Réplique à un article d’un représentant de Junex accusant Amir Khadir de mensonge. La Presse n’a pas daigné la publier.
Dans un article intitulé « Les mensonges d’Amir Khadir », publié dans La Presse du 3 juin dernier, Dave Pépin, vice-président aux affaires corporatives de Junex, se porte à la défense de Lucien Bouchard que les questions d’Amir Khadir en commission parlementaire ont grandement contrarié.
Le porte-parole du Junex résume ainsi son accusation : « Le député de Mercier, Amir Khadir, a accusé Lucien Bouchard d’avoir, avec la complicité d’André Caillé, démantelé la Société québécoise d’initiatives pétrolières (SOQUIP) pour brader les ressources gazières et pétrolières du Québec au bénéfice de multinationales étrangères. Les deux volets de cette affirmation sont faux. »
Rappelons que M. Bouchard s’est présenté en commission parlementaire, le 30 mai dernier, en tant que président de l’Association Pétrolière et gazière du Québec (APGQ). Il est venu supplier le gouvernement du Québec de verser des compensations financières aux riches compagnies qu’il défend, lesquelles craignent d’encourir des pertes de profit en raison du moratoire recommandé par le BAPE et imposé par le gouvernement.
L’auteur de l’article susmentionné accuse le député de Québec solidaire de « dénaturer les faits sans égard à la vérité historique ». Pour démêler le vrai du faux, voyons concrètement quels sont les faits historiques et qui les dénature, et cela dans les deux volets signalés par M. Pépin.
Lucien Bouchard a-t-il contribué au démantèlement de SOQUIP ?
Les faits historiques indiquent clairement que oui. Pour y voir clair, reprenons le fil de l’histoire de la courte vie de SOQUIP, depuis sa naissance en 1969 jusqu’à sa mise à mort quelque 30 ans plus tard. SOQUIP a été créée par le gouvernement de Jean-Jacques Bertrand, dans la foulée de la révolution du « Maîtres chez nous », ce formidable mouvement de réappropriation de nos ressources naturelles lancé par René Lévesque. Sa mission était de faire en sorte que l’exploitation des hydrocarbures potentiellement cachés dans le sous-sol québécois puisse servir les intérêts de la nation toute entière, plutôt que ceux de quelques compagnies privées.
Sitôt fondée, la nouvelle société d’État rapatrie les permis d’exploration déjà concédés à des multinationales, comme Esso et Shell. Dans la première décennie de son histoire, SOQUIP réalise d’importantes études géophysiques et sismiques, accumule de précieuses données et forme du personnel en exploration et exploitation pétrolières et gazières. En 1980, le gouvernement du Parti québécois élargit sa mission initiale pour lui permettre d’investir, non seulement dans l’exploration et la prospection, mais aussi dans la production, la distribution et la commercialisation d’hydrocarbures. En 1981, SOQUIQ secondée par la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ) acquiert une partie importante des actions des deux principales distributrices de gaz naturel au Québec : Gaz métropolitain – alors filiale de l’ontarienne Northern and Central Gaz Company – et Gaz Inter-Cité. SOQUIP regroupe ces deux compagnies pour faire de Gaz métropolitain une entreprise gazière nationale.
En 1986, SOQUIP crée, toujours avec la CDPQ, la société Noverco afin de réaliser l’acquisition complète de Gaz Métropolitain. André Caillé est nommé président de Noverco. SOQUIP devient ainsi, dans les années 1990, la société d’État qui contrôle la distribution et la commercialisation du gaz naturel au Québec. L’exploitation des hydrocarbures s’avérant peu prometteuse au Québec, SOQUIP poursuit ses travaux d’exploration ailleurs au Canada. Elle crée à cette fin Soligaz, un consortium composé de Gaz métropolitain, d’Alberta Natural Gaz et du groupe SNC. SOQUIP détient 50% des actions du consortium.
