l'auteur de l'Île de l'éternité de l'instant présent et des Chansons de Pierrot. Il fut cofondateur de la boîte à chanson Aux deux Pierrots. Il fut aussi l'un des tous premiers chansonniers du Saint-Vincent, dans le Vieux-Montréal.
Pierre Rochette, poète, chansonnier et compositeur, est présentement sur la route, quelque part avec sa guitare, entre ici et ailleurs...
Chapitre 19
Amenez-moi au début du roman
Monsieur de Larousse était un être généreux et noble pour qui le rêve avait une valeur intrinsèque, peu importe que ce fût plausible ou pas. Son enfance avait été marquée, par des faits antagonistes, quoique peu banals. Un ami de son père s’était retrouvé en automobile sur un pont au moment précis où il n’aurait pas fallu qu’il y soit.. Une inondation déracina la structure d’acier. L’automobile plongea dans le lac en ébullition. Son pied restant coincé dans la fenêtre, il eut le choix entre sauver sa vie et broyer sa jambe. Et il en perdit un pied. C’est ainsi qu’il conçut le rêve de visiter à pied avec ses enfants chaque village de France, d’une fin de semaine à l’autre. Et sa jambe de bois se transforma en jambe de rêve.
Quand je lui parlai de la maison du jouir de Gauguin à Tahiti, Monsieur de Larousse à qui la mort de sa femme avait fait perdre pied dans la vie durant plus de cinq ans, conçut le rêve de visiter à pied avec ses enfants chaque instant de tendresse, d’une fin de semaine à l’autre. Et son pied déteint se transforma en pied marin, puisque la voile poétique de mon enfance donnait maintenant un sens au bateau de son existence.
Car c’était bien de cela qu’il s’agissait, de poésie. Donner aux lieux et aux jours une valeur poétique. Il avait été très impressionné par tous ces touristes marchant comme par magie dans un sentier sortant de la mer comme de nulle part parce que le geste de saluer la tombe de Chateaubriand était en soi poétique.
Que mon père ait basé sa vie sur la lecture de l’encyclopédie sur laquelle sa famille avait tant sué d’une génération à l’autre était en soi un acte de poésie. Combien de fois me demanda-t-il de lui raconter mon enfance ? Il rêvait maintenant de s’asseoir avec mon père sur un rocher face à la mer et de partager le tabac d’une pipe en écoutant les paroles rarissimes d’un homme sage. Et il lui semblait que Tahiti fut le lieu le plus magique pour que cela devienne un rituel suave.
Pour dire vrai, Monsieur de Larousse avait l’argent. Mais l’argent sans la poésie du rêve ne procure qu’ennui et désillusion, par l’abondance d’étourdissements qui doivent se succéder à pleine vitesse pour tenter de noyer le vide avant qu’il ne nous noie et que l’on perde pied dans une automobile dernier cri engloutie dans l’inondation de la futilité.
Moi, voulant donner un sens à ma vie, lui désirant enfin retrouver un sens à son argent, nous fonçâmes vers notre rêve sans trop nous poser de questions, en autant que les deux filles soient heureuses. En fait, nous fûmes sept à monter sur le bateau : Mon père, Madame de Vincennes, Gérard le pianiste aveugle, Nellie-Rose, Frannie dans mon ventre, Monsieur de Larousse et moi. Gérard étant devenu un ami intime de la famille.
Mon père d’ailleurs avait insisté pour que Gérard vive avec lui dans sa dépendance, de façon à se sentir moins redevable à Monsieur de Larousse, l’un aveugle et l’autre méditatif, partageant le bonheur des humbles de ne rien demander à la vie même si elle déborde de générosité à n’en plus savoir comment faire cesser le flot de bienfaits. Madame de Vincennes adorant cuisiner, et nous ramener du marché les ingrédients du jour le jour, il nous semblait que notre vie de famille élargie serait d’une eumétrie encore plus riche et variée que si nous étions partis seuls avec les enfants. Et comme dit si bien Monsieur de Larousse en riant au moment où le bateau accosta dans l’île ?
Et vive le Koka-Kola
Ils en ont à Tahiti vous croyez ?
Le seul fait que Gauguin y eut vécu, dans le bonheur succédant au bonheur, procurait déjà à mon père une béatitude intarissable. En fait, Gauguin ne connut cet état qu’à une seule occasion dans sa vie à Tahiti, lors de son mariage de Koke, tel que rapporté dans ses écrits.
Juin 1892, Tahiti, Gauguin écrit à Daniel de Monfreid :
« J’éclate de rire dans ma case quand j’y pense.
Non il n’y a qu’à moi que cela arrive
Toute mon existence est comme cela :
Je vais au bord de l’abime et puis je ne tombe pas.
Quand Van Gogh est devenu fou, j’étais foutu.
Eh bien je m’en suis relevé.
Cela m’a obligé à me remuer
C’est égal, il y a un drôle d’enchevêtrement
de hasards pour moi
J’ai encore gagné quelques jours avant de tomber
Et je vais travailler. »
Mais il a faim. Démuni d’argent, tentant en vain de se faire rapatrier en France, il n’arrive plus à se concentrer sur ses recherches en peinture. Alors, il décide d’explorer l’île de Tahiti, n’étant jamais sorti du centre-village de Mataïa depuis son arrivée, il y a un an. Empruntant un cheval au gendarme, il parcourt la route de la côte est pour s’enfoncer à travers une forêt de cocotier. Il existe une vieille tradition d’hospitalité grâce à laquelle on l’invite à manger dans une hutte sur l’heure du midi.
Allongé avec ses hôtes sur l’herbe sèche d’aretu, à la manière tahitienne, il mange des bananes sauvages et des crevettes d’eau douce. On lui demande que lui vaut ce grand voyage. Et Gauguin de raconter :
« je ne sais quelle idée me traversa la cervelle,
Je leur répondis : pour chercher une femme »
Si tu veux, je vais t’en donner une, c’est ma fille »
Mais il y a une condition. La jeune fille doit passer huit jours chez lui. Si elle n’est pas heureuse, elle est en droit de le quitter.
« Une semaine se passa pendant laquelle
Je fus d’une enfance qui m’était inconnue
Je l’aimais et je lui dis
Ce qui la faisait sourire.
Je me remis au travail Et le bonheur succédait au bonheur Chaque jour au petit levé du soleil. La lumière était radieuse dans mon logis L’or du visage de Teha’amana inondait Tout l’alentour et tous deux Dans un ruisseau voisin Nous allions naturellement, simplement, Comme au paradis, nous rafraîchir… Moi je n’ai plus la conscience du jour et des heures Du mal et du bien : Tout est beau tout est bien. »
Ne plus avoir la conscience des jours et des heures, du mal et du bien. Quelle belle description de l’instant présent écrite de la main de Gauguin et racontée par Monsieur de Larousse, homme exquis et cultivé, et cela plut à mon père.
Monsieur de Larousse lui offrit en cadeau de bienvenue dans la vie de notre petite famille, une reproduction de la maison du jouir de Gauguin construite vers la fin de sa vie. Au rez-de-chaussée, deux pièces fermées. À droite, une cuisine, à gauche un atelier de sculpture. Au milieu, un espace vide bien aéré servant de salle à manger. Premier étage un immense studio muni de grands auvents. Et la fameuse canne à pêche qui lui permettait de faire monter de l’eau fraîche à partir du puits du jardin. La minuscule chambre à coucher se trouvant à l’autre extrémité, où se trouve l’escalier extérieur montant au deuxième étage. N’y avait-il pas peint d’ailleurs un des chefs-d’œuvre de sa vie : « D’où je viens, qui suis-je, où vais-je ? » (1898-1899), cinq ans avant sa mort ?
Bien sûr, Gauguin traversa dans cette maison une période épicurienne. Vin, rhum, partie de la nuit à chanter et à boire, une vahiné parmi d’autres restant à coucher jusqu’au petit matin. Mais lorsqu’il se retrouvait seul à pêcher son eau fraîche dans le puits, le nom « maison du jouir » prenait alors toute sa signification, par le simple fait de poétiser le réel, comme Rodolphe l’avait fait lui-même dans son enfance si pauvre alors qu’il oubliait instantanément qu’il pêchait pour survivre, par le simple bonheur de pêcher des instants présents.
Ainsi, nous nous installâmes à Atuona, l’île de la maison du jouir de Gauguin. Je ne sais pas si mon père se rendit vraiment compte à quel point Monsieur de Larousse était financièrement à l’aise. Il lui parut normal de se trouver un emploi de concierge dans une institution protestante, le type de religion n’ayant aucune importance, en autant qu’il y ait respect et recueillement. Ce qui lui permit de payer son loyer et de ne dépendre de personne. Quant à Gérard, il devint le pianiste attitré du Hanakee Pear Lodge. L’un travaillant de jour et l’autre de nuit, l’un en début de semaine et l’autre en fin de semaine ; ils vécurent une eumétrie parfaite dès le début de leur séjour dans l’île.
Un exemple pour illustrer l’importance que prend le passage des magnifiques sur cette planète :On avait organisé une croisière que les propriétaires de l’entreprise touristique appelaient : « le voyage Gauguin ». On y faisait le tour des îles Marquises de la Polynésie française, avec lecture des textes du peintre et visite de ses principaux lieux d’émergence, de son œuvre comme de sa vie. Alors que de son vivant, cet homme faillit mourir de pauvreté et de faim. Était-ce le fait qu’il osa vivre sa vie en homme libre, hors des servitudes, hors des réalités, hors du temps ou le témoignage de son œuvre ou les deux à la fois ? Celui qui refuse le collier , économique comme religieux, et cela de son vivant, sans concessions suscite toujours la vénération des générations futures, après avoir subi le mépris de ses contemporains. Étrange, si étrange. Horripilé par sa femme, sa belle-famille, les institutions culturelles des bien-pensants de son temps, il devient par l’usure du passé et de ses mesquins disparus, un mythe, sa tombe prenant valeur de bien historique universel. Étrange, si étrange. Combien de tombes à travers le monde méritent-elles réellement la visite des porteurs de colliers en recherche de… comme asservis par le temps, qu’importe d’où ils proviennent à travers la planète ? Si peu qu’on les compte sur le bout des doigts.
C’est dans ce paradis eumétrique que naquit Frannie. Monsieur de Larousse vivant au deuxième étage, consacrant ses loisirs à écrire un livre sur Gauguin, Madame de Vincenne le côté gauche de la villa, les enfants aux centres et moi à droite, ramassant de note en note, mes souvenirs pour tenter de comprendre cette étrange aventure que fut le camp Ste-Rose.
La veille de la naissance de Frannie, mon père termina de creuser son puits, de façon à ce que lui au deuxième étage de son in-dépendance et Gérard au premier puissent aller à la pêche d’eau de source à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, renouvelant ainsi le rituel poétique du grand peintre.
Le lendemain, nous baptisions nous-mêmes Frannie à la ligne à pêche de Gauguin, nous mariant par la même occasion Jean et moi sur simple bénédiction de mon père, avec comme témoins Gérard et madame de Vincennes, Nellie-Rose gambadant de l’un à l’autre tout heureuse que la fête fut perpétuelle. Elle n’avait même pas besoin d’aller à l’école. Jean lui enseignait en avant-midi seulement, le reste de la journée étant consacré à jouir de la vie.
Que nos soirées furent douces durant toutes ces années. Les filles grandissaient. Et Gérard leur apprenait les chansons du St-Vincent de mon époque et du p’tit Québec du temps où sa vie ressemblait à la cave où il se faisait un peu exploiter financièrement.
Tous les lundis soirs, après le souper familial sur la plage, il y avait concert des chansons du Québec. Parfois Gérard s’abandonnait au piano pendant que nous entourions les filles de notre affection, parfois nous suivions les paroles dans le livre de chant publié par Monsieur de Larousse spécialement pour ces occasions, mais la plupart du temps Nellie-Rose de sa flûte et Frannie de son violon accompagnaient Gérard, puis chantaient avec lui à trois partitions. Comme cette belle chanson de Félix Leclerc :
Cette nuit dans mon sommeil
Je t’ai enlevée de ta tour
J’avais dérobé l’soleil
Pour que jamais vienne le jour
Nous courions dans la prairie
Les rubans volaient au vent
Nous avons bu dans nos mains
À la source du matin
C’était le passage favori de mon père : boire dans ses mains à la source du matin. N’y avait-il pas plus belle poésie pour symboliser chacun de ses réveils sur l’île la plus poétique de ce bord de mer, celle du jouir ?
Un soir, pour mon anniversaire, Jean me réserva une surprise. Le chansonnier, Pierre Létourneau, de passage dans les Marquises vint nous faire un concert intime. Il était né, comme artiste, de la première époque des boîtes à chanson, celle des années 60. Il avait même apporté son journal intime de cette jeunesse bohème dont la lecture de certains extraits nous causa un mal du pays très vif.
8 juillet 1960,
Un jeune troubadour, arrivé tout droit du lac Saguay
Désemparé, désespéré, quelque part dans la grande
Ville de Montréal, et que j’ai rencontré déjà
À quelques reprises, m’a téléphoné ce matin.
Il s’appelle Claude Gauthier.
Il parle de Félix Leclerc sans arrêt, fume des gitanes
Et me paraît plutôt sympathique.
Je m’en vais à la mer qu’il me dit.
Je t’invite
Et n’oublie surtout pas d’apporter ta guitare.
On pourra peut-être chanter dans les salles paroissiales
Sur les perrons des presbytères ou d’église
Et ainsi payer nos dépenses.
L’occasion était trop belle et je n’ai pas hésité longtemps
Et moi qui ne connais de la mer
Que ce que j’en ai vu à Lévis ou sur les cartes postales
Je pars demain pour la Gaspésie
Avec ma guitare, mon inconscience
Et mon pouce.
Aux mots de « ma guitare, mon inconscience et mon pouce » j’eus une pensée pour Renaud. Nous étions en 1985 et personne n’avait eu de nouvelles depuis près de quatre ans. En quittant le Québec, mon père avait confié ses encyclopédies soulignées de traits fins à Clermont pour que le tout soit donné en héritage spirituel à Renaud. Cela prit bien toutes ces années avant qu’il me parle de ce qui s’était passé, après l’enterrement de Madame Martin, la fameuse nuit où Renaud alla coucher chez lui. Mais ce soir-là, après le récital de Létourneau, sentant ma relation avec Jean solide et harmonieuse, il me glissa quelques phrases, comme s’il ne faisait que continuer une vieille conversation suspendue par pur hasard.
Je ne sais pas s’il a réalisé son projet, dit mon père ?
Lequel fis-je ?
Faire le tour des tombeaux
Des magnifiques de la planète
Et aller dormir au pied de chaque monument
Le nez dans les étoiles
Et le corps dans un sac de couchage.
C’est quoi son objectif, dis-je ?
Il me dit que je le saurais en temps et lieu.
Le camp Ste-Rose étant pour lui
Le noyau particulaire
D’une explosion atomique et poétique
Aux mots « le nez dans les étoiles », cela me fit réaliser à quel point le principe de l’eumétrie tel que cultivé dans notre famille élargie, avait permis au quotidien un bonheur d’une enivrante culture. Notre système solaire se constituait de trois planètes dont les orbites se croisaient quelquefois par jour. Madame de Vincennes et les deux filles vivaient une intimité très « morale grand-mère ». Elle aimait les gâter tout en s’imposant. Elle savait être sévère avec un jugement tel que les filles trouvaient toujours du plaisir à retourner sous ses jupes. Jean et moi-même cultivions une relation intellectuelle, fascinés par l’écriture de nos livres respectifs et allant marcher sur la plage dans nos bas de courbe de créativité. Nous aimions nous lever vers quatre heures du matin et écrire jusqu’à huit heures. Puis nous déjeunions en famille, changeant de territoire chaque matin, de façon à ce que ce ne soit pas toujours au même à faire le repas. Nous consacrions notre après-midi aux loisirs des filles, Jean leur ayant enseigné le matin. Puis le soir, quand il n’y avait pas de soirée, nous retournions à nos écritures, mon père se transformant en conteur pour mes filles, comme il l’avait été pour moi enfant.
Je n’ai pas parlé de la troisième planète, celle de Gérard et mon père. Elle fut d’abord empreinte de respect et de silence. Le fait que mon père ait pensé à lui pour qu’il puisse, de sa fenêtre, pêcher l’eau du puits, l’émut profondément. Comme il était aveugle, il ne sut pas trop au début ce qu’il pouvait faire pour donner du bonheur à mon père, celui-ci étant déjà suffisamment heureux. Il remarqua cependant que lorsqu’il parlait par intervalles, disant le minimum de mots comme une danse des silences entre phrases douces de leur immense, cela rendait la voix de mon père joyeuse. Il cultiva donc l’écoute, le rythme des mots et l’abandon à l’essentiel. La présence de Gérard plut tellement à mon père qu’il prit l’habitude, le dimanche matin à l’aurore de l’emmener avec lui pour assister au lever du jour réveillant les vagues d’une mer béante. Un jour Gérard lui dit simplement :
Tiens l’instant présent vient juste d’arriver.
Et mon père de dire :
C’est magnifique que tu sentes
La même chose que moi
L’être qui attaque de son bonheur d’être.
Non cela ne m’est pas encore accessible dit Gérard
Mais je sais la seconde exacte de sa venue
Parce que l’air autour de vous, Monsieur Rodolphe,
Fait comme des vagues de fraîcheur.
Et ce fut tout. Aller plus loin dans la conversation aurait été un manque de respect et ça, Gérard n’aurait pu supporter d’avoir manqué de talent vis-à-vis mon père, la musique des sons que l’on touche de la caresse des doigts étant le seul champ d’énergie dans lequel l’aveugle pouvait exceller.
Mon père avait demandé à Monsieur de Larousse, une drôle de question ?
Vous qui avez le bonheur de la culture,
Vous pourriez faire des recherches
Sur un exemple que je pourrais suivre
Au cas où il me viendrait à l’idée de mourir ?
J’aimerais mourir avec talent, voyez-vous Jean
Pour ne pas faire peur à mes petites filles.
Avec délicatesse et à mon insu, Jean appela ses recherchistes à Paris. Et au bout de quelques semaines, on lui envoya une douzaine d’exemples de façon de mourir à travers l’histoire. Il sembla à Jean que mon père apprécierait particulièrement celle d’Épicure et prit sur lui de ne lui présenter que celle-là. C’est ainsi que mon père eut en sa possession le texte de sa dernière lettre à Ménèque, écrite 2000 ans avant l’apparition d’Einstein sur terre. Bref, cette lettre raconte que quand Épicure fut à la mort, il commanda un bon bain chaud et du vin. Il parla du jour de cette mort comme du jour le plus heureux de sa vie, parce qu’il est plein de souvenirs de discussions philosophiques.
Un bon bain chaud et du vin
Quelle idée formidable
Pour célébrer son entrée
Au creux du mystère de la nature.
Et c’est ainsi qu’à côté de son puits, mon père construisit un bain avec des sièges pour sept personnes, juste pour le bonheur de philosopher entre nous dans l’eau douce et fraîche du puits à l’ombre des cocotiers.
Renaud aurait adoré Épicure, je crois, mais pas pour les mêmes raisons. Selon l’encyclopédie de la famille Larousse :
Épicure considère la nature comme matérielle
Et composée d’atomes en mouvement
Dont les combinaisons forment toutes les choses.
Le système reposant sur l’idée d’une matière éternelle
Sans aucune intervention des dieux.
L’âme elle-même, faite d’atomes subtils
Est matérielle et mortelle
Il n’y a donc pas d’au-delà.
Et c’est dans le bain philosophique de mon père que nous apprîmes vraiment à nous connaître. Nous avions un vase dans lequel tous et chacun déposaient un sujet à débattre, la règle étant que l’opinion donnant le plus de bonheur intellectuel servait à faire le ménage de vieilles croyances rendues inutiles par notre rythme de vie. Ce qui permit à Jean, à l’item « Morale » de nous exposer son amour de l’épicurisme moral.
La morale d’Épicure a pour objectif
D’atteindre le bonheur
Par un usage raisonnable des plaisirs
Recommandant ceux qui sont naturels et nécessaires,
Admettant ceux qui sont naturels, mais non nécessaires
Et fuyant ceux qui ne sont ni naturels, ni nécessaires
Dans un bonheur fait de repos, de paix
D’accord avec la nature
Et de libération face aux préjugés.
Nellie-Rose alla chercher l’encyclopédie juste pour voir si Jean avait triché. Jean avait beau lui dire qu’il avait contribué lui-même à la définition définitive du mot Épicure, la petite ne pouvait comprendre qu’on puisse répéter mot à mot ce qui se trouvait dans un livre, ce qui fit bien rire tout le monde.
La semaine où le mot « instant présent « apparut, nous sentîmes par la voix de mon père, qu’il tentait de nous léguer son testament.
L’instant présent
C’est chacun de vous
Présent éternellement dans l’île de moi-même
Je vous aime tellement
Que parfois je me transforme en étoile
Juste pour que vous ne viviez jamais la noirceur,
En soleil pour que vous n’ayez jamais froid
En nuage pour que vous n’ayez pas trop chaud
En eau de mer pour que vous nagiez
Dans les vagues par lesquelles mon cœur bat pour vous.
Quand ce bain sera vide et que le vin sera bu
Remplissez le tout à nouveau
Et buvez à ma santé
Comme je bois à la vôtre en ce moment
Dans l’île de l’éternité de l’instant présent.
Mon père mourut cette nuit-là, dans son sommeil.
Gérard fut le premier à le découvrir. Quand nous arrivâmes, il se tordait de douleur en palpant le corps de partout avec ses mains comme pour tenter de l’imprégner à jamais en ses yeux obscurs. Je demandai à Jean d’emmener Madame de Vincennes et les filles à la mer, le temps que je retrouve moi-même mes sens. A quoi bon vivre tous en même temps le même choc ? Je restai assise sur la chaise de cordages, rongeant mes poings pour ne pas hurler à mon tour. Le pianiste-aveugle se mit à tournoyer en rebondissant d’un mur à l’autre. Pour l’empêcher de se blesser, je me jetai sur lui et nous tombâmes par terre.
Gérard, ressaisis-toi
Faut pas que les filles nous voient
Dans cet état-là
Oui oui… les filles, les filles
Non non…faut pas que les filles
Je veux pas…j,’peux pas
Mon père a mis du talent dans sa mort
Va falloir en avoir dans le deuil
Ton père, c’est le premier à m’avoir traité
En être humain.
Avant lui j’ai toujours été
Rien qu’un aveugle.
Et nous restâmes là tous les deux, à genoux, l’un en face de l’autre, tentant de sécher les larmes de nos visages, lui voyant les miennes avec ses mains, moi touchant les siennes avec mes yeux. Nous savions tous les deux qu’il fallait trouver un moyen pour faire du choc quelque chose de supportable. Que faire, que faire…. Qu’aurait fait Renaud au camp Ste-Rose en pareille circonstance ? Et sa passion de transformer la réalité en tableau, en œuvre d’art me revint à la mémoire. Qu’est-ce qui manque au tableau pour que cela soit magnifique ?
Je me levai, plaçai la tête de mon père dignement sur l’oreiller, enveloppai son corps d’une couverture, croisai les deux mains. J’allai chercher le symbole de son séjour sur l’île, la canne à pêche « Gauguin » Je la déposai entre ses deux mains, la perche découpant la bordure de sa joue le long de son épaule. Je fus étonnée de voir à quel point il n’y avait aucun bien matériel dans cette chambre. Un lit, quelques vêtements, une table sur laquelle trônait en permanence un volume de la nouvelle édition Larousse.
Je levai Gérard, lui pris les mains et lui fis toucher la canne à pêche.
Il faut trouver les bons mots pour les filles, Gérard.
Quand Jean arriva avec Madame de Vincenne, Nellie-Rose et Frannie, il put les faire asseoir autour du lit, leurs larmes ayant déjà beaucoup coulé entre deux vagues de mer.
Vous vous rappelez les derniers vœux de Monsieur Rodolphe ? Dit Gérard
Quand le bain sera vide et que le vin sera bu
Remplissez le tout à nouveau
Et buvez à ma santé
Gérard prit sa canne blanche, descendit seul. Nous l’entendimes remplir le bain en montant l’eau du puits, panier par panier. Puis plus rien. Cela dû prendre une bonne demie-heure avant que quelqu’un pense à aller voir par la fenêtre. Le pianiste-aveugle, une coupe de vin à la main levait son verre au ciel. Frannie et Nellie-Rose allèrent se blottir contre lui pour le consoler.
Mon père aurait préféré être incinéré et que ses cendres soient jetées à la mer. Nous l’enterrâmes plutôt dans le même cimetière que Gauguin. Sur le monument, nous écrivimes en épitaphe :
Buvez à ma santé
Comme je bois à la vôtre en ce moment
Dans l’île de l’éternité de l’instant présent.
Nous traversâmes alors notre période « Hanakee Pear Lodge » Je ne sais pas si Gérard s’en rendit compte, mais sans sa musique, nous aurions tous sombré dans le désespoir. Nous y allions en famille, de vingt heures à vingt deux heures. Comme Nellie-Rose l’accompagnait à la flûte et Frannie au violon, le trio conquit rapidement la clientèle de touristes à la recherche de Gauguin.
Un de ces soirs là, Il y eut un journal qui traînait sur le piano-bar. En première page, il y avait un article sur un inconnu qui faisait le tour du monde pour profaner les monuments des personnes célèbres en gravant de curieuses lettres : Ego sum pauper, nihil habeo, et nihil dabo. Tous l’avaient rencontré à un endroit ou l’autre de la planète, mais personne ne pouvait mettre un nom sur le visage. Un seul journaliste disait l’avoir interviewé alors qu’il dormait près de la tombe de Jean-Jacques Rousseau.
Je suis un révolutionnaire quantique
Un terroriste de la réalité
Une bombe cervicale cosmique
Si j’arrive à marquer d’un même symbole
chaque tombe
de chaque magnifique
De la terre
Ayant connu l’éternité de l’instant présent
L’humanité passera
De l’ère de la matière
À celle de la poésie de la matière.
L’article mentionnait que la surveillance avait été accrue à Jérusalem comme à Rome. L’homme étant contre les religions, la CIA avait prévu le gouvernement américain qu’il tenterait peut-être de faire sauter les mythes imaginaires de la race humaine. Un mandat international fut donc levé contre lui. Une récompense d’un million de dollars étant offerte à toute personne possédant des informations conduisant à son arrestation.
Et nous nous mimes à surveiller les journaux. La semaine suivante, l’individu avait fait parvenir une dépêche au Financial Post, qui fut reprise par une agence de presse internationale un peu partout à travers le monde.
Puisque la science a découvert l’univers
n’est qu’un immense champ quantique
sous des formes variées à l’infini
pourquoi n’est-il pas possible de faire sauter
le champ de la conscience
pour avoir accès à cet infini ?
ego sum pauper
nihil habeo
et nihil dabo
signé, le voyageur quantique
Puis on rapporta que la tombe du poète américain Withman avait été elle aussi marquée par la phrase énigme : Ego sum pauper, nihil habeo, et nihil dabo. Et lorsqu’on découvrit que l’individu avait réussi à l’inscrire sur la tombe de Pie X11 à Rome, ce fut la panique dans les milieux religieux. Pas tellement à cause de l’acte lui-même, mais parce que toute l’information concernant l’explication quantique du monde commençait à parvenir aux oreilles du peuple. La science contredisant la religion officielle, on eut peur de voir s’effondrer le système religieux. N’eut-on pas la même angoisse quand Copernic prouva que la lune n’était pas lisse et que des étoiles tournaient autour d’autres planètes comme la terre autour du soleil, ce qui contredisait dramatiquement la bible.
Mais quand le journal officiel de Tahiti « le papeete » publia en première page que la tombe de Gauguin venait elle aussi d’être profanée par le Robin des bois quantique, nous sûmes que Renaud était venu sans même avoir pu nous saluer. Nous nous rendîmes, toute la famille, à la tombe de mon père. Et nous ne fûmes pas surpris d’y retrouver les mêmes graffitis enfoncés à coups de couteau dans la pierre. Et c’était signé comme sur les autres pierres tombales des magnifiques de ce monde
Jean de Larousse était un adepte de ce qu’on appelle aujourd’hui « l’eumétrie », néologisme inventé par un jeune philosophe de ses amis, Michel Onfray, signifiant la distance exacte pour être heureux en relation homme-femme, et cela à tous les niveaux. Et une fois la cuisine de l’amour bien apprêtée, alors il lui apparaissait logique de signer un contrat amoureux sous forme de mariage ou de toute autre nature légale, la seule limite étant l’imagination. Il avait vécu ce genre d’approche avec feu son épouse, leur unique loi ayant été de ne pas se placer en situation de déplaisir avant de mourir.
Nous sommes deux planètes.
Voyez-vous Marie
Il me semble passionnant
D’apprendre à se croiser
Dans nos rotations réciproques
Jusqu’à ce que la distance idéale soit atteinte.
Je n’exigeai qu’une chose. Qu’il garde le silence sur la manière dont lui et son ex-épouse avaient résolu l’équation au quotidien. J’avoue cependant que cette liberté intellectuelle de réinventer l’amour à deux me plut. Il avait ses habitudes, j’avais les miennes. Alors pourquoi tout précipiter ? Lui retourna vivre Place de la Concorde au centre de Paris, moi chez Madame de Vincennes dans le 15eme. Nous convîmes de souper ensemble trois soirs par semaine, que j’aille dormir chez lui le samedi et que le dimanche soit consacré à Nellie-Rose. Jean préférait que je ne travaille pas, la petite ayant besoin de sa mère, Ce qui m’apparut sage dans les circonstances. De toute façon, j’avais deux ans de pécule devant moi.
Jean m’encourageant à ouvrir notre relation, je me permis donc, chaque mardi de cet automne-là, ma nuit de bohème au p’tit Québec. Lui de son côté avait une amie très chère dont il ne pouvait se passer au niveau culture. Je l’encourageai donc à profiter des mardis pour aller dormir chez elle, puisqu’elle habitait à Versailles et qu’il s’y sentait si bien.
Vous savez Marie,
On peut tout se permettre dans cette vie
Sauf le manque d’intégrité
l’un envers l’autre
Merci de votre confiance.
