrir. Son corps de 51 ans lui avait toujours paru sous la forme de la jeunesse éternelle. La pureté de l’âme, la sensation continuelle de flotter deux pieds au-dessus du sol, le rythme lent, amoureux, étonné, charmé. La sensation de ne rien peser, de se fondre dans le tout avec ravissement, de saisir dans ses mains l’air comme des milliers de pépites d’or. Était-il artiste, poète de la vie, amant de l’être ou son enfant naissant encore aux langes ?
Vous devez vous demander pourquoi je répète ce que vous avez déjà lu en début de premier chapitre ? Parce qu’il est maintenant temps de vous dévoiler le fait que ces phrases furent extraites du journal personnel de Renaud, parlant toujours de lui-même à la troisième personne, entre les chansons dans sa boîte de chanteur fantôme, soudée au plafond du théâtre le Patriote de Ste-Agathe.
Il n’aurait pas permis, je crois, que ce journal fut publié, ni de son vivant, ni après sa mort. Trop conscient que le corps à l’intérieur duquel se vivaient des brosses d’être de plus en plus intimes n’était qu’un accident dans l’histoire du monde. Seul comptait le fait qu’un inconnu, comme bien d’autres probablement sur les milliards d’humains habitant cette planète, vivait des instants de béatitude qui pouvaient durer sans interruption, parfois durant plus de trois jours consécutifs. Il habitait presqu’en permanence l’île de l’éternité de l’instant présent, hanté par le drame inverse de ne plus retrouver le pont qui lui permettait autrefois, sur scène, de rejoindre les hommes.
Le dernier été de sa vie fut le plus mystérieux de tous pour ceux qui l’avaient connu jeune homme. Le dernier samedi du mois d’août, il y eut une dissolution de son ego au début de son tour de chant. Et paraît-il que tout ce qu’on entendit dans la salle fut des marmonnages qui chantonnaient quand même assez clairement puisqu’on reconnut l’air de « aux Marches du palais» . Dans ces moments, il n’y avait aucune différence entre le sommeil et le réveil. Juste une sensation de soûlerie grisante. Une brosse d’être toujours semblable et jamais pareille à la fois, mais d’une intensité légère à couper le souffle de reconnaissance que cela existe.
Il descendit de peine et de misère par l’échelle pour saluer les gens. Mais fut incapable d’y remonter. Ce fut la première fois que les employés eurent accès à son étrangeté. Et il s’en sentit gêné, très gêné. Il alla se coucher dans son vieux camion 77 qu’il avait acheté d’ailleurs au cas où ces brosses d’être l’empêcheraient soudain de conduire. Ce qui pouvait arriver à n’importe quel moment du jour ou de la nuit.
Mais son spectacle se divisait en deux parties. Après la pièce de théâtre, les gens sortaient. Une fraction de la foule s’assoyait à des tables de l’entrée principale où Renaud reproduisait comme dans un musée l’atmosphère du St-Vincent d’il y a trente ans. Le tour de chant durait au maximum une heure. Mais, certains soirs, il atteignait un tel détachement dans l’immobilité que les chansonniers animateurs de l’époque auraient été bien fiers de se reconnaître à travers ce type d’états d’âme des plus communs à chacun d’eux en ces temps de bohème heureuse.
Le moment le plus difficile survenait toujours lorsqu’on venait lui serrer la main avant de partir du Patriote. Chaque souffrance de chaque être humain le blessait au cœur car il avait l’impression d’avoir raté la seule quête qui l’avait passionnée dans la vie : Trouver le pont entre l’île de l’éternité de l’instant présent et le continent de la souffrance pour que les humains, comme le font parfois les réfugiés des pays pauvres que l’on voit dans les actualités, puissent quitter le lieu maudit de leur détresse avec, pour seul bagage, leur baluchon sur la tête et leurs enfants dans les bras.
C’est dans ces moments-là que certains hommes aux mains tremblantes le remerciaient de leur avoir donné ce quelque chose qu’ils ressentaient mais ne comprenaient pas, dans des mots à te faire pleurer de honte d’être l’objet de tant d’amour alors que telle n’avait jamais été son intention. Il en parlait souvent dans son journal.
