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L'île de l'éternité de l'instant présent (Pierre Rochette)

Chapitre 23 – L’ENTERREMENT

L’île de l’éternité de l’instant présent

La Butte à Mathieu
La Butte à Mathieu

Quand nous vîmes Clermont an arrivant aux barrières de l’aéroport de Dorval, les filles et moi disparûmes dans ses bras. Nous pleurions les quatre sans honte. Mélange du bonheur de se revoir et d’un passé commun dont nous ne possédions chacun et chacune qu’une mince partie. Après avoir déposé nos bagages dans un hôtel du centre-ville de Montréal, Clermont et moi repartîmes, laissant les filles vivre la merveilleuse folie des spectacles gratuits en plein air, tout autour de la Place des Arts.

Comme l’enterrement est demain matin, dit Clermont,
J’imagine que t’aimerais en profiter pour visiter.

C’est loin Ste-Agathe ?

Une heure d’ici.

Si mon père était avec nous
Il dirait :
Monsieur Clermont
Auriez-vous la bonté
De nous amener souper
Au Patriote
Pour entendre chanter
L’écho du chanteur fantôme ?

Clermont se souvenait très bien de mon père. De ses longues marches avec Renaud dans le Vieux Montréal, comme il avait aussi assisté discrètement à celles du poète Paul Gouin. Comment avait-il pu prendre une si grande importance dans nos vies ? Mélange de bonté, d’humilité et d’intelligence.

J’ai eu la chance
De connaître intimement trois poètes dans ma vie
Ce qui fait que même en voyage à travers le monde
Perdu dans la monotonie d’un bateau de croisière
A faire la cuisine pour les privilégiés de la société,
Je me sens un homme riche intérieurement.
Je n’ai jamais oublié que
Les poètes nous apprennent l’essentiel.

C’est quoi l’essentiel Clermont ?

La lune, Marie, la lune.
Que je sois n’importe où sur les mers du monde
Je regarde la lune
Parfois avec les yeux de Monsieur Gouin
Parfois avec ceux de ton père, Monsieur Rodolphe
Parfois avec ceux de Renaud

Et jamais avec les tiens ?

Mmm
Bonne question…

Les poètes dansent quand ils regardent la lune
Nous on essaie
On y arrive parfois.

Un homme qui s’était suicidé en se jetant
En bas du pont Jacques Cartier
Avait, avant de mourir,
Écrit à la craie une phrase extraordinaire :

Quand le sage pointe la lune
L’imbécile regarde le doigt.

Nous arrivâmes au Patriote. Clermont me présenta un jeune couple, Pierre et son épouse Lucie, lui concierge et responsable du bar et, elle, à la billetterie autant qu’au service aux tables, dont il disait devant eux d’ailleurs qu’ils étaient des artistes dans la manière d’élever leurs enfants. L’humoriste Yvon Deschamps donnait son spectacle vers vingt heures. On pouvait donc se restaurer dans le théâtre même.

Le chanteur a été remplacé par une cassette cette année
Question de budget.

Je peux monter dans la boîte où Renaud chantait ?

Bien sûr.

L’escalier ressemblait à ce qu’on devait retrouver sur les bateaux. En colimaçon serré, simples barres de métal. L’endroit n’avait pas été nettoyé. Il y avait encore des bouteilles d’eau vide, Un restant de barre tendre. Effectivement, la vue sur la salle était magnifique, une vraie peinture de Toulouse-Lautrec, avec des rouges traversés de jaunes venus de la lumière directe du plafond à te couper le souffle. La cassette jouait les chansons des chansonniers des boîtes à chansons et des boîtes d’animation des années soixante et soixante-dix. Le passé s’éloignait à la vitesse des paquebots quand ils sont portés par le vent. Lucie nous dit entre deux versements de pichets d’eau :

Renaud nous a quitté trois jours
Avant la fin de l’été.
On ne l’a jamais revu.
Il avait été tellement heureux
De chanter ici
Qu’il ne pouvait supporter
Que cela ait une fin
Et l’idée de participer
A une fête des employés
Lui était insupportable.