C’est dans ce climat particulier que je descendis dans la cave du V1eme arrondissement retrouver mon pianiste aveugle. J’avoue que je n’avais jamais pensé faire un véritablement connaissance avec lui. Il était à la fois si présent et si distant. Et comme je ne connaissais pas le chansonnier invité et que la clientèle avait bien changé, je lui dis :
Gérard, c’est Marie Gascon
La locataire de Madame de Vincenne.
Tu te rappelles de moi ?
La Marie à Renaud ?
Tu connais Renaud lui dis-je ?
Oui, il est venu dormir chez moi
Une semaine cet été.
Au moment où le p’tit Québec était fermé.
Je lui ai passé de l’argent
pour se rendre en Égypte.
Pourquoi l’Égypte?
Les grandes pyramides.
Il m’a laissé un mot pour Clermont
Mais personne n’a de nouvelles de Clermont
Je peux l’envoyer à mon père
Qui va lui remettre.
Fouille dans mon sac de toile
C’est dans une enveloppe bleue.
Tu peux la lire, c’est pas cacheté.
Cher Clermont,
Le camp Ste-Rose fut peut-être inconsciemment
Une tentative d’installer sur terre
Une colonie étrange d’instants présents
venus de nulle part, comme on le fera un jour sur Mars.
Mais c’est si loin tout ça
Comme une météorite qui s’éloigne
Dans l’espace.
Qu’est-ce que la pauvreté?
Restreindre ses besoins
Pour accroître sa liberté
Nous sommes esclaves de tant de petites choses
Radio, télévision, frigidaire, automobile
Qu’on oublie de lever la tête vers le cosmos
Comme le feront peut-être un jour
D’autres enfants d’un certain camp Ste-Rose
En vacance sur Mars.
Ego sum pauper
Nihil habeo
Et nihil dabo
Ton ami Renaud
En souvenir du camp Ste-Rose
C’est ainsi que mardi aux petites heures, après la fermeture du p’tit Québec, Monsieur Gérard me tint le bras pour se rendre à sa chambre au lieu de se fier à sa canne blanche.
Tu savais que Madame Martin est décédée
Durant l’été ?
Non répondis-je.
Comment l’as-tu su ?
Par Renaud, qui l’avait appris de Clermont.
Jeanne avait demandé à le voir avant de mourir.
Il est arrivé au Québec la journée de l’enterrement.
Il a dormi une nuit chez ton père
Trois nuits ici
Puis… plus de nouvelles.
Mmmmm
Quelle vie bizarre que la sienne, pensai-je à haute voix ?
Un aveugle parmi les aveugles
Qui tente de retrouver la vue
Me répondit Gérard.
Qu’est-ce que tu veux dire Gérard ?
Renaud m’a déjà dit
Qu’au moins comme aveugle
Je n’avais pas à faire exploser
Les images préconçues de l’univers.
Le plus difficile étant de perdre la vue
Pour enfin voir le réel intérieur du réel.
Comme ?
Remplacer le ciel, l’enfer , le purgatoire
Par la terre, Saturne et Mars
Comme ?
Remplacer la terre, Saturne et Mars
Par atomes, molécules, particules
Comme ?
Devenir aveugle de tout ce qui est
Pour ne le voir que sous la forme de particules
On ne sait pas encore ce qui se cache sous les particules
Énergie, lumière, instant présent?
Tu vois, quand Renaud passe dans la vie d’un aveugle
Ça y fait au moins de quoi songer quand y chante à son piano.
C’est pour ça que je lui ai passé quelques francs
Devenir un voyageur transquantique, pour un aveugle
Quelle éventualité.
Hahaha
Devenir un voyageur transquantique. Quelle idée folle. J’en parlai à Jean le lendemain. Celui-ci en fut tellement fasciné qu’il m’offrit de financer les recherches de Renaud, peut-être en plaçant l’argent au nom de Clermont, pour que cela fût fait avec le plus de discrétion possible. Jean de Larousse ne pouvait supporter que des recherches fondamentales soient accompagnées de servitudes ou d’indigence, sa famille ayant toujours été de nature philanthropique, depuis que la fortune leur avait souri. Voilà comment, Gérard fut remboursé rubis sur l’ongle.
Gérard fut touché du geste. Au point où il me dévoila l’étrange expérience que Renaud lui avait fait vivre. Il l’avait emmené dormir sur un banc à l’intérieur de l’église Notre-Dame de Paris.
Ne sens-tu pas Gérard comme le réel devient fébrile ?
Comme si le fait qu’un humain marchant
L’intérieur de ce bâtiment ,
après plusieurs siècles de somnambulisme,
Ait percé le secret de la conscience du solide
Et arrive presque à déstabiliser
La vitesse des molécules non habituées
À une telle ingérence ?
Un jour,
L’homme quantique sera
Le nouveau bossu
D’un Notre-Dame cosmique
À la seconde
où il accédera aux voyages quantiques
Toutes les religions du monde s’effondreront
En même temps que leurs églises
Par simple colère de l’humain de s’être fait avoir
Par des fables qui relèvent plus de l’imagination
Que de l’ordre des faits scientifiques.
Et l’homme jouira enfin
de l’abordage
De l’île de l’éternité de l’instant présent
« Est-ce un hasard ?, dit Gérard, mais la foudre tomba dans un fracas assourdissant. Et l’orage s’exprima avec une violence inhabituelle. J’ai beau être aveugle, mais je peux dire que les tremblements qui me parcoururent le corps à ce moment-là ressemblèrent plus aux vagues de mer déchaînée en dedans de moi-même qu’à de la peur ou de l’angoisse. Je sais que tout ça, c’est de la science-fiction, mais quand on est aveugle, le quantique c’est ce qui nous est peut-être le plus accessible. Alors, je cherche moi aussi, à l’intérieur d’une communauté de recherche, comme Renaud rêve d’en tisser une ,des plus informelles, à travers la planète.
« Communauté de recherche » C’est la seule chose que j’aimais vraiment dans tout le charabia de Renaud. Jean et moi y travaillions au niveau des relations amoureuses, chaque souper devenant un havre de paix pour imaginer une eumétrie plus créatrice. Monsieur de Larousse, comme je l’appelais parfois en le taquinant, sentait maintenant le besoin d’innover. Il voulait tenter l’expérience de louer une chambre à quelques bâtiments de la mienne, pour que la nuit, à n’importe quelle heure, je puisse venir le rejoindre dans son lit, de façon à ce que nous ayons la chance d’inventer notre intimité.
Cela me fit du bien de me sentir chatte de ruelle. Comment dire. Comme si le calcul de la distance devenait, en soi, un excitant sexuel. Jean n’y venait que la nuit, retournant le jour à ses occupations, son groupe d’amis et ses relations. Nous prenions plaisir à réinventer le monde, parfois en nous saoulant joyeusement à la chandelle et au vin blanc. Une réflexion de ma part le fit bien rire.
Pendant que Renaud tente d’abolir le temps
Nous, on abolit l’espace
Dieu aura bien du mal
Pour remettre tout ça en place.
hahaha
Je m’ennuie de Nellie-Rose
Me dit soudain Jean
Pourquoi on ne ferait pas notre sortie familiale
Samedi plutôt que dimanche ?
Jean, je suis enceinte de Frannie.
Je n’ai jamais vu un homme aussi heureux. Il sautait partout, criait. Tellement excité qu’à trois heures et demie du matin, il alla cogner à la porte de la propriétaire.
Ma femme est enceinte, Madame
Ça vaut un réveil non ?
La pauvre femme. Jean la traîna quasiment de force pour partager le verre de la chance avec nous. Mais comme elle avait une vénération quasi religieuse pour le nom de Larousse, elle se sentit honorée de faire partie du cercle de ses intimes. C’est comme ça en France, une particule au nom et hop… tu es quelqu’un.
C’est avec ma particule Madame
Que j’ai fait cet enfant-là
Frannie vient De Larousse
Hahahaha
Si vous continuez à hurler comme ça, Monsieur
La petite va être tellement turbulente
Qu’elle va vous donner la frousse
Mais si elle a le sourire de Madame,
Elle sera charmante toute sa vie.
Fascinante, chère amie
Fascinante comme sa mère
Et juste pour moi à part ça
Et ces pères, tous pareils
Comme s’il y en avait que pour eux
Nous partimes, Jean et moi, chercher Nellie-Rose, de façon à nous endormir en famille tout autour de Frannie, comme pour lui souhaiter la bienvenue. Mais cette nuit-là, je fis un cauchemar. Je vis Jeanne Martin sur son lit de mort, puis ma mère, puis mon père…..NON ! ! non pas mon père ! Je dus être très agitée, car Jean tenta de me réveiller :
Qu’est-ce que tu vis Marie ?
Jean j’ai peur de la mort.
Explique.
Je ne veux pas que mon père meure
Les petites vont avoir besoin d’un grand-père.
Alors il n’a qu’à venir habiter avec nous
Il ne voudra jamais
De peur de déranger je crois.
Viens, allons boire un jus d’orange
Ça va te calmer.
On aurait dit que tout d’un coup, je me sentais à ce point orpheline que même mes racines semblaient s’estomper sous mes pieds. Était-ce le fait d’être enceinte et d’avoir besoin de me blottir dans les bras de mon père comme une petite fille ou encore l’étrangeté de Renaud qui ne pouvait accepter que les choses soient comme elles sont?
Jean,
J’ai jamais accepté la mort de ma mère
Pas plus que j’accepte celle de Jeanne Martin
Et s’il fallait que mon père meure loin de moi
Ce serait la catastrophe.
Ton besoin d’eumétrie
Est en train de se modifier
Fit-il en riant ?
Peut-être dis-je
Ça te déçoit ?
Qu’est-ce que tu vis ?
Dis-le simplement
Sans tenir compte de ma réaction
J’ai besoin de repartir à zéro
À un point de la planète
Qui va rendre mon père heureux
Hummm
C’est nouveau ça ?
T’as une idée ?
Les îles Galapagos ?
Ne te moque pas de moi
Écoute je suis rentier
Mon frère et ses enfants s’occupent de l’entreprise
Je suis ouvert à tout ce qui va nous donner du bonheur
Et le bonheur succédait au bonheur
C’est quoi çette phrase ?
Ça vient de Gauguin lorsqu’il vécut le paradis de l’amour dans les bras de sa Tahitienne Teha’amana. Mon père m’a fait rêver de Tahiti et de Gauguin durant toute mon enfance.
Alors allons élever notre famille à Tahiti
T’es sérieux ?
Ton père viendrait tu crois ?
Non, j’arrive pas à y croire. Tu ferais une telle folie ?
Ton père viendrait tu crois ?
Non c’est trop fou.
Achetons une villa
Près de la maison du jouir de Gauguin si tu veux
Emmenons ton père, madame de Vincennes si tu veux
Mais vivons nos rêves si ça prend ça pour nous rendre heureux
Je ne me nomme pas Chateaubriand pour les vivre dans ma tombe.
Et pour l’eumétrie à laquelle tu tiens tant ?
On verra là-bas.
Ça serait extraordinaire que Frannie naisse à Tahiti non ? Non c’est trop fou, Jean,
on va se casser la gueule
Si Charlie Chaplin a fondé une famille
En repartant à zéro
Dans un endroit perdu de l’univers
Je ne vois pas pourquoi un De Larousse
N’aurait pas droit au même bonheur !
Allez viens te coucher Juste par ta manière de dormir dans mes bras Je vais bien finir par sentir si le projet nous Permettra de fonder une vraie famille.
Jean, j’ai jamais oublié Renaud Même si Renaud est mort pour moi
Marie, j’ai jamais oublié Rosanne, feu mon épouse
Même si Rosanne est morte pour moi
Tu peux vivre avec ça ?
Oui
Toi aussi ?
Oui
C’est ça un compagnonnage heureux mon amour
Rien n’est parfait mais tout est intègre.
Allez viens te coucher.
Je tentai d’oublier cette discussion. Mais, Jean ne tenait plus en place. Chaque souper entraînait avec lui sa pile de cartes et de livres sur Tahiti. Il avait consulté une agence immobilière internationale et on lui avait proposé trois villas, dont une donnant directement sur la mer, comprenant en plus une petite dépendance où mon père pourrait vivre selon le degré eumétrique de solitude qui lui plairait.
Ecoute, si mon père accepte, on enclenche
S’il refuse on recule
Ça te va Jean ?
Cher Papa,
Vous vous rappelez : « Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage. » Cette phrase venait du poète Du Bellay, plus précisément de la page 585 du livre dix de Larousse. Vous voyez, je n’ai rien oublié. Du Bellay signifiait l’importance de revenir au pays natal mourir auprès de ceux qu’on aime, à la fin du long voyage de la vie. J’ai longtemps pensé que vos origines avaient été la maison à un mur de votre mère. Je réalise aujourd’hui que votre pays d’origine fut plutôt celui de la poésie. Rappelez-vous ce que l’encyclopédie disait à propos de la poésie :
Le poète
Est celui qui découvre
L’immuable virginité du monde
Retrouvant les dons et les vertus de l’enfance.
La poésie,
Elle n’est évasion du réel
Que pour être invasion de l’essentiel.
Et cette phrase de Gauguin
Et le bonheur succédait au bonheur
Et celle de Renoir à son fils :
Je me rappelle
La merveilleuse sensation de légèreté
De ne rien posséder
Qui nous permettait, à Monet et à moi,
De végéter les deux mains dans les poches…
Il faut toujours être prêt à partir
Pour le bon motif
Pas de bagages, une brosse à dents
Et un morceau de savon
Auriez-vous la bonté de venir me rejoindre à Tahiti, près de la maison du jouir de Gauguin ? Jean et moi désirons nous y marier, y habiter une villa, élever notre famille. Une dépendance vous y attend si vous préférez vous retirer dans la solitude.
Avant de me dire non, sachez que j’attends un autre enfant et que mes petites auront besoin de leur grand-père. Je ne peux leur offrir moins que ce que j’ai reçu.
Auriez-vous la bonté de faire de Tahiti
Pour vos deux petites filles
Le paradis millénaire
De la poésie des bien-aimés
p.s.
Je ne veux pas vous perdre
Comme j’ai perdu maman
Une chambre s’étant libérée dans l’immeuble connexe à celui de Madame de Vincennes, Jean la loua plutôt que l’autre. Notre eumétrie resserrée permettait maintenant à Nellie-Rose d’aller se faire gâter par le voisin papa de sa petite sœur. Curieusement, rien d’autre ne l’intéressa que de s’occuper de ma fille. Même cette nuit du mardi chez sa grande amie devint une corvée dont il voulut s’esquiver d’une semaine à l’autre.
Je ne fréquentai plus la cave du p’tit Québec. Par contre, j’allai rendre visite régulièrement à Gérard, le pianiste-aveugle, lui rendant quelques services, comme lui préparer un bon repas ou ranger son épicerie. Il adorait entre autres que je l’accompagne à la cathédrale Notre-Dame de Paris parce qu’il sentait le besoin de faire sa part dans la communauté de recherches dans le but de découvrir comment on devient un voyageur quantique.
Si quelqu’un peut y arriver le premier
C’est bien un aveugle non ?
Cela me troubla beaucoup de le voir caresser les pierres, tenter d’en imprégner sa chair dans le but de faire transmuer la matière.
Et vint ce fameux souper où Monsieur de Larousse me fit porter des fleurs avec un trousseau de clés dans une enveloppe.
Ce sont les clés de notre villa à Tahiti mon amour
Mais on n’a même pas de réponse de mon père, lui dis-je
J’ai acheté la villa avec option, selon ce que votre père
Prendra comme décision.
Jean me remit également une lettre de mon père. Je l’ouvris. Il n’y avait qu’une seule phrase d’écrite :
Heureux qui comme Rodolphe
A fait un beau voyage
Commentaires
1. Le mercredi 3 mai 2006 à 08:56, par Pierrot
Quelle étrange chose que la vie. 6 ans déja que j’ai terminé ma
carriere de chanteur. Ca se peut pas… 6 ans…. woww….. et ce roman qui
semble venir de nulle part…. wow…. devenir l’antiquaire de son
âme….par le biais d’un ami
merci
Pierrot
2. Le mercredi 3 mai 2006 à 10:48, par Claude
« …l’antiquaire de son âme ». Quelle belle trouvaille.
Au nombre de lecteurs qui viennent lire ton roman à tous les jours je constate que l’idée valait son pesant d’or.
J’ai bien hâte de te revoir.
Claude
Dans sa contemplation active de l’univers,
Ton ami est devenu lui-même
Un chevalier à la bien triste figure
Chantant au hasard des rues
pour ne pas mourir de faim.
Comme les temps changent.
Quelques nouvelles de cet ami.
Au cas où…
Cet ami parcourt parallèlement
Le cosmos intra-personnel
Comme Christophe Colomb jadis la mer
Avant qu’il ne découvre l’Amérique,
Et comme tout le monde le fera un jour
en transatlantique quantique.
Ce n’est qu’une question de temps.
Son corps est devenu le lieu de véritables tempêtes de bonheur cosmique. Dans les attaques d’être, le réceptacle qu’est son enveloppe charnelle se transforme en être immense contenant l’univers quantique dans son entier dans les brosses d’être, il redevient un enfant cosmique gambadant dans les champs du temps et les ruisseaux de l’espace. Plus il vieillit, plus il vit dans tout le corps sauf au centre du cerveau
des attaques d’être. et moins il connaît le bonheur de se perdre dans des brosses d’être de pauvreté joyeuse. Comme si l’être tentait de plus en plus de lui dévoiler la texture de sa nature par la non-pensée et le non-savoir.
Dieu n’existe peut-être pas
Mais comment appelle-t-on cette énergie créatrice d’instants présents ?
Qui vient et va en son corps, faisant passer son corps
De l’infiniment petit à l’immensément heureux
Par une béatitude infiniment joyeuse
De vaguer ou bon lui semble ?
La conscience cosmique amoureuse de l’homme, peut-être.
Mais comment appelle-t-on ce corps quand il quitte le réel social,
Voyageant, pauvre comme le furent les mendiants de tous les temps,
Dans l’être immense qu’est l’île de l’éternité de l’instant présent ?
La conscience de l’homme amoureux du cosmos, peut-être.
Que nous nous adorions l’un et l’autre
Emerveillé l’un et l’autre qu’il en soit ainsi.
Cela s’appelle peut-être la danse des consciences
Sur l’île de l’éternité de l’instant présent
Peut-être…Peut-être pas
Deux questions fondamentales
Comment un bonheur de trois jours sans interruption
Est-il possible ?
quelle est la nature ontologique de l’instant présent ?
Et si toute cette béatitude n’était que la conséquence logique
D’une transmutation des particules
Par voyage trans-quantique ?
Je suis rendu là.
Qui découvrira les fondements particulaires de la conscience
Découvrira en même temps les fondements particulaires de l’univers entier.
Seule une mathématique de conception particulaire
pourrait un jour parvenir à vérifier le tout,
Là se cachent peut-être les fondements généraux de l’harmonie du monde
Peut-être…Peut-être pas
Ego sum pauper
Nihil habeo
Et nihil dabo
Tel qu’écrit et déposé aux pieds de chaque tombe historique
Comme le firent jadis certains croisés des lieux sacrés.
Ton ami Renaud
En souvenir du camp Ste-Rose.
Clermont avait envoyé à mon père une photocopie de ce texte de Renaud. Mon père s’était empressé de me la transmettre, dans une grande enveloppe où il avait inséré deux autres lettres signées : Monsieur de Larousse. Comme ces dernières étaient de dates rapprochées et pressantes, cela me flatta.
Renaud ne parlait jamais d’un quelconque amour pour ma personne. Mais Monsieur Jean de Larousse, de son côté, n’avait jamais oublié sa fascinante du Québec. Bien plus, comme il me le confiait dans sa dernière lettre, il sentait le besoin de parcourir avec moi le sens du mot « fascinante », pour tenter, mot par mot, une percée féministe dans un nouveau projet encyclopédique où le langage serait traité au féminin. Je lui écrivis une courte missive :
J’ai réglé mon divorce
Sur le rocher du grand Bé de St-Malo
Devant la tombe de Châteaubriand.
Le fait que
Cette tombe soit considérée
Comme un haut lieu de pèlerinage poétique
À travers les siècles
Et qu’une encyclopédie féministe
Me semble en soi de la poésie pure,
Que pensez-vous de venir m’y rejoindre ?
J’y vais et viens tous les soirs de l’été
Juste avant la montée de la marée
J’aurai un chapeau de paille
Jaune, couleur de lune.
Votre fascinante, Marie
Curieux que deux lettres se croisant m’obligent à faire un choix somme toute facile. Renaud, par ses propos, semblait ne pas avoir besoin d’une femme dans sa vie et Monsieur Jean de Larousse, oui. La tombe de Châteaubriand me rappelant, chaque soir de l’été, que nous allions mourir, j’en conclus qu’il était plus que temps de vivre, dans les réalités, dans le temps mais hors des servitudes. Vivre comme Renaud m’apparaissait aussi fou qu’à Jos « quoiqu’intéressant Barnake » comme aurait dit mon ami chansonnier.
Les jours qui suivirent, je tentai de vérifier si Renaud avait écrit Ego sum pauper à un endroit quelconque du rocher du Bé. Mes recherches furent vaines jusqu’à ce que je me rappelle qu’au camp Ste-Rose, il avait utilisé les petits coffrets sculptés de mon père. Alors je me dis qu’il n’avait pu l’enterrer que dans un endroit sablonneux,.le plus près possible de la tombe du grand homme. Effectivement, en arrière du monument de Chateaubriand, juste à l’extrémité du coin gauche, la terre semblait rejaillir de l’herbe. Je n’eus qu’à l’épousseter de mes mains. Et je trouvai une petite boîte en tôle et un simple papier déchiré d’une enveloppe quelconque.
Ego sum pauper
Nihil habeo
Et nihil Dabo.
Je remis le tout bien en place, ahurie que tout ça fut plus fou que vrai, quoique plus vrai que fou. Le temps ne m’avait jamais vraiment hanté, sauf peut-être dans quelques moments de grands bonheurs où j’aurais voulu l’arrêter. Comme quand Nellie-Rose était gamine et que j’aurais voulu qu’elle ne grandisse point non pas pour retarder mon propre vieillissement, mais plutôt par souci de lui éviter un monde mâlien où elle aura à faire ses preuves sans aucune garantie…. D’autres moments de détresse aussi où j’aurais voulu le presser ce temps…. Comme quand ma fille souffrait de quelques maladies, toujours bénignes mais qui prennent une importance aux yeux d’une mère qui se sent impuissante et qui attend que les antibiotiques fassent leurs effets…. Toujours ma fille… le temps de l’aimer valant plus que la recherche sur le temps, puisque le temps de la retrouver m’apparaissaient cinq jours d’éternité à tuer d’une longueur infinie insupportable.
Je sentais venir le temps de lui donner un père qui m’aime et que j’aime, même s ‘il ne portait point le titre au niveau biologique, John ayant fait la preuve qu’il aurait fait un bien mauvais père biologique.
Renaud m’avait jadis appelée sa « couleur clair de lune ». Alors je portais mon chapeau de paille, tous les soirs, après souper comme on dit au Québec ou après le dîner comme on le dit quand on célèbre le rituel de la bouffe en France. J’adorais marcher sur la plage de St-Malo, en dehors des forteresses. Je ne sentais plus le besoin de faire mon pèlerinage au travers de la horde des touristes. Je me tenais loin de la tombe tout comme mes pieds d’ailleurs qui préféraient se réjouir de vague en vague au fur et à mesure que celles-ci sensualisaient l’empreinte du sable sous mes pas.
Je tentais le sort. Les hommes me regardaient et ma foi… il n’avaient pas tort. Je ne m’étais jamais trouvée aussi jolie. On dirait que, comme les animaux, au moment où l’accouplement te devient essentiel, (accouplement dans le sens de faire couple fondu ensemble pour la vie), ton corps dégage une danse du désir au féminin aux parfums étonnants, irrésistibles même pour toi-même. Tu en arrives à trouver incroyable qu’un homme ne tombe pas follement amoureux de toi et ne t’offre pas sa vie et son cœur pour la vie du cœur.
Il y a des moments comme ça où comme deux aimants s’attirant dans l’espace, comme deux amants s’éclatant dans le temps, l’une des deux parties marchant la plage de la mer de St-Malo ne se meut que dans des mouvements d’appel de la chair à la chair passionnée de sa chair. J’étais étonnée moi-même de mon corps devenu désir et ne pouvant s’abandonner qu’à un désir recherchant la même forme d’abandon.
Un soir de temps doux étendue sur la plage, je m’aperçus, en me relevant, que mon chapeau de paille « clair de lune » semblait me retenir pour ne pas que je m’envole au vent tellement j’étais attirée par le vent de l’amour. Je dus avoir un très beau sourire car un homme m’accosta par ces mots.
Madame que vous êtes fascinante !
J’espère qu’un jour, un homme fera en sorte
que je ne le sois plus, répondis-je simplement.
Jean de Larousse
Quel bonheur enfin de vous rencontrer
Marie Gascon Thysdale.
Considérez-vous comme mon invité, Monsieur
Vous êtes déjà venu à St-Malo ?
Non c’est la première fois.
Alors je vous invite intra muros
Cité corsaire, place Châteaubriand
Pour le boire de bienvenue
comme on dit par ici.
Nous nous retrouvâmes finalement à une terrasse à l’intérieur des murailles à manger la traditionnelle galette-saucisse-crêpe accompagnée d’un plateau de fruits de mer et d’un vin relevé de Bretagne. . Jean de Larousse me raconta comment son arrière-arrière-arrière grand-père, Pierre Larousse, lança le grand dictionnaire universel du X1X siècle dans lequel il voulait donner « chacune à son ordre alphabétique, toutes les connaissances qui enrichissent l’esprit humain ». L’ouvrage évolua à travers les générations pour devenir en 1927 le grand Larousse encyclopédique, qui, d’édition en édition, donna à sa famille une réputation universelle à titre de « maison des dictionnaires ».
Je lui parlai à mon tour du Grand Larousse encyclopédique 1961 dont mon père avait fait toute sa vie, son unique lecture, m’apprenant par le biais de cette classification de la connaissance, l’amour de la musique des mots et de leurs sens. Et sans trop nous en rendre compte, nous fûmes rapidement unis par la passion des mots neufs de sens à l’oreille.
Quand je prononçai le mot amour, il me confia à quel point la mort de sa femme l’avait bouleversé. Il travaillait d’ailleurs à renouveler le sens de ce mot dans la prochaine version de son encyclopédie, car il lui semblait que la profondeur du grand amour brillait d absence dans la définition, l’amour vrai n’étant pas enfant du désir, mais du compagnonnage heureux.
Au mot enfant, je lui parlai de ma fille que son père venait reconduire tout en amenant une proposition de divorce pour fin de signature. Je lui dévoilai à mon tour que j’avais connu dans ma vie l’amour coup de foudre, l’amour carriériste, mais pas ce compagnonnage heureux dont il semblait si épris tellement il en parlait avec des yeux brillants.
Ça fait cinq ans que mes yeux n’ont pas brillé
Pour une femme, vous savez, Marie ?
Dois-je prendre ça pour une déclaration ?
Répondis-je .
Je vous trouve tellement fascinante.
Jean de Larousse dut remarquer ma tristesse profonde car il me demanda avec éducation en quoi le mot « fascinante » pouvait m’atteindre si profondément. Mais il y a des mots comme ça qui t’obligent à raconter ta vie. Et je ne savais trop par où commencer. En avais-je seulement le goût ?
Vous avez des enfants dis-je ?
Non
Vous aimeriez en avoir ?
Oui j’adorerais.
Alors le reste n’a aucune importance
Je désire une sœur pour Nellie-Rose
Voilà ce qui me fascine ces temps-ci.
Je cherche simplement une vie de famille
Vous avez une définition du mot famille dans Larousse
Car au féminin seulement, le sens du mot me semble
Certains soirs comme ce soir,
Dramatiquement incomplet.
Je rougis soudain de m’être si profondément livrée
Allez, assez jaser comme on dit au Québec
Je pourrais vous faire faire des bêtises.
Vous me raccompagnez ?
Je dois être en forme pour accueillir ma fille
Et cela très tôt demain matin.
Comme j’habitais chambre et pension à l’intérieur des murs, nous n’eûmes qu’à marcher.
Je me rappelle toute petite
Mon père me chantait la chanson
À S-Malo beau port de mer
Vous savez qu’il n’y a pas
Un marin de par ici qui la connaît
Vous pouvez me la chanter ?
A St-Malo beau port de mer (2)
Trois beaux navires sont arrivés
Nous irons sur l’eau
Nous irons nous promener
Nous irons jouer
Dans l’ile
Dans l’ile
C’est la chanson préférée de Nellie-Rose
Quand je l’endors le soir.
Si vous pouviez recommencer votre vie
Ce serait sur quelle île ?
Murmura Monsieur de Larousse
Celle de mon père
Les îles Galapagos
Parce que, comme il disait quand j’étais petite
C’est à l’autre bout du monde
Et que l’autre bout du monde
Ça donne juste le goût de revenir chez nous
Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage.
Jean, je ne vous remercierai jamais assez
Pour cette merveilleuse soirée.
Je vous reverrai ?
Il vaut mieux que vous repartiez, je crois
J’ai trop de réflexes de femme esseulée
Je risque de faire des erreurs
Le lendemain, quand j’entendis crier « maman, maman » les sanglots me traversèrent l’intérieur du corps pendant que les deux bras demandaient pardon de l’avoir négligée dans ma période p’tit Québec. Bien sûr, la nuit il y avait madame de Vincenne, mais ça ne remplace pas une mère quand l’enfant couvre une grippe. Dans ces cas-là, je prenais toujours mon petit poussin sous mon aile dans mon nid, ne serait-ce que pour vérifier ses montées de fièvre. Et je me jurai que jusqu’à 18 ans s’il le faut, je ne raterais pas une nuit de maladie. L’abandon et la confiance aux pouvoirs d’amour de la mère créant des liens que même la mort ne peut détruire.
Une fois les papiers du divorce signés, John dut repartir, un congrès l’attendait à Liverpool. Sur la place du marché, j’achetai à Nellie-Rose un chapeau de paille exactement comme le mien. Comme elle avait grandi en mon absence. Elle ne cessait de parler de peur d’en oublier. Mais je remarquai aussi que mes éloignements, ne fusse que pour acheter une glace, l’insécurisaient. Elle serrait ma jambe contre elle en disant :
On ne se quittera plus hein maman ?