Une scène porte en elle
Le malheur de gonfler un ego
Et parfois l’ego s’imagine chanter
Alors qu’il ne fait que pleurer d’imbuité.
Et il écrivait aussi dans son journal qu’il ne désertait lui-même jamais le Patriote sans saluer le ciel où veillait sur lui, depuis trente ans, le poète Paul Gouin, mari de la mère Martin, propriétaire du St-Vincent.
Le nom de Monsieur Paul Gouin me ramène directement au soir où ma mère et moi quittâmes ensemble le camp Ste-Rose. Je me rappelle. En entrant dans l’automobile, ma mère enleva son chapeau de paille, détacha ses cheveux, se mit du rouge à lèvres, se maquilla comme pour se rajeunir. De mon côté, j’entourai mes épaules de son vieux châle, attachai mes cheveux par en arrière, comme pour me vieillir.
Sans trop m’en rendre compte, j’aboutis sur la rue Notre-Dame, dans le Vieux Montréal. Nous marchâmes sur les pavés usés et raboteux de la place Jacques Cartier à la ruelle des peintres. Et je lui fis découvrir le St-Vincent.
Clermont me reconnut et nous invita à sa table. Il y avait deux places de libres, Michel Woodart, son ami, était maintenant passé de client à chansonnier animateur. C’était sa première soirée et tout le monde s’était donné rendez-vous pour lui manifester leur solidarité. La mère Martin, de fait, lui faisait plutôt passer une espèce d’audition. Alors Clermont s’assura qu’elle reçut assez de cognac pour qu’elle le trouvât bon et qu’elle l’engagea sur le champ. C’était ça, Clermont : généreux et pas mesquin pour deux sous.
Renaud n’est pas là, demandai-je à Clermont ?
Il est parti prendre sa marche avec le père Gouin Me répondit-il.
Ce qui était fascinant chez Clermont, c’était son intelligence. Non seulement il ne ratait jamais un soir, mais il saisissait d’intuition l’unicité de ce qui s’y passait.
Par exemple, il me raconta qu’un jeune homme de quinze ans, Pierre David, était venu s’engager comme laveur de vaisselle. La mère Martin l’avait entendu chanter et avait exigé qu’il apprenne la guitare. De fait, quand Pierre chantait, sa voix de basse et sa fragilité brisait le St-Vincent en deux comme le poussin fait éclore l’œuf à sa naissance. Ce jeune homme avait tous les dons. Charisme, beauté physique, rondeur de la voix. Seule faille à son destin, il aurait préféré devenir fleuriste. De là cette étrange tristesse, qui ne quittait jamais ses yeux.
Pierre David, disait Clermont
C’est le premier à être passé
Du chansonnier animateur
À l’animateur chansonnier.
La différence réside dans le fait
Qu’il anime avec du répertoire
Plutôt que de chanter du répertoire pour animer
Ce qui donne un parfum de fête
Incomparable à la foule fondue en lui.
Par exemple, il me raconta aussi que Lawrence lepage, que Vigneault appelle le menteur du village engagé pour l’hiver, vivait dans une bulle de mythomanie. La veste qu’il a sur le dos, c’est Brassens qui le lui avait donnée. Les bottes qu’il a dans les pieds venaient d’Anne Sylvestre, alors que son frère Cyrille lui avait bien dit que cette veste provenait du corps de son père décédé et que les bottes sortaient des garde-robes de sa mère encore vivante, Lawrence ayant les pieds trop petits pour chausser des pointures d’homme. Mais quand Lawrence chantait ses deux chansons : Monsieur Marcoux Labonté ou mon Vieux François, c’était avec cette magie qui permettait au public de faire partie de l’intérieur de sa bulle et l’on avait l’impression de fêter avec les personnages menteux de son imaginaire.
Regarde Lawrence, son absence,
Toujours habillé en noir,
Avec chapeau noir sur la tête
Été comme hiver.
Il est là et pas là à la fois.
Et il nous amène là et pas là à la fois
Et ça nous saoule avant même de boire
Clermont pouvait me décrire pendant des heures ce que chaque chansonnier animateur vivait en lui-même, pourquoi il était sur scène, pourquoi on ressentait telle chose en l’entendant chanter.
Et Renaud lui dis-je ?