Clermont me raconta, qu’il l’avait d’abord accueilli lors de son rapatriement du Kosovo par l’Ambassade du Canada. Et que Renaud n’avait cessé de le remercier pour son empathie face à un homme qui n’aurait été plus rien pour personne, n’eut été de son passeport.

Il avait vécu
Les attaques amoureuses de l’instant présent
Même dans les pires moments.
Et jamais il ne s’était senti abandonné
Ne fusse une seconde.

Il m’a raconté, qu’entre la vie et la mort,
Il avait été prêt à mourir
Devant tant de beauté et de béatitude
Mais que l’instant présent
l’avait repoussé en cette vie
Parce que l’heure n’était pas encore venue
Les mots des poètes lui demandant de témoigner pour eux.
En dansant encore la vie
Puisqu’il ne savait que faire ça, danser la vie.

Le repas fut magique. Le pain était fait maison. Le couple qui se tenait debout devant le buffet à trois volets témoignant avec leur enfant entre eux et le ventre rond de la mère , de la droiture de leur engagement, pour le meilleur et pour le pire.On s’était arrangé pour que la voix vienne du plafond comme si le chanteur-fantôme était encore là.

Au retour, nous arrêtâmes à Val-David. Renaud y avait habité tout l’été, comme bien des étés par le passé. Nous refîmes sa promenade. La rivière du parc des amoureux, la balançoire de la sapinière, le sentier du Mont Condor et le café chez Steeve. Quand nous croisâmes la femme pauvre vendant des œufs, cela m’émut profondément. Ainsi donc, tout ce que rapportait son journal était strictement vrai. Nous osâmes cogner à la porte des deux artistes qui avaient failli déménager. Et ils se rappelaient de cet étrange Monsieur qui les avait suppliés de ne pas partir pour ne pas briser la poésie de sa promenade.

La Butte à Mathieu était toujours là, à quelques pas de la maison, le chemin de pierre, le trou sous la scène pour déposer les cendres. Clermont avait la clé. Nous entrâmes dans le carré où avait vécu Renaud. Comme dans ses écrits. Plein d’objets douteux au passé embrouillé.

Tu vois Marie,
Le passé n’a de valeur
Que lorsqu’il a été vécu
Avec la poésie de l’instant présent
Le père Gouin, ton père et Renaud
Comme tous les poètes
Ont toujours dit la même chose
Dans des mots différents
Le même message que les philosophes
Les sculpteurs, les peintres.
Comme le grand peintre canadien, Ozéas Leduc
Dont Renaud répétait sans cesse la phrase-clé
Avant de reprendre la route juste pour danser la vie
Avec les poètes universels.

« La vie est mon unique aventure »

Nous remontâmes à Montréal. Clermont m’offrit d’aller chercher les filles pour faire un tour dans le Vieux Montréal. Comment cet homme pouvait-il, non seulement lire dans les pensées, mais permettre au meilleur de soi-même d’y écrire les mots les plus tendres. Curieusement, nous stationnâmes devant le conservatoire de musique sur la rue Notre-Dame à quelques minutes de marche de la Place Jacques Cartier.

Tu savais que Renaud y a déjà enseigné la philosophie ?
Il devait avoir trente-deux ans, à l’époque..
Il se considérait comme un prof de première ligne
Dont la vocation consiste à
Enlever toute croyance du cerveau de l’élève
Pour faire surgir le bonheur,
l’étonnement de l’homme qui ouvre les yeux
Sur le monde comme si c’était la première fois.