On ne se quittera plus
Je veux pas aller vivre avec Papa
C’est trop loin de toi.
Je l’embrassai en la serrant très fort. Puis pour la calmer avant le dodo, nous allâmes marcher sur la plage de St-Malo en chantant ensemble notre chanson fétiche.
Trois beaux navires sont arrivés (bis)
Chargés d’avoine chargés de blé
Nous irons sur l’eau
Nous irons nous promener
Nous irons jouer
Dans l’île
Dans l’île
Que vous êtes fascinante mademoiselle ?
Nous nous retournâmes toutes les deux. Jean de Larousse mit un genoux par terre devant la petite en disant »
Il faut absolument que vous appreniez la réponse de votre mère À cette réplique Mademoiselle
J’espère qu’un jour, un homme fera en sorte Que je ne le sois plus, c’est bien ça la réponse Marie ?
non c’est pas ça la suite de la chanson Monsieur fit Nellie-Rose
c’est quoi ?
trois dam’s s’en vont les marchander(2)
marchand marchand combien ton blé
nous irons sur l’eau
nous irons nous promener
nous irons jouer
dans l’île
dans l’île
c’est qui les trois dam’s
demanda Monsieur de Larousse
Ben, dit Nellie-Rose
Y a ma mère…
Moi….
Puis Madame de Vincenne
Ça aurait pu être ta petite sœur
Dit Jean en me regardant droit dans les yeux
Et je chantai à mon tour
Comme pour changer de sujet
Marchand marchand combien ton blé (2)
Trois francs l’avoine six francs le blé
Nous irons sur l’eau
nous irons nous promener
nous irons jouer
dans l’île
dans l’île
dis Monsieur le marchand
fit Nellie-Rose
ça coûte combien une petite sœur ?
si tu m’aimes, répondit Jean
ce sera gratuit pour toi
alors je vous aime
Et je chantai la suite de la chanson, toute étonnée qu’au refrain Nellie-Rose et Jean reprennent la mélodie en chœur, l’enfant nous tenant tous les deux par la main.
trois francs l’avoine six francs le blé (2)
c’est bien trop cher d’une bonne moitié
nous irons sur l’eau
nous irons nous promener
nous irons jouer
dans l’ile
dans l’ile
Comment va s’appeler ma petite sœur Monsieur ?
Faut demander à ta mère mon enfant.
Si ça coûte aucun franc, comme le monsieur le dit
On va l’appeler Frannie.
Et Nellie-Rose de conclure en chantant:
Marchand tu n’vendras pas ton blé (2)
Si j’le vends pas j’te l’donnerai
Nous irons sur l’eau
Nous irons nous promener
Nous irons jouer
Dans l’île
Dans l’île.
Ce soir-là, Jean et moi, couchâmes Nellie-Rose. Puis nous nous étendîmes tout habillés sur mon lit, nous endormant aussitôt d’épuisement. Quand je me réveillai, je me rendis compte que j’avais pleuré doucement pendant mon sommeil., Monsieur de Larousse caressant simplement mes cheveux le temps que je revienne sur terre.
Jean
À la vitesse où vous allez
On va se casser la gueule
Faut pas faire des promesses à la petite comme ça.
Un enfant, c’est sacré,
Ça pense qu’un adulte, ça ment jamais.
J’ai trois billets d’avion
Pour les îles Galapagos
Départ par train
Pour l’aéroport
demain après-midi
Si vous avez vraiment le goût
qu’on se connaisse tous les trois.
Pourquoi aller si vite Jean ?
Ça fait cinq ans déjà
Que je vous attends Marie
Et nous nous sommes déjà tant écrit.
N’avez-vous pas dit
Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage ?
Pour revenir, faut commencer par partir quelque part.
Pourquoi pas le pays de votre père, les Iles Galapagos ?
Mais c’est à l’autre bout du monde Jean ?
N’avez-vous pas dit
L’autre bout du monde, ça donne juste le goût
De revenir chez nous
Et c’est un chez nous que je vous offre de construire Marie
Un chez nous avec une Frannie puis une Nellie-Rose.
Nous gardâmes silence plus d’une demie-heure. Je m’apercus que des larmes coulaient silencieusement sur son visage, ce qui me fit pleurer discrètement aussi. En dedans de moi-même, Renaud, tel Robinson Crusoé sur son radeau, s’éloignait de moi pour accoster sur l’ile dont il avait tant rêvé. Et cela me fit du bien que nos routes se séparent, la sienne conduisant peut-être à l’or du temps, la mienne à l’abordage de ce qui me semblait à ma juste mesure : l’amour au quotidien sans se poser de ces questions qui font de ces chercheurs d’étoiles des errants de la société.
Jean, j’accepte ce voyage d’essai
En autant que je paie mon billet d’avionv
Et celui de la petite.
Je dois décliner votre offre Madame
J’ai promis à Nellie-Rose
Que sa petite sœur ne lui coûterait rien
Nous éclatâmes de rire, ce qui réveilla Nellie-Rose qui, en toute innocence, vint se blottir dans le lit entre nous deux. C’est ainsi que nous nous endormîmes. Et c’est peut-être à ce moment-là que j’acquis, dans le bien-être de notre tendresse réciproque, la conviction intime que nous formerions un jour une famille heureuse.
Je connais un pays
Où on nous donnerait gratuitement
Ta petite sœur au lieu d’avoir à l’acheter
Si ta mère vient, tu prends le train et l’avion avec nous ?
C’est ainsi que nous partîmes pour les Iles Galapagos. Je ne savais pas que ces treize îles, dix-sept ilôts et quarante sept récifs sortis de l’océan Pacifique lors d’éruption volcanique abritaient 10,000 « galapagos » (nom espagnol des tortues géantes), une myriade d’iguanes marins ou terrestres, des milliers d’otaries, d’albatros, de lions de mer. Nous aboutîmes finalement à Puerto Baquerizo Moreno, centre administratif de l’archipel.
Comment mon père avait-il su que le paradis se trouvait aux îles Galapagos, surnommées « les îles enchantées ». ? En fait, il en avait entendu parler en lisant l’item Darwin dans l’encyclopédie parce que le célèbre savant britannique les avaient visitées en 1835, ses études ayant donné naissance à son légendaire livre : « l’origine des espèces par la sélection naturelle »
J’appris donc la vision Larousse d’un compagnonnage heureux. Pour Jean, on était d’abord des compagnons de vie, partageant avec passion un même rêve, ce qui nécessairement alimentait l’amour comme les ruisseaux de petits gestes finissant par constituer un océan de bonheur. Il avait réussi cela avec sa première femme. Et il se sentait mature comme un capitaine de bateau qui connaît bien le ciel et son étoile polaire.
Mais je ne me sentais pas à la hauteur de son épouse décédée. Et je finis par lui dire en éclatant en larmes. Jean fut habile, Il avait senti qu’une partie de mon cœur était encore ensorcelée par Renaud. Et il me demanda de m’abandonner, de tout me raconter, comme il le ferait lui-même au sujet de sa femme.
Et c’est ainsi que nous échangeâmes sur nos fantômes. Car il faut bien l’avouer, Jean fut fasciné par la vie de Renaud, encore plus que je ne l’aurais jamais cru. Sa vie de chansonnier, son don de lui-même aux enfants du camp Ste-Rose, son errance de Don Quichotte du temps à travers le monde.
Nous nous rendîmes compte tous les deux qu’une partie de notre être n’arriverait jamais à faire le deuil, lui de sa femme, moi de Renaud. J’appréciai la franchise, le respect, le partage, l’affection que ces confidences créèrent entre nous. Et je crois que c’est ce long échange sur notre plus intime qui cimenta notre rêve de donner un foyer à Nellie-Rose et la Frannie à concevoir.
Jean était tellement ému que nous nous soyons rencontrés qu’il vécut la gêne de l’impuissance sexuelle. L’émotion était trop forte. Et moi qui le désirais au fond de mon sexe et qui avait si peur que cela lui arrive parce que je ne lui plaisais pas physiquement, ou bien qu’il ne me désire pas comme il avait sans cesse désiré sa femme.
Nous réussimes à faire l’amour, le dernier soir. Cela lui sembla douloureux car il cria au point où je dus lui enfoncer la main dans la bouche pour ne pas réveiller la p’tite.
Et ma petite sœur, monsieur Jean ?
Je l’ai cachée dans le ventre de ta maman Nellie-Rose
Dépose ton oreille
Ecoute son petit cœur qui bat
Il faut juste qu’elle grandisse maintenant
Elle va s’appeler comment Jean
Frannie Thysdale ?
Non ma chérie, lui répondis-je
Si Jean le veut bien
Elle s’appellera
Frannie Gascon-Larousse.
Et toi, Nellie-Rose Gascon-Larousse
Et c’est ainsi que le destin
D’une terrestre bien terre-à-terre
nommée Marie Gascon
fut lié.
Par promesse d’engagement réciproque,
à celui d’un terrien bien terre-à-terre aussi
Monsieur Jean de Larousse.
Car c’est les deux pieds sur terre
Et les yeux tournés, non vers la lune,
Mais vers mes filles
Que j’eus besoin
De m’abandonner en cette vie.
En avril 1920, Einstein dit à Moszkowski :
« L’idée selon laquelle le temps s’écoule plus vite
ou,plus lentement selon nos sensations subjectives
de joie ou de tristesse de satisfaction ou d’ennui
n’a rien à voir avec la notion de relativité du temps.,
même si on tient compte du fait
que les sensations subjectives découlant de ces faits
sont réelles. »
Je m’oppose rigoureusement à Einstein à ce sujet
J’ai tendance à croire que mes brosses d’être
Et mes attaques d’être ne sont pas de nature spirituelle
Ou religieuse, mais des phénomènes mesurables
Mathématiquement, de nature quantique,
reliés à la fissure de la structure du temps.
Mon hypothèse étant la suivante :
Il est possible que l’on découvre un jour que le cerveau
Fonctionne au niveau moléculaire selon les lois
de la physique quantique, pouvant faire courber le temps et l’espace
avec autant de facilité que l’univers dans son entier se courbe
sous l’effet de sa masse et de sa vitesse, même s’il est
en expansion.
Il est possible qu’un jour, par la seule puissance du cerveau
Nous soyons capables de devenir des voyageurs quantiques
Traversant l’univers à une vitesse approchant celle de la
Lumière. Le corps devenant le réceptacle de l’univers entier dans une
Attaque d’être et l’univers réceptacle du corps entier dans une brosse d’être,
L’homme passant ainsi de l’être immense à l’enfant de l’être.
Faire exploser le temps-horloge, voilà le fondement de ma recherche
Au niveau épistémologique et ontologique. L’épistémologie étant la science
Du rapport de la perception à la réalité et l’ontologie celle de la consistance
Fondamentale de la structure du réel. Le cerveau étant à l’échelle de l’infiniment
Petit ce que le cosmos est à l’infiniment grand, la relation amoureuse de l’un
Envers l’autre se vivant à l’intérieur de l’île de l’éternité de l’instant présent.
Ton ami Renaud
En souvenir du camp Ste-Rose
Clermont fut le premier à descendre dans la cave du P’tit Québec avec des nouvelles fraîches de Renaud. Il avait marché tout l’hiver l’Espagne et le Portugal avec lui, quêtant ça et là, chantant et jouant de la guitare pour survivre. Et Renaud avait tenu à ce qu’il conserve précieusement cette lettre signée, au cas où…Je me rappelle encore de la chanson que le pianiste aveugle chantonnait au moment où j’aperçus sa barbe et ce foulard en nœud cachant sa calvitie. C’état « Les Colombes » de Pierre Létourneau
On se voyait une fois la semaine
Cela passa si vite que bientôt
On multiplia les rendez-vous
Au ciné au coin des rues
Quand je te disais, je t’emmène
À chaque fois tout était nouveau
Dans la chambre on vivait loin de tout
Et les heures ne passaient plus
Pendant que les colombes, de la rue Des cèves
Se faisaient comme une ronde
Autour de nos rêves
J’étais assise sur le grand sofa, dans l’arrière-salle quand il me sembla reconnaître cette voix rauque qui massacrait le refrain. Je me levai et je vis Clermont. Il faisait partie de ces anciens du St-Vincent qui, avec l’arrivée du printemps, venait comme en pèlerinage à Paris juste pour revivre un peu de leur passé en pays étranger. Au premier étage, vers vingt heures, René Robitaille du « gros Bob d’à côté » remplaçait Jean-Guy Desrasmes des Îles de la Madeleine. mais le vrai rituel se passait après, dans la cave, entre trois heures et huit heures du matin, dans des moments de déchirure où même « la Manic » de Georges D’or chantée par le pianiste aveugle provoquait en chacun de nous, nuit après nuit, l’insoutenable douleur du mal du pays.
Si tu savais comme on s’ennuie, à la Manic
Tu m’écrirais bien plus souvent, à la Manicouagan
Parfois je pense à toi si fort
Je recrée ton âme et ton corps
Je te regarde et m ‘émerveille
Je me prolonge en toi
Comme le fleuve dans la mer
Et la fleur dans l’abeille.
Je fus très ébranlée de voir dans cette lettre de Renaud les mots de mon père devenus hypothèse scientifique tenant presque de la science-fiction. Tout me paraissait si éloigné de ce que je pouvais saisir. Clermont me raconta que pour Renaud, le fait d’être constamment en voyage redonnait à l’espace-temps son étrangeté comme si le monde naissait à nous pour la première fois, comme si le réel était une personne vivante, libérant par la contemplation l’esclavage provoqué par le passé et le futur, simples reliquats d’une mémoire sclérosée de l’ego, le monde restant une grande et éternelle énigme. Renaud avait dit à Clermont :
C’est en marchant le temps
Que tu te rends compte
Que tout ce que l’homme
a construit de ses mains
fut une manière de tenter de répondre
à l’angoisse que constitue ce temps.
Une maison servant à le fractionner pour survivre,
Une Église à le calmer pour ne pas qu’il nous engloutisse,
Un monastère à l’arrêter pour trouver la fissure menant à l’éternité,
Un travail pour en faire la culture comme on passe la charrue dans un champ de loisirs
Une chanson à le ralentir ou l’accélérer pour provoquer
L’enivrement d’en faire partie, comme sur un manège tournant
Au beau milieu d’un cirque.
Et le chanteur aveugle qui gémissait « l’hymne au printemps » de Felix Leclerc ». Clermont m’incita à bien écouter parce que les paroles parlaient du temps, comme la Manic danse l’ennui, comme les Colombes signalent les heures qui ne passent plus.
Comme un vieux râteau oublié Sous la neige je vais hiverner Photos d’enfants qui courent dans les champs Seront mes seules joies Pour passer le temps.
Renaud avait demandé à Clermont de servir de témoin à ses brosses d’être et attaques d’êtres, vécues dans des endroits particuliers où l’homme, par les œuvres de son architecture, avait tenté de domestiquer le temps.
C’est ainsi qu’ils dormirent à la belle étoile, à Escalona, sur les rives du Rio Alberche, au pied des ruines de l’un des nombreux châteaux qu’Alvaro de Luna, favori de Jean Deux et connétable de Castille fit élever dans la sierra de Gredos, près de Madrid. Le château représentant peut-être une tentative orgueilleuse d’ignorer le temps en le défiant.
Puis ils vécurent la même expérience sous un moulin à vent du plateau sec et nu de la Manche où le plus noble et le plus simple des hommes, Don Quichotte, l’homme le plus cosmique de la littérature mondiale, ventait du vent métaphysique de son absence sous le moulin blanc brandissant mystérieusement ses ailes dans le grand vide-plein. Le moulin à vent représentant peut-être la première tentative poétique de l’homme pour voyager dans l’espace-temps. Renaud avait demandé :
Clermont
sens-tu l’instant présent
qui prend possession des lieux ?
Écoute le vent qui chante de l’intérieur
Le temps qui se rafraîchit
L’instant présent, quand il apparaît
C’est le souffle du cosmos
Dont il n’est pas accordé à l’homme
De connaître la nature de l’être qui souffle
Comme on n’arrive pas à identifier
celui par qui la pipe fume.
J’osai poser une question bête à Clermont :
T’as senti quelque chose ?
T’as vécu au moins une brosse d’être
Ou une attaque d’être ?
Non, me répondit-il
Rien de cela ne me fut accessible
Mais c’est impressionnant de voir
Qu’un homme consacre sa vie
Pour tenter de comprendre
Le cosmos qui brûle en lui
Au cas où il ne suffirait
Que de l’allumer chez les autres
Comme on allume un fanal
Au cas où l’île de l’éternité de l’instant présent
Serait bien réelle, telle qu’indiquée sur la carte
Des premiers navigateurs.
Tu vois, me dit Clermont
Je connais par cœur les paroles de Renaud
Mais cela reste des paroles,
En autant que cela me concerne.
Il pense parfois à moi
Lui demandai-je ?
Une partie de lui-même est morte
Quand tu es partie, me répondit-il
Celle du désir pour une autre femme.
Il n’y a jamais eu d’autre femme
Dans sa vie après toi.
Clermont quitta la cave du p’tit Québec vers quatre heures du matin, reprenant l’avion très tôt le lendemain matin pour Montréal. Il tenait absolument à échanger avec mon père sur ce qu’il avait vécu en Espagne et au Portugal. Je lui donnai des photographies récentes de Nellie-Rose pendant que le pianiste aveugle chantait les dernières paroles de «Bozo » de Félix Leclerc.
Si vous passez par ce pays la nuit
Y a un fanal comme un signal de bal
Dansez, chantez bras enlacés
Afin de consoler
Pauvre Bozo
Pleurant sur son radeau
Quand Jos Leroux arriva au p’tit Québec, c’est aussi avec cette chanson de Félix Leclerc qu’il termina, chaque soir, son tour de chant sur la petite scène du premier étage. Puis il descendait nous rejoindre dans la cave. Nous parlions régulièrement du camp Ste-Rose, nous demandant ce que les enfants étaient devenus à travers les années.
Savais-tu qu’à l’intérieur de chaque panache
Remis aux jeunes du camp Ste-Rose
À la dernière soirée,
Il y avait une date de retrouvailles
Inscrite à l’intérieur ?
Il est temps que quelqu’un m’en parle, dis-je
On est en 1978
Il y a presque cinq ans de ça
C’est quoi la date ?
Le 15 août deux mille un à minuit
Au dortoir du camp Ste-Rose.
Wowwww répondis-je
Vingt-huit ans après le camp Ste-Rose
C’est quoi l’idée ?
Avec Renaud, ben difficile à dire
Dit Jos en riant.
Les enfants vont avoir entre trente et quarante ans
Ça va te faire une méchante garderie
Hurla-t-il en éclatant de rire.
Même si Renaud m’a parlé de l’événement
Comme la mise en place
D’une future communauté de recherche
Sur le temps.
Jos avait cet art de la bonne humeur qui le rendit très populaire dans la cave. Y avait toujours quelqu’un qui venait le chercher pour prendre le micro parce que le pianiste aveugle ne connaissait pas les paroles des chansons d’un nouveau venu, Paul Piché.
Heureux d’un printemps qui m’chauffe la couenne
Triste d’avoir manqué encore un hiver
J’peux pas faire autrement ça m’fait d’la peine
On vit rien qu’au printemps, l’printemps dure pas longtemps.
Les Français adoraient notre manière québécoise de turluter
Tram di li li lam, di li li lam
Tram di li li lam,di li di li lam.
Vers la fin de la soirée, il traînait sa grosse bedaine et ses petites pattes d’un groupe à l’autre, représentant pour le français moyen l’archétype parfait du québécois heureux : Un gag, un rire, une tape dans le dos, une levée de coude franche et que tout le groupe fasse de même.
En tout cas, finit par me dire Jos
Jamais plus Renaud va m’avoir
Pour faire partie de sa communauté de recherche
C’est trop marteau pour ma p’tite tête.
Une fois, y m’a emmené dormir trois jours
dans un hôpital psychiatrique
avec les hors-la-loi du temps comme y disait
Juste pour vérifier si on vivait la même chose.
La deuxième nuit je l’ai réveillé
J’ai dit : tu cherches quoi ?
Y dit : les lois du sommeil.
J’ai dit : Barnake Renaud
Chu même pas capable de dormir
Tellement ça crie icitte
J’ai ben plus le goût de sacrer
Mon camp chez nous
Que de chercher.
Et Renaud de dire
Intéressant, très intéressant
Nous vivons la même chose
Continuons l’expérience
Et lui s’est rendormi
Incroyable !
Une autre fois, on s’est retrouvé à St-Malo,
dans une fête en l’honneur de Jacques Cartier.
Y m’a emmenée me recueillir près de la tombe de Chateaubriand
Le problème c’est que la tombe était située
Dans l’avancement de la mer
Et qu’une fois la marée remontée
Y avait plus de chemin pour revenir
On a été obligé de dormir là
Sur de la roche tout croche.
Renaud a été émerveillé
Du rapport de Chateaubriand
Avec le temps et l’espace
Mais moi j’ai gelé toute la nuit
Pis j’ai eu mal dans le dos
D’habitude je dors sur le ventre
Pis on n’avait même pas de couverture
Lui, avant de s’endormir,
M’a demandé d’être attentif à mon sommeil
Juste pour vérifier en dedans de nous
Si on vivait la même chose,
selon sa vision
De la communauté de recherche.
J’ai fini par le réveiller :
Barnake, que j’y ai dit
Quand t’as froid pis qu’tu frissonnes
C’est dur de dormir.
Y m’a répondu
Intéressant
Nous vivons la même chose
Continuons l’expérience
Y s’est rendormi presque instantanément
Pour continuer sa brosse d’être comme y disait.
Moi j’ai été sur la brosse toute ma vie
Pis ça m’a jamais fait cet effet-là.
Tu vois le genre Marie
Quand on s’est quitté
J’ai dit : Renaud, je pense que t’es plus fou que les fous.
Y m’a répondu :
Je me demandais justement
S’il ne fallait pas être un peu fou
Pour vraiment déguster la vie.
Je lui ai répondu à mon tour :
Inquiète-toi pas pour toi
Tu dois avoir des indigestions de dégustation
De mon côté
Je trouve ça « intéressant » comme tu me dis souvent
Mais nous ne vivons pas la même chose
Fait que même si je t’adore
Continue l’expérience tout seul
Moi je sacre mon camp.
Y a jamais été capable d’arrêter de rire
Y m’a serré la main pour me remercier
De l’immense bonheur que je venais de lui donner
Plus fou que ça, tu meurs.
Comme Jos avait raconté cette anecdote devant quelques amis, on lui demanda nuit après nuit de remettre ça au micro. Et c’était de plus en plus drôle d’une fois à l’autre. Même ceux ou celles qui n’avaient jamais rencontré Renaud eurent l’impression d’avoir été son intime. Et Jos qui en mettait. Mais je savais d’expérience qu’il romançait à peine la vérité.
On était sur la roche à St-Malo
À côté de la tombe de Chateaubriand
Lui y dormait
Une brosse d’être
Pis un moment donné Y s’est mis à crier C’est beau, c’est beau, que c’est beau.
Aye non seulement tu voyais rien
Ça a beau être Châteaubriand
Mais ça brille pas fort
puis moi j’ai peur des morts.
J’étais même pas capable de dormir
Tellement je frissonnais d’humidité
Pis les vagues ça fait du bruit
Dans le noir, c’est pas drôle.
Au bout d’une heure, mon Renaud :
C’est beau, c’est beau
Une fois j’lui ai crié
Barnake Renaud
Ferme ta gueule si tu veux que je dorme
Y s’réveille
Je répète.
Y dit : intéressant
Nous vivons la même chose
Pis y s’est rendormi.
Au bout du mois, la veille du départ de Jos, l’histoire avait pris de l’envergure au point où maintenant elle durait un gros vingt minutes de rires sans interruption. Le lendemain, jour de son départ, nous nous sommes tous sentis orphelins.
Intéressant, que j’ai écrit à Jos sur une carte postale
Nous vivons tous la même chose
On s’ennuie de toi .Vive Le Barnake du Québec.
Merci d’avoir ensoleillé Paris
Était-ce le fait que Jos avait parlé de St-Malo soir après soir, au p’tit Québec, que Renaud avait vécu des brosses d’être dans l’ilot du Grand-Pré où reposait, la tombe de Chateaubriand , que « les mémoires d’outre-tombe du grand écrivain » étaient enseignées par John au département de littérature de l’Université de Vancouver, qui me donna l’obsession de m’y rendre ? Ou plutôt la chanson « à St-Malo ,beau port de mer » que mon père me chantait quand j’étais petite ? « Nous irons jouer dans l’île, dans l’île »
Qui sait vraiment sur quels critères fonctionne l’inconscient ? Jeanne Martin avait été au centre de mon univers à l’époque du St-Vincent, pourtant je m’étais sentie incapable d’aller la saluer lors de mon voyage à Montréal. Renaud m’avait transpercé le cœur de bord en bord, mais je préférais souffrir de son absence que d’être déçue d’une retrouvaille sans lendemain. Je savais également que je ne mettrais jamais plus les pieds ni à Vancouver ni au p’tit Québec. Alors tant qu’à errer, pourquoi pas St-Malo ? Après on verrait bien.
Toujours est-il que j’écrivis à John.
Cher John,
Nous avons été unis par notre amour de la littérature
Pourquoi ne prendrions-nous pas Chateaubriand
Comme témoin de notre rupture.
Sa tombe ayant été considérée
À travers les siècles
Comme un haut lieu de pèlerinage poétique.
Que penseriez-vous de venir m’y rejoindre
Durant vos vacances ?
Nellie-Rose va bien.
Celle-ci me donnant beaucoup de bonheur
Au quotidien, je serais heureuse de continuer
À la voir grandir, à partir de ce que nous jugerons
Le mieux pour le bien de l’enfant.
Je vous enverrai mon adresse rendue là-bas.
Pourquoi pas l’amitié entre nous !
Marie.
C’est ainsi que, le 1er juillet 1978, je quittai le Petit Québec avec un mélange de regret et de soulagement. Madame de Vincenne était devenue une amie. Et comme Nellie-Rose l’avait prise en affection, il me sembla valable d’offrir un air de fête à notre trio. Cette dame avait été professeur de français et possédait une culture qui donnait à son âge la sagesse de ces femmes complices d’une plus jeune qu’elle. Elle aimait dire des choses précises en phrases vagues
Il suffit parfois de quelques pas dans le sable
Pour que sa vie redevienne un bord de mer.
C’est en parlant cœur à cœur avec Madame de Vincenne , sur le train de Paris à St-Malo, que je réalisai que je m’étais peut-être menti à moi-même. J’avais quitté le camp St-Rose pour Vancouver dans l’espoir secret que Renaud me déclare son amour avant qu’il ne soit trop tard, abouti au p’tit Québec parce qu’il y était venu à mon insu et qu’il y repasserait sans doute, comme je me dirigeais vers la tombe de Chateaubriand parce qu’il avait fait de ce lieu une de ces escales.
Qui sait vraiment sur quels critères fonctionne l’inconscient ?
Les Français ne peuvent pas saisir ce que représente la maison où est né Jacques Cartier pour l’imaginaire d’un québécois. Notre désir de se bâtir un pays francophone dans une mer d’anglophones tire ses racines de ce fait historique. Mais lorsque tu arrives sur place et que tu découvres que les lieux ont été achetés par le gouvernement canadien qui profite de cette vitrine pour faire la promotion du fédéralisme, tu te sens assiégé par les chicanes politiques internes et ta blessure d’être québécois, peuple de vaincu, s’ouvre de nouveau dans des espaces où elle n’aurait jamais dû s’exhiber.
Par chance, cette guerre des drapeaux se passait à l’extérieur de la vieille partie de St-Malo. Les vieux remparts de pierre offraient un magnifique panorama de l’intérieur sur la ville et extérieurement sur la mer, te faisant oublier l’amertume crée par le mauvais goût et l’odeur nauséabonde d’un Canada faisant plus étalage de sa fragilité géopolitique qu’autre chose.
Chaque soir, les terrasses s’imprégnaient du parfum des mets apprêtés à partir des produits de la mer, mélangés aux chants bretons d’un groupe d’anciens marins costumés parcourant à pied rues et ruelles. Même John, à son arrivée, en fut charmé. Nous fîmes une visite des lieux avant de nous diriger, le lendemain ,vers la pierre tombale de l’auteur des mémoires d’outre-tombe.
Cet après-midi-là, Nellie-Rose dormit entre nous deux sur le rocher du grand Bé, à quelques dizaines de mètres du rivage enfoncé tel un bras dans la mer. C’était impressionnant de voir cette filée de touristes venus rendre hommage non pas à Chateaubriand, mais à cette part de poésie en eux que le quotidien ne leur permettait pas toujours d’exprimer.
Pourquoi le tombeau de Châteaubriand
Comme lieu de rencontre ?
Parce que nous allons mourir un jour
John, répondis-je.
Et…
Prépare le divorce
Comme si nous étions déjà morts tous les deux
Et je signerai les yeux fermés
Sans même consulter un avocat.
Merci de ta confiance
Me répondit-il simplement.
Une fois Nellie-Rose partie avec son John au Canada anglais et Madame de Vincennes retournée à Paris, je passai plusieurs nuits à dormir seule dans un sac de couchage, près de la tombe de Châteaubriand. La contemplation des étoiles fut pour moi une libération, surtout quand elle se rythme aux flux et reflux des vagues de la mer. Se peut-il que les églises, à travers la planète, infantilisent les hommes en leur faisant croire qu’il existe une séparation entre le ciel et la terre, le ciel servant dans cette légende urbaine à l’échelle de la planète, à transmettre aux hommes les messages des dieux ? Peut-être qu’un jour, il y aura des hommes sur la lune qui assisteront au lever de terre comme on assiste au lever de lune et qui s’imagineront que les dieux habitent la terre plutôt que le ciel !