Il est parti prendre sa marche avec le poète Paul Gouin
Ils prennent de longues marches
Répliquai-je en éclatant de rire.
Et Clermont de me répondre :
Renaud a découvert des fissures dans la structure du temps.
Il cherche les techniques d’animation appropriées
Pour percer ces fissures à volonté en un seul tour de chant
Afin d’atteindre l’éternité sur scène
Et de la donner en cadeau au public.
Je fus surprise. Très surprise. Cela sonnait si différemment de ce qu’il m’avait dit des autres chanteurs.
Et Monsieur Gouin dans tout ça ?
C’est un poète
Qui rajeunit en écoutant Renaud
Pendant que Renaud vieillit en se confiant à lui.
Madame Martin vint finalement m’embrasser comme si j’avais été depuis longtemps son intime. Quand elle vit que j’étais accompagnée de ma mère, elle refusa que celle-ci paie quoi que ce soit. Ma mère buvait en tapant des mains et en chantant aussi fort que les autres. J’en étais à la fois un peu gênée et très fière. On aurait dit qu’elle se dévoilait à moi en jeune adulte égalitaire. Mais plus la soirée avançait, plus elle rajeunissait. Et je me retrouvai avec une adolescente exaltée chantant plus fort que les autres.
Dès que Renaud arriva sur scène, ma mère sut. Sa main se glissa dans la mienne, ce qui me permit de me confier à elle dans une sorte de langage de sourd et muet. Deux petits coups sur ses doigts : Maman je souffre, j’ai peur de mourir d’amour. Mes deux mains entourant sa main droite, en la serrant bien fort : Maman je vais réussir à conquérir son cœur, tu vas voir, je suis certaine d’y arriver. Puis, ma main roulant autour de son doigt gauche : maman est ce que je fais une bêtise ?
C’est lui hein ?…. Dit ma mère
Comment il s’appelle donc ?
Quelle coquetterie, quelle manière subtile de forcer poliment ma réserve, comme si je lui en avais déjà parlé.
Il s’appelle Renaud, maman Chansonner Animateur au St-Vincent Et gardien des légendes au camp Ste-Rose.
Elle devina alors que plus un mot ne franchirait pas le portail de ma bouche. Et je sentis par la délicatesse de son baiser sur la joue qu’elle respecterait silencieusement mon voyage amoureux. « Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage… ». Mais comme le voyage s’annonçait mal. Je me consolais en me disant qu’il en était souvent ainsi au début des contes.
Clermont se pencha vers moi et me dit dans l’oreille.
Surveille attentivement Renaud
Il ne chante pas vraiment
Il passe de chanson en chanson
Pour faire courber le temps.
Effectivement, on se serait cru dans un manège de cirque, chaque chanson courbant le chariot du St-Vincent d’un rythme à l’autre savamment gradué vers le haut, puis vers le bas, de plus en plus vite, s’arrêtant au passage pour repartir à une vitesse supérieure vers le haut, puis vers le bas, puis vers le haut où il restait suspendu de longues minutes, les gens debout sur les tables dans une étonnante harmonie gestuelle. Et là, Renaud immobile et silencieux croisait d’un regard interrogateur les yeux de Paul Gouin à l’épaisse barbe blanche, debout à l’extérieur de la porte du garage pendant que la foule poursuivait, seule, cette danse des mains qui frappent en cadence à la porte d’un quelque chose de si légèrement intense.
Il n’a pas encore trouvé le moyen
De traverser techniquement
La fissure du temps
Me dit Clermont
Quand cela arrive,
C’est par hasard.
Et il ne saisit pas pourquoi
Il faut du hasard pour que cela arrive.
C’est de ça que ses yeux parlent
Avec ceux de Monsieur Gouin.
Ce que j’adorais de Clermont, c’était sa connaissance respectueuse du merveilleux intime de chaque chansonnier animateur. Il avait gagné l’estime de tous. Comme ce fameux soir où une chanteuse dont je ne me rappelle pas le nom, la première à avoir habité la scène du St-Vincent, s’était jetée en bas du pont Jacques Cartier parce que son guitariste dont elle était follement amoureuse l’avait quittée. Clermont logea gratuitement le guitariste chez lui, durant plusieurs mois, jusqu’à ce que celui-ci sorte du choc de son deuil. La chanteuse avait pris pour une rupture ce qui pour le guitariste n’avait été qu’une simple passade.