Il faisait dormir les élèves par terre
Parce que vaut mieux dormir que de veiller en somnambule.
Il ne corrigeait jamais les travaux des élèves
Il les pesait.
Les élèves jouaient aux échecs
Pour apprendre le bonheur de perdre.
Il leur faisait lire des bandes dessinées
Pour ne jamais oublier que toute réponse savante
Est une illusion de la vanité de l’ego
Comme toute opinion qui tente de vaincre l’autre d’ailleurs
Et qu’il ne suffit surtout pas d’être prof de philo
Pour être philosophe.

Il opposait à la maïeutique de Socrate
Comme à la caverne de Platon
L’innocence de l’enfant qui gambade dans les champs
Qu’importe le soleil de la vérité
En autant qu’il réchauffe le cœur.

Quand nous descendîmes la Place Jacques Cartier, c’est tout mon passé qui remonta les pierres usées mal cimentées les unes aux les autres, pour m’accueillir, simplement m’accueillir. Nous passâmes par la ruelle des peintres. Le décor était le même , mais tous les personnages avaient été remplacés par des acteurs de service. On avait ouvert des cours intérieures pour endiguer le flot intense de touristes de tout genre.

Le St-Vincent avait été racheté par Robert Ruel, le propriétaire du Pierrot, deux Pierrots, boîtes d’animation qui tenaient encore le coup après trente ans d’existence alors que toutes les boîtes du genre avaient disparues à travers le Québec. Et pour éviter de se faire concurrence à lui-même, il avait revendu l’édifice du St-Vincent à condition expresse que cela ne redevienne jamais une boîte à chansons.

Nous redescendîmes la rue St-Paul. Le restaurant du Père Leduc ayant disparu avec lui, nous continuâmes jusqu’au pont des malheurs. Et je récitai aux filles le poème de Renaud dont je n’avais jamais oublié les paroles, un poème étant comme une chanson, pouvant être chanté grâce à la musique des mots, jusqu’à ce que l’éternité se meure de bonheur de s’éterniser devant deux amoureux heureux.

SOUS LE PONT DES MALHEURS

Et si ton corps était un beau ruisseau
Il coulerait lentement le long de la rue Berri
Se faufilant pour s’arrêter soudain, transi comme un voleur
Là ou gît la rue Notre Dame qui ne laisse passer
Que les poètes et les femmes

Passe, Passe, fillette te dirait-elle,
Les créateurs ont faim
Ils t’attendent.
Donne-leur ton eau, de l’autre côté dans un tout petit café
Mystérieux, peu connu et c’est tant mieux
Pour les folies des amoureux

Petit ruisseau
Quand mes amis auront bien bu
Ils te jetteront ensuite dans le fleuve, heureuse,
Comme une vierge assouvie gémissant dans l’éternité
L’étrange décor du café du port.

La boîte à chansons de Jean Marcoux avait été démolie pour faire place à un édifice à logements. Lorsque je voulus montrer ma chambre du Vieux Montréal sur la rue St-Paul, je me buttai à un magnifique condo.

Je me rendis compte, comme Clermont l’avait dit, que cette partie de mon passé me rendait encore heureuse, presque trente ans plus tard, parce qu’il avait été vécu avec poésie. Vint se greffer l’image de ma mère, m’ayant accompagnée dans le Vieux Montréal et s’apprêtant à monter dans ma chambre où Renaud avait écrit une note sur ma porte qui disait quelque chose comme :

« J’ai loué la chambre en face de la tienne, j’arrive lundi »

Que la mémoire joue à la fois des tours sur des détails anodins et peut,en même temps, immortaliser dans la cire du bonheur un poème et le lieu où il fut récité.

Maman, dit Frannie
Que ce fut joli ton passé
Dommage qu’il soit trop tard
Pour visiter le camp Ste-Rose.

Pourquoi pas fit Clermont ?
La poésie c’est oser
Signer sa vie
À chaque seconde.

Il était une heure du matin quand nous arrivâmes devant une chaîne marquée : Défense d’entrer, propriété privée. Tout semblait inhabité. Les filles restèrent dans l’automobile pendant que nous passâmes sous la chaîne, juste pour voir.