Mais voici qu’en 1996, on assiste à un brusque changement de cap. Cette année-là, André Caillé passe de pdg de Noverco à pdg d’Hydro-Québec, alors que Lucien Bouchard vient d’accéder au poste de premier ministre. Selon une nouvelle stratégie concoctée entre André Caillé et les hautes instances gouvernementales, l’avenir énergétique du Québec passe désormais par le gaz naturel. Le gouvernement Bouchard autorise Hydro-Québec à tasser SOQUIP qui se voit forcée de lui vendre une partie importante de sa participation dans Noverco. À l’étonnement général, Hydro-Québec se lance à fond dans l’exploration et la distribution du gaz naturel. L’année suivante, Hydro-Québec s’allie à IPL Energy Alberta pour prendre le contrôle complet à la fois de Noverco et de Gaz Métropolitain. C’est le début de la fin pour SOQUIP. Pour bien la neutraliser, Hydro-Québec créera, à grands frais, une nouvelle division : « HQ Pétrole et Gaz ».
Par ailleurs, le gouvernement Bouchard décide, en 1998, d’étouffer en douce ce qui reste de SOQUIP en la plaçant sous la tutelle de la Société générale de financement (SGF), dont elle devient une des 12 filiales. SOQUIP conserve pour un temps son Conseil d’administration, mais perd peu à peu son identité et ses moyens d’action. Elle finira par disparaître complètement de l’organigramme de la SGF. Exit le personnel de SOQUIP. Dès1999, Jacques Aubert passe directement de pdg de SOQUIP à pdg de Junex, une société privée qu’il fonde illico avec l’ingénieur pétrolier Jean-Yves Lavoie, lequel arrive lui aussi de la mourante SOQUIP. (Lavoie succédera à Aubert comme pdg de Junex en 2006.) Dave Pépin, autre ancien de SOQUIP et signataire de l’article précité, rejoindra également Junex. Ceux-là et bien d’autres quitteront SOQUIP avec dans leurs bagages toute l’expertise et les connaissances qu’ils y ont accumulées.
La riche banque de données constituée par SOQUIP est transférée au ministère des Ressources naturelles et de la Faune qui s’empressera de mettre ces précieux renseignements à la disposition de l’entreprise privée. Un trésor inestimable dans lequel l’État québécois et nos universités avaient investi des sommes et des énergies considérables.
Malgré sa fin inopinée, il faut reconnaître que SOQUIP a effectivement fait œuvre de pionnière en matière d’exploration et d’exploitation du potentiel pétrolier et gazier du Québec. Dans sa sortie contre Khadir, Pépin conclut que des « millions de dollars ont été investi sans succès ». Grave demi-vérité, car il fallait ajouter : sans succès pour la collectivité québécoise, mais grand profit pour les compagnies privées. Le député de Mercier dit vrai quand il affirme qu’elles « nous ont spoliés de 30 ans d’investissements publics ». Car ce sont elles qui ont profité et profitent encore de ces investissements fondateurs [1].
Lucien Bouchard contribue-t-il au bradage de nos ressources gazières et pétrolières au profit des multinationales étrangères ?
Sans aucun doute, car dans son rôle de président de l’APGQ, l’ex-premier ministre défend des multinationales qui profitent de la grande braderie organisée par le gouvernement Charest : concession d’immenses superficies au prix scandaleusement ridicule de 10 sous l’hectare, exemption de redevances pendant cinq ans, accès gratuit à l’eau et aux infrastructures publiques. En prenant fait et cause pour ces compagnies profiteuses, M. Bouchard contribue directement au bradage de nos ressources gazières et pétrolières. Rappelons qu’il est payé directement par l’albertaine Talisman Energy qui n’a pas lésiné sur la rémunération. On parle de plusieurs centaines de dollars l’heure.