Vers deux heures du matin, ce fut comme des milliers de soirs par la suite, le moment de gloire du laveur de vaisselle, Monsieur Etienne. C’était un homme simple, bon, à qui l’on avait fait croire qu’il était une immense vedette parce qu’il chantait merveilleusement mal la chanson « Rossignol « de Luis Mariano. Comme chaque soir, un des chansonniers orchestra une émeute de bruits qui se rendit jusqu’au lavoir en arrière. Et Monsieur Etienne, se gonflant d’orgueil, se fit attendre et attendre, jusqu’au moment où la présence de sa tête chauve avec quatre poils dessus, sur le bord de la salle des toilettes, fit exploser la foule de joie.
Et c’est alors que se produisit le plus burlesque des spectacles burlesques. Monsieur Etienne chanta sans que la salle ne l’écoute, trop occupée à lui perdre la tête par l’enivrement de l’adulation soudaine dont il était l’objet.
On m’a raconté, par la suite qu’au moins une fois par mois, il allait voir Madame Martin pour offrir sa démission comme laveur de vaisselle parce qu’il avait trop de succès comme chanteur. Madame Martin lui donnait discrètement un bonus en le suppliant de ne pas quitter son poste où il était si précieux pour le moral des clients. Et c’était vrai. Tous aimaient et respectaient Monsieur Etienne, même si les rires immensément gras arrivaient à peine à se camoufler sous les apparences de ventres tordus en deux.
Ma mère fit tant la fête, tant de bruit et de façon si charmante, que Madame Martin nous invita à visiter son appartement au troisième étage du St-Vincent. Il fallait pour se faire utiliser un vieil ascenseur qui montait si lentement, avec un tel grincement. Il n’y avait que des meubles d’Antiquité sur le plancher et des tableaux sur les murs, vestiges sans doute d’une splendeur passée. On est toujours mal à l’aise quand le passé semble se figer dans un lieu, même si tout respire le beau. Nous visitâmes toutes les pièces. Un immense cadre de Paul Gouin, homme d’une quarantaine d’années trônait dans la salle à manger.
Paul est mon amant depuis 37 ans Madame
Sans doute avez-vous déjà eu vous aussi un amant Madame ?
Des choses de même, on ne raconte pas ça
Sans un dernier cognac Madame.
Comme ma mère avait l’air heureux. Elle adorait madame Martin. Et Madame Martin semblait elle aussi déguster cette amitié naissante.
Ne dit-on pas d’un amant, celui qui jouit des faveurs
D’une femme avec qui il n’est pas marié ? Souligna ma mère.
Paul a tout abandonné pour moi Madame
Et sa femme et sa carrière politique.
Et vous êtes plus chanceuse que moi Madame
Ma mère cala son verre et ajouta :
Faut croire que mon verre est aussi vide
Que le dedans de moi-même
Puis ça me tente pas du tout
De le remplir de souvenirs
Comme dit souvent mon mari.
Nous quittâmes le St-Vincent, passâmes par la maison de chambres de la rue St-Paul. Nous montâmes les marches en riant comme deux vraies folles.
La dernière fois que je me suis sentie jeune comme ça,
Dit ma mère,
Je n’avais pas encore vieilli.
Un mot était épinglé sur ma porte :
J’ai loué la chambre
Face à la tienne
J’arrive Lundi,
Renaud.
Ma mère fut géniale de discrétion. Un simple sourire discret. Elle se sentit plutôt rassurée de voir que j’avais au moins un minimum décent pour vivre ma bohème. Nous retournâmes à l’auto. Elle eut soudain froid. Je lui redonnai son châle. Elle enleva son maquillage, son rouge à lèvres, remonta sa coiffure. Je redéfis mes cheveux, libérai mes épaules nues de mes mèches rebelles.
Tu m’as demandé comment j’ai connu ton père.
Tu veux la version de ton père, celle de ta mère
Ou la vérité ?
Je ne répondis pas.