On s’croirait à l’été 1973 Clermont.

Tu te rappelles de Jean-François Brisson ?
Il est devenu médecin spécialiste
Des chirurgies cardiaques.
Il a acheté le domaine des religieuses
Il y a dix-huit ans
Il a remis les lieux exactement dans l’état
Où ils étaient lors de la dernière soirée
Du chevalier de la rose d’or.

Il a créé une fondation des anciens de Ste-Rose
Et tout est resté tel quel
En vue du rendez-vous de 2001
On va probablement tous se rassembler ici
Demain après l’enterrement.

Pourquoi on ne m’a jamais parlé de la fondation ?
Demandai-je étonnée.

Parce qu’elle était réservée uniquement aux enfants
Au cas où ils auraient de la difficulté à grandir
En cours de route.
Jean-François et Natacha exigeant
Que leurs actions restent du domaine
De leur vie personnelle jusqu’en 2001
Alors j’ai respecté leur vœu.

Cette confidence m’ébranla profondément. La fondation des clients du St-Vincent avait donc tenu bon. Jean-François avait pu étudier et réussir dans la vie. Depuis ce temps, il s’inquiétait des autres, les soixante et onze de l’été de la chasse au trésor, dont il ne pouvait accepter qu’ils se noient dans le marasme consécutif aux épreuves dont ils n’avaient pas demandé les morsures lors de leur petite enfance. Il avait soutenu un des deux jumeaux dans l’enfer de son alcoolisme et avait hébergé l’autre le temps qu’il sorte des affres de son divorce. Même Chantal la plus que grassette avait réussi à fuir le monde de la prostitution parce qu’il lui avait payé son loyer durant un an en autant qu’elle change de ville et qu’elle se reprenne en main. Il s’était marié avec Natacha Brown, avait pu retrouver sa mère avant qu’elle meure et faire en sorte que son père puisse lui demander pardon pour les années d’horreur qu’il lui avait fait subir du temps qu’il était pris dans l’engrenage de la pègre.

En fait, Jean-François s’était fixé un objectif. Que tous ceux et celles de l’été 73 arrivent à l’an 2001 avec la fierté de s’en être sortis, à l’encontre de toutes les statistiques officielles, et cela dans la dignité et dans l’honneur. Pour lui, mourir en paix signifiait n’avoir jamais manqué à la solidarité des humbles, celle pour qui un seul geste représente le sens de toute une vie. On est rien sans partage. Et on connaît le bonheur du plein dans le rien après avoir partagé.

Et la fondation des clients du St-Vincent ?

Elle a payé les études de plusieurs
Quand je suis parti travailler sur les bateaux
J’ai continué à envoyer mes cotisations
On est une trentaine éparpillés
A travers le monde
Elle porte le nom de
Chant-o-thon 73
En souvenir de l’époque.

Nous nous dirigeâmes à tâtons. L’édifice de l’administration étant barré à clé, nous trouvâmes finalement un fanal devant le caveau à patates. Nous l’allumâmes et nous dirigeâmes vers la forêt . Tout autour de la maison en décomposition, les râteaux et les pelles de cet été-là avaient été attachés deux par deux à des arbres. Même le trou où avait été découvert le coffre n’avait pas été rempli.

En remontant vers la salle communautaire, nous vîmes le bivouac sur la plage, avec à l’horizon, en plein milieu du lac, donnant face à la lune, la roche sacrée. Nous eûmes beau essayer de pénétrer par infraction, fenêtres et portes étaient solidement verrouillées elles aussi. Pendant que Clermont faisait le tour du bâtiment, je montai l’escalier extérieur. Rendu en haut. Je figeai de joie que cela fut possible.