Et peut-être aussi ,qu’un de ces habitants de la lune, aura pour livre de chevet « l’ile de l’éternité de l’instant présent », chapitre seize, où sur une planète de milliards d’êtres humains, un homme cherche le secret de la temporalité pendant qu’une femme attend, depuis leur dernière soirée sur la roche du camp Ste-Rose, qu’il la retrouve à travers ses quêtes successives de vérité, les fous terriens et les hommes lunaires dormant à défaut de comprendre ce qui leur arrive, perdus de part et d’autre dans ce cosmos hallucinant.
Curieusement, le fait de partir pour Vancouver changea ma vie. Je pris plaisir à garder John sous tension amoureuse, séduite sans l’aimer vraiment par cette passion profonde qu’il éprouvait pour moi. J’avais appris comment on joue avec la vie quand on est une fascinante. On provoque, on suscite, mais on ne livre jamais la marchandise. On devient le symbole de l’inaccessible dont la particularité est de ne jamais appartenir à personne.
Techniquement cela se traduisait par des jeux d’intérêt. Dans sa famille, on enseignait la littérature française à travers le monde depuis trois générations, on n’avait pas de problème d’argent et surtout on carburait au regard de l’autre, l’être humain valant essentiellement le pouvoir qu’il a. Cette classe sociale, tout en étant très libre de mœurs, vivait quand même selon des règles qu’il fallait rapidement décoder et ne pas outrepasser. On pouvait avoir des aventures, un amant ou une maîtresse passagère en autant que cela fut vécu discrètement. Mais il était hors de question de tomber enceinte d’un autre. Comme j’attendais un enfant de Renaud, la seule chose acceptable dans cette famille était qu’il fut de John. C’est ainsi que naquit Nellie-Rose Thysdale, le mot « Rose » étant secrètement ajouté au prénom en réminiscence du camp Ste-Rose.
Et c’est subséquemment que de fil en aiguille, j’appris à manipuler pour ne pas perdre, en espérant que le vent, uniquement le vent, entraîne le bateau à voiles de ma vie vers un pays où l’on n’a pas de collier dans le cou, où l’on est libre chaque seconde, sans jamais faire de concessions.
À l’époque, je n’aurais pas eu la force morale de raconter tout ça avec franchise. J’occultais. Mais il n’en demeure pas moins que je me tapai de nombreuses activités sociales pour ne pas perdre les bonnes grâces du recteur, de nombreux repas du dimanche pour conquérir la belle-mère qui ne m’avait jamais acceptée, elle-même ayant été dans sa jeunesse une intrigante mue par le seul désir de l’argent et du pouvoir.
J’aimais John, comme le chien aime la main du maître, mais qui peut de moins en moins supporter les marques dans le cou. John m’adorait, comme le maître flatte son chien parce qu’il représente exactement l’atout manquant pour monter les échelons sociaux dans le cercle international des universitaires de grand renom. Nous étions le couple parfait et nous le savions parfaitement. Trop intelligent pour se priver l’un de l’autre tant que l’un ou l’autre n’aurait pas atteint le sommet.
Curieusement, je ne reçus de réponse des encyclopédies Larousse que deux ans après la naissance de Nellie-Rose, mon père servant de relais à la lettre égarée.
Madame,
À titre de président du conseil d’administration des Éditions Larousse, entreprise appartenant à ma famille depuis sa fondation, permettez-moi de vous adresser mon admiration devant votre franchise. Je suis ému par votre sensibilité à l’évolution de la langue et de son devenir féminin. L’exemple que vous donnez au sujet du mot « fascinant (e) » m’apparaît en effet des plus significatifs.
Cela dit, en m’excusant du retard à vous répondre, nous serions très honorés si vous acceptiez de faire partie de notre comité de lecture constitué de femmes passionnées des mots à travers le monde. Nous aimerions bénéficier de vos critiques concernant la féminisation de certains mots dans notre prochaine édition.
Votre très intrigué
Jean de Larousse
Président-directeur général
Et amoureux des mots.
Monsieur,
On ne fait pas d’argent sur le dos des femmes du monde en abusant de leur créativité sous forme flatteuse de mots nobles. Il me semble que vous recherchez du bénévolat de bas étage. Une femme en ce monde doit déjà tellement partir de loin pour vivre aussi librement qu’un homme que cela pose question quand il s’agit de définir le sens des mots. Un homme ne peut comprendre cela Monsieur, fut-il président de Larousse.
Votre très fascinante
Marie Gascon-Thysdale
Professeur de littérature
À l’université de Vancouver
Et blessée par les mots d’hommes
Comme par leur abus de pouvoir.
Me sentant engluée dans une toile d’araignée tout en sachant que la seule chose qui m’intéressait était de grimper les cordages jusqu’à ce que je devienne l’araignée elle-même, j’écrivis une carte postale à mon père avec trois questions sur l’endos :
Papa
Auriez-vous la bonté de m’éclairer sur ma vie ?
Qu’est-ce que le devenir ?
Avez-vous des nouvelles de Renaud ?
Je reçus une enveloppe, avec à l’intérieur une lettre de mon père et une carte postale que Renaud lui avait envoyée. Selon mon père, Renaud avait tout quitté pour parcourir le monde avec sa guitare, se contentant, la plupart du temps, de quêter dans les rues en chantant.
Le devenir, ma fille
Quand il danse
Au lieu de pleurer d’ambition,
C’est l’éternité de l’instant présent
Qui prend plaisir
À s’habiller instant par instant
Éternel par éternel
D’une robe de noce
Pour se marier avec la vie.
Quant à Renaud, il avait écrit à mon père pour lui témoigner sa reconnaissance»
Monsieur,
Merci d’avoir mis des mots
Sur ce que je vivais.
Je parcours la terre
Comme Robinson Crusoé son île
Préférant creuser la beauté sous forme d’étoiles
Partout où elle surgit comme pour le peintre sur sa toile.
La carte avait été envoyée de Paris, plus précisément du XVe arrondissement où l’on voyait en photo l’affiche d’une boîte à chanson du nom prédestiné « au petit Québec ». Je téléphonai juste pour voir. Oui Renaud y avait bien donné des spectacles durant trois mois. Il était reparti passer l’hiver en Espagne à chanter dans les rues.
Il arrive parfois, dans la vie, que les évènements se précipitent. John était tombé passionnément amoureux d’une autre femme. Je le sus tout à fait par hasard à la découverte de deux billets de cinéma indiquant une date où il aurait dû se trouver en Angleterre pour un congrès. Il avait donc passé la semaine chez elle.
Je fis semblant de ne rien voir comme c’est la règle dans ce milieu. Prétextant le fait qu’il rentrait de plus en plus tard, je lui fis une proposition :
Il serait peut-être sage
Que nous fassions chambre à part
Pour que tu puisses
Récupérer ?
Tiens pourquoi pas, répondit-il simplement.
Et je sus. Le temps m’était compté. Elle chercherait sans doute à prendre ma place et je ne voulais pas en sortir perdante au niveau psychologique. Pourrais-je sauter d’une toile d’araignée à l’autre à temps ? On vaut le pouvoir qu’on a. Et l’on vaut toujours plus lorsque le prétendant a l’impression de t’arracher à ton mari, plutôt que de te sortir de la dèche typique d’une femme esseulée. Et tant qu’à changer de milieu, autant grimper.
La femme fascinante en moi n’avait pas prévu que le quotidien brûle tout mystère. Et tu peux quasiment deviner le temps qu’il te reste par le comportement des autres à ton égard. Aux soirées du recteur, on me causa moins longtemps, moins intensément, me retrouvant de plus en plus en dehors des cercles où se décidait qui aurait la faveur de rester l’intime du maître intellectuel en position de faire ou défaire des carrières, sans avoir à trop user de flatteries.
Mais rater une de ces soirées aurait été catastrophique. Il fallait garder contenance et jouer le jeu jusqu’au bout. Vint le moment où John me laissa de plus en plus avec les presque retraités. Je tentai de deviner par simple déduction logique, qui pouvait exercer un tel attrait sur lui. John étant un homme ambitieux qui désirait la place du recteur, je me mis à décoder les regards et gestes de chaque femme pouvant lui permettre de devenir lui aussi l’araignée de sa toile. Et c’est de cette façon que j’en vins à la conclusion qu’il était devenu l’amant de la fille du recteur, elle-même mariée à un professeur de l’Université. Il était donc facile de prédire la suite des évènements. Comme dans un jeu d’échec, on offrirait au pauvre homme un poste dans une université éloignée, ce qui rendrait le divorce acceptable puisqu’il n’y avait pas d’enfants en jeu. L’homme étant stérile, le recteur adorant sa fille, John étant adopté pour son charisme, le recteur espérant des petits-enfants de sa chair, ma chute ne pouvait donc se produire qu’après celle du mari de la fille du recteur.
De te sentir glisser peu à peu vers l’abime conduit au suicide moral. Car dans ce monde, on vaut le regard des autres. Et surtout il devient intolérable d’être méprisé par ceux et celles sur qui on régnait auparavant. Comme si dans la pyramide du pouvoir, on ne pouvait se permettre de descendre un seul étage sans dégringoler, piétinée impitoyablement par tous ceux et celles qui n’attendaient que cela pour monter ne fusse qu’un étage.
Tu perds plus que ton mari. Tu perds tout. Valeur sociale, vanité, pouvoir, amis, poste de prestige, milieu intellectuel. C’est le vide qui t’attend. La toile d’araignée de n’importe quel milieu, c’est le trapéziste soudainement sans filet qui n’est plus capable d’exercer son métier en risquant sa vie tous les soirs.
Et voilà, qu’un certain soir, le recteur improvise une soirée pour très intimes et tu apprends par de très intimes ne te voulant que du bien que ton mari y assistait à ton insu. Et comme c’est la règle dans ce milieu, tu prétextes un malaise pour expliquer ton absence, d’autant plus que le professeur à la veille d’être évincé avait lui aussi, ce soir-là, d’autres obligations professionnelles. Et c’est justement cette nuit-là que ton mari téléphona pour te dire qu’il ne rentrerait que le lendemain soir, un ami l’ayant invité chez lui pour préparer conjointement une conférence, cet ami étant en fait une amie, puisque la conférence fut donnée par mon mari et la fille du recteur lors de l’inauguration du congrès des recteurs du réseau mondial des Universités se tenant au Missouri aux États-Unis, le mari de celle-ci ne pouvant y aller, étant retenu par différents tutorats de thèse de maîtrise en fin de parcours.
Puis vient le moment où la belle-mère décide qu’elle ne tiendra plus dorénavant ses soupers du dimanche soir qui étaient auparavant inviolables. Alors c’est la panique. La solitude referme ses griffes sur sa proie, l’araignée ayant autre chose à faire que de s’occuper de ton corps nauséabond et le trou de la toile d’araignée s’agrandit et tu t’y agrippes maintenant à deux mains, suspendue dans le vide en refusant de crier au secours. Et il te prend l’idée de tenter, dans un dernier effort d’imagination, de sauver ton mariage.
John, ce serait formidable
Si on allait présenter Nellie-Rose
À mon père
Durant les vacances de Noël
Quelle bonne idée
Cela rendrait ton père tellement heureux
Tu pourrais t’y rendre en premier
Et je t’y rejoindrais
Quelques jours.
Mais tu pressens déjà, par le ton de la réponse, que le tout ne sera que le prétexte d’un appel pour s’excuser de ne pouvoir faire le voyage, le recteur ayant probablement exigé sa présence à une activité quelconque. Mais là encore, la loi du milieu exige du panache. Et tu pars. Comme si de rien n’était, le temps de gagner du temps.
C’est dans cet état que j’arrivai chez mon père, le 24 décembre 1978 au midi.
L’arbre de Noël était monté et des cadeaux nous attendaient. Ma petite reçut, entre autres, une jolie poupée et moi un coffre ciselé selon la tradition pour que cela me porte chance. Après souper, mon père berça Nellie-Rose en lui chantant Ego sum pauper. Puis il la borda en lui racontant une histoire. Sa tendresse et son bonheur d’émerveiller l’enfant me plongèrent dans mon passé de façon si hallucinante que je me mis à chercher des yeux ma mère, juste pour lui dire :
Maman je vous aime
Auriez-vous la bonté
De me prendre dans vos bras
Et de sécher ma douleur
Qui pleure en larmes
Au fond de mon cœur ?
Dans la soirée, je reçus un appel de John pour me souhaiter un joyeux Noël ainsi qu’à mon père. Malheureusement il ne pourrait être des nôtres, le recteur organisant pour lui un souper d’affaires avec des responsables de Côte d’Ivoire à la recherche d’un recteur pour la nouvelle Université construite non pas à Abidjan, mais en plein centre de la forêt équatoriale, au village natal du président Houphouët-Boigny, lieu appelé à devenir la métropole du pays dans un avenir rapproché. Un poste de professeure était disponible pour moi, dès la reprise des cours en janvier si je le désirais. Et il serait peut-être bon que j’y aille pour préparer le terrain. Le mari de la fille du recteur ayant aussi été approché pour un contrat de deux ans, je m’y sentirais moins seule. Et ce serait fantastique pour nos carrières réciproques.
Je ne m’attendais pas au cynisme d’un tel dénouement. Je mis plus d’une heure à tout raconter à mon père, lentement, sans oublier un seul détail. Il ne dit mot jusqu’à la fin. Puis, profitant d’un glissement de silence, il murmura simplement :
Auriez-vous la bonté
De partager avec moi une partie d’échec ?
Et nous jouâmes. Je perdis les trois premières. Puis je gagnai la dernière.
Tu vois me dit-il
On joue sa vie comme on joue aux échecs
Moi je gagne par hasard, toi par passion
Ce n’est pas grave de perdre les trois premières.
Je te connais intimement
T’es du même bois que ta mère
Tu finiras bien par gagner la dernière.
As-tu des nouvelles de Renaud ?
Pas depuis sa carte postale, me répondit-il.
As-tu des nouvelles de madame Martin ?
Elle souffre terriblement d’arthrite dit mon père
Elle marche avec une canne
Elle a perdu le contrôle du St-Vincent
La pègre dirige maintenant son commerce.
Deux anciens chansonniers du St-Vincent
Pierre David que tu as connu
Et Pierre Rochette qui est arrivé dans le décor
Quelques semaines après ton départ pour Vancouver,
Ont fondé les Pierrots et les deux Pierrots sur la rue St-Paul
Jeanne m’a dit qu’ils organisaient une fête de Noël
Pour les gens seuls
Il paraît que…
La plupart des anciens du St-Vincent
Se tiennent à la plus petite des boîtes
Les Pierrots
Tu devrais aller faire un tour
Moi je garderais Nellie-Rose.
Y me semble que ça te changerait les idées.
Y est déjà minuit, ça n’a pas de bon sens
Lui dis-je ?
Pourquoi pas ?Ça ferme à trois heures du matin,
De la magie, le soir de Noël
Ça vaut la peine d’y aller non ?
Quand j’arrivai dans le Vieux-Montréal, le St-Vincent était fermé. Les chaises empilées sur les tables m’apparaissaient être exactement les mêmes qu’à la belle époque de mon bonheur de vivre. On entendait la musique provenant des Pierrots dont on pouvait voir les chanteurs sur la scène à travers la fenêtre à moitié embuée.
Je suis de nationalité
Québécoise française
Et ces billots j’les ai coupés
À la sueur de mes deux pieds
Dans la terre glaise
Et voulez-vous pas m’écoeurer
Avec vos mesures à l’anglaise.
Je fus accueillie à la porte par un homme ayant la chaleur humaine du père Noël, sauf qu’il était chauve et sans barbe. Tout le monde l’appelait mon Oncle Adolphe. Il me serra dans ses bras en me souhaitant Joyeux Noël. J’entrai et me dirigeai directement vers le bar, puisque je ne reconnaissais personne. Peut-être que tout le monde avait sa fête de famille ce soir-là ? L’atmosphère m’apparut la même qu’au St-Vincent, même encore plus bruyante et heureuse, mais à la fois terriblement différente.
On me remit, en guise de cadeau de Noël, un cahier des refrains les plus populaires, financé page par page par une partie des boîtes d’animation à travers le Québec. Et c’est en les feuilletant une par une que je me rendis compte que le St-Vincent de mon temps était depuis devenu une mode à la grandeur de la province : « Chez Gaspard » aux Îles de la Madeleine, « La Bastringue » à Gaspé , « la bistrothèque » à Rimouski, « l’Alambic » à St-Thimothée de Beauharnois, « la Pendule » à St-Jerôme, « la Butte aux Pierrots » à Val David, « la Chope » à Mont-Laurier, « le Taram Bar « à Notre-Dame du Lau, « La Table Ronde à Maniwaki », « le repaire » à Buckingham, les raftsmen à Hull et Gatineau, « le café Terrasse » à Granby, « la Cervoise » à St-Hyacinthe, « la Valoise » à Actonvale, « la Brasserie de l’Acier » à Contrecoeur, « Le pionnier » à Repentigny…
Était-ce le fait que René Lévesque avait mené le parti québécois au pouvoir ? Le ton nationaliste revendicateur survoltait la foule, la poésie du St-Vincent avait pris sa retraite. Pierre David me reconnut de la scène. Lorsque son compère Rochette y monta à son tour, il descendit me saluer.
Où sont les gars demandais-je ?
Tout le monde travaille à travers le Québec
Me répondit-il.
T’as des nouvelles de Clermont ?
Il ne se tient plus dans le Vieux Montréal
Et Renaud ?
Personne ne l’a vu depuis deux ans
Mais son ex-femme est dans la salle
Si tu veux lui parler
Je peux te présenter.
Qu’avais-je à perdre ?
Elle était prête à partir. Sa mère gardait son fils et mon père, ma fille. J’étais sur le bord de l’échec, elle achevait de vivre le deuil du sien. C’est dans un esprit de solidarité féminine qu’elle m’invita chez elle à partager son Noël.
Quand nous nous retrouvâmes devant le sapin allumé, je m’ouvris la première, lui parlant de mon coup de foudre pour Renaud, des enfants du camp Ste-Rose, de mon départ pour Vancouver et de ce qui m’attendait au retour. Cela sembla lui faire du bien, comme si je lui dévoilais les morceaux du casse-tête qui lui permettaient elle aussi de mieux comprendre pourquoi son couple avait fait naufrage. Il y a un bonheur à boire, à deux au féminin, le vin de la vérité sans tricher.
Un jour, me dit-elle
J’ai demandé à Renaud qui il était ?
Il m’a dit un creuseur d’étoiles
Alors lui ais je rétorqué :
Pourquoi tu chantes ?
Pour allumer dans le cœur des autres
Les étoiles qui m’enivrent en dedans.
Tu vois, Renaud était intérieurement
Illuminé par de longues méditations personnelles
Et cela nuit et jour, presque sans arrêt.
Moi je me cherchais dans tout ça
Et j’en éprouvais des sautes d’humeur
Lui vivait dans le bonheur perpétuel de chercher
Et exigeait que je lui écrive
Plutôt que de le déranger, comme il le disait avec délicatesse
Mais plutôt fermement
Avec des humeurs qui, selon lui, manquaient de talent.
Mais il y a des règles élémentaires dans la vie à deux
Comme rentrer la nuit par exemple
Aller au cinéma, sortir, prendre des vacances
Se désennuyer, écouter la télévision
Visiter la famille
Il appelait ça le temps fractionné
Qui asservit l’artiste
En l’institutionnalisant.
Chercher lui était non seulement suffisant
Mais essentiel
Et cela demandait une solitude heureuse.
Si je recevais quelqu’un à la maison
Il lui accordait quinze minutes d’attention
Puis retournait à ses recherches
Et de fil en aiguille, nous nous sommes éloignés
Lui fuyant en tournée de mois en mois
Jusqu’à ce qu’il parte pour l’Europe
Pour vérifier l’effet du temps sur le bonheur de vivre
Quand tu es en voyage perpétuel sur la terre.
Et cela en abandonnant et moi et son fils.
Ça ne le touche pas particulièrement
Puisque ce n’est, en principe, que temporaire.
Le temps qu’il faut pour découvrir le secret de la temporalité.
C’est ainsi que le portrait du personnage se précisa. Pour Renaud, tout le problème de la nature humaine partait de l’estomac. L’homme a besoin de manger et il a peur de manquer de nourriture. La vie devient une chasse. Son ex-femme me fit remarquer que l’analogie venait d’Einstein et cela correspondait parfaitement à sa pensée. Plus tu t’enrichis aux dépens des autres, moins tu mendieras dans l’avenir. Alors il invente Dieu pour ne pas mourir, la bible pour lui mentir, la religion pour le domestiquer, les honneurs la gloire et l’argent pour le protéger. Il fractionne le temps pour ne pas s’y engloutir. Il fonctionne à l’horloge, à l’autorité, aux codes sociaux, au collier dans le cou de peur de s’égarer dans les abîmes du temps entre le berceau et le tombeau. Pour Renaud, le simple abandon à l’instant présent provoquait instantanément la disparition de cette forteresse de l’esprit et créait par des brosses d’être et des attaques d’être un nouveau rapport avec le temps, celui de la libre-pensée, libre de toute pensée, dont la sienne.
La dernière année, avant de prendre la route de l’univers, il avait passionnément étudié la relativité d’Einstein et les progrès de la physique quantique, étant persuadé que le secret de la substance énergétique de l’univers serait d’abord découvert à l’intérieur de l’homme avant d’être transposé sous forme de lois mathématiques à l’échelle du cosmos, le tout n’étant qu’une question d’unité de mesure, l’homme contenant autant d’étoiles en lui-même que le ciel visible et invisible au-dessus de lui. Son ex-femme m’apparut très bien résumer le personnage.
Renaud ne demandait qu’une seule chose
À la vie à deux, dit son ex-femme
De laisser le temps couler amoureusement
Il me donnait l’exemple de ce couple
Qu’il avait connu au St-Vincent.
L’été, le chercheur et sa femme
Le passait à leur chalet d’été.
Lui préférant habiter seul
Une petite cabane dans la forêt
Pour chercher
Préférant la voir dans ses pauses.
Et cela nuit et jour.
Elle en profitant pour peindre.
Mmmmm
C’est ainsi que les chemins
Se croisent et se décroisent
Malgré nous dans la vie.
Ne pouvant supporter mon ennui
Devant l’ascétisme asséché d’une telle routine,
Il partit seul, mois après mois, en tournée
N’ayant pas appris à faire des concessions
De quelque nature que ce soit
Et ne trouvant pas utile d’en faire, même une.
Et nous voilà, toutes les deux à parler de lui cette nuit.
Le lendemain, je repris l’avion pour Vancouver, n’en pouvant plus de vivre dans l’incertitude émotive.
Quiconque a connu la descente aux enfers dans un milieu de travail comprendra à quel point l’univers se résume au piège à l’intérieur duquel, comme le lièvre, notre jambe est prise. Tu ne bouges pas, tu souffres. Tu tires, ça se resserre, tu donnes un coup pour en sortir, dans quelque direction que ce soit, on t’entend hurler de partout. Et l’on te fuit pour être certain de ne pas être là à la fin de ton agonie. Puis soudain, la personne qui détient le pouvoir dans le cercle restreint des asservis défait le piège en t’offrant une porte de sortie acceptable, te soulignant par le fait même qu’il serait sage de t’éloigner et de te faire oublier.
Le drame n’est pas la descente aux enfers en elle-même, mais le fait que tout ton monde intérieur ne respire que par la souffrance, comme une blessure qui réapparaît la nuit, dans les rêves, entre deux sommeils, au contour d’une angoisse.
Quand j’arrivai à Vancouver avec Nellie-Rose, je me sentis soulagée de l’absence de John. Sur la table, il y avait pour moi une lettre provenant des Éditions Larousse.
Madame,
Vous êtes fascinante d’acuité
Au plaisir de se rencontrer
Jean Du Larousse
On me livra également cette journée-là les vingt-deux exemplaires de la nouvelle édition encyclopédique de Monsieur Larousse, avec une carte.
Je suis un amoureux des mots
Si vous passez à Paris
Peut-être pourrions-nous
En échanger ?
J’avais en main son numéro de téléphone personnel.
Et je pris l’avion pour Paris…Comme ça… Avec Nellie-Rose en plus. On verra bien une fois sur place. C’est à ce moment précis que j’éprouvai enfin un sentiment de fierté et de soulagement. Je venais de poser un acte libre, gratuit, sans aucune idée de ce qui allait arriver. Mais j’avais la petite à mes côtés et surtout, à ma grande surprise, le piège venant enfin d’exploser en moi-même. Il y avait autre chose dans la vie que les mesquineries de petites gens dans un petit lieu. Il y avait la vie et toutes ses ouvertures au monde. Il y avait le risque, la joie folle du risque, la fougue de renaître sous une autre perspective.
Je demandai au chauffeur de taxi de me conduire à l’hôtel le plus rapproché de la boîte « le petit Québec ». Comme il habitait lui-même le XVe arrondissement, et qu’il fréquentait régulièrement la boîte des Québécois à Paris comme il l’appelait, il me conseilla un « chambre et pension » chez une personne âgée, fiable et respectable, Madame de Vincenne.
Je me rendis vite compte qu’on ne pouvait pas régler un malaise existentiel en un coup d’avion. Les concepts fondamentaux du monde réel à partir desquels je vivais, naïvement j’en conviens, s’étant écroulés, le réel m’apparut perception, donc aléatoire, fragile, douteux. J’ avais perdu la seule chose qui comptait en cette vie, les yeux de l’innocence.
Le p’tit Québec à Paris, c’était une tentative de renaissance du St-Vincent. Monsieur Pierre qui avait en eu la bonne idée, entouré de quelques employés rongés par le mal du pays, d’un pianiste semi-aveugle mal payé, arrivait à reproduire l’âme du Québec avec plus ou moins de succès, tout dépendant de la proportion de Québécois en voyage comparativement aux Français excités par l’exotisme d’un chansonnier du Canada sur la scène.
Mais c’était mon seul point d’ancrage et, tout imparfait fut-il, je m’y accrochais car si au moins la vie n’avait pas de sens, elle avait un port d’attache.
Vers deux heures du matin, les portes du p’tit Québec étaient verrouillées et les clients réguliers, français autant que québécois, descendaient dans la cave. Alors, autour du pianiste aveugle, on se serrait les uns contre les autres et on oubliait sa vie en buvant et fredonnant les refrains du pays, comme Frédéric de Claude Léveillée.
Je me fous du monde entier
Quand Frédéric me rappelle
Les amours de nos vingt ans
Nos chagrins notre chez soi
Sans oublier les copains du quartier
Aujourd’hui dispersés
Aux quatre vents
On n’était pas des poètes
Ni curés ni malins
Mais papa nous aimait bien
Tu t’rappelles le dimanche
Autour d’la table
Ça riait discutait
Pendant qu’maman nous servait.
C’est extraordinaire comme lorsque tu survis ta culture dans un point perdu de l’univers, même si ce point géométrique et égocentrique porte le nom fastueux de Paris, chaque mot compte, résonne, te perce la chair comme si c’était une aiguille. Et tu en arrives, soir après soir, à rêver que le p’tit Québec ferme, pour te retrouver dans la cave de terre et souffrir tout en riant si possible entre Québécois exilés, cimentés de solidarité par les mots qu’on chantait jadis avec innocence joyeuse. Comme les rendez-vous de Claude Léveillée.
Garderez-vous parmi vos souvenirs
Ce rendez-vous où je n’ai pu venir
Jamais, jamais, vous ne saurez jamais
Si ce n’était qu’un jeu ou si je vous aimais
Les rendez-vous que l’on cesse d’attendre
Existent-ils dans quelque autre univers
Où vont aussi les mots
Qu’on n’a pas pris d’entendre
Et l’amour inconnu
Que nul n’a découvert.
Et là, tout le monde a tellement bu que tu ne sais plus si l’atmosphère est celle des boîtes d’animation des années 70 ou des boîtes à chanson des années 60. Tout ça à cause du pianiste aveugle aux cheveux blancs qui semble connaître le répertoire tout en étant sans âge. Lui-même ne voyant pas comment s’en sortir. On vivait peut-être sous-terre, mais on au moins on ne frissonnait plus du mal de vivre et de survivre. Et dans ces moments-là, Gilles Vigneault, juste par ses mots, devient ton pays.
Mon pays ce n’est pas un pays c’est l’hiver
Mon jardin ce n’est pas un jardin c’est la plaine
Mon chemin ce n’est pas un chemin c’est la neige
Mon pays ce n’est pas un pays
C’est l’hiver.
Pour un québécois, l’hiver à Paris, c’est pire qu’au Québec. C’est humide, les maisons sont mal isolées. Les Français s’habillent, mais ne chauffent pas vraiment. Mais contre, au p’tit Québec, c’est comme par chez nous. On chauffe peu importe le prix du mazout. Et c’est de cet univers que la troisième nuit, j’appelai John, mort d’inquiétude, lui demandant de préparer une proposition de divorce. Quand je raccrochai l’appareil, je pus enfin chanter en riant à gorge déployée, cette belle chanson de Vigneault, : « il me reste un pays »
Il me reste un pays à te dire
Il me reste un pays à nommer
Il est au très fond de moi
N’a ni président ni roi
Il ressemble au pays même
Que je cherche au cœur de moi
Voilà
Le pays
Que j’aime.
Ne rentrant dormir qu’à la clarté, j’étais devenue creuseuse d’artéfacts dans le site archéologique de mon passé, alors que j’aurais eu besoin de m’endormir dans les bras d’un creuseur d’étoiles, juste pour me rappeler que jadis, il y eut des pelles et des râteaux pour se faire.
Il s’abreuvait depuis toujours aux frissons de l’éternité. Cela lui semblait si naturel qu’il n’avait jamais pu comprendre comment il se faisait que les humains puissent souffrir. Il chantait au théâtre « Le patriote » de Sainte-Agathe durant le souper,. Il montait par une échelle jusqu’à la cabane de l’éclairagiste soudée au plafond intérieur et de là, fredonnait les chansons les plus sensibles du répertoire de sa jeunesse dans le Vieux-Montréal. Et juste à côté de son cahier de chansons, reposait, ouvert à une page blanche, son journal quotidien.
Une des pages mentionnait qu’il avait mis dix ans pour découvrir le secret du rire dans le cerveau humain, le tout se résolvant en une thèse de maîtrise à l’université sur les lois structurales du rire et des pleurs. Une anecdote, s’étant réellement produite, illustrait d’ailleurs avec concision la substance du fruit de ses recherches.