Un homme m’avait promis d’abandonner sa femme pour moi. Je l’aimais à la folie. Il fut mon amant, passionnément mon amant. Le soir de Noël, il me téléphona pour m’annoncer que c’était terminé. J’entendais sa femme pleurer et crier des bêtises. Je me jurai de ne plus jamais me faire prendre par un homme.
Dans la même période, ton père louait une chambre chez la voisine d’en bas, qui en échange faisait son lavage. Il travaillait dans un garage. C’est à force de voir ses vêtements mal lavés et tachés d’huile sur la corde à linge que j’offris de les lui relaver. C’est ainsi que d’une soirée à l’autre, je réalisai par le contenu de sa petite valise qu’il avait du avoir une enfance très pauvre. Il venait de la campagne. Et il aimait ma conversation, je crois. Comme il parlait rarement, fallait bien qu’un des deux meuble les silences.
Un soir, il m’annonça qu’il s’en allait d’en bas parce que ce n’était plus vivable. Il connaissait l’adresse de la manufacture où je travaillais. Il a fait semblant de rien. Il s’est assis sur le trottoir avec sa valise. En sortant de l’ouvrage, je l’ai aperçu. Je lui ai demandé où il allait coucher ce soir ? Il m’a dit aucune idée. Je n’étais pas pour le laisser dans la rue. Je l’ai emmené chez moi, il n’est jamais reparti. Ça lui a pris deux ans pour me conquérir le cœur. Et je peux te dire que depuis ce jour, il s’est appliqué à faire de ma vie un conte de fées.
Je montai embrasser mon père. Nous parlâmes une demi-heure. Puis je me sentis triste d’être obligée de repartir. Ma mère le sentit et elle me rassura par des paroles complices.
Merci Marie
Ce fut la soirée la plus magnifique de ma vie
Avant de retourner au camp Ste-Rose, je retournai à ma chambre du Vieux Montréal. Je décollai le mot de Renaud sur ma porte, le retournai, l’épinglai sur la sienne et écrivis :
Je ne suis pas encore
Ni une bouleversante
Ni une fascinante
Je sais qu’un jour
J’y arriverai.
Désolée.
Arrivée au camp Ste-Rose, je réveillai l’éducatrice Isabelle. Elle avait pris mon tour de garde. Elle m’attendait pour rentrer chez elle. Nous descendîmes prendre un thé au bureau de la direction. Je lui parlai de ma soirée au St-Vincent, de Renaud, d’Anikouni.
J’ai fait l’amour quelquefois avec Renaud, tu sais
Mais j’ai décroché
Le jour où il a baisé ma coloc
Pendant que j’étais au téléphone.
Cela me fit mal, très mal. Mais je n’en laissai rien paraître.
Le lendemain, lundi 13 juillet, les enfants me harcelèrent de questions à propos d’Anikouni, concluant à cause de mon absence que je l’avais sûrement revu. Robert, le directeur administratif du camp les calma en leur promettant qu’à la grande soirée des Yogs, je leur raconterais la fin de la légende d’Anikouni.
Dans le continent de la souffrance, on tremble de froid même l’été. Et surtout le lundi. Ceux ou celles qui ont reçu de la visite ont vécu le bonheur fugace de se coller à la fonte du poêle à bois en plein milieu d’une tempête de neige estivale avec bourrasques. Ceux et celles qui n’en ont pas reçu se sentent comme ces enfants qui ont oublié de mettre leur clé au cou et qui sont obligés d’attendre par un froid glacial qu’un parent arrive avant d’entrer se réchauffer à l’intérieur.
On ne s’habitue jamais au décor d’une prison, même imaginaire. Le lundi, celui du camp Ste-Rose suintait de toute part du plus lugubre de son lugubre. À commencer par le caveau à patates. On avait construit, au début du siècle, à l’arrière du pavillon principal, un caveau immense pour entreposer au frais les légumes, dont des patates. Le tout était maintenant abandonné et cadenassé.
Dans la forêt, on avait construit, au siècle dernier, une petite dépendance en bois rond, qui, racontait-on, avait déjà servi de cadre d’expression à un artiste peintre bourgeois, donc amateur. Le tout maintenant était dans un tel état de décomposition que cela donnait des frissons seulement que de s’y approcher.