Rien n’avait bougé depuis 28 ans. Tous les bâtiments étaient là, inhabités dans la noirceur diamantée de millions d’étoiles. Le temps n’aime pas qu’on lui échappe par des états paradoxaux. J’avais en même temps 21 ans et 49 ans. Etait-ce la surprise du paradoxe ? Vivre la même chose à deux époques différentes ? Je me sentis instantanément propulser dans un étonnant délice d’éternité qu’encore aujourd’hui j’aurais de la difficulté à nommer.

Pas de peine, pas de souffrance, pas de deuil, pas de mal, par de surdose d ‘adrénaline, pas de plongeon dépressif… C’était comme si j’étais tout et que tout était moi, le tout respectant le fait que mon moi fut différent du tout, tout en m’y imergeant…. Oh God…. C’était donc ça l’éternité de l’instant présent de mon père et la fissure du temps de Renaud, le coup de sabot sur la tête de Rousseau.

J’y étais enfin. Mon père m’avait déjà dit que cela surprendrait comme un voleur. Et pour le poète Paul Gouin, quand il levait les deux doigts en V comme Churchill pendant que Renaud chantait, cela signifiait qu’il avait réussi à accoster dans l’île.

Les arbres dansaient de joie autour de moi, même le vent avec cette fraîcheur dont parlait mon père dans son journal. Et ce torrent d’éternité auréolant le ciel et ce bonheur succédant au bonheur de Gauguin….

Mais c’est le ÇAJE de mon père, me dis-je
Et je fus émerveillée que cela me fut arrivé
Au moins une fois dans ma vie.
Je venais à mon tour de passer
par la fissure du temps
et, comme Rousseau, jamais je ne pourrais oublier
cet océan d’éternité,
présent même dans la rivière du passeur de Sidharta.

Je compris pourquoi mon père n’arriva jamais à me faire vivre ces états de béatitude. Ce n’est pas une religion qu’on enseigne. C’est une naissance intime et personnelle de l’univers en soi, comme une goutte d’eau infinie qui se dépose sur les pétales de ses sens sans autre but que de laisser l’infinité de sa fragilité chanter en soi.

Le temps,
Quand t’es dans l’être
C’est une succession
De magnifiques instants présents.

Et je me sentis exactement comme le ier paragraphe du journal de Renaud :

Il s’abreuvait depuis toujours aux frissons de l’éternité. Cela lui semblait si naturel qu’il n’avait jamais pu comprendre comment il se faisait que l’on puisse souffrir. Son corps de 51 ans lui avait toujours paru en état de jeunesse. La pureté de l’âme, la sensation continuelle de flotter deux pieds au-dessus du sol, le rythme lent, amoureux, étonné, charmé. La sensation de ne rien peser, de se fondre dans le tout avec ravissement, de saisir dans ses mains l’air comme des milliers de pépites d’or. Etait-il artiste, poète de la vie, amant de l’être ou son enfant naissant encore aux langes ?

Les filles vinrent finalement nous rejoindre au moment où Clermont réussit à ouvrir la porte du dortoir. Nous montâmes comme des enfants qui la nuit décident de conquérir leur liberté pendant que les parents dorment encore. J’ouvris la lumière.

Chaque lit était occupé par quelqu’un en pyjama avec un panache d’indien sur la tête.

Zum galli galli galli zum
Galli galli zum

Le feu de l’amour brûle la nuit
Je veux te l’offrir pour la vie.

Jean-Francois ! ! ! ! !
criai-je autant de peur que d’excitation.

Et tous les lits de se vider avec du monde se précipitant sur moi. Ça s’embrassait, ça pleurnichait, chacun jouant avec moi à la devinette. Qui suis-je ? Mais je n’arrivais pas à reconnaître personne. Tiens deux personnes qui se ressemblent comme des jumeaux, ça doit être eux autres… un plus que grassette, une moins que rectiligne….mes ex-enfants.

Un discours… un discours… un discours….