L’événement était arrivé dans un aréna où près de six cents personnes assistaient à son spectacle. Il avait fait monter sur la scène l’organisateur, pour le faire participer à un sketch improvisé. À un moment précis où l’attention du public était à son maximum, il avait par mégarde accroché le dentier du comédien amateur, objet ridicule par excellence, qui avait fini par rouler jusqu’au bord de l’estrade.
Un immense rire de foule s’en était suivi. Il faut dire ici qu’un rire se lit exactement de la même façon que des notes d’une mélodie sur une portée musicale, la barre de mesure étant la surprise à l’esprit et le rire la mélodie de l’âme accompagnée d’une des trois émotions fondamentales ; soit Le rire de supériorité… Le rire de libération …Ou… Le rire de l’incongruité relié à la beauté ou l’esthétisme. Ces émotions étant universelles par leur présence et accidentelles par l’apparition de leur forme.
Il apparut évident à l’artiste que le premier rire créé par la barre de mesure du dentier frappant, par surprise, le plancher se trouva à être à au moins 80 % du type de la supériorité puisqu’on ne se gêna pas de rire du Monsieur plutôt que de l’événement en soi.
Il fallait donc,dans une suite improvisée mais calculée de barres de mesure de surprises à l’esprit, faire changer la nature émotive du rire.
2e barre de mesure.
Surprise à l’esprit :
L’artiste s’approche du dentier
Compte les dents pour voir s’il n’en manque pas
Rire…
À l’oreille, 60 % supériorité, 20 % libération, 20 % incongruité
3e barre de mesure.
Surprise à l’esprit
L’artiste se tourne vers la victime édentée
Compte les trous dans la bouche
Pour voir s’il n’en manque pas
Rire…
À l’oreille, 50 % supériorité, 20 % libération, 30 % incongruité
4e barre de mesure.
Surprise à l’esprit
L’artiste cache le dentier de son corps
Fait signe discrètement à la victime
De venir chercher son dû
Rire…
À l’oreille, 40 % supériorité, 10 % libération, 50 % incongruité
5e barre de mesure
Surprise à l’esprit
La victime, brillante
Marche à petits pas de balais
Et vient artistiquement récupérer son dentier
Rire…
20 % supériorité, 10 % libération, 70 % incongruité
6e et dernière barre de mesure
L’artiste prend la victime par la main
Et les deux saluent la foule
Comme si la mise en scène
Avait été préparée de main de maître
100 % de rire d’incongruité,
En admiration devant la beauté
De la barre de mesure
Tout le monde debout
Applaudissements dignes d’un rappel.
Ainsi, l’élément universel, présent dans tous les rires, se trouvant à être, jusqu’à preuve du contraire, la surprise à l’esprit. Mais si le dentier s’était brisé et que l’homme avait perdu de l’argent, il y aurait eu, suite à la surprise à l’esprit, rire jaune et sans doute douleur profonde, comme dans les pleurs.
Mais qu’en était-il des pleurs ? On pouvait aussi lire les pleurs sous forme de feuille de musique, la barre de mesure se trouvant à être paradoxalement la surprise à l’esprit. Sauf que la palette d’émotions l’accompagnant portait toute la même base de signature : une perte irrécupérable dans l’instant présent, ce qui donnait aux pleurs des périodes d’expression pouvant atteindre des mois et même des années.
Exemple : je me coupe le doigt, je saigne, ça fait mal, je pleure
Je perds ma mère, je pleure intérieurement des mois
Je perds mon emploi, je pleure le manque à gagner.
Qu’en était-il alors de pleurer de joie ? Je suis à l’aéroport. Ça fait dix ans que je n’ai pas vu mon frère. On se voit soudainement. Surprise à l’esprit. Deux émotions se superposent. La peine d’avoir souffert durant dix ans et la joie que cela cesse enfin. L’émotion paradoxale ouvrant une porte étonnante à l’âme humaine.
Et c’est cette porte que Renaud avait planifié d’ouvrir lors de la dernière soirée, dans le cœur des enfants du camp Ste-Rose. Il espérait d’ailleurs rencontrer ces enfants, une fois adultes, juste pour voir si dans le fond d’eux-mêmes, il en était resté une marque indélébile qui aurait peut-être eu une influence déterminante sur leur vie. L’hypothèse étant que pleurer de joie permettait de réparer le fil d’une enfance malheureuse ou des larmes de pertes succédaient trop souvent à des rires de supériorité, qui équivalent à la forme de rire le moins thérapeutique dont l’humain dispose pour atténuer les tensions de l’existence, puisqu’il crée une perte de valeur chez celui qui en est victime, Et il semblait à Renaud que pleurer de joie pouvait représenter théoriquement une porte intéressante permettant de traverser la fissure de la structure du temps pour enfin accoster sur l’île de l’éternité de l’instant présent.
Tout ça pour dire que le dernier matin au camp Ste-Rose, plusieurs enfants pleurèrent de découragement d’avoir tant creusé et de n’avoir rien trouvé, pas le moindre indice. Comme c’était la dernière journée du camp, plusieurs préférèrent se passer du dîner plutôt que d’être privés de secondes précieuses.
Natacha Brown déterra finalement une bouteille contenant une carte, avec la position exacte du trésor. Il était quatorze heures quand la tente des pelles et des râteaux fut déplacée… On creusa plus de quatre pieds dans le sol et peu à peu une matière solide recouverte de terre noire apparut. Anikouni exigea que l’on fasse attention de ne rien abîmer. Et c’est avec leurs petites mains noircies que les plus jeunes, assemblés en nid d’abeilles, mirent à découvert les deux poignées. L’excitation atteignit son paroxysme.
Le coffre fut soulevé, nettoyé….
C’est à ce moment-là que Jos Patibulaire arriva :
Le coffre appartient à la famille des patibulaires
Je vous interdis de l’emporter.
J’eus franchement peur parce que quelques jeunes levèrent d’instinct leur pelle pour protéger leur butin. Par chance, apparut de l’autre côté de la forêt, Monsieur Brisson, le chef des parents.
Le coffre est la propriété des enfants
Je t’interdis de leur faire peur
Espèce de gros plein de soupe de patibulaire.
Mais onze patibulaires chansonniers arrivèrent à leur tour pour soutenir leur chef.
Tu ne toucheras pas à notre frère toi Les gros bras pas de tête à Brisson
Le maire du village, Jacques des Meules, accompagné d’une cinquantaine de paroissiens pigés parmi les clients du St-Vincent arrivèrent aussitôt en trombe.
Quelle folie, quelle folie Tout ça, pour un coffre, clama Monsieur le maire.
C’est alors que Monsieur Clermont de l’Oranger survint à son tour, accompagné de deux policiers. Monsieur de l’Oranger, à titre de mandataire du gouvernement du Québec, réquisitionna le coffre afin de l’apporter à un juge provincial pour qu’il tranche le débat sur le fond du conflit. Jos Patibulaire, insulté de l’évolution de la situation, engueula les policiers avec une telle véhémence qu’on dut le menotter pour atteinte à l’ordre public. Il fut donc enfermé dans le panier à salade, un vrai camion emprunté aux forces de l’ordre de la ville de Montréal. Tous les patibulaires protestèrent avec fureur. On les embarqua eux aussi.
Les enfants pleuraient, hurlaient, criaient.
On leur volait leur coffre quand même…
Monsieur de l’Oranger demanda le silence.
Je propose qu’on engage un avocat
Pour défendre les droits des enfants
On n’a pas d’argent dit Natacha Brown
Pas de problème, dit Clermont
Que l’on vide nos poches
Et l’on verra bien.
Pierre David et Pierre Lamothe, épuisés de leur marathon mais de nouveau au service de la cause après quelques heures de sommeil seulement, passèrent le chapeau, réunissant une liasse impressionnante de billets de cinq, dix, vingt et cent dollars.
CAIA cria Anikouni
BOUM
Et nous comptâmes l’argent. Trois mille six cent cinquante dollars. Tel fut le résultat de la collecte du chant-o-thon du St-Vincent.
Et Clermont de crier, en levant l’argent dans les airs.
Ce soir, nous obligerons le juge
À tenir une cour de justice
Ici même dans la salle du camp Ste-Rose
Et nous gagnerons ce procès.
Les enfants passèrent donc l’après-midi à remettre les lieux de la chasse au trésor, dans un état convenable. Puis après le souper, une dernière cérémonie sous l’égide des trois Indiens de la tribu des têtes grises, permit de redonner au territoire de leurs ancêtres un caractère sacré. Elle eut lieu dans la forêt, autour de la maison en décomposition, de façon à permettre à Renaud de préparer la thématique finale du camp dans la grande salle communautaire.
Bon, un peu de silence, s’il vous plaît,
Dit Renaud, très concentré.
Monsieur le maire des Meules
Vous placez vos cent quarante-huit paroissiens à gauche
Les vrais parents des enfants en avant
Les faux parents en arrière
S’il manque de chaises,
On va aller en chercher d’autres.
S’il vous plait
Il faut laisser une allée au centre
La dame en rouge
Assoyez-vous à côté de monsieur le maire.
J’ai peur à sa réputation, dit-elle
En provoquant un immense rire.
Arrêtez d’avoir peur
Monsieur le maire en a vu d’autres
Dit Renaud.
Les patibulaires
Il y a seize chaises pour vous autres à droite
Monsieur Roméo Bourget,
En avant juste à côté de Madame Martin.
Et tout le monde de crier
Ben làlàlà
Ben làlàlà
On se calme, on se calme,
Fit la mère
Ne faisant que redoubler les ben làlàlà
Bon s’il vous plaît… S’il vous plaît
Il nous reste à peine cinq minutes
Avant l’arrivée des enfants
Edmond, sers la bouteille de cognac
J’veux pas que ça sente la boisson ce soir.
Et Edmond de crier :
Madame Martin,
Voulez-vous que je la mette dans votre sacoche ?
Et tout le monde de reprendre
Ah ben làlàlà
Ah ben làlàlà
S’il vous plaît, s’il vous plaît
CAIA…..
BOUM répondirent les adultes, amusés
De s’asseoir à partir du même réflexe que les jeunes.
Écoutez, dit Renaud,
Je sais qu’on est tassés
Et que certains d’entre vous sont encore enivrés
Des trois derniers jours du chant-o-thon du St-Vincent
On devrait d’ailleurs applaudir Pierre David et Pierre Lamothe
Qui ont battu le record du monde du chant en duo
Par une heure vingt-deux minutes.
HIP HIP HIP…HOURRA
HIP HIP HIP…HOURRA
Bon
Je sais qu’y a pas beaucoup d’espace
Mais les enfants vont tous s’asseoir au milieu
En cercle.
Je souhaite que nous vivions ensemble, ce soir
L’atmosphère du St-Vincent
Mais en n’oubliant jamais qu’on est là
Pour faire vibrer de joie les enfants.
Tiens, Monsieur Brisson qui arrive,
On vous a gardé une chaise
Juste en avant du groupe des parents.
Bon,
Y a une barre à témoin de chaque côté.
Le procès sera présidé par le juge Boilard lui-même
Et les deux avocats seront Maîtres Fiset et Maître Courteau,
Que vous reconnaîtrez facilement
Car ils font partie de nos bons réguliers
Qui adorent se saouler au St-Vincent.
Et tout le monde d’applaudir et de siffler
En criant leur nom
Pendant que les avocats enfilaient leur toge.
Le procès va être long
Avec ces deux-là, cria le chansonnier Ephrem.
Moins long que quand tu chantes
Saoul pis que tu cherches tes paroles
Cria le chansonnier Marcel Picard
CAIA…BOUM…hurla Renaud
Et Madame Martin de se lever
Arrêtez de donner de la misère à Renaud
Ah ben làlàlà
Ah ben làlàlà
CHUTTTTT
Les enfants s’en viennent
Une dernière chose
Chaque fois que vous avez le goût d’improviser
Faites-le en phrases courtes
Pour laisser la chance aux enfants
De devenir les vrais héros d’une histoire
Pour une fois dans leur vie.
Ok…
Et les enfants arrivèrent lavés, les dents brossées, en pyjama, de façon à ce que le coucher ne représente à la fin du procès qu’un détail de logistique. Renaud avait demandé à tous les acteurs adultes d’être habillés de noir, sauf pour les chapeaux de kermesse recouverts de tissus, roses pour les parents, rouges pour les patibulaires et Orangé pour Clermont. Seul Anikouni portait un splendide panache de chef indien, aux plumes multicolores.
Que tout le monde se lève, la cour s’il vous plait.
Le juge Boilard vint prendre sa place au centre, toge noire et magnifique perruque blanche. Il donna deux coups de maillet pour que tous puissent se rasseoir.
La cour est ici ce soir
Pour se prononcer
Sur la question suivante :
Qui est le propriétaire
Légitime du trésor
Du chevalier de la rose d’or ?
Selon les papiers que j’ai devant moi
Il semblerait que Jos Patibulaire
Qui fut emprisonné pour nuisance Publique
En serait le dépositaire
Par contrat notarié passé avec ses ancêtres
Et Jean-François Brisson de se lever en criant :
C’est rien que des menteries Monsieur le juge
Et les enfants de se lever à leur tour pour protester dans un brouhaha étonnant. Le juge Boilard frappa son maillet sur la table.
On ne parle pas ici sans lever la main.
Sinon je fais évacuer la salle.
Caia…. Dit le juge
Boum…Répondirent les enfants.
Faites entrer le prévenu
Jos Patibulaire.
Et le chansonnier Jos Leroux entra, entouré de huit policiers en habits, tous des copains de travail du poste 36 à Montréal qui venaient occasionnellement comme clients au St-Vincent. Suivaient deux avocats, l’un pour les patibulaires et l’autre pour les enfants. Maître Courteau était à ce point chauve, corpulent et petit qu’il faisait paraître l’avocat des enfants, Maître Fiset d’une très grande beauté, n’eut été de ce nez aquilin. Maître Courteau commença, le premier, son interrogatoire :
Monsieur Jos Leroux Patibulaire
Que faites-vous comme métier
Pour gagner votre vie ?
Garagiste maître
Le peintre Edmond qui avait pris place parmi les parents leva la main pour parler. Le juge Boilard n’eut d’autre choix que de le laisser aller jusqu’à la barre, juste pour voir…
Monsieur le juge
Monsieur Jos Leroux Patibulaire
Est un escroc
Qui fait siphonner sa pompe à gaz
Au lieu de servir sa clientèle honnêtement.
Le ton était donné… Les enfants applaudirent à tout rompre, les chansonniers patibulaires se tordirent de rire et les clients du St-Vincent apprenaient des choses dont ils essayaient de deviner la signification, sauf quelques clientes un peu rougissantes qui auraient préféré que le sujet ne soit pas abordé en public. Et le maillet du juge de rebondir sur la table.
Continuez Maître Courteau
Monsieur Jos Leroux Patibulaire
Ce contrat notarié vous faisant
Unique propriétaire du coffre
Du chevalier de la rose d’or
Vous a bien été donné
Par votre arrière-grand-père en personne
La veille de sa mort ?
C’est bien ça maître
Je n’ai plus rien à dire
À votre tour Maître Fiset.
Est-ce qu’il y a des enfants
Qui ont quelque chose à dire
À propos du coffre
Du chevalier de la rose d’or ?
Là, pendant plus d’une demi-heure, les gamins en pyjama se précipitèrent un à la suite de l’autre à la barre des témoins pour convaincre le juge que cela ne pouvait se terminer ainsi, et ce, avec des arguments d’une variété étonnante. Comme ce témoignage de la plus que grassette Chantal
Mon père s’est fait siphonné
Le gaz de son automobile
Je suis certaine que c’est Jos Patibulaire qui a fait ça
Une mère de famille se leva pour protester
Du sort subi par son garçon
Au garage de Jos
Et les chansonniers de rire. Et l’avocat des enfants Monsieur Fiset de répliquer que Jos Patibulaire était un homme pervers qui se faisait siphonner par n’importe qui, n’eut égard du genre masculin ou féminin. Et l’avocat de Jos, Maître Courteau, calant son client avec encore plus de subtilité répondit :
Que voulez-vous Monsieur le juge
Quand on n’est pas joli
Il arrive qu’on se console
Avec les mauvaises personnes.
Et le juge de rire lui aussi tout en frappant du maillet :
Quand on vient à la barre
On dit son nom en finissant par
Monsieur le juge,
Au suivant
Je suis du groupe des castors Monsieur le juge
Les patibulaires ont emprisonné le père de Miel
Et lui ont volé le document
Et les enfants de hurler, de rire, d’applaudir. Et Jos Patibulaire de répondre
On n’a jamais fait ça Monsieur le juge
Les enfants sont des menteurs.
Et les parents à leur tour de crier au scandale. Et les Patibulaires de leur crier des bêtises. Il n’y eut que le CAIA… BOUM du juge pour mettre fin au charivari.
Qu’on m’apporte le coffre
Réclama le juge.
Les huit policiers entrèrent très lentement avec l’objet tant convoité, en courbant légèrement les épaules pour montrer à quel point il était lourd.
Et le juge de dire :
Selon le papier notarié
Remis en personne à Jos Patibulaire
Par son arrière-grand-père….
Monsieur le juge, puis-je parler…
Jean-François avait enfin saisi la manière de bien paraître devant le juge.
Nous avons une carte reconstituée
Signée du chevalier de la rose d’or
Lui-même.
Pourquoi ça ne compte pas ?
Est-ce que le chevalier de la rose d’or
Vous l’a remise en main propre ?
Non…
Alors qui me dit que ce n’est pas un faux.
Et comme le document notarié
A été remis en main propre
A Jos Patibulaire par son arrière-grand-père
La journée avant de mourir…
Un instant Monsieur le juge
Mon nom est Monsieur Clermont de l’Orangé,
Conservateur des trésors historiques
Au Musée de Montréal.
J’ai fait une enquête
Et je tiens à vous faire remarquer
Avec tout mon respect
Que la journée où l’arrière-grand-père est mort
Jos Patibulaire n’était même pas né
Si vous voulez vérifier les actes de naissance
Et de décès
Vous verrez que le témoin principal a menti.
Et Madame Martin, la mère de Jos Patibulaire, de lever aussi la main.
Monsieur le juge
Mon fils est un si bon garçon
Il n’a jamais menti à sa mère.
Ah ben làlàlà
Ah ben làlàlà
Madame, répondit le juge
Les actes de naissance et de décès sont formels
Votre fils n’a pu parlé à son arrière-grand-père
Puisqu’il n’était même pas né
En conséquence de quoi
Je déclare, ici même sur le banc de la magistrature,
Que le coffre appartient aux enfants.
Tous les petits se sautèrent dans les bras.
CAIA…BOUM
Avant d’ouvrir le coffre
Le père de Miel,
Que vous avez délivré d’un mauvais sort,
Aimerait vous adresser la parole.
Mes amis
Mes très chers amis,
Vous avez été courageux.
Vous avez vécu l’aventure de la vie
Avec panache
Permettez que je vous remette,
En gage de reconnaissance,
Un talisman qui vous rappellera
Qu’on peut toujours s’en sortir
Dans la vie
Quand on y croit.
Robert et les employés de bureau entrèrent en jouant du tamtam. Pendant que les trois Indiens des têtes grises transportaient enfilés sur une très longue perche, des panaches d’indiens, un pour chaque enfant, payés avec l’argent ramassé au chant-o-thon. Il y eut remise des panaches avec une bouffée du calumet de paix.
Puis le père de Miel fit sauter le cadenas du coffre à coups de masse. En l’ouvrant, les enfants purent voir déborder des milliers de smarties de toutes les couleurs, Clermont ayant convaincu la division de la compagnie pour le territoire du Québec de financer cette partie de la légende. Et c’est ainsi que les enfants retournèrent à leur lit avec le haut de leur pyjama rempli à capacité de smarties, bonbons ressemblant au m&m.
Tous les adultes furent invités à fêter au St-Vincent, sauf mon père et moi, Renaud nous ayant demandé de rester pour la grande finale. Est-ce qu’on pouvait aller encore plus loin au niveau de l’émotion ?
J’ai besoin que les enfants atteignent
Le bonheur de pleurer de joie
J’ai mis mon été pour en arriver là
Alors il reste ce bout de veillée
À vivre.
Un bivouac énorme avait été monté sur la plage. Il avait été entendu avec les éducateurs et éducatrices qu’à l’apparition du feu allumé dans les fenêtres du dortoir, on réveillerait les enfants. Ceux-ci arrivèrent par équipe.
Anikouni demanda aux enfants de chanter la chanson galli galli galli zum. Et Jean-François d’entonner :
Le feu de l’amour brûle la nuit
Je veux te l’offrir pour la vie
Puis, Anikouni déposa un genou par terre et dit :
Monsieur Rodolphe
Puisque vous êtes délivré des méchants patibulaires
Et que les enfants ont trouvé le trésor
M’accordez-vous la main de votre fille ?
Et mon père de déclamer :
Si chaque nuit tu en fais la demande à la vie,
Elle te rendra plus fougueuse que Scarlett Ohara
D’autant en emporte le vent,
Plus gémissante qu’Héloïse pour Abélard
Dans la nuit des temps,
Plus pure que Juliette dans les bras de Roméo
L’embrassant
De telle sorte qu’un soir, un mystérieux soir
Un beau prince, ombrageux et charmant
Posant genou au pied de vos royaux atours
T’offrira et son cœur et son or
Et la terre entière chantera
En cet instant présent
Ils vécurent heureux
Et eurent beaucoup d’enfants
Au paradis…Millénaire
De la poésie des bien-aimés
sur l’île de l’éternité
Je bénis votre union mes enfants.
Et je vous déclare unis par les liens du mariage
Et les enfants de crier : un baiser, un baiser, un baiser.
Nous nous embrassâmes passionnément.
Et Anikouni de conclure :
Miel et moi allons partir de longues années
Vivre notre lune de miel à travers le monde.
Nous nous rendrons d’abord en chaloupe
À la roche sacrée
Et de là, les têtes grises nous emmèneront
En canot au pays de l’imaginaire.
Nous ne savons pas quand nous nous reverrons
Adieu mes amis, adieu.
Renaud et moi serrâmes dans nos bras chaque enfant. Et les larmes de joie nous submergèrent tous et chacun, à la fois douleur face à un départ définitif et joie suprême d’avoir vécu quelque chose de magique.
Les enfants attendirent sur la plage que Robert revienne avec la chaloupe vide. Et c’est avec l’image de nos deux silhouettes, assises l’un près de l’autre, visages inondés de lumière de lune, qu’ils retournèrent au dortoir rêver de Miel et d’Anikouni.
Et Renaud qui n’avait cesse de crier sa joie à la lune les deux mains en porte-voix :
On a réussi
On a réussi
Et pendant que, couché sur le dos, Renaud dégustait ce moment de beauté volé à une réalité, je lui fis sauvagement l’amour pour m’engorger de lui. Avant qu’il ne dise mot, je sautai à l’eau tout habillée et nageai sans regarder en arrière, puisque le lendemain matin, je partais pour Vancouver. Et il n’y eut dans ces dernières larmes que de la souffrance, espérant pleurer de joie quelque part, le long de la route de mon destin.
Une nuit nous nous retrouvâmes, Renaud, Clermont, mon père et moi, à la belle étoile, sous les deux saules pleureurs du camp Ste-Rose. Nous avions passé la soirée à enterrer le coffre du chevalier de la rose d’or sculpté par mon père pendant que les enfants vivaient une activité cinéma à l’intérieur de la salle communautaire. Clermont avait eu la gentillesse d’apporter pain, fromage, raisins, bouteille de vin. Amenez-moi au début du roman
Quand une étoile explose dans l’univers,
Est-ce un événement historique
Demanda Renaud ?
Non pas vraiment répondis-je ?
Est-ce que la Deuxième Guerre mondiale
Fut un événement historique
Redemanda Renaud ?
Indéniablement fit Clermont.
Pourtant une étoile qui explose
Dégage des milliards de fois
Plus d’énergie qu’une guerre
Conclut Renaud.
Et mon père de répondre :
Échec et mat.
Mon père adorait se faire mettre échec et mat au niveau intellectuel. C’est pourquoi il avait tant apprécié sa relation intime avec l’Encyclopédie Larousse. Quand il découvrait une pensée qui faisait exploser la sienne, il ressentait en lui un effet profond de jouvence, toute pensée ne correspondant en ses mœurs qu’à une peau sèche ne demandant qu’à être enlevée.
Quand un enfant meurt dans le monde
Est-ce un événement historique demanda Renaud ?
Mmmm
Est-ce que l’assassinat du président Kennedy
Fut un évènement historique ?
Mmmm
Pourtant l’enfance qui meurt
Partout sur la terre
Dégage des milliards de fois
Plus de souffrance
Qu’une présidence
Qui croule sous les balles.
Personne ne dit mot. Comme si le fait de modifier une perspective admise de tous permettait de redonner à la vie humaine son vrai sens d’aventure cosmique unique, du berceau au tombeau, sans que le regard des autres la falsifie.
Un coffre au trésor enterré
C’est aussi beau qu’une étoile
Qui explose
Au fin fond de l’univers
Dit Renaud
Et mon père de conclure :
Un coffre au trésor enterré,
À la seconde où il est découvert,
Ça devient beau parce que
Ça fait exploser une étoile
Dans le cœur des enfants.
Échec et mat, dit Renaud.
Quand, le lendemain soir, Clermont prit la parole au micro du St-Vincent, il raconta cette anecdote en guise d’introduction. Puis il termina en disant :
Ceux et celles qui veulent faire vivre aux enfants
La fin d’une belle histoire, rendez-vous dimanche matin
Huit heures.Il nous reste six jours
Pour la monter.
Une des caractéristiques qui firent du St-Vincent de cette époque un chef d’œuvre de joie de vivre profonde de soir en soir fut le fait qu’il était fréquenté assidûment par des réguliers de tout âge et de toute condition, les portes de garage étant ouvertes comme le cœur de Madame Martin, chacun s’y sentait chez lui ou chez elle. Ce n’était encore ni la mode, ni un point de chute de touristes. Tout au plus une fête villageoise, comme on en retrouve partout de façon ponctuelle dans les sous-sols d’églises ou les tentes foraines de nombreuses communautés du Québec. Chacun s’y était connu là, arrivant comme par hasard, mais aimé avec la même intensité comme par destin, par celle que tous avaient fini par appeler affectueusement « La mère Martin »
Clermont possédait cet art de voyager respectueusement non pas de corps en corps, mais d’âme en âme, sans jamais porter de jugement. Pour lui, le St-Vincent, c’était à la fois le cosmos, l’univers, la planète, le pays, la ville, un café, une maison, le tout réduit à l’échelle d’une famille, la sienne.
Ce ne fut donc pas surprenant de le voir discrètement se faufiler entre les tables.
Il était inquiet pour Madame Marguerite dont le fils se retrouvait en prison parce qu’il avait mis le feu à une discothèque célèbre de Montréal, provoquant la mort de six personnes. Elle s’assoyait maintenant dans le fond près du bar, rongée par la honte, dialoguant quelquefois avec la plus âgée des serveuses, Jeanne D’Arc. Clermont lui dit simplement qu’il serait très honoré qu’elle soit présente dimanche après-midi, parce qu’elle était, avec lui, la cliente la plus ancienne et que cela lui porterait certainement chance.
Il connaissait aussi l’histoire tragique de Jacques des Meules, natif des îles de la Madeleine, dont le navire du père avait fait naufrage lors de l’inauguration de la pêche aux homards et qui par la suite, disait avoir tué sa mère parce qu’elle était décédée dans un accident d’automobile alors qu’il était le conducteur. Celui-ci gagnait maintenant sa vie comme chauffeur de taxi, terrorisé par la route lorsqu’il était à jeun, mais souhaitant lui-même mourir d’un accident lorsqu’il avait bu. Chaque soir, il déposait son taxi sur la rue du port, le remplissant de clients à la fermeture. Clermont lui dit simplement qu’il serait honoré d’être conduit au camp Ste-Rose dans son taxi, puisque lui-même ne possédait pas d’automobile. « À quoi bon une auto, quand un ami en a une ? »
Il passa voir Madame Sequel, dame très âgée venant d’on ne savait trop où, qui marchait très droit sans sa canne quand personne ne la regardait et qui dès qu’elle croisait une connaissance, se penchait piteusement avec 20 ans de plus sur son dos, de façon à attirer la sympathie ou la compassion. Elle aimait monter sur la scène et réciter le seul poème qu’elle connaissait : « le lac des cygnes » pendant que le chansonnier qui l’accompagnait à la guitare en profitait pour fermer les yeux, beaucoup plus dans l’intention de cogner des clous que pour se recueillir. Clermont lui offrit une place à côté de lui dans le taxi de Jacques des Meules.
Et cette jeune fille blonde, magnifique, au nom de Lisa Marie, qui ne buvait que de l’eau ou presque. Elle venait de se séparer à l’amiable de son mari. Elle avait, elle aussi, loué une chambre dans le Vieux Montréal sur la rue St-Paul et n’avait découvert le St-Vincent que depuis quelques jours. Jeanne Martin l’avait accueillie, conduite à la table de Clermont, puis était devenue amie avec le groupe de Diane Lépine, une jeune étudiante dynamique et rassembleuse autour de laquelle une vingtaine de jeunes filles passaient d’un soir à l’autre du rêve à la défensive, encerclées par une barricade de soupirants, faisant obstacle à certains chansonniers un peu trop sûrs d’eux-mêmes dans leur lubricité de gamins heureux.
C’est ainsi, que, un par un, chacun fut conquis à l’idée de transplanter la famille d’un lieu à un autre, juste pour le bonheur de vivre un moment magique.
Vers minuit arriva de nulle part le chansonnier René Robitaille. Il était disparu sans préavis, comme c’était son habitude, provoquant la colère de Madame Martin qui s’était juré de ne jamais le réengager, alors qu’elle fut la première à le serrer dans ses bras. Et tous les clients de crier :
Le gros Bob d’à côté
Le gros Bob d’à côté
Jos, voyant que René avait soif, lui céda donc sa place sur la scène. Et René de dire, comme des milliers de fois auparavant
Je m’en vais vous chanter…..
La seule composition que je me rappelle
Quand je suis saoul….
Les rires fusèrent de partout.
Mais là il me semble que je ne suis pas encore assez saoul
Je risque d’oublier des paroles.