Le bâtiment administratif, la cafétéria, la salle communautaire et le dortoir dataient de la période fin Deuxième Guerre mondiale. Les lieux avaient été achetés par des religieuses, qui y avaient fait construire quelques bâtiments en vue d’accueillir des jeunes filles de bonne famille durant les vacances. Puis les mœurs et habitudes se modifiant, les moins nantis avaient pu enfin en profiter. Mais quand on est démuni, on se sent toujours piégé par un bâtiment de riche, même si on en hérite parce que les riches lèvent le nez dessus. Il en était resté une piscine extérieure, des balançoires et un canot.
C’est extraordinaire de penser qu’un objet, dans un lieu, risque de faire basculer la réalité dans l’imaginaire. Les enfants venaient souvent jeter un coup d’œil au canot. Le fait qu’Anikouni canote lacs et rivières à la recherche du feu de la caverne sacrée pour y dérober l’amour les rendaient fragiles à quelque chose qu’ils me pouvaient identifier parce qu’ils étaient trop jeunes.
Au temps libre juste avant le dîner, la plupart allèrent s’asseoir devant le canot.
Ils avaient passé l’avant-midi dans un temps institutionnalisé. Trois éducateurs donnant trois ateliers différents (sketches, arts plastiques, gymnastique). Les enfants avaient roulé en équipe de l’un à l’autre à raison de trois quarts d’heures à la fois. Les spécialistes auprès de sociaux affectifs avaient donc réussi à leur faire passer le temps à travers le corps. Ce qui était tout un exploit en soi.
Parce que le lundi, on ne savait jamais par le corps de quel enfant le temps exploserait sous forme de colère incontrôlable. Dans ces moments-là, jamais le temps ne se fissurait, mais il se gonflait comme un furoncle sur un pied. Le manque d’amour pouvait rendre fou n’importe qui à n’importe quel moment.
De fait, une bataille sauvage avait éclaté entre la plus que grassette Chantal et la moins que rectiligne Monique. Cheveux arrachés, sacres exultés, griffes de sang, parsemées du visage aux bras. Monique n’avait pas pardonné à Chantal sa grimace exprimant le fait qu’elle avait eu de la visite et l’autre pas. Ce n’est pas pour rien que le canot était toujours enchaîné et cadenassé au quai et que l’après-midi, on préférait que les enfants se baignent dans la piscine plutôt que dans le lac.
Ce qui donna pour résultat, ce lundi-là une effroyable sensation de routine à la période de chant de 16 heures 30. La même question revenait sans cesse :
Quand allons-nous revoir Anikouni ?
Renaud avait accepté de devenir gardien des légendes à la condition qu’il ait carte blanche, qu’on ne sache jamais quand et à quelle heure il apparaîtrait, et surtout que la direction accepte, à quelques heures d’avis, ses improvisations. Robert le directeur n’aurait jamais accepté une telle entente, n’eut été du manque de candidats de calibre, je crois. Mais, comme il y avait déjà trente-cinq éducateurs ou éducatrices spécialisées qui prenaient soin du roulement du temps au quotidien, Robert avait décidé de donner une chance au coureur, après avoir nommé Isabelle comme lien logistique entre les besoins du camp et ceux du gardien des légendes. L’essentiel étant qu’il fallait toujours préparer l’horaire du camp sans tenir compte d’Anikouni. Ainsi serait-il plus facile de le congédier si cette manière d’être finissait par nuire à l’horlogerie de l’ensemble.
Mais aujourd’hui je sais qu’il y avait un autre motif dont Renaud ne pouvait parler à l’époque, celui de ses recherches sur le temps. Il ne pouvait accepter d’être l’employé de qui que ce soit., Refusant de prostituer son temps pour quelque raison que ce soit. Comme d’ailleurs il allait rarement à la banque parce que cette institution emprisonnait ses employés dans les barreaux des heures insipides à compter de l’argent, leur apprenant ainsi à fractionner le temps de leur vie plutôt que de le dessiner en moments magiques et libres.
La soirée de huit heures eut lieu autour d’un feu, sur le bord du lac au canot enchaîné, tel que demandé par Anikouni à Isabelle. Chaque équipe y alla de son sketch, de ses chants et de ses chorégraphies préparées à l’insu des autres dans les ateliers du matin. Puis, au signal de Robert, je me mis à improviser la légende d’Anikouni.