On m’avait préparé une scène et un micro. La fondation des enfants de Ste-Rose avait donc fait un spécial juste pour moi, en dépit des circonstances tragiques. La mâchoire tremblotante et mes mains, chaque fois qu’elles tenaient de dessiner mes émotions dans l’espace, retombaient hagardes pendant que ma tête tournait de gauche à droite incapable de croire que cela puisse m’être destiné, comme pour me consoler de la perte d’un rêve d’amour. Je vis par le sourire de mes filles comme celui de Clermont qu’elles étaient au courant depuis quelque temps déjà.

C’est à ce moment-là que les patibulaires entrèrent, avec leurs vieux costumes quelques uns plus chauves que chevelus avec à leur tête Jos Leroux.

Il y a 28 ans
Nous fûmes les seuls à ne pas avoir de smarties
Cette année, on veut être les premiers
A piger dans le coffre.

Et les huit policiers à cheveux maintenant plus gris que colorés entrèrent, suivis des parents du St-Vincent devenus grands-parents, suivis des parents des enfants du camp Ste-Rose devenus adultes. Le coffre arriva en même temps que les deux avocats, le juge Boilard étant mort depuis belle lurette. On le déposa à mes pieds.

Un discours… un discours.. un discours… Jos s’approcha du micro.

Barnak, que c’est bien organisé
Quelle belle manière de vivre
L’enterrement de Renaud
Avec poésie
Comme il l’aurait souhaité.

Et ce fut le silence, étonnant silence.

Tu veux dire quelques mots Marie
Avant qu’on pige dans le coffre
Comme y a 28 ans ?

Mes très chers amis

Ben làlàlà
Ben làlàlà

J’avais déjà raconté cette histoire à Madame Martin
Le matin de la mort de Monsieur Gouin
Vous vous souvenez les gars
Quand vous vous ventiez de vos conquêtes amoureuses
Et Jos de sa pompe à gaz ?

Ben làlàlà
Ben làlàlà

Ben une fois partie
J’avais dit à Jeanne
Que quand j’étais petite
Je demandais à mon père ;

Papa, est-ce que moi aussi un jour, je connaitrai le grand amour ?
Mon père prenait une pause, fermait les yeux,
Levait le bras droit bien haut comme s’il s’adressait à la terre entière
Et déclamait :

Si chaque nuit tu en fais la demande à la vie,
Elle te rendra plus fougueuse que Scarlett Ohara
D’autant en emporte le vent,
Plus gémissante qu’Héloïse pour Abélard
Dans la nuit des temps,
Plus pure que Juliette dans les bras de Roméo
L’embrassant
De telle sorte qu’un soir, un mystérieux soir
Un beau prince, ombrageux et charmant
Posant genou aux pieds de tes royaux atours
T’offrira et son cœur et son or
Et la terre entière chantera
En cet instant présent
Ils vécurent heureux
Et eurent beaucoup d’enfants
Au paradis…Millénaire
De la poésie des bien-aimés
De l’île de l’éternité

Ce soir,
Comme il y a 28 ans
Si Anikouni se présentait devant moi
Et me disait
Devant les enfants du camp Ste-Rose :

Princesse Miel
Voulez-vous m’épouser ?
Je lui répondrais
Aimez-moi tout simplement
Mon père m’a de toute façon
Mariée à votre poésie depuis ma naissance.

Deux larmes coulèrent le long de mon visage. Jos me prit dans ses bras devant tout le monde. Puis, d’un ton grave, il dit au micro :

Tout le monde debout s’il vous plait
Je demanderais une minute de silence
Non pas en mémoire de Renaud
Mais de tous les poètes
Dont il fut une mémoire vivante.

J’ai souvent entendu dire que lorsque l’on meurt, on revoit notre vie entière à la vitesse de l’éclair. Ce fut le cas pour moi durant cette minute-là.

CAIA…. Fit Jos
BOUM répondit l’assistance avec un rire un peu triste.