Dans son intervention à la commission parlementaire, Amir Khadir a simplement posé la question que tout le monde se pose depuis que M. Bouchard a accepté de vendre ses services d’avocat et de lobbyiste à l’APGQ dominée en très grande partie par des capitaux étrangers. Voici la question qui a fâché le super-lobbyiste : « Est-il concevable que l’on puisse servir les intérêts d’une nation, tout en travaillant ardemment à protéger les intérêts de multinationales étrangères qui cherchent, en fait, à nous spolier de nos ressources naturelles ? »
Par sa claire franchise, la question a piqué au vif l’ex-premier ministre et ex-soi-disant- souverainiste. Une question qui s’avérait d’autant plus pertinente que lors de sa nomination à la présidence de l’APGQ, en février dernier, M. Bouchard a déclaré qu’en acceptant ce mandat il avait « la certitude de travailler dans le meilleur intérêt de notre collectivité » et d’apporter « une contribution réelle à l’enrichissement public ». Devant cette promesse paradoxale, Renaud Lapierre, ex-sous-ministre-adjoint à l’énergie et ex-dirigeant de SOQUIP, a lui aussi adressé à Lucien Bouchard la question qui fâche : « Prendrez-vous le parti de les convaincre [les compagnies que vous représentez] que reviennent dans les coffres de l’État 51% des revenus nets générés par l’exploitation de ces ressources ? [2] »
L’intéressé n’a pas répondu ni en parole, ni en écrit ni en geste, parce qu’il est coincé. C’est bien connu que la seule responsabilité sociale que se reconnaissent les multinationales est de faire des profits, ce qui contribue à créer des jobs. Aux multinationales, les profits milliardaires ; aux « porteurs d’eau et scieurs de bois » que sont leurs employés, un salaire aléatoire et les impôts dus à l’État. Ces règles du jeu font en sorte que les intérêts des multinationales étrangères s’avèrent contraires, voire opposés, aux intérêts de la nation québécoise.
Toute l’histoire de l’exploitation de nos abondantes ressources naturelles – les forêts, les mines, l’eau, et maintenant le vent et les hydrocarbures – est l’histoire d’une spoliation systématique par des entreprises étrangères. En 1962, il y eut un sursaut de dignité quand René Lévesque a convaincu le gouvernement Lesage de nationaliser les compagnies qui s’étaient approprié la presque totalité de nos ressources hydrauliques.
Dans son intervention à la commission parlementaire, le député de Mercier annonce qu’il va lire un message qu’une citoyenne l’a chargé de transmettre à M. Bouchard. Celui-ci l’interrompt brusquement : « Vous êtes le facteur ? » Et Khadir de répondre tout bonnement : « Oui, je suis l’humble facteur d’une citoyenne ». Le président de l’APGQ semble ne s’être pas rendu compte de l’impertinence de sa question. Il est là, lui, à l’Assemblée nationale, non seulement comme le facteur, mais comme l’avocat des multinationales du gaz et du pétrole.
Pires que des mensonges, les demi-vérités de Bouchard et Junex
Nous avons relevé quelques-unes des demi-vérités dont est truffé l’article de M. Pépin. L’espace manque dans ce court texte pour les signaler toutes. En voici un petit échantillon :
1- « La découverte de gaz naturel a été faite par Junex avec un partenaire américain. »
Cette assertion est à la fois un mensonge, une vantardise et une usurpation. Junex n’est pas parti de zéro. Ses co-fondateurs, Aubert et Lavoie, sortaient directement de SOQUIP. Junex, comme toutes les petites entreprises qui se sont lancées par la suite dans le gaz de schiste, s’est bâtie sur les données et l’expertise accumulées par SOQUIP. Junex a encore profité de la même source en recrutant les deux principaux dirigeants – Peter Dorrins et Jean Guérin – de la défunte division « HQ Pétrole et gaz » qui avait ramassé les dépouilles de SOQUIQ.