La nuit dernière….
Je suis partie à la recherche d’Anikouni…
J’ai retrouvé son canot abandonné sur la rivière
Suivi ses traces de pas dans la forêt
Rencontré les femmes chez qui il a dormi
On les appelle les fascinantes
Parfois les bouleversantes…
L’une d’elles m’a finalement raconté
Qu’Anikouni avait trouvé
Le feu de la caverne sacrée
Les enfants se mirent à crier de joie. Robert intervint aussitôt pour que la discipline soit respectée.
CAIA…… BOUM
J’adorai la lenteur de mon débit de paroles. Il me semblait qu’il permettait à chacun de s’insérer au ralenti dans le récit sans que l’ensemble de l’atmosphère en souffre. Par exemple, cette musique du dire permettait aux jumeaux de s’abandonner tout doucement contre Isabelle, alors qu’elle créait chez Jean-François une passion à devenir à son tour un héros. Natacha rêvait d’un prince charmant pendant que la plus que grassette Chantal maigrissait en secret pour lui plaire un jour. Soudain, on aperçut sur le lac une torche à l’avant de ce qui semblait être un canot. Les enfants ne tenaient plus en place. Je leur fis chanter la chanson galli galli zum et Jean-François se leva pour entonner le refrain en apposant les deux mains à sa bouche sous forme de porte-voix.
Le feu de l’amour brûle la nuit
Je veux te l’offrir pour la vie
Anikouni, s’approcha, flamme au bout de son bras. Il déposa un genou par terre et dit :
Princesse Miel
J’ai volé pour vous le feu de la montagne sacrée
Acceptez-vous maintenant de m’épouser ?
Je ne voulus pas que cette magie s’arrête à cause d’un oui.
Il faudra demander ma main à mon père, improvisai-je
Dans quel château se cache votre père Princesse miel ?
J’adorai ce jazz entre nous, sur un thème somme toute si mince d’arguments. Nous avancions l’un et l’autre dans le thème du camp à pas d’esthètes, comme dans un ballet d’une partie d’échecs sans faille. Mais il y avait plus. Tout ce que Clermont m’avait dit sur lui me donnait la chance de tenter de m’approcher de son univers, ou toute expression créatrice et novatrice semblait s’y détendre aux premières loges.
Mon père ne se cache pas dans un château.
Un méchant roi nommé Patibulaire
L’a enfermé dans une prison
J’adorai saupoudrer l’imaginaire de Renaud par quelques éléments de mon enfance, juste pour en voir l’effet….
Le roi Patibulaire ne me fait pas peur
Mais comment vais-je faire pour délivrer
Votre père Princesse Miel ?
Je me sentis très près de l’échec et mat. J’osai une hypothèse de scénario :
Il vous faudra découvrir
Le trésor…
Du chevalier de la rose d’or Anikouni
Le trésor du chevalier de la rose d’or vous dites ?
Quelle fantastique aventure complètement inconnue
Répondit-il ?
Pour moi aussi, fis-je.
Alors pourquoi me mettre dans cet embarras princesse ?
Pourquoi pas répondis-je ?
C’était extraordinaire comme sensation. Nous nous parlions maintenant à travers le thème, à travers nos personnages, d’intelligence imaginative à passion de relancer l’autre.
Permettez que je me retire dans mes appartements
Peut-être pourriez-vous demander de l’aide
Aux enfants ?
Et je quittai, comme ça. Comme si cela avait été prévu dans l’instant présent seulement. Je montai l’escalier du dortoir, ouvrit le panneau du plafond pour avoir une vision du lac au plus haut niveau possible, enfonçai la tête dans la lucarne mal quadrillée.
Et durant plus d’une demi-heure, les enfants tentèrent d’aider Anikouni de leurs conseils. Renaud provoquait, par des silences appropriés, une complicité imaginative absolument savoureuse. Jean-FranÇois s’enfonça dans l’eau jusqu’à mi-corps pour pousser le canot et Anikouni disparut dans le noir lacté de l’horizon. C’est ainsi que l’île de l’instant présent tenta de se frayer pour la seconde fois un passage dans le cœur des enfants habitant en permanence le continent de la souffrance.