Trois cognacs arrivèrent sur la scène
LE GROS BOB D’A COTE
J’te vois r’venir chez nous…..Par la porte d’en avant
Tu sonnes et je t’ouvre………Pis j’descends lentement
Je te prends dans mes bras….On remonte lentement
On ose pas parler…………….On en a trop à dire
C’est ce qui faisait que, d’un soir à l’autre, le St-Vincent passait d’un moment magique à un autre, sans jamais savoir dans quel ordre il apparaîtrait. Les membres de la famille, qu’ils soient chansonniers ou clients, même absents, embellissaient les secondes de chanson en chanson par leurs lumières vives comme par leurs ombres lointaines.
Je peux témoigner du fait que, dans les jours qui suivirent, le camp Ste-Rose atteignit, lui aussi, la même qualité de magie. Les lieux institutionnels ayant été transformés en décor, le tombeau du chevalier de la rose d’or se trouvant dans le caveau et le trésor caché quelque part autour de la maison en décomposition, cela permit aux jeunes d’avoir le sentiment de faire partie d’une famille partageant la même euphorie à travers un horaire de moins en moins fragmenté de leur quotidien.
Anikouni monta deux tentes dans la forêt près de la maison en décomposition. Une pour lui qui allait maintenant y camper nuit et jour et une autre sous le faux prétexte d’abriter le matériel de bord, soit les pelles et les râteaux, alors que le coffre sculpté par mon père reposait en dessous, précieusement enfoui dans le sol.
Avec la complicité de Robert, Renaud incita les enfants à former un comité de négociations pour obtenir des droits supplémentaires. Et c’est ainsi que les couchers devinrent progressifs selon les âges, que tous et chacun purent aller creuser dans la forêt à n’importe quel moment de la journée, le temps qu’il lui plairait et qu’il fut possible le soir d’aller converser seul à seul avec Anikouni autour du feu, en avant de sa tente, en autant qu’on inscrive son nom sur une liste où étaient affichées les heures disponibles.
Le jour, Renaud prit l’habitude de toujours creuser le même trou juste devant la cabane en décomposition, travaillant d’arrache-pied au pic, à la pelle et au râteau. Les enfants étaient à la fois admiratifs de le voir si tenace, et attristés de pressentir qu’il creusait pour rien. Le trésor devait certainement être ailleurs. Et chacun, ayant sa petite idée, protégea au moyen d’une corde tendue entre quatre arbres, le lot qu’il s’était attribué.
Vers 16 heures, il plongeait dans le lac pour aller se recueillir au centre sur la roche sacrée. Puis, revenant à sa tente, il s’allumait un feu et soupait seul. Quelques enfants, à tour de rôle, profitaient de la période libre juste avant la grande soirée pour aller jaser un peu avec lui.
Il leur servait une boisson indienne, mélange de thé chaud et de tisane, puis les écoutait parler de tout et de rien en alimentant les silences de…
Mmmmmm…
Mmmmmm…
Aux dernières minutes de la rencontre, il concluait chaque fois avec les mêmes paroles.
On a dans le cœur
Un coffre au trésor.
Si, chaque fois qu’on est heureux,
On collectionne les instants heureux
Et qu’on les cache dans le coffre
Comme les écureuils ramassent
Des noix pour l’hiver,
On ne manquera jamais de bonheur dans la vie
Même dans les moments de grande souffrance.
Qu’est-ce qu’un coup de foudre, sinon un mélange explosif de bonheur et de souffrance? Cela ressemble tellement au « big bang » de la naissance de l’univers que cela ne rentre même pas dans un coffre.. Le problème avec Renaud, c’est qu’il était tellement passionné de peindre le réel pour que tout s’impressionne de beauté, au même moment, dans un instant précis, que son corps ne cessait de s’éthériser sous les enivrements successifs de la tension créatrice. Selon Clermont, suite à notre nuit à la belle étoile sous les saules pleureurs, j’étais devenue sa couleur « Clair de Lune » .
Je me souviens de cette nuit-là où j’arrivai à sa tente vers deux heures du matin. Je lui parlai de John Thysdale, ma thèse de maîtrise, Vancouver, mon possible départ.
Une lune,
C’est comme les fascinantes
Me dit-il
Ça ne reste jamais longtemps
À la même place
Dans un tableau
Surtout quand elle est belle et ronde
Et qu’elle bouleverse mon monde.
Effectivement, il m’avait semblé depuis quelques jours atteindre en mon être, la dimension des fascinantes, le tout déclenché par un événement des plus anodins. Comme le sens profond du mot ne cessait de m’intriguer, je fouillai l’encyclopédie de mon père. Et je me sentis outragée d’y trouver non pas le mot « fascinante », mais « fascinant(e) »
FASCINANT(e)
Qui exerce un vif attrait, séduisant.
Ex : Huysmans à propos d’une femme
Elle vous regarde d’un œil si fascinant
Si bizarre qu’on s’arrête subjugué.
J’écrivis donc une lettre de protestation à Larousse.
Bonjour, bande de chauvins,
Je désire, au nom des femmes du monde,
Protester contre tous ces mâles qui se gorgent de leur pouvoir
Pour définir les mots et leurs sens.
Que vous accordiez une telle importance au mot fascinant
En méprisant le mot « fascinante »
Comme étant un simple appendice
À votre monde mâlien me scandalise.
Le jour où les femmes de la planète
Décideront de s’emparer des mots
Pour les décrire selon leur vision
Leur sensibilité
Elles découvriront également
Que la logistique de votre encyclopédie
Sous-entends une partie écrasée du savoir
C’est scandaleux de vous voir, d’une main
Nous piétiner le E et de l’autre nous usurper
Notre féminité sous la plume d’Huysmans
Pour illustrer votre pauvreté d’imagination.
Serai-je un jour la première femme à organiser
Une manifestation devant votre usine à mots mâles ?
Et vous verrez la vraie nature du mot fascinante
Lorsque sa définition sera présente
Sur sa pancarte,
FASCINANTE :
Femme qui par une intensité particulière du regard
Ne donne jamais plus à un homme
Que la partie d’elle-même qu’il mérite.
S’il est mené par sa queue, elle lui offre son cul
S’il peint le monde, elle l’éclaire de son intelligence.
Mais jamais un homme n’a pu se vanter
De l’avoir possédée en entier
Et c’est le fait qu’elle n’a jamais appartenu
À personne qui fait que son regard
Atteint la vibration d’une fascinante.
À quand un dictionnaire au féminin ?
Marie Une fascinante indignée.
C’est peut-être à ce moment précis que je sentis la différence entre percevoir sa vie comme une suite de hasards et ne vibrer qu’à l’accomplissement d’un destin. Je sus d’intuition que je serais toute mon existence une guerrière habitée par le tamtam des rythmes. Féministe de combat, libre de toute pensée, piégée ni par le cœur, ni par les sens, mais rebondissant de l’un à l’autre comme le canot descend les rapides en contournant les roches. Je ne serais jamais ni le clair de lune, ni la lune elle-même, mais la première femme ayant canoté sur la lune. Je serais une écrivaine féministe et ma lune serait l’univers des mots au féminin.
Tout m’apparut si clair. J’étais à la fois Lola la bisexuelle et Rachel le modèle nu des Beaux Arts. Mais bien plus encore. Je fus, comme elles le furent à une étape de leur vie, habitée par le tamtam d’un rythme temporaire, celui de la séduction sensuelle, celui de la femme fatale.
Je racontai tout cela à Renaud, sans sauter un iota.
Est-ce que tu m’aimes, me demanda-t-il ?
Comme une folle répondis-je.
Quand tu seras écrivaine,
Tu auras les mots du frisson pour l’écrire ?
J’en suis certaine
Et ça ressemblera à….
Il y avait des étoiles, une tente, un feu, et nous deux.
Un coup de foudre exigeant la folie de se consumer l’un dans l’autre
À la vitesse de l’éclair sous menace d’implosion par l’intérieur,
La souffrance du manque de l’autre étant seconde par seconde insupportable.
Mais quand l’autre ne se nourrit qu’à l’insupportable,
Ne te dégustant que par infimes étincelles,
Tu te sens agoniser de plaisirs, de jouissance et de volupté.
Et tu arrives de nuit, vers deux heures du matin
Le suppliant de t’entredéchirer
Au tamtam des rythmes endiablés
Pour avoir enfin la force de le quitter.
On nage me dit Renaud ?
Nous nous rendîmes à la plage. Une fois les vêtements déposés au fond d’une chaloupe, nous nous hissâmes nus sur la roche sacrée. Et c’est couchés visages tournés vers la lune, qu’il me tint simplement par la main.
Tu te rappelles la phrase de ton père
Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage ?
Mmmm
Je tente de visiter le pays du coup de foudre
Tout en retardant le plaisir.
Raconte-moi ton coup de foudre depuis le premier instant.
Pourquoi ?
Parce qu’une fille Qui vit un coup de foudre
Et en plus pour ma personne
Je ne verrai pas ça deux fois dans ma vie.
Et toi tu vis quoi pour moi, demandai-je?
De la fascination, je crois.
Et nous fermâmes les yeux, dans cette chaleur bienfaisante où l’eau s’évaporant peu à peu entre mes seins sembla se retirer pour ne pas nous déranger.
Tu n’étais pas costumé en chef indien
Avec le panache et la corne au cou
Tu étais chaque plume.
Tu ne marchais pas d’une façon
Rythmée et légère à la fois
Tu étais rythme et légèreté.
Le premier instant où je vis tes yeux Renaud
J’eus l’impression de vivre un big bang
En plein centre du cœur.
Tu avais les yeux d’un homme qui cherche.
Il se dégageait de toi
Quelque chose de magnifique
Que je n’avais vu auparavant
Que dans les yeux de mon père.
Et cette façon de déposer un genou
Devant moi et de m’appeler Princesse
Je me rappellerai toute ma vie
Des mots que tu as prononcés :
« La foudre a frappé mon cœur De passion pour le vôtre. »
Et Renaud de poursuivre.
J’ai dit aux enfants :
Je suis amoureux de cette princesse
Je dois retrouver le feu de la caverne sacrée
Et le lui ramener afin de lui déclarer
Mon amour éternel
Je tentais de m’imaginer par les mots
Ce que pouvait être un coup de foudre.
Dit Renaud.
Je me rendis compte qu’il avait une soif infinie de déguster ce que je vivais, le mot coup de foudre étant un divin mystère pour lui. Il n’était intéressé ni à mes seins gorgés de passion, ni à mon ventre hurlant de désolation, ni à ma vulve affolée de ne rien étreindre, ni à mes jambes saisies d’immobilisme sous l’effet de trop d’étrangeté. Non, il caressait mes lèvres des siennes en répétant inlassablement.
Parle-moi du coup de foudre
De ce que tu vis en dedans
Si c’est beau, essentiel,
Féerique comme on le dit
Dans certaines chansons ?
J’aimai sa soif des mots qui peignent avec le même rythme de créativité, comme on peigne les cheveux de l’être aimé, comme on peint l’ondulation des mains lorsqu’elles tiennent le peigne, comme on peint le peigne lorsqu’il épouse la main.
Le coup de foudre, dis-je
C’est l’éclair et le tonnerre
En même temps
Qui déchire le ciel
Dans une apocalypse de nuages
Disparaissant en l’orage d’un instant.
Et apparaît le soleil perpétuel
En plein centre de ton ventre
Tu t’éloignes le moindrement
Tu te meurs de froid
Et de peur d’être submergé de glace.
Tu t’approches de trop près
Tu brûles de convulsion
Et de peur de te transformer
En lave et en cendres
Comme un volcan.
Tu te places exactement dans l’axe
Et ton dos se glace
Et ta poitrine se brûle
Dans un terrible gémissement intérieur
Et tu n’arrives plus à voir la vie
Autrement qu’en rapport au soleil.
Plus je parlais du coup de foudre, plus Renaud variait la forme artistique de ses baisers sur ma peau, comme pour appuyer mon dire. Au passage de l’apocalypse, il suça délicieusement mon cou mordillant la texture de ma chair. Quand je parlai de l’arrivée du soleil au centre de mon ventre, il y déposa sa tête, frottant son oreille comme pour mieux entendre l’infini désastre de cet astre transgressant les lois du ciel pour mieux renaître en mon cosmos intérieur.
Je fus soudain parcourue de spasmes incontrôlables. De toutes mes forces, j’enfonçai sa tête au creux de mon nombril en faisant, malgré moi bien malgré moi, pression pour qu’elle descende au volcan de mes sens. Il défit les lianes de mes mains pour les approcher de sa joue. Il semblait envoûté par la passion profonde de s’imprégner des parfums les plus rares et les plus exotiques que seul le coup de foudre pouvait faire surgir en lui telle une tempête furieuse sur la mer de ses sens. Et nous dansâmes l’un à la surface de l’autre, en évitant les zones érogènes, comme il me l’avait appris.
Et je connus enfin la danse du tamtam des rythmes. Le cœur joue du tamtam et les rythmes varient en des séquences qui me rappelaient les montagnes russes des chansonniers du St-Vincent quand ils passent d’une chanson à une autre. Il me sembla que Renaud cherchait encore l’éternité sous la fissure des sens.
Avec le recul, je me rends compte qu’il mangea non pas, chaque infinité de ma chair survoltée, mais tenta de s’approprier morceau par morceau, le feu de la foudre qui animait mon être pour le sien. Le rythme de ses lèvres contre mes reins atteignit une telle immobilité dans un mouvement infini que lorsqu’il accéléra avec une infinie délicatesse au creux de la chute, il me sembla exploser de nouveau en des parties inconnues de son corps lui-même.
Je ne sais si c’est la femme ou la fascinante qui réagit vers la fin, avant que la fin n’explose enfin, mais je me levai brusquement et plongeai dans le lac pour disparaître de sa vue et ne laisser en lui que la sensation de mes plaintes à jamais imprégnées dans les canaux de ses veines pour que circule, en gondole, le chant amoureux de mes spasmes éternellement douloureux telles les bourrasques portant la neige des regrets au-delà du vent jalousé par le temps agonisant au loin de temps en temps, bien au-delà du firmament.
Quand le lendemain soir, je descendis dans le Vieux Montréal, je me sentis comme l’Indienne en canot pagayant sur l’immensité des lacs lubriques, refaisant le parcours soyeux de Lola la bisexuelle comme de Rachel le modèle nu des beaux-Arts. J’entrai habillée en indienne, à la Davy Crockett, seule et fière de l’être. Je sentais la mouille d’une femme inassouvie, suscitant le désir, la passion, la conquête à venir, la docilité, la servilité en lesquels se perd tout mâle lorsqu’il se fragilise. Je le sus par ces regards autour de moi, inlassablement captivés par un inaccessible comme le papillon finit par se brûler les ailes lorsqu’il ne peut se détacher de la lumière de la lampe.
Madame Martin prit le micro.
Elle annonça qu’à vingt heures précises, commencerait un chant-o-thon de trois jours et trois nuits où les chansonniers Pierre David et Pierre Lamothe chanteraient sans arrêt, tentant de battre le record du monde du plus long marathon de chansons afin de l’homologuer dans le livre des records Guilness. Les profits serviraient à la dernière soirée des enfants du camp Ste-Rose.
Le tamtam des rythmes des applaudissements de la foule me rappela ceux de la roche sacrée et mon corps fut pris de convulsions irrespectueuses. Je me fondis à la foule, qui hystériquement, même si aucune consommation n’était permise durant la nuit, n’eut de cesse de se lever debout sur les chaises, chantant les racines de notre culture au nom de tous les ancêtres porteurs d’eau, de joies furibondes comme de misères et de hontes d’avoir été vaincus quelques siècles auparavant par les Anglais.
Au moment où Pierre David chanta la chanson de Vigneault,
L’homme est parti, c’est au chantier
La femme est seule, seule, seule
L’homme est parti c’est au chantier
La femme est seule à s’ennuyer.
Madame Martin me fit part de l’émotion suscitée en elle par cette chanson, parce que le refrain la ramenait directement à l’origine de notre asservissement comme peuple.
Selon Jeanne, il faut remonter en 1774. Le tamtam des rythmes du peuple du Québec tourne autour d’une organisation féodale et religieuse. Le territoire du Québec est dirigé en seigneuries et les plus riches appartiennent à l’église. Presque tous les catholiques, nonobstant les coureurs des bois, vivent asservis et pauvres. Le fermier paie un loyer annuel, donne un quatorzième de son grain qu’il moule au moulin du maître, un douzième du prix s’il vend sa terre. Quand le Seigneur se construit, il doit couper du bois et transporter des pierres gratuitement. Chaque fois qu’il pêche et qu’il chasse, il doit en donner une partie au Seigneur. Ses bras servent aussi aux corvées du Seigneur, le temps des semences et des récoltes, sans oublier la dîme au clergé.
Une fois le territoire conquis, l’Angleterre jugea qu’il était plus rentable de soumettre le peuple étranger en achetant le clergé plutôt que de modifier les structures existantes. C’est ainsi, qu’à titre de surintendant de l’Église romaine, Monseigneur Briand reçut du souverain une pension de deux cents livres par année. (Brunet, Michel, les Canadiens après la conquête, Montréal, Fides,,1969, p.34-49, 136. 216) Nous fûmes donc trahis par nos élites religieuses et non par les Anglais.
Après la conquête et la signature de l’acte de Québec, au moment où les tenants de la révolution américaine échouèrent à nous conscientiser à titre de société libre, porteuse de droits égaux pour tous, nous fûmes de nouveau trahis par les évêques de Montréal, Trois-Rivières et de Québec.
On obligea les habitants valides à besogner comme des forçats à la grande corvée ordonnée par Carleton pour charroyer les vivres des troupes, réparer les chemins, tirer des bateaux et cela sans aucune rémunération. Ceux qui refusaient étaient emprisonnés. Les soldats anglais s’emparaient des fermes abandonnées, violaient les femmes, tuaient des animaux à leur guise. De là l’expression porteur de pierre et porteur d’eau. Les Canadiens français, peuple de doux et asservis entre tous, furent utilisés pour transporter des pierres et de l’eau d’un endroit à l’autre. Dix mille canadiens valides aux mains de dix mille soldats britanniques armés. De là ces chansons de folklore, empreintes de tristesse, pour ces coureurs des bois et ces hommes de chantiers tentant du mieux qu’ils pouvaient d’échapper au génocide religieux des consciences.
Et Madame Martin me demanda de bien écouter la beauté des paroles du folklore qu’elle avait demandé au chansonnier Pierre Lamothe de chanter :
LES VOYAGEURS DE LA GATINEAU
Nous partîmes pour un voyage
En canot sur la Gatineau
Le plus souvent le pied par terre
Et la charge sur le dos
Nous pensions à notre jeune âge
Qui s’était si mal passé
À courir dans les auberges
Notre argent y gaspiller
Quand nous fûmes dessus ces lacs
De lac en lac jusqu’au camp
C’est icitte qu’on est destinés
À bâtir mes chers enfants
À bâtir une vraie cabane
Ce qu’on appelle un chantier
Mais un chantier d’épinettes
En bois ronds non pas carrés
Que chacun y prenne sa place
C’est icitte qu’on va coucher
Qu’on va dormir sur la paillasse
Des branches qu’y faut rapailler
Mettez-y cent fois des branches
Mais des branches de sapin
Pour mieux dormir à son aise
La plus grosse en dessous des reins
Ah si jamais j’y retourne
Au pays d’ousque je d’viens
Je ferai de moi un homme
Et non pas un bon à rien
J’abandonnerai la cabane
Dans les bois trop éloignés
Je prendrai bien soin d’ma femme
Sans courir dans les chantiers
Je prendrai bien soin d’ma femme
Sans courir dans les chantiers.
Tout le St-Vincent bruissait que comme une immense vague, épaule contre épaule, bonheur de se bercer à l’âme du peuple tout en n’ayant pas tout à fait accès aux sources historiques de sa souffrance. Mais une chanson ne peint-elle pas l’essentiel, l’émotion qui découle de quelque chose de terrible qu’on préfère oublier dans les méandres de l’histoire ?
C’est ainsi que je me rappelai cette nuit-là m’être fondue dans la foule, avec Jeanne à mes côtés avant de descendre la rivière de ma vie, comme une indienne amoureuse de son canot d’écorce bien plus que de l’indien Anikouni qui avait contribué en lui fournissant les couleurs pour que la peinture protège ses passions intérieures de l’érosion du temps.
Jeanne avait l’art de raconter les dessous de chaque chanson. Quand Pierre David chanta le folklore « c’est dans le mois de mai que les filles sont belles et que tous les amants y changent leur maîtresse » elle me raconta cette coutume indienne rapportée par les Jésuites dans leur journal de bord.
Quand le corps d’une très jeune indienne se gémissait soudainement de la soif de sexe d’un indien, on lui construisait une petite cabane. Et là elle faisait l’amour avec tous les Indiens de son choix, jusqu’à ce qu’un de ceux-ci lui plaise vraiment. Alors ils allaient vivre tout simplement ensemble, le geste exprimant aux yeux de la tribu une forme d’engagement. Ce qui n’empêchait pas la pratique d’une coutume remontant à la nuit des temps, celle de la course aux allumettes.
La nuit, tout indien pouvait demander les faveurs sexuelles de toute indienne, mariée ou pas, en allumant au feu central une brindille de bois. Si l’indienne souffle le feu à l’extrémité de sa branche, cela veut dire que l’indien est invité à partager sa couche, sinon il doit poursuivre sa quête de femme en femme, les femmes possédant le pouvoir d’orchestrer les lois de l’amour.
Cette nuit-là, je montai dans le bois du camp Ste-Rose. Le feu étant encore allumé devant la tente, j’allumai une brindille. Je racontai la coutume à Renaud. Et nous la soufflâmes tous les deux en même temps. Par pur bonheur de réinventer la virginité historique du monde.
Et le tamtam de nos culs vibrèrent sourdement, infiniment, lentement, lui se perdant au pays du coup de foudre, moi retenant comme il aimait tant le vivre, le plaisir retardé infiniment, lentement, d’un battement de cœur à l’autre, pour que, encore une fois, il n’eût jamais eu lieu et nous n’en souffrîmes point.
Chapitre 12
Amenez-moi au début du roman
La carte des vingt et un coffrets, une fois les morceaux du casse-tête réunis, représentait le plan original de la maison en décomposition dans la forêt du camp Ste-Rose. Il restait maintenant deux semaines à l’été. Nous fûmes tous et chacun charmés par la fébrilité de cette finale. Mon père travailla sans relâche à créer de ses mains le coffre au trésor du chevalier de la rose d’or, sculptant un dessin sur le couvercle et le devant, les chansonniers faisant régulièrement des collectes pour s’acheter des costumes, financer la fête de la dernière soirée.. Madame Martin, de son côté, prenait plaisir à réunir les parents dans son arrière-salle pour que tous apprennent à bien se connaître. Et les enfants découvraient, jour après jour, que l’euphorie dans cette vie non seulement est possible, mais indispensable à qui veut mourir le sourire aux lèvres.
Les plus belles nuits furent celles où Renaud quittait le St-Vincent pour arrêter chez nous vers 3 heures du matin, mon père aimant se lever à cette heure-là pour sculpter le coffre avant d’aller travailler chez les religieuses. Je quittais mon lit pour l’accueillir, lui faisait un café avec des rôties. Puis, je tricotais un peu, Renaud fumait sa pipe et mon père la sienne en sculptant.
Des fois, je me demande,
si la vie n’est pas tracée d’avance
Dit Renaud
Mmmm répondit mon père.
Je connaissais assez mon père pour savoir que ses mmmmm servaient à parfumer l’atmosphère de silence pour que les confidences sortent du cœur comme des bonbons raffinés d’une boîte de confiserie.
Quand en dedans, je revise ça depuis ma naissance
Ça se présente comme des cartes postales
Toujours les mêmes, une après l’autre
Les dessins changent
Mais tout est toujours aussi beau
Comme si on était dans un musée
Des impressions fabuleuses d’instants présents
Encadrées sous forme d’éternité
Sur des murs de ma conscience
d’un blanc pur
Comme le bonheur de vivre.
Mmmm
1ere carte postale
Mon arrière-grand-mère est dans le salon avec ses enfants
Tempête de neige épouvantable dehors
La grosse misère
Mon arrière grand-père se meurt
En hurlant de douleur dans le haut-côté
Elle joue cependant de l’accordéon
En faisant danser les enfants en pieds de bas
Pour qu’ils se souviennent
Que ce fut un merveilleux Noël.
C’est le souvenir le plus lointain
Que l’on possède
De la vie dans ma famille
Mon grand-père l’ayant vécu tout petit
Il ne pouvait raconter ce passage
Sans dire que ce fut l’événement qui servit
De fondement à la sienne.
Le bonheur en tout temps, avant toute chose.
Mmmm
2e carte postale
Mes parents s’aiment d’amour fou
J’ai deux ans
On m’amène sur une scène
Offrir des fleurs à une religieuse
J’entends applaudir
Le bonheur me traverse le corps
Ce fut l’événement qui servit de fondement à ma vie
Le bonheur en tout temps, avant toute chose.
Mmm
3e carte postale
mon père pratique avec son orchestre à l’hôtel
je suis attaché à une chaise au moyen d’une ceinture
l’expression artistique de sa trompette
est d’une telle beauté
que je m’évanouis de bonheur.
Mmmm
4e carte postale
J’ai 13 ans, je monte sur scène pour la première fois
Soudainement, entre deux applaudissements
Tout se dissout en moi
Je ne suis plus là, ni moi-même ni mon corps
Il me semble m’évanouir de bonheur intérieurement
Je n’ai pas les mots pour le dire
Mais je n’ai jamais oublié.
Mmmm
5e carte postale
J’ai 16 ans
Mon propre orchestre « les najas »
Nous dormons dans une tente
Je connais mes premières larmes de joie
Je sens ma vie tracée d’avance
Et je n’ai rien d’autre à faire que de m’abandonner.
Sans souffrance, sans désir, sans attente
Que du bonheur dans l’abandon.
Cela ne prit que cinq cartes postales pour que Renaud et mon père s’abandonnent chacun de leur côté à la rêverie. Nous allâmes dormir, laissant mon père aux douceurs de son coffre. J’adorais de Renaud le fait qu’il semblait traverser l’existence comme s’il s’agissait d’un perpétuel enchantement. Il rêvait sa vie le jour et vivait ses rêves la nuit.
C’est par Renaud que je découvris le pays de l’intimité, moi qui n’avais pas encore expérimenté la sexualité. Il passait d’abord ses doigts sur ma peau avec une infinie lenteur, s’arrêtant au passage pour déguster l’immensité dans la miniature. Puis lorsqu’il avait atteint un bien-être profond, il s’immobilisait totalement en me serrant tendrement contre lui. Son sexe se durcissait puis se ramollissait comme s’il avait été le muscle du cœur, se contractant et se rétractant de battement en battement.
C’est ainsi que j’appris à rythmer mes pulsions aux siennes, contenant mon désir de lui faire l’amour, progressant moi aussi avec une infinie jouissance du petit détail au petit détail. Chaque nuit apportant ses millions de frissons nouveaux se gonflant d’une respiration à l’autre comme les plumes d’oie dans un oreiller lorsque la tête s’y dépose.
Le fait que mon père lui eut parlé de brosses d’être et d’attaque d’être apporta en lui l’apaisement. Il pouvait maintenant déposer des mots sur ce qu’il vivait comme un courtisan dépose de l’or au pied d’un roi heureux.
Son corps se fondait différemment au mien dans l’un ou l’autre des états.
Quand je le surprenais en état de brosse d’être, sa chair vaguait contre la mienne sans que rien ne divague en lui. Pas de gémissements, pas de plaintes, pas de larmes. Que du bonheur d’être saoul. Je passais mes doigts sur sa peau comme si ça avait été de l’eau de source et instantanément il se remoulait à moi en des mouvements d’une délicieuse sensualité. J’aimais dans ces moments-là tenir mon oreille contre ses lèvres alors que tout son corps faisait corps avec mes courbes. Et l’on pouvait entendre dans un murmure à peine audible :
C’est beau
C’est si beau
La vraie difficulté venait des attaques d’être. Il se mettait à gémir et à pleurer. Je pris l’habitude de le réveiller pour lui demander ce qu’il vivait. Il me répondit une fois :
C’est d’une telle beauté
Que je gémis et je pleure
Pour ne pas que ça s’arrête.
Cela prit quelques réveils pour qu’il eût assez confiance en moi dans le dévoilement de son intime.
Dans une brosse d’être, il n’y a que du ravissement
Dans une attaque d’être, de l’enseignement
Imagine-toi que l’instant présent
est une rivière.
Avant de m’endormir
Je pose une question.
Comme celle de cette nuit :
Pourquoi ça m’arrive à moi et pas aux autres ?
Je m’endors
Et soudain,
L’être m’attaque de sa bonté
Et me dépose sous forme de question dans sa rivière.
Ma question descend la rivière de la vie
Telle une branche d’arbre morte.
Ma pensée assiste immobile
Aux chatoiements du non-savoir
Et la branche d’arbre de ma question
Se nettoie telle une pépite d’or
Pour aboutir sur la berge
Sous forme d’une étrange réponse.
Et je gémis et je pleure
Parce que je ne descends plus la rivière.
Je me réveille
Et une phrase habite ma tête :
Qu’y a-t-il d’exceptionnel
À être la première pomme
Qui tombe ?
Il ne semble pas y avoir d’attaque d’être
Sans enseignement du non-savoir
Mais cet enseignement
N’a aucune valeur en soi
Car il n’est qu’une goutte d’eau
Dans l’infini de l’instant présent
Impossible à comprendre par la pensée.
Renaud avait cette particularité de se rendormir presque aussitôt et tomber alors dans un sommeil très lourd, avec des ronflements réparateurs, son corps devenant aussi inerte que de la roche. Quand il se réveillait le matin, j’avais toujours l’impression qu’il n’avait pas dormi, mais plutôt voyagé au bonheur d’habiter un monde étrange que je pouvais accueillir sans avoir la capacité émotive de le saisir de l’intérieur. Lui-même se rappelant très peu d’ailleurs de ce qu’il avait vécu durant la nuit, préférant vivre là, maintenant le bonheur du là, maintenant.