2- « M. Caillé non seulement n’a pas participé (…) au démantèlement de SOQUIP, mais il a au contraire recréé, alors qu’il était président d’Hydro-Québec, une division Pétrole et gaz chargée de participer à l’exploration et au développement de nos ressources gazières et pétrolières. » Demi-vérité pire qu’un mensonge. C’est la création d’HQ Pétrole et gaz par André Caillé qui a mis le clou décisif sur le cercueil de SOQUIP. À propos d’André Caillé, l’article de Dave Pépin omet de mentionner une série de faits révélateurs. Peu de temps après son départ d’Hydro-Québec, André Caillé se joint à Junex et – coïncidence ! – Hydro-Québec effectue un autre virage à 180 degré, mais en sens inverse : elle abandonne la filière des hydrocarbures, dissout sa division Pétrole et gaz et cède, dans des conditions restées nébuleuses, tous ses permis d’exploration et d’exploitation à une poignée d’entreprises privées, dont Junex. En 2009, le même André Caillé devient président de la nouvelle Association gazière et pétrolière du Québec. Lucien Bouchard lui succède en février 2011. Caillé, Bouchard, Pépin : même combat.
3- « Le Québec ne reçoit pas assez d’investissements étrangers. »
Cette demi-vérité, pire qu’un mensonge, est de Lucien Bouchard. Pour justifier son emploi au service de la multinationale Talisman et compagnies, il brandit le bon vieux cliché colonial, à savoir que nous n’avons au Québec ni les capitaux, ni l’expertise pour développer nos propres ressources. La vérité, c’est que les capitaux collectifs dont nous disposons en abondance sont investis en très grande partie à la Bourse et dans les produits dérivés ou déportés à l’étranger, notamment par la CDPQ et le Mouvement Desjardins. De tout temps, les investisseurs étrangers ont profité de nos ressources avec la complicité légendaire de nos politiciens. Et que nous ont-ils laissé au bout du compte ? Des forêts saccagées, des résidus miniers toxiques, des villes et des villages fermés.
Vivement le retour de l’éthique à l’Assemblée nationale !
Dans sa grande fâcherie contre Amir Khadir, Lucien Bouchard s’indigne de ce que celui-ci ose l’interroger sur la pertinence morale de la vente de ses services aux multinationales, dont les intérêts contreviennent à ceux de la nation québécoise. En réponse à cette question qu’il considère comme déplacée, l’ex-premier ministre s’emporte et apostrophe le député de Mercier sur un ton fort impoli : « Est-ce que je suis ici, s’écrit-il, pour subir les jugements moraux de ce monsieur ? Est-ce que c’est la tradition maintenant, dans cette enceinte, que de porter des jugements de nature morale sur les gens qui y comparaissent. […] Il n’a aucun droit ! Aucun droit ! Il est hors de ses pompes, celui-là ! ».
La morale – tout comme l’éthique -, c’est l’art de porter des jugements sur la manière de se bien comporter, tant en société qu’en privé. Cela concerne tous les citoyens, à plus forte raison les décideurs politiques et économiques. Pourquoi les questions de « nature morale » n’auraient-elles pas leur place dans l’enceinte du Parlement ? Le courage politique, l’honnêteté et le sens de bien commun ne sont-elles pas des qualités qui relèvent éminemment de l’éthique et de la morale ?
Le séisme qui secoue présentement, non seulement le Parti québécois, mais l’ensemble de la députation, est la conséquence directe du flagrant manque d’éthique qui sévit dans l’enceinte parlementaire depuis trop longtemps. Un effondrement de la morale publique que la vieille classe politique en est venue à considérer comme normal. Aujourd’hui, la conscience de certains élus et les questions éthiques refont surface et tentent de reprendre leurs droits.
Le député solitaire de Québec solidaire a le mérite d’avoir sonné l’alarme sur ce mal qui ronge aussi bien la vieille classe politique que la nouvelle oligarchie des affaires : le syndrome de la déficience éthique acquise… et contagieuse.
Jacques B. Gélinas Le 13 juin 2011
Notes
[1] Pour en savoir plus sur le potentiel pétrolier et gazier du Québec et sur l’aventure de SOQUIP, voir l’excellent ouvrage de Normand Mousseau, La révolution des gaz de schiste, Èditions MultiMondes, Québec, 2010.
[2] Renaud Lapierre et Daniel Turp, « Gaz et pétrole : cinq questions à Lucien Bouchard », Le Devoir, le 17 février 2011. Daniel Turp, co-signataire de la lettre, est membre du Parti québécois.
Source : Presse-toi à gauche