Renaud n’aurait pas voulu d’un enterrement triste
Alors en tant que chef des patibulaires
Qu’on ouvre le coffre
Pour que comme il y a 28 ans
Les enfants du camp Ste-Rose
Se jettent dans les smarties
Mais après mes frères patibulaires

Ben lalalala
Ben lalala

Je ris de bon cœur moi aussi. Le souvenir du procès conduisant à la surprise des smarties dans le coffre restait un moment si magique pour chacun de nous. Jos fit sauter le cadenas du coffre comme mon père jadis, d’un coup de hache. Jos leva le couvercle.

Je vis soudain dans le coffre, surgir au beau milieu des smarties une tête d’homme à barbe blanche Je reculai en criant d’horreur pendant que tout le monde se roulait de rire. Et le fou dans le coffre qui n’arrêtait pas de crier

VIVE LA POÉSIE VIVE LA POÉSIE

J’approche… je regarde….non Ah ben Barnak hurlai-je Renaud

Je m’approchai du coffre, l’embrassant comme une folle pendant que Jos m’accusait de sabotage ayant peur que je lui vole les premiers smarties. Quand je vis Clermont et les filles se tordre de rire elles aussi, je réalisai à quel point on s’était payé ma tête. Et je me mis à faire le tour de la salle, sautant d’un lit à l’autre, criant comme une folle.

Ça se peut pas
Ça se peut pas
Vous êtes une gagne de…
J’ai payé $20,000 pour qu’on se paye ma tête
Vous êtes une gagne de….

Ben lalala
Ben lalala

Je donnais une gifle à un, mordais l’autre, sautais dans les bras du troisième, une vraie folle, incontrôlable. Et je finis par me rouler de rire et de pleurs en embrassant Renaud, puis en embrassant le coffre, puis le micro, puis les smarties un par un.

Et Jos de crier
Vive la poésie
Hip hip hip……Hey Hip hip hip……Hey

Tout le monde se mit à lancer des smarties, puis les plumes de taies d’oreillers surgirent de partout. Et c’est dans cette tourmente que je ne cessai d’embrasser Renaud incapable de quitter sa bouche, ses lèvres, tâtant son corps de partout n’arrivant pas à croire qu’il vive si poétiquement en ces lieux et en moi.

CAIA….cria Jos
BOUM…répondit la salle

Prenez une torche à la sortie et tout le monde à la plage.

Tout le personnel du camp de l’époque nous attendait devant le bivouac allumé, Robert, l’ex-directeur du camp en tête. Renaud mit un genou par terre.

Princesse Miel
Acceptez-vous de m’épouser ?

Aimez moi tout simplement
Mon père m’a de toute façon
Mariée à votre poésie depuis ma naissance.

Il m’entraîna par la main. Nous nageâmes jusqu’à la roche sacrée pendant que les chansonniers sortirent leur guitare. Autour du feu.

Et Renaud qui n’eut cesse de crier sa joie à la lune, les deux mains en porte-voix :

Vive la poésie
On a réussi
On a réussi

Et pendant que, couché sur le dos, il dégustait ce moment de beauté volé à la réalité, je lui fis sauvagement l’amour pour m’engorger de lui. Puis, avant qu’il ne dise mot, je sautai à l’eau et nageai sans regarder en arrière. Rendue sur la plage, on se pressa de couvrir ma nudité d’une couverture, étant trop heureuse pour ressentir quelque besoin que ce soit de pudeur indue. Et je me mis à crier à répétition.

Renaud
Je ne pars pas pour Vancouver.

Il sauta à l’eau et vint me rejoindre à la nage, sans vêtements lui non plus. Nous fêtâmes toute la nuit dans la douceur des chansons du St-Vincent de l’époque, le simple émerveillement d’être encore vivants, amoureux , aussi nus qu’Adam et Eve sur l’île de l’éternité de l’instant présent avant qu’un pommier n’y soit installé… simple erreur d’un paysagiste nommé Dieu.