Le lendemain soir au St-Vincent, au travers des présentations des chansons de Jos Leroux, on apprit des nouvelles de la famille : Lawrence Lepage passait l’été chez sa mère en Gaspésie, Georges Langford venait de quitter la ville pour retourner dans son village natal, Havre aux maisons aux Îles de la Madeleine, Gilles Fecteau vivotait à la Cabooze dans le bout de St-Jovite, René Robitaille avait tout vendu ses effets pour repartir sur la route avec son vieux camion. Cela rapetissait l’univers et faisait du bien au cœur.
Puis vers vingt et une heures trente, Clermont prit le micro :
Écoutez, je sais que vous êtes très généreux
Les enfants du camp Ste-Rose ont découvert tous les coffrets
Ils savent maintenant que le trésor du chevalier de la rose d’or
Est caché quelque part dans les environs
De la maison abandonnée de la forêt
À quinze minutes de leur dortoir.
Mais ils n’ont pas de pelles ni de râteaux
Pour creuser.
Il en faudrait une soixantaine
Martin monta à son tour sur la scène :
Bon là là…
Et tout le monde de répéter
Bon là là… ce soir…
Lâche le cognac Jeanne
Entendit-on dans la salle entre deux rires de salle
Vos gueules cria la mère
Ben là là…
Et tout le monde de répéter
Ben là là
Et la mère de dire :
On se calme, on se calme.
Ben là là…
Je ferme le St-Vincent
Et je rouvrirai seulement qu’à minuit ;
Auront le droit d’entrer
que ceux et celles
Qui arriveront avec une pelle et un râteau
Ok
Tout le monde dehors
Et tout le monde de dire
En rechignant
Ah là là…
La folie s’empara des clients. Beaucoup de rires, de l’enthousiasme, une vraie atmosphère d’Halloween. Je dus quitter comme tout le monde. Par chance, j’avais ma chambre dans le Vieux Montréal. J’arrêtai chez Monsieur Leduc pour emprunter les outils en lui racontant l’histoire. Il appela certaines de ses connaissances. C’est ainsi que je me ramassai cinq râteaux et quatre pelles.
Au bout de deux heures, le trottoir en face du St-Vincent s’anima d’une petite foule indisciplinée cognant à coups de pelles et de râteaux dans la porte du garage pour que Madame Martin ouvre. Têtue autant qu’heureuse, elle apparut dans la fenêtre du troisième étage en criant :
Minuit c’est Minuit
Pas une minute de plus
Pas une minute de moins
Et tout le monde de crier
Ben là… là…
Ben là… là….
C’est ainsi que le St-Vincent ouvrit à minuit. Le lendemain matin, vers six heures, Clermont, Renaud et moi arrivâmes au camp Ste-Rose avec la ribambelle d’outils. Nous les dispersâmes par ordre de deux, en les accotant sur chaque arbre entourant la maison en décomposition, de façon à ce que les enfants vivent à leur réveil une surprise à l’esprit tout en appréciant l’esthétisme de la scène.
Renaud et moi nous cachâmes dans le bureau de Robert. Clermont fit le rassemblement, puis envoya les enfants dans la forêt.
Super dit Renaud, quelle scène féérique
On se croirait au Moyen-Âge
Avec toutes ces pelles et ces râteaux dans les airs.
Renaud s’habilla en Anikouni, se dirigea vers le canot de façon à apparaître dans la vie des enfants au moment où ceux-ci commenceraient à fouiller la forêt en tous sens pour tenter de découvrir le trésor du chevalier de la Rose d’or.
Ce n’est que le soir, après son spectacle au St-Vincent, que je sus la suite de l’histoire. Renaud arriva chez mon père, comme d’habitude, vers 3 heures du matin. Et se mit à raconter :
Les enfants ont parcouru la forêt
En partant d’un cercle le plus large possible
Pour le rapetisser peu à peu,
En râtelant et en creusant un peu partout.
Ils étaient épuisés de leur journée
Mais pas découragés, même s’ils ne trouvèrent rien.
L’atmosphère restant euphorique
Excitante, du bonbon pour le lendemain.
Après quelques détails comiques au sujet des deux jumeaux qui ne cessaient pas de crier beuhhhh pour faire peur aux patibulaires, Renaud se ressourça dans le silence en allumant sa pipe. . Mon père en était d’ailleurs aux derniers détails de sa fresque. Sur le dessus du coffre : Une épée et une rose en croisée. En avant, le visage d’une femme, la sienne. À l’intérieur du couvercle, les phrases : « Ego sum pauper, nihil habeo, et nihil dabo ».
Renaud, Auriez-vous la bonté
De me raconter la sixième carte postale
De votre vie ?
Sixième carte postale….
Mmmmm
Fit Renaud en y réfléchissant dans sa lune.
Attendez que je me rappelle….
Sixième carte postale
Trois heures du matin
Presque dix-sept ans
Nuit d’été
Mon père, sa trompette à la main,
Moi, la voix fatiguée
Avons cessé de jouer de la musique
À la même heure
Nous arrivons à la maison
En même temps.
Sans dire un mot, il sort sa trompette
Et joue un air de jazz.
Ma mère se lève
Il lui dit
Recouche-toi, il lui répond :
On jase Renaud et moi
Ma mère retourne au lit en souriant.
Mon père sert sa trompette dans son étui
Assez jaser.
Il se recouche, lui aussi
Et j’entends les feuilles, la lune
Le vent applaudir
Comme lorsque j’avais deux ans
Sur la scène des religieuses
Je suis fondu, confondu si heureux
Que je m’évanouis intérieurement de bonheur.
Septième carte postale
Je suis au Collège
Fonde un groupe de folklore Les Contretemps.
Nous participons à un concours,
Remportons le premier prix
Comme meilleur groupe collégial en Amérique du Nord
Et représentons le Canada
À l’exposition d’Osaka, au Japon à l ‘été 1970
Pour la première fois
Je connais l’expérience du trou noir sur la scène
Après avoir touché de ma chair
L’éternité de l’instant présent
Dans le lit d’une Geisha…
C’est ainsi que nous apprîmes, mon père et moi, que ça prenait sept ans pour devenir une Geisha. Celle-ci devait posséder la beauté, la culture, la conversation, mais surtout le raffinement de retarder le plaisir de façon à ce qu’il circule dans tout le corps encore et encore sans jamais passer par le sexe. L’art suprême consistant à provoquer l’explosion des sens tout au plus une demi-heure avant la séparation.
Cette nuit-là, je n’accueillis pas le corps de Renaud, entre mes bras, avec la même retenue pulsionnelle que d’habitude. Je dirais plutôt que je me sentis à la frontière de l’intimité et de la sexualité. J’avais beau tenter de me calmer par une immobilité soutenue, mais je me sentis glisser à la japonaise parcelle infinie par parcelle infinie. Je dégustai ,un par un,les spasmes enlisés en ma chair déplaçant la peau de mes lèvres contre la rigueur du tissu de son chandail de nuit avec une telle lenteur que ses mains complices parvenaient à déverser en mes reins survoltés la danse du désir en nos corps confondus.
À une fraction de seconde de l’explosion des sens, il se retira en prenant ma tête entre ses deux mains :
Tu as des chandelles me dit-il ?
Oui dans le tiroir.
Ne bouge pas,
N’ouvre plus les yeux
Jusqu’à ce que je te le dise.
Je vais tenter de te faire voyager en Orient
Sous une flamme presque imperceptible, il me massa du cuir chevelu aux orteils, en évitant soigneusement les zones érogènes. Chaque fois que mes mains, d’une façon incontrôlée, tentaient de l’agripper pour qu’il me possède selon ses caprices et volonté, ils les retiraient avec douceur, les replaçant exactement dans leur position originale. Puis, il frotta de ses cheveux chaque frisson de ma chair. Vint le moment où sa verge frôla mes seins, mon ventre, ma vulve. À la seconde où je cambrai les reins tout en ouvrant les jambes pour l’accueillir, il se retira doucement replaçant mon corps dans l’exacte position du désir inassouvi. Je me retrouvai nue, sans inhibition ne me sentant plus qu’un sexe en quête d’absolu, serrant des dents, plissant des yeux à la frontière du plaisir et de son éclatement. Il souffla sur la chandelle, se reblottit entre mes bras et nous recommençâmes, cette fois-ci à l’envers, le doux voyage de la sexualité à la sensualité, puis de la sensualité à l’amitié amoureuse.
Quand je me réveillai au petit matin. Il était déjà parti. Je me rendormis pour refaire en rêve le doux voyage de nos fantasmes orientaux.
Au réveil, je vis une lettre pour moi sur la table. Elle provenait de mon directeur de thèse John Thysdale. Curieusement, elle m’était adressée à partir de la Colombie Britannique.
Bonjour, Marie ;
J’ai accepté un poste de professeur
À l’université de Vancouver
Ils me donnent l’opportunité
D’engager une assistante de recherche
Deux semaines pour prendre une décision
Je sais que ce n’est pas beaucoup
Mais l’aventure semble passionnante
Téléphone-moi
Le plus tôt possible
Timing is everything,
John
Je hurlai de joie en courant comme une folle dans l’appartement. Enfin il se passait quelque chose dans ma vie, qui n’appartenait qu’à moi. Je ne voulais pas être. Aucun intérêt. J’étais jeune, j’existais, je voulais vivre, découvrir, faire des erreurs, parcourir le monde. Et John possédait une telle culture de la littérature. Bien sûr, il avait quinze ans de plus que moi. Séparé de sa première femme, il avait semblé m’accorder beaucoup d’attention à l’Université, tout en n’osant pas se déclarer pour ne pas se placer en conflit de rôle. J’aimais Renaud comme une folle, mais toute cette recherche d’instant présent me semblait tellement contraire à tout ce qui pouvait m’exciter dans l’existence. Je voulais devenir écrivaine, professeure reconnue dans le monde universitaire, engagée au niveau littéraire dans la libération de la femme . Que choisir ? L’amour par Renaud ou la carrière par John ? Avec John, toutes les portes s’ouvraient. Avec Renaud, seule la porte de l’île de l’éternité de l’instant présent m’était présentée et à vrai dire, je préférais qu’elle soit ouverte à d’autres qu’à moi.
Mon père avait laissé des marguerites sur la table. J’en pris une et je l’épluchai : John, Renaud, John, Renaud, John. Je recommençai avec une autre : John, Renaud, John, Renaud.
Je pris une feuille, la séparai en deux pour bien peser le pour et le contre :
John :
Beau, riche, vie facile
Voyages
Même passion intellectuelle
Renaud
Amour
Amour
Amour
Je me sentais devenir enfin une fascinante, comme Renaud les aimait, vraie jusque dans le fond de mon cul, comme l’avait écrit la bisexuelle Lola à Madame Martin. N’était-ce pas curieux que Renaud lui-même m’ait sculptée de telle sorte que je ne puisse être autre chose qu’une fascinante ?
John ou Renaud ?
Le rateau qui ratelle l’univers
ou la pelle qui creuse la fissure du temps ?
Il s’abreuvait depuis toujours aux frissons de l’éternité. Cela lui semblait si naturel qu’il n’avait jamais pu comprendre comment il se faisait que les humains puissent souffrir. Son corps de 51 ans lui avait toujours paru sous la forme de la jeunesse éternelle. La pureté de l’âme, la sensation continuelle de flotter deux pieds au-dessus du sol, le rythme lent, amoureux, étonné, charmé. La sensation de ne rien peser, de se fondre dans le tout avec ravissement, de saisir dans ses mains l’air comme des milliers de pépites d’or. Était-il artiste, poète de la vie, amant de l’être ou son enfant naissant encore aux langes ?
Amenez-moi au début du roman
Le dernier été de sa vie fut le plus mystérieux de tous pour ceux qui l’avaient connu jeune homme. Il chantait au théâtre « Le patriote » de Sainte-Agathe durant le souper, et cela six soirs par semaine. Mais avec cette particularité qu’il s’était arrangé pour qu’on ne le voie pas. Il montait par une échelle jusqu’à la cabane de l’éclairagiste soudée au plafond intérieur et de là, fredonnait les chansons les plus sensibles du répertoire de sa jeunesse dans le Vieux-Montréal.
Sa vie d’artiste, par laquelle il évita non seulement le monde du travail, mais le monde lui-même, permit au poète en lui de poétiser, en toute liberté, hors du temps, hors des servitudes, hors des réalités.
Son journal de bord, rapporte que, durant cet été-là, on ne le vit manger aux tables avec les clients que lorsqu’il reconnaissait d’en haut quelqu’un qui avait perdu un être cher et qui n’avait jamais pu s’en sortir psychologiquement. Mais il y avait plus. Il ne pouvait accepter d’apercevoir du sang ou une atmosphère d’enterrement dans la toile rouge et or des tables carrelées où l’impression Toulouse-Lautrec festoyant au chat noir rejaillissait de soir en soir. Il en manquait si peu pour que le tableau devienne un chef d’œuvre. Alors il tentait de restaurer le tout d’un coup de pinceau, au cas où, puisqu’il ne pouvait y arriver avec sa voix.
À la mort de Renaud, on trouva chez lui un manuscrit, le seul d’ailleurs qu’il aurait aimé publier de son vivant. Il avait ramassé tout au long de sa carrière des histoires de magie que le public lui avait racontées. Il tentait au travers d’elles d’en saisir le dénominateur commun. Par quels mécanismes un instant présent devient-il magique ? la dernière partie était consacrée aux histoires de morts. Il précisa en note de bas de page qu’elles furent vécues telles que contées.
Selon ce manuscrit, on meurt comme on a vécu. Et il lui semblait qu’une des conséquences de l’art de vivre l’instant présent consistait à apprendre en même temps l’art de mourir en un instant présent fabuleux, la suite des tableaux d’une vie n’étant en somme qu’une question de sujet, d’harmonie, d’agencement des couleurs et de perspectives.
Le frère Marcel était responsable des frères des écoles chrétiennes de la province de Québec et directeur de la polyvalente de St-Henri. Ceux qui l’ont connu ne pourront jamais oublier ce petit homme de cinq pieds quatre, près de trois cents livres, dont le seul loisir connu consistait à se rendre au forum de Montréal le samedi soir pour assister aux parties de hockey du Canadien de Montréal. Un jour il apprit par son médecin qu’il avait un cancer généralisé et qu’il lui restait moins d’un an à vivre. Son seul objectif étant de ne pas inquiéter son entourage, il annonça discrètement à tous qu’il avait entrepris une diète. Que de taquineries et de félicitations il reçut tout au long de la fonte de sa personne. Vint le jour où, ayant enfin le poids désiré, il prit simplement sa valise pour aller mourir seul à l’hôpital. Et personne ne sut jamais qu’il fut malade. On le sut le lendemain de sa mort. Renaud l’avait connu personnellement. Il ne fut pas étonné que son art de vivre, d’une humilité hors du temps, hors des servitures, hors des réalités, malgré les honneurs octroyés à son poste dont il aurait pu se glorifier, l’ait conduit à l’art de mourir, l’instant présent étant le même dans sa beauté, qu’importe le moment de son éternité.
Il en fut ainsi de Madame St-Marc. Ayant appris qu’un désagréable cancer des intestins ne lui permettait plus que quelques mois de survie, elle alla louer une chambre dans ce qu’elle appelait un mouroir, de façon à ne pas incommoder ses enfants. Le prix était raisonnable, sa maison venait d’être vendue, ses affaires étaient en ordre. Elle avait été cliente du St-Vincent et suivit Renaud tout au long de sa carrière de chanteur. L’été du Patriote, Renaud, étonné, l’avait aperçue dans la salle. Il avait arrêté de chanter, descendit son échelle pour aller la saluer. Elle aurait dû être morte. Comment se faisait-il ? C’est alors qu’elle lui conta son histoire devant son mari en larmes.
La semaine passée, j’ai dit au docteur
Docteur, ça veut pas mourir
J’aurais le goût de prendre des vacances.
Et le docteur de lui dire :
Madame
Vous risquez de perdre votre place
Et c’est peut-être juste une question de semaines
De jours même.
J’ai appris que Renaud chante au patriote
Louez donc ma chambre
Chanceuse comme je suis
La personne devrait décéder
Juste à temps
Pour que je retrouve mon lit.
Madame St-Marc et Renaud rirent si fort et de si bon cœur ensemble, en contraste du mari qui ne comprenait pas que l’on puisse s’amuser de choses aussi tristes, qu’il en oublia de remonter en haut pour chanter. Comme elle l’avait dit, la chambre de Madame St-Marc se libéra juste à temps et elle put mourir entourée de ses petits-enfants, comme elle l’avait aussi planifié, désirant laisser en héritage à ses proches, le souvenir d’une femme heureuse, même dans ses derniers moments.
Renaud sut la suite de l’aventure, en voyant Monsieur St-Marc souper seul, attéré par son deuil. Et il ne chanta presque pas ce soir-là. Il mangea avec lui, l’écoutant parler d’elle. Monsieur St-Marc l’avait rencontrée au St-Vincent, où elle travaillait comme serveuse les fins de semaine pour arrondir ses fins de mois. Par amour pour elle, il devint un client assidu et cela tous les soirs où le St-Vincent était ouvert, y compris ce fameux soir où je reçus un appel de mon père :
Marie…
Écoute, promets-moi de rester très calme…
Ta mère a eu un anévrisme au cerveau
Elle… elle…est mourante à l’hôpital
Le docteur dit que c’est peut-être une question d’heures.
NONNNNNNNNNNNNNNNNNNN
PAPA
NONNNNNNNNNNNNNNN
En arrivant à l’hôpital, je tombai dans les bras de mon père qui ne put que me dire :
Ta mère est morte Il y a à peine dix minutes. Pourquoi je vous raconte cette histoire ? Parce que le journal de Renaud mentionne que, le soir de la venue de Monsieur St-Marc au Patriote, c’est par cette histoire de mon père vivant la mort de ma mère qu’il tenta d’apaiser un peu sa tristesse infinie. Il en avait, comme moi appris tous les détails au fur et à mesure des années, d’un témoignage à l’autre et avait pu se faire un portrait à peu près exact de ce qui s’était passé.
Par exemple, la sœur directrice,de la communauté où mon père travaillait depuis tant d’années, m’avait raconté que le lendemain de la mort de ma mère, il avait été la voir dans son bureau et lui tint exactement ce langage :
Chère mère directrice,
Ce matin j’ai un problème de veuf
Quand je vais sortir de votre bureau
Vous allez avoir un problème de religieuse
Ma femme est décédée cette nuit
Ma sœur….
Auriez-vous la bonté….
De l’exposer dans votre chapelle ardente
Et de lui offrir une messe avant l’enterrement
Même si je ne suis pas croyant
Et n’ai pas l’intention de le devenir
Sœur Lucienne du Saint nom de Marie, puisqu’il m’honore de la nommer, me raconta en cette même occasion, qu’en trente ans de travail pour sa communauté, mon père n’était venu qu’une seule autre fois faire une demande, soit l’année d’avant. Il s’était confié à elle sous le secret de ses vœux, lui exprimant le fait que les attaques d’amour de l’être devenaient parfois tellement intenses que son corps en frôlait l’évanouissement. Par conséquence, elle lui accorda la permission d’aller s’étendre en arrière de la sacristie, sur le plancher de façon à ne déranger personne, lui-même offrant en contrepartie de remplacer le temps perdu par un supplémentaire approprié.
Auriez-vous la bonté
D’en avertir vos religieuses
En des termes de fragilité de santé
Plutôt que sous des formes de spiritualité
Puisque je considère que ce n’est pas vraiment le cas.
L’instant présent étant du domaine de l’enivrement
Ou du trop grand bonheur de vivre
Je ne sais pas trop.
Sœur Lucienne me raconta qu’elle avait été frappée par la formule : « auriez-vous la bonté de ?… « Elle observait mon père depuis toujours. Mais cette rencontre dans son bureau où il lui parla d’attaques d’être modifia leur relation. À un point tel qu’elle lui demanda un jour avec la même formule :
Monsieur Gascon
Auriez-vous la bonté de devenir le réceptacle
De mes confidences intimes ?
Elle savait que si elle avait employé le mot « confesseur », il s’en serait senti outragé. C’est ainsi qu’à son insu, mon père, par ses conseils avisés, devint le véritable directeur de cette communauté
Le fait qu’il retourna travailler comme si de rien n’était le lendemain de la mort de ma mère, me choqua. Je ne compris point sa manière d’agir et il ne se sentait pas vraiment prêt à me l’expliquer, ne le sachant pas vraiment lui-même, je crois. Il me laissa plutôt un mot sur la table, qui ne m’empêcha pas de me sentir orpheline.
La peine infinie n’est point une souffrance
C’est le chant de la joie
Qui meurt avec reconnaissance
Pour renaître ailleurs
Sans errance.
Je pleurai toute la journée, en l’attendant. Il rentra tard ce soir-là. À chacune de mes demandes d’information, il me répétait finalement et invariablement toujours la même chose :
Ne t’inquiète pas,
Les religieuses s’occupent de tout.
J’appris cependant que ma mère était morte à l’hôpital Ste-Justine au moment où elle assistait à une séance d’informations, dans le but de devenir accompagnatrice pour les enfants mourants. Elle était bêtement tombée de sa chaise, terrassée par l’anévrisme, en un seul instant, ce qui rendait ma douleur et ma révolte encore plus bête.
Mon père mangea une soupe, enleva le camé avec la photo de ma mère lorsqu’elle avait seize ans de son cou. Puis il fuma sa pipe dans sa chaise berçante dans un silence contemplatif. De mon côté, décontenancée, j’allai passer la soirée chez Clermont.
Sœur Lucienne m’a aussi raconté plus tard que mon père avait demandé à ce que ma mère fut exposée dans une simple tombe de bois. Comme elle avait été une enfant de la crèche et qu’il n’y avait personne à avertir au niveau famille, il préférait l’enterrer seul, préférant ne pas déranger personne.
Comme son travail du mois consistait à laver les vitraux et les plafonds de la chapelle. Il s’y appliqua la nuit comme le jour, descendant régulièrement embrasser ma mère sur le front et s’étendant de béatitude face contre le sol devant sa tombe. Cela contrastat étrangement avec mes larmes lorsque je m’agenouillais devant cette même tombe. Je pense que sa seule souffrance fut de rythmer ses pas sans trouver le moyen de soulager ma douleur. Je ne comprenais pas comment il faisait pour signer sa vie de façon si absente. La chapelle devint le lieu de son dernier dialogue amoureux avec ma mère, ayant exprimé le souhait qu’il n’y eut aucune visite, ni des religieuses, ni d’autres personnes que sa fille. La messe eut lieu le lendemain à onze heures du matin. Mon père avait demandé au confesseur de la communauté que cela fût court. Sans artifices. Les sœurs prirent discrètement place à l’arrière. Je pris place à côté de la tombe sur une simple chaise. Mon père obtint la permission de servir la messe avec la tombe comme autel, à condition que celle-ci fût en latin pour que le sens erroné des paroles se perdent dans la beauté de la langue.
Sans doute n’aurait-il jamais permis ce qui se produisit par la suite : Une fois la messe commencée, les chansonniers, entourés de Madame Martin envahirent la gauche de la chapelle ardente, le groupe des parents avec à leur tête le père de Jean-François la droite et tous les enfants du camp Ste-Rose avec le personnel au centre.
Renaud approcha sa chaise de la mienne. Je penchai ma tête sur son épaule et pleurai doucement sans qu’aucun son ne sorte. Jean-François se leva et, après une génuflexion, déposa le 28e et dernier coffret des patibulaires sur la tombe de ma mère. Mon père ne s’aperçut de rien. Avant que la cérémonie prenne fin, la directrice fit signe à tous et chacun de quitter la chapelle. Il se retrouva seul avec le tombeau, passa cette dernière nuit à laver les vitraux.
Mon père n’assista pas à la mise en terre qui eut lieu dans le lot des religieuses au cimetière Côte-des-neiges. Il disparut plutôt pendant trois jours, me laissant savoir par Sœur Lucienne qu’il avait besoin de vivre son deuil à sa manière. C’est par le journal de Renaud que j’appris la fin.
Il partit sur le pouce, deux couvertures de la communauté dans un sac, le vingt-huitième coffre des patibulaires dans l’autre. Il se rendit à la maison à un mur de sa mère. Il écrivit sur un simple papier
EGO SUM PAUPER
NIHIL HABEO
ET NIHIL DABO
Il enterra le vingt-huitième coffre avec en son fond, le camé de ses seize ans entouré du bout de papier, demandant à sa propre mère d’accueillir joyeusement son épouse au royaume de l’innommable.
Le cinquième jour après le retour de mon père, Renaud eut l’indécence d’arriver sans téléphoner, sans s’annoncer, sans même frapper puisque la porte était entrouverte.
Monsieur Gascon
J’ai besoin de vous
Pour ma soirée de camp ce soir
Au nom des jeunes
Je vous demande de ne pas refuser.
> J’ai besoin d’un Père Noël et d’une fée des étoiles
Pour mon Noël des campeurs.
Dans tous les camps du Québec, la tradition veut que cet événement eût lieu le 25 juillet de chaque été. Mais le temps que les chansonniers finissent leur collecte au St-Vincent dans le but de ramasser des fonds pour financer les activités du camp Ste-Rose, et le temps que la course des coffrets prenne fin au pays des patibulaires, le tout suivi du décès de ma mère, cela avait provoqué un retard de 10 jours.
Renaud soliloqua tout le long du parcours en automobile :
Vous auriez dû voir les enfants
du troisième et dernier groupe
A la recherche du vingt et unième coffre
Un tiers montait la garde dans les arbres
Dont deux dans notre cabane Monsieur Gascon
Un autre ratissait autour de la maison à un mur
De fond en comble
Un troisième creusait à la pelle
Au son de la corne,
les équipes changeaient de rôle.
J’avais demandé au chansonnier Jos Leroux
De venir jouer à l’espion
Les jeunes lui ont sauté dessus
L’ont attaché à un arbre
Lui ont enlevé ses chaussures
Pour lui chatouiller les orteils
C’est comme ça qu’on a su
Que le vingt et unième coffret
Avait été caché au fond de la chaloupe
De sa famille.
C’est aussi en rampant que les plus vieux
L’ont découvert enveloppé
Dans un sac de plastic.
Nous arrivâmes au camp. Les enfants en pyjama attendaient autour du sapin illuminé dans la salle communautaire. Nous observâmes la scène de l’extérieur, n’étant pas encore déguisés, ni mon père, ni moi.
Mes amis, dit Renaud
Déguisé en Anikouni
Il n’y aura pas de Père Noël
Ni de cadeau ce soir
Je m’excuse
Le Noël d’été
Était le 25 juillet
Dépasser cette date
Le Père Noël ne sort plus
Mëme les faux loués par les grands Magasins
Sont en vacance
Alors collation puis coucher.
C’est dans un brouhaha compréhensible que tous et chacun montèrent au dortoir. Vers vingt et une heures trente, on n’entendit plus un bruit. Tout le monde sembla dormir profondément.
Madame Martin arriva avec quelques chansonniers, puis Monsieur Brisson avec quelques parents. L’excitation était à son comble. L’argent ramassé au St-Vincent avait servi à acheter le même cadeau à tout le monde : Une très belle boîte de crayons à colorier avec une pile diversifiée de cahiers minces pour recevoir les couleurs, toutes des histoires de pirates et de trésor.
Chaque participant fut revêtu d’un long drap blanc enroulé soyeusement autour du corps comme au temps des romains. On avait, à l’insu des enfants, pendant qu’ils étaient rassemblés dans la salle communautaire, saupoudré les fenêtres de jets blancs, comme dans le temps des fêtes et serpenté les murs de lumières de Noël, mais de telle façon que cela ne soit pas visible sans des lumières appropriées.
Je m’habillai donc en Fée des Etoiles et mon père en Père Noël. Trois immenses sacs rouges furent remplis de cadeaux. Robert, le directeur du camp aidé de deux éducatrices réussirent à installer la chaise du Père Noël juste en dessous du faux escalier menant au grenier, et cela sans réveiller personne. Et c’est muni d’une chandelle à la main, que chaque ange allât prendre place dans un coin. Deux parents furent habillés en roi mage et Jos déguisé en lutin de façon à ce que personne ne le reconnaisse. Nous primes la précaution de masquer son visage de patibulaire de façon à ce que, selon Monsieur Brisson, il n’effraie pas les petits. Il effrayait déjà suffisamment les filles du St-Vincent, selon les chansonniers s’étouffant de rire.
Tant qu’à ça
Laissez-moi donc dans l’auto
Murmura Jos dans son humeur des mauvais joursAu signal. Les anges allumèrent leurs chandelles, les lumières de Noël illuminèrent le dortoir et la chaise fut éclairée par en dessous donnant une impression d’irréalité. La stratégie des éducatrices fut de réveiller les enfants un par un, leur demandant de garder silence, les amenant discrètement sur les genoux du Père Noël pour recevoir leur cadeau à condition qu’ils ne l’ouvrent qu’au son de la corne le lendemain matin. Il fut impossible de réveiller les deux jumeaux, profondément enlacés l’un dans l’autre. Nous dûmes laisser leur cadeau au pied de leur lit. Et c’est dans le silence que le Père Noël fit le tour de chaque lit, s’assurant que chaque cadeau soit serré dans les bras des petits comme on tient un toutou pour mieux se baigner dans la ouate de la vie.
Tout se passa comme dans un rêve. Une heure plus tard, les adultes costumés avaient disparu et les enfants s’étaient rendormis.
Revenus dans la salle communautaire, nous nous changèrent devant le sapin de Noël encore allumé. Il y a des moments comme ça où personne ne veut quitter. Assis en cercle sur des chaises de bois, nous bûmes et mangeâmes à la santé de Madame Martin qui avait pris la peine de nous préparer des victuailles du temps des fêtes, le tout arrosé par deux bouteilles de cognac. Et nous eûmes droit aux tourtières et aux beignes du temps des fêtes, Madame Martin ne faisant que reproduire une tradition au St-Vincent, le soir de Noël.
Le public était invité à prendre la parole au micro pour raconter une menterie, comme en racontaient les menteux le soir de Noël autour du poële à bois quand les enfants étaient couchés.
Et Jos de dire :
Madame Martin
On ne peut pas finir la veillée
Sans une de vos menteries de Noël ?
Ben lala….
Et les chansonniers de répéter
Ben lala…
J’avais douze ans.
Tout le monde jouait aux cartes.
Y était presque minuit
Mon père y dit
M’man c’est à votre tour là
Jouez
Ben cré lé cré lé pas
Ma grand-mère avait la tête penchée
sur son jeu de cartes dans ses mains…
est morte de même
pis personne s’en est jamais aperçu.
Le pire c’est que
Ma grand-mère
Elle avait quatre as dans son jeu
Ben c’est ma grand-mère
Qui a gagné la bouteille de champagne
Et tout le monde de se tordre….
Y as-tu une menterie de Noël pour battre ça
Dit Jos ? Tous les yeux se tournèrent vers mon père et moi. Il y eut comme un malaise. On se rendit compte trop tard de l’impair. Et mon père prit la parole.
Ma femme….
Du temps de son vivant
M’a déjà conté…
Qu’elle avait un oncle
Qui pesait au-dessus de 300 livres.
Dans ce temps-là
Si tu mourais dans le temps de Noël
T’étais exposé pareil dans le salon
Ben tout le monde a bu a la santé du mort
Le pire c’est que le gars
Avait toujours porté une barbe blanche
Pis on l’avait toujours appelé le Pere Noel
Parce que son vrai prénom c’était Noël
Si vous lisez l’almanach
Vous verrez
Que c’est la seule année de son histoire
où le père Noël
A pas été capable de se promener
De maison en maison
Si ma femme était ici ce soir Elle vous jurerait Que cette histoire-là c’est pas une menterie Pis moi ce soir,
En son nom
Je vous le jure
Non pas sur la tête de ma fille ici présente
Mais sur la pompe à essence
de Jos Leroux
Ce rire-là fut probablement le plus libérateur de la veillée. Je sentis chez mon père ce respect infini pour la vie qu’importent les épreuves. Et cela nous fit du bien à tous. Encore plus à Madame Martin qui me confia que grâce à mon père, elle était prête à cesser de pleurer Paul Gouin son conjoint pour mieux chanter sa mémoire.
Au retour, mon père vit me border en me disant :
Les sœurs sont justement en collecte de linge
Pour les pauvres
On pourrait peut-être trier les effets de ta mère
Pis aller porter ça demain soir
Me semble que ça aurait fait plaisir
À ta mère que ses affaires servent
À du monde vivant qui en ont besoin
Et non pas à des morts.
Il détacha de mon cou le collier EGO SUM PAUPER.
Et y inséra toutes les lettres manquantes
Qu’il avait sculptées
Pour moi pendant qu’il veillait ma mère
La nuit à la chapelle.
NIHIL, Marie
En français ça veut dire RIEN
Quand dans la vie
On ne ressent plus rien
Suite à la disparition d’un être cher
On touche automatiquement au tout
Mais toi et ta mère,
Vous ne serez jamais rien pour moi
Car vous avez toujours été tout
Je vous aime ta mère et toi Marie
Et je vous aimerai toujours
Et c’est ainsi que, bercée par le tout de mon père, je pleurai un peu pour apprivoiser ce rien affreux en lequel ma mère m’avait laissée pour aller fêter dans le cœur de mon père la vie dans son tout, comme on sait si bien le faire à chaque Noël, même s’il a lieu dans l’étrangeté d’un soir d’été.
Toute sa vie, mon père avait pris des brosses d’être dans la taverne de la vie. En fait, il n’avait jamais senti le besoin de passer par la fissure du temps pour aller voir, de l’autre côté, comment vivaient les hommes. Cependant, il avait dû tenir un journal, durant près d’un mois, parce que l’être l’attaquait maintenant de ses bienfaits, une attaque d’être étant infiniment plus troublante qu’une brosse d’être. Et c’est de la différence entre les deux états, que surgit le besoin de noter, jusqu’à ce qu’il soit aussi confortable dans un état que dans l’autre.
8 mai
ATTAQUE D’ETRE
La douce et inépuisable abondance de l’instant présent semble avoir en plus une conscience amoureuse de l’homme. La vie m’apparaît une danse amoureuse entre le libre-arbitre de l’instant présent et le libre-arbitre de l’homme.
Hier, je suis allé me coucher vers 20 heures. Puis la formidable béatitude de l’instant présent est venue me visiter comme les vagues de la mer attaquent la plage. Le corps est dans un tel état de bonheur qu’il lui est même difficile de se lever pour marcher. « Cela » ayant pénétré en moi est rythme amoureux de mon « ÇAJE » comme les feuilles qui te saluent sous l’expression du vent, comme les herbes qui dansent au bord de l’asphalte fier. Chaque intime morceau de la matière chante à sa manière la créativité consciente de l’instant présent. Cela a duré jusque vers 22 heures, à peu près, puis s’est estompé doucement comme la vague se retire dans ses marées basses.
Puis vers 9 heures du matin, la vague de l’instant présent amoureux d’un « ça en moi » est revenue me faire la cour. Je reconnais ses attaques, son pas, sa douceur, sa signature, son immortalité, son rayonnement, toujours pareil et jamais lui-même jusqu’au fin fond de l’univers à chaque instant redessiné. Que c’est ahurissant ! Dans ma fenêtre, les milliers de brins d’herbes et les centaines de feuilles me regardent, complices de mon bonheur. L’instant présent est dans la pièce et chante pour moi l’amour qui coule en dedans de moi comme une rivière.
Quand l’instant présent me visite de sa fantastique béatitude, je peux noter l’instant exact de son arrivée et l’instant exact de son départ.
Il est 11 heures, trente minutes du matin. L’être s’est retiré. Pas de deuil, pas de peine, pas de tristesse. Comme l’amant après avoir fait l’amour à sa bien-aimée la laisse reposer pendant qu’il va lui cueillir des fleurs.
13 mai
BROSSE D’ETRE
De Gaulle disait : la vieillesse est un naufrage. Dans une brosse d’être, la vie ressemble à la mer. L’ego, au Titanic. Plus jeune se fait le naufrage du Titanic, plus douce est la vie sur la mer. Toute brosse d’être équivaut à vivre instantanément le naufrage du Titanic en soi, Ne reste que le naufragé, ébloui d’être encore vivant.
19 mai
ATTAQUE D’ETRE
16 h p.m. L’être entre doucement dans la pièce. Il revient avec ses fleurs après m’avoir caressé ce matin. Le parfum de l’éternité envahit chaque cellule de mon corps. L’être toujours pareil jamais le même est conscient de ce qu’il fait. Tant de beauté de sa part est impossible sans la conscience. Il n’est pas de la nature des choses que l’être se dévoile en son entier en cette vie. Mais curieusement, la symphonie de son empreinte porte toujours la même signature, celle de la relation amoureuse égalitaire. Si le « çaje (sage) » n’était pas en dedans de moi, l’être mourrait d’ennui et de chagrin car il n’y a de danse amoureuse que quand l’indivisible est amoureux de l’indivisible dans ce qui semble divisé.
Quel mystère pour moi. Pourquoi l’être arrive comme un voleur dans ma vie et que moi je ne puis faire la même chose consciemment dans la sienne ?
21 mai
BROSSE D’ETRE
Je suis aussi incapable de provoquer consciemment une brosse d’être. Il y a un moment précis où dans l’abandon et le dépouillement, je me retrouve en état d’ivresse en relation amoureuse avec la taverne de la vie qui m’héberge.
Il semble y avoir une différence entre une brosse d’être et une attaque d’être. Dans une attaque d’être, l’être comme le chat cherche sa caresse. Il avance doucement, sensuellement. Il t’agresse si tu ne lui donnes pas de l’affection. Dans une brosse d’être, le chat en toi dort, entraînant dans son doux sommeil, l’éternité qui l’entoure, le pénètre et le traverse. Et toi tu te saoules dans la taverne de l’être dont les murs sont aux confins même de l’éternité jamais achevée. Et tu t’y promènes comme au paradis, la terre étant le jardin de l’être, l’émeraude du cosmos.
4 juin
ATTAQUE D’ETRE
Devenir le réceptacle d’une attaque d’être constitue une apothéose d’éternité absolument ahurissante. C’est comme si l’univers dans son infini entier jamais achevé rejaillissait sous la forme de geyser d’énergie au centre de ton « ÇAJE ». Et tu deviens instantanément fondu dans la beauté du tout. Tu es le parfum, de la rose, le chant de l’oiseau, la vague de la mer, la tendresse des nuages, la symphonie du jour qui se lève. Tu es l’immensité jamais achevée.
Aucune religion n’approche l’être. L’être est sacré, par sa légèreté stupéfiante, mais non religieuse. Il ne demande pas qu’on le prie, il danse. C’est trop fou comment ça se passe. L’être ne parle jamais. Il chante.
6 juin
BROSSE D’ÊTRE
L’abandon conduit au voir qui lui fait basculer dans l’être. Une fois dans la taverne de l’être, l’abandon et le voir disparaissent. Ne reste que la vacuité du çaje, la vision pénétrante, la non-pensée, la brosse d’être. Une fois dans la taverne de l’être, surgit la danse amoureuse du çaje qui fait frémir la nature jusqu’au fin fond de l’univers.
12 juin
ATTAQUE D’ETRE
Parfois les attaques d’être sont si intenses que je suis incapable de ressentir mes jambes qui marchent, incapable de travailler, de m’occuper du plus simple problème. Il n’y a rien de plus délicieux qu’une attaque d’être. C’est un vent qui t’attaque d’amour dans une béatitude infinie.
Le mur entre l’absence d’être et la présence d’être m’apparaît être comme un poste de douane où il est préférable de s’alléger de beaucoup de choses, le passage étant très étroit, très étroit.
L’être m’a quitté en ce moment à 99 pour cent, il reste délicatement présent comme le ciel à l’horizon en toile de fond. Pourquoi en est-il ainsi ? je ne sais pas. Le « je » est trop loin du ça en ce moment pour que je sache quoi que je sois je………Ça.
Quand l’être se retire, Tout ce que je « touche, » « sent », ou « vois » est vacillant. On dirait que je cherche la matière de mes caresses, chaque objet étant différent dans son apparence, mais semblable dans son essence. Comme si la division ne se rappelait de sa magie que par l’intuition passée de son intérieur uni.
18 juin
NOUVELLE ATTAQUE D’ETRE
Vers 13 h. p.m., la vibration de la béatitude s’est reglissée tellement fort à l’intérieur de moi que j’ai dû aller me coucher sur un banc. Il m’a semblé que le corps était fondu dans le même taux vibratoire que l’univers. La tête attendait. Parfois elle se fondait avec le corps. C’est probablement ce qui se passe après la mort. Un taux vibratoire qui chante éternellement en un tout.
Puis, comme ma tête s’ennuyait, j’ai laissé vagabonder des pensées d’un sujet à l’autre, ce que probablement certains appellent le mental. Cette division entre la béatitude du corps et la liberté du libre-arbitre qui laisse la folle du logis jacasser est très inconfortable. L’être n’est aucunement gêné par cette division.
Je ne peux concevoir le passage sur cette terre sans cette béatitude permanente, libérée de toute souffrance. Que chaque citoyen de cette planète n’y ait pas encore accès me semble étrange. C’est pourtant l’état original de l’homme, ce pourquoi, il a été créé, sa vraie condition humaine.
21 juin
TENTATIVE DE BROSSE D’ETRE
J’ai essayé toute la nuit d’entrer dans la taverne de l’être par moi-même. Impossible, impossible. Comment se fait-il qu’aucun chemin ne semble mener à l’être ? Que de questions sans réponses.
Puis soudain, à mon insu, me voilà ivre dans la taverne de l’être. Aucun goût d’être connu, reconnu, riche, célèbre. Que du bonheur d’être. Comme un brin d’herbe rythmant le vent au milieu des hommes pressés par le temps qui marchent aveuglément vers le cimetière de leur vie.
16 juillet
ATTAQUE D’ETRE
Ça faisait presque vingt jours que je n’avais pas eu de relations avec l’être. Puis hier soir, vers 22 heures, en me couchant, j’ai senti sa venue prochaine comme le vent annonce une douceur de vivre. J’étais couché contre le corps de ma compagne. Elle m’a souhaité une nuit magnifique. Je lui ai dit qu’elle le serait. Je n’ai jamais osé lui dire que l’être s’en venait, de peur que ce soit mon imagination qui me joue des tours.
L’air autour de moi est devenu frais comme la rosée du matin. Le « cela » s’est avancé amoureusement, comme une maîtresse. Je reconnus le feutré de ses pas, la douceur de son affection. Puis le cela a fait éclater la perception que j’ai de mon corps. Les milliards de cellules en moi-même se sont mises à chanter la visite de l’univers. Ma tête fut tout étonnée que « cela » puisse se produire. L’enveloppe qui retient toutes ses cellules ensemble est devenue très mince, presque sans aucune sensation. Je le sus parce que chaque fois que ma compagne touchait ma chair, je ne sentis presque rien.
Chaque relation avec l’être est à la fois différente et semblable. Je fis pour la première fois l’expérience d’une nuit complète et parfaite de béatitude. Ma conscience resta toujours libre, jamais délirante ne fusse un instant. Ma pensée logique à son minimum de fonctionnement. Mon corps incapable de se séparer de la bonté de l’être par lui-même, absolument incapable. Et la folle du logis dormit profondément toute la nuit, bien contente d’avoir des vacances imprévues.
24 juillet
BROSSE D’ÊTRE
Ce qui m’a impressionné cette nuit, c’est la dissolution instantanée de l’ego à la première seconde du rapport à la taverne de l’être. Cela semble fonctionner comme ceci. Comme un jeu de lego. L’ego se reconstruit lorsqu’il sort de l’être, se dissout lorsqu’il entre en lui, en étant chaque fois de plus en plus émiettable, de moins en moins noyau dur. Il est possible que l’ego soit un outil indispensable pour fonctionner en société, permettant à la personnalité de comprendre les règles sociales. Sans ego, on est infirme socialement, mais au niveau vibratoire, un oiseau qui vole infiniment haut au-dessus de la condition humaine.
Il n’y a pas d’élus ou de non-élus. Que des précurseurs. L’être est accessible en abondance à tous, mais, on ne connaît encore aucun chemin qui y mène. Que de mystères, que de mystères. Je suis un saoulon de la taverne de l’être. Trop saoul pour avoir le moindre intérêt à chercher des réponses.
Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage.
EGO SUM PAUPER
NIHIL HABEO
ET NIHIL DABO
Ainsi prit fin le journal de mon père. J’étais dans la chambre de Renaud, quand il le lut à haute voix devant moi. Plus il avançait dans la lecture, plus ses mains tremblaient, plus il ralentissait, plus sa voix se vidait de son expression. On aurait dit un fœtus se repliant sur lui-même.
Ainsi l’instant présent, ce serait l’être
Ou du moins la forme de son dévoilement à l’homme ?
Puis-je dormir avec toi ce soir ?
Il pleura dans mes bras toute la nuit. Sans bouger, sans parler, sans prononcer un mot. Je ne tentai pas d’en savoir plus. J’avais l’impression qu’il ne réagissait pas à mon toucher. Il avait juste besoin d’être consolé. Même pas je crois. Il avait juste peur d’être seul avec ses larmes. Même pas je crois. Il avait peur c’est tout. Non ce n’était pas ça non plus. Ça pleurait à travers lui. Oui voilà. Un peu comme à l’aéroport, deux personnes s’embrassent en pleurant parce qu’elles ne se sont pas vues depuis dix ans. Un peu comme un couple pleure parce que l’homme apprend que sa compagne est enceinte. Un peu comme la mère pleure à la remise des diplômes parce que son fils est enfin reçu médecin.
Durant son sommeil, il continua à pleurer tout en ronflant. Puis il se mit à murmurer comme un petit enfant qui se réveille en pleine nuit pour voir le sapin de Noël illuminé de cadeau.
Et il se remit à ronfler et les larmes ne cessèrent pas de couler. Son corps était à la fois d’une telle lourdeur et d’une telle légèreté. Comme le jour se levait, je pus voir l’expression de son visage. Un sourire permanent sous une chute de larmes. N’eut été de mon chandail tout trempé, je n’aurais pas cru qu’un homme puisse autant pleurer. N’eut été de son sourire, je n’aurais pas cru que l on puisse ainsi toute une nuit, pleurer de joie. C’était donc cette émotion qu’il tentait de faire vivre aux enfants du camp Ste-Rose : Pleurer de joie.
Il se réveilla très reposé, très joyeux, ne se souvenant absolument pas de ce qu’il avait vécu durant la nuit. Tout ce qu’il me dit fut :
Ma vie ne sera jamais plus pareille
Maintenant que ton père a mis
Des mots dessus
Et ses mains se remirent à trembler. Et il quitta rapidement pour ne pas que je m’en aperçoive. Tout cela me parut bien mystérieux. Je peux en témoigner aujourd’hui seulement, parce que, comme Jean-Jacques Rousseau qui s’évanouit à la suite d’un coup de sabot, je ne vécus cet état d’immensité de l’instant présent qu’une fois. Mais il suffit d’une fois pour ne jamais plus être la même. Comme Gauguin ne le connut lui aussi qu’une fois, dans son bonheur succédant au bonheur, Comme Burke ne le vécut lui aussi qu’une fois, ce qui le conduisit à écrire un livre sur les magnifiques de cette terre ayant eu le privilège soit d’habiter en permanence, soit de faire escale par hasard sur l’île de l’éternité de l’instant présent. Mais il aurait été impossible pour moi d’authentifier cet état par ce livre, si je ne l’avais pas vécu au moins une fois, une seule fois, presque vingt-sept ans plus tard, donc il n’y a pas si longtemps.
Ce matin-là, Clermont partit en autobus avec un premier groupe, celui des hiboux à la recherche des vingt et un coffrets sur le territoire des patibulaires. Il restait ne donc plus au camp Ste-Rose, que l’équipe des castors et la mienne, celle des écureuils.
Quand j’arrivai sur le terrain, pour la relève de quatre heures, les hiboux avaient ramené onze coffrets, tandis que les castors et écureuils avaient, pour leur part ,monté deux nouveaux sketches pour le bivouac du soir.
Sans que les enfants en soient affectés, le personnel du camp se morfondait quand même d’inquiétude. Jean-François était disparu depuis une heure. On eut peur à une fugue. Comme il avait quatorze ans et vu qu’il était le plus vieux et comme il avait accompagné son père à la soirée du St-Vincent, on en conclut qu’il était de nouveau parti rejoindre Monsieur Brisson.
C’est en descendant sur la plage que j’aperçus sur la roche au centre du lac une silhouette tournant le dos au camp et faisant face au soleil tombant. Il me sembla reconnaître mon boxeur. Il avait dû nager pour se rendre à la roche comme Anikouni et moi l’avions fait tour à tour. Je montai avertir Robert, lui demandant de me laisser gérer la situation.
Clermont n’étant pas encore reparti chez lui, je lui demandai conseil.
Mmmmm
D’après moi il fait le point sur sa vie
Vaudrait peut-être mieux le laisser tranquille.
Faire comme si de rien n’était.
Tu peux rester pour la soirée lui dis-je ?
Je vis trop de choses difficiles
T’es le seul avec qui je peux les partager.
Clermont me serra dans ses bras. On pouvait toujours compter sur lui. Comment faisait-il pour être disponible avec une égale générosité, à tous et à chacun, avec la même noblesse de pensée, lui dont personne n’avait souvenance au St-Vincent qu’il eut jamais un jour ce besoin de se confier. Il ne me posa même pas de questions, respecta mes silences, m’aida à préparer le bivouac, fit quelques appels téléphoniques.
A plusieurs occasions, Robert le directeur du camp faillit intervenir. Il eut peur au suicide et la responsabilité qui pesait sur ses épaules lui apparut ce soir-là insupportable. Il demanda quand même conseil à tous les adultes présents : Isabelle l’éducatrice, Jean-Marc et Benoît, les éducateurs en service, Clermont et moi-même.
On prit la chance de commencer la soirée en avisant de la situation seconde par seconde. Il s’adonna que l’invité d’honneur fut Philippe le robineux, un des trois têtes grises. Quand je lui racontai ce qui était en train de se passer, il demanda la permission de prendre une chaloupe et de se rendre à la roche, avec son panache d’indien sur la tête.
Quand les enfants arrivèrent au bivouac, Ils eurent comme décor Philippe et Jean-François face à face sur la roche, orangés d’un soleil couchant. La soirée eut lieu. Clermont dévoila le contenu de chaque coffret en les authentifiant de son sceau de directeur du musée des beaux-arts, on tenta de placer ensemble les premiers morceaux du casse-tête, les enfants m’offrirent leurs sketches. Je leur donnai des nouvelles d’Anikouni cherchant lui aussi de son côté des traces du chevalier de la rose d’or. Puis ils retournèrent cuver leur magie par le rêve.
Il ne restait plus que Clermont et moi sur la plage, inquiets pour Philippe et Jean-François sur la roche. Nous alimentâmes le feu pour qu’il reste visible de loin, pour que Philippe ne perde pas la direction du camp en revenant avec la chaloupe. Robert venait nous rejoindre par séquence, préférant vivre le drame par lunette d’approche du haut de son bureau.
Que faire dans ces cas-là ?
Respect, politesse, intelligence me répondit Clermont.
On peut y accoster une deuxième chaloupe ?
Y a moyen oui, en tenant la corde
On peut y asseoir huit personnes là-dessus,
Sans problème
Des couvertures sont toujours les bienvenues
Pis en plus si t’arrives avec de quoi manger
Pis de quoi boire
T’es accueilli en héros non ?
En montant chercher des victuailles, nous croisâmes Renaud et mon père. Ils arrivaient du St-Vincent . Renaud désirait dormir à la belle étoile pour avoir le bonheur de jaser avec lui, comme il l’avait fait avec Clermont.
Quatre dans la chaloupe
Ça vous dérangerait, demanda Renaud ?
Y a peut-être de la place pour cinq, dit Robert.
Je m’offre pour ramer.
Et l’embarcation commença son voyage sur l’eau. J’entendis Renaud dire à Clermont ;
Quel tableau, mais quel tableau
Il en manque si peu
Pour en faire un chef d’œuvre.
Clermont tenait la lanterne. Il y avait dans ses yeux ce bonheur de s’insérer dans le meilleur de l’autre, cette délicatesse de toujours garder le silence lorsque cela s’imposait. J’étais assise près de mon père qui lui, semblait vivre tout ça avec la gaieté d’un enfant qu’on réveille pour une promenade nocturne. Seul Robert ramait comme il avait ramé toute sa vie, en prenant trop de responsabilités et en en gardant le stress en dedans de lui-même.
Au mitan du chemin, Renaud se leva debout et chanta.
Zum galli galli galli zum
Galli galli zum
On entendit au loin une voix enchaîner le couplet :
Le feu de l’amour brûle la nuit
Je veux te l’offrir pour la vie.
De reconnaître la voix de Jean-François nous fit tous exploser le cœur de joie. Je n’avais jamais entendu chanter Robert auparavant. Je sentis que la passion de Renaud pour les tableaux chef d’œuvre venait de transformer sa vie à lui aussi. Et il se surprit à ramer sans effort. Juste faire couler chaque pagaie de façon rythmée dans chaque fissure de l’eau.
Et la chaloupe en entier entonna
Zum, galli galli galli zum
Galli galli zum
Partager un repas sur la roche, ne fut pas chose facile. Mais c’est dans des fous rires mémorables que nous nous retrouvâmes en cercle, corps à corps, sept personnes emmitouflées sous trois couvertures, les cordes des deux chaloupes enroulées autour des chevilles, la magie de la solidarité s’installant aussi en plein milieu. Entre les étoiles et l’eau à la verticale, entre la forêt et la plage à l’horizontale, apparût soudain, dans toute son étrangeté, l’aventure de vivre, qu’importe les accidents entre le berceau et la tombe.
Je veux devenir médecin dit Jean-François
Mais sans amis, je n’y arriverai jamais
Je suis venu sur la roche sacrée
Demander à la vie
De m’offrir des vrais amis.
Ok dit Robert
On pourrait peut-être partir une fondation à but non lucratif
On ramasse de l’argent pour tes études
Le jour où t’es médecin
Tu remets l’argent dans le pot
Pour que ça serve à quelqu’un d’autre.
Un quelqu’un comme moi, dit Philippe
Un robineux médecin
Y me semble que ça pourrait être pratique
Pour comprendre les robineux malades.
Moi je m’offre pour faire une collecte
À tous les mois parmi les clients du St-Vincent
Dit Clermont.
Je me propose pour devenir
Votre présidente, directrice, secrétaire trésorière
Fis-je en faisant rire tout le monde.
Et toi Renaud, fis-je ?
Moi j’aimerais déposer…
Dans la fondation…
Non pas les premiers sous…
Mais les premiers « mercis, Jean-François »
Pour avoir mis de la magie dans notre vie ce soir
Et tout le monde en chœur répéta :
Merci Jean-François.
Quand les deux chaloupes retournèrent vers le rivage, d’après la béatitude souriante des visages de mon père et de Renaud se désombrageant au gré de la lanterne de Clermont, il me sembla juste au son du bruissaillement des rames, que l’eau du lac avait été remplacée par de la ouate joufflue et bombée comme celle des nuages quand ils roulent de bonheur dans le ciel, en fait de l’eau ouatée telle qu’on en trouve autour de l’île de l’éternité de l’instant présent.
Jean-François retourna au dortoir amoureux de lui-même pour la première fois de sa vie. Robert amena Philippe dormir chez lui, Renaud invita mon père à dormir sous ces arbres chef d’œuvre qu’il avait méticuleusement choisis pour le plaisir qu’il y trouvait à préparer la magie à venir. Et Clermont se souvint de ma demande de jaser un peu avec lui près du feu de braise sur la plage.
Renaud t’a parlé des brosses d’être
Et des attaques d’être,
Dont mon père parle dans son journal ?
Clermont prit le temps de m’entourer d’une couverture pour que je n’aie point froid dans le dos. Il mit quelques branches dans les braises.
T’aurais dû voir comme c’était beau, Marie,
Quand je suis arrivé en autobus
Avec l’équipe des hiboux
Dans le royaume des patibulaires.
De voir les jeunes garder silence
Chercher de broussailles en broussailles
Les coffrets du chevalier de la rose d’or
Pendant que deux de ceux-ci
Faisaient le guet, à tour de rôle,
Avec leur arc et leur flèche.
C’est ainsi que j’appris que Renaud et mon père s’étaient construit une cabane dans un arbre d’où ils pouvaient surveiller l’action sans êtres vus. Et que de fait, ils passèrent la journée ensemble. Mon père avait pu ainsi revivre dans l’instant présent le bonheur de se cacher dans la cabane de son enfance, qu’il n’avait eu d’ailleurs qu’à rafistoler un tant soit peu pour qu’elle soit de nouveau fonctionnelle.
Les enfants pique-niquant avec les éducateurs, Clermont put se libérer pour aller manger ses sandwichs dans la cabane en haut de l’arbre. Mon père était tellement heureux qu’il parla comme on aurait parlé de la pluie et du beau temps, de l’importance des états paradoxaux qui font éclater toute pensée, laissant toute la place à ses brosses d’être. Clermont ne comprenant rien à ce langage eut droit à une explication terre-à-terre.
Pour ton père, me dit Clermont,
Le fait d’être dans la même cabane
À faire les mêmes gestes
À quarante ans de distance
Provoque des émotions
Qui se chevauchent dans le temps,
Font éclater la pensée
Pour provoquer une brosse d’être
Exceptionnelle
C’est ce qu’il appelle
Un état paradoxal.
Une des portes de l’instant présent
Une des portes de l’être
Quand il veut se dévoiler un peu à l’homme
Par le biais du non-savoir, de la non-pensée.
Ton père, me dit-il encore,
Dit des choses essentielles
Avec la légèreté de l’enfant, qui rit
Sans vraiment se rendre compte
Que ce qu’il vit est un peu
Hors de la portée du commun des mortels
Dont je suis, pour ne pas le dire plus qu’il faut.
J’écoute, mais c’est hors de ma portée.
C’est ainsi que j’appris que mon père consacra sa journée dans l’arbre à se fabriquer en miniature la reproduction de la maison de sa mère, et cela juste avec de la colle, un canif, des bâtons de popsicles et des allumettes de bois.
Et Renaud lui?
Renaud est-il tellement différent
De Jean-François, me dit Clermont ?
Il cherche, découvre, apprend.
Jean-François veut devenir médecin
Lui tente de ne pas tomber malade
Comme on devient malade
Quand la quête s’éternise
Et qu’on a l’impression
Qu’on n’y arrivera jamais
Je l’aime, confiais-je à Clermont.
Comment sais-tu que tu l’aimes me dit Clermont ?
Par les deux nuits au cours desquelles
Il a dormi dans mes bras, répondis-je.
Alors qu’est-ce que tu attends
Pour aller le rejoindre ?
Clermont me quitta sur ces mots. Je montai au dortoir chercher mon pyjama, prit mon sac de couchage à l’arrière de mon automobile et me dirigeai vers les saules pleureurs. Car il n’y avait que deux saules pleureurs sur ce terrain et Renaud en avait fait son phare pour indiquer la direction aux étoiles perdues dans la mer cosmique.
Je tentai de ne pas faire de bruit, me couchai tout contre lui. Comme les fermetures éclairs de nos deux sacs de couchage étaient ouvertes, il s’y glissa d’instinct, la tête entre mes seins, comme s’il fut essentiel qu’il s’y blottisse.
À l’instant où il commença à gémir, je le berçai doucement comme on berce un enfant naissant avec des shuttttttttt….shutttttttttt…shutttttttt…. Je vérifiai de mes mains si son sourire était toujours là. J’y trouvai une larme. Mais il s’apaisa rapidement et dormit enfin d’un sommeil normal.
Mon père quitta avant le lever du jour, ayant promis à ma mère de lui faire un déjeuner pour son réveil. En voyant avec quelle tendresse je prenais soin de Renaud, il quitta après m’avoir dit dans le creux de l’oreille
Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage.
Je me rappelai que cette phrase du poète du Bellay avait été aussi écrite à la fin de son journal. Et je remerciai, en mon être, les écrits du journal de mon père de m’avoir permis de mieux apprivoiser l’univers étrange de Renaud auquel il m’était malheureusement impossible d’avoir accès.