Humanisme : rhétorique et pratique

Récemment, l’Association humaniste du Québec m’a demandé un article en vue d’une publication qui portera sur les différentes couleurs de l’humanisme. Ayant longuement gouté à l’étiquette de marxiste, je suis hésitant à m’identifier aujourd’hui à cette nouvelle étiquette d’humaniste. En fait, on voulait que j’écrive sur l’humanisme marxiste.

En premier lieu, je n’ai pas la prétention de pouvoir définir ce que pourrait être un l’humanisme marxiste. Par contre, les humanistes que je connais ne sont pas toutes des personnes qu’on pourrait qualifier de progressistes. Ouverts et sympathiques certes, leur humanisme colporte souvent une vision anthropocentrique de l’humanité et prône généralement une forme de repli individualiste que d’aucuns d’ailleurs revendiquent ouvertement.

J’ai quand même accepté d’écrire cet article qui, sans prétention, présente l’humanisme comme une conception de la vie associée à l’engagement pour des changements sociaux en profondeur et non pas comme une simple attitude par rapport à la religion.

Humanisme : rhétorique et pratique

Marx écrivait : «l’athéisme est une négation de Dieu, et par cette négation, il pose l’existence de l’homme» (manuscrits 1844). Au premier degré, cette citation peut donner à croire qu’il est question ici de l’origine de l’humanité. En réalité, il s’agit essentiellement d’une question qui se rapporte non pas au sens de la vie dans une perspective mystique ou originelle, mais au sens que nous pouvons donner chacun à notre vie dans une perspective sociale. Une question qui pose la nature du rapport de l’être humain avec les autres. Une question d’autant plus d’actualité que le démembrement des pays socialistes et la crise des alternatives que cela a provoquée à la fin du siècle dernier, ont ravivé toutes sortes de théories théistes et spiritualistes, pour ne pas dire plus clairement toutes sortes de théories individualistes, la plupart pratiquement sans portée véritable par rapport au statu quo économique et social.

Le bipolarisme politique était perçu à l’époque comme la plus grande menace contre l’humanité. Pourtant, le néolibéralisme et le phénomène de la mondialisation alimentent aujourd’hui un climat d’insécurité sans précédent. Marquées de crises économiques constantes et d’une lutte entre forces inégales pour de nouveaux marchés à travers le monde, l’instabilité politique et l’insécurité s’accompagnent désormais d’une menace liée à l’installation d’un système de boucliers planétaires anti-missiles. Une menace d’autant plus sérieuse qu’elle émane de ceux-là mêmes qui rejettent les Accords de Kyoto et pour qui de toute évidence le sort de l’humanité n’est pas le premier des soucis. Il ne s’agit donc plus d’une lutte entre deux systèmes opposés, voire entre deux idéologies opposées, mais d’une lutte entre une minorité toute puissante dont l’hégémonie se consolide de manière affolante et l’ensemble de l’humanité dont les cris d’alarme se font entendre principalement autour de la survie de la planète.

Le phénomène de la mondialisation inquiète d’autant plus que ce que d’aucuns appellent ‘la fin des idéologies’ correspond ni plus ni moins à l’absence de toute forme de solution de rechange globale et systémique. J’insiste sur le mot systémique, car il est devenu dans certains langages dits rationnels une sorte de tabou de nature idéologique pour ne pas dire une forme d’ « hérésie » pure et simple, un schéma de l’esprit. D’où cette idée qu’une société équitable, juste et véritablement démocratique, relève de l’utopie et que l’individualisme tout comme le repli dans la religion demeurent les seules portes de sortie. Or il serait erroné et naïf de considérer le néolibéralisme comme une émanation naturelle et immuable du développement social. Michel Chossudovsky dans son livre ‘Mondialisation de la pauvreté et nouvel ordre mondial’ examine concrètement les rouages et le contrôle d’un tel système avant d’affirmer « L’imposition des réformes macroéconomiques sous la houlette du FMI, de la Banque mondiale et de l’OMC aboutit à la recolonisation forcée des pays de façon ‘pacifique’ par la manipulation des forces du marché.».

Dans un tel contexte, si l’humanisme est appelé à n’être qu’une prise de conscience sans une action correspondante, cette dernière sera sans effet et l’éthique humaniste n’appartiendra dès lors qu’au domaine de l’esprit.

L’excellent texte de Claude Braun sur ‘l’Éco-humanisme’ (ce texte ne sera disponible qu’avec la publication de l’AHQ sur les couleurs de l’humanisme), malgré un avant-goût inquiétant de ce qui nous attend si rien n’est fait rapidement, place toute la question de notre avenir comme étant étroitement liée à l’activité consciente de l’humanité face à ses responsabilités. Des responsabilités dont le caractère social pose l’impératif et l’urgence d’une éthique sociale de l’engagement. À défaut de quoi l’humanité assistera passivement à sa propre destruction.

Pour l’humaniste, la concordance entre la parole et les gestes doit constituer en fait LE critère essentiel d’un véritable comportement éthique. Un comportement animé d’une conscience claire des limites d’une action exclusivement individuelle. Un comportement animé par un esprit critique capable de distinguer entre valeurs réelles et valeurs formelles, qui sont bien souvent l’apanage des idéologues du néolibéralisme.

L’humanisme peut avoir plusieurs couleurs, certes, mais il ne peut être une chose et son contraire. Les personnes qui se réclament de la science et de l’athéisme et qui mettent leur incroyance et la science au service de la destruction de la planète, ne peuvent pas se réclamer de l’humanisme. En d’autres mots, l’humanisme ne saurait être indifférent, attentiste, non-engagé et individualiste. Il ne saurait être qu’une conception de la vie non religieuse. Sinon l’humanisme ne serait que de la rhétorique.

D’ailleurs, l’humaniste qui place l’humain au-dessus des autres considérations ne peut le faire vraiment sans se préoccuper de l’Humanité et de ce que lui réserve l’avenir dans un sens large. Voilà qui pose à nouveau la question de la nature du rapport entre l’individu et la société. Voilà ce qui permet d’affirmer que l’humanisme ne saurait être ni indifférent, ni apolitique. Qu’il ne saurait être passif. D’autant plus que les mythes, les dogmes et les idéologies rencontrés dans la vie ne sont pas que religieux et idéalistes. Les plus pernicieux étant très certainement ceux dont nous sommes les moins conscients et que le matraquage idéologique a fini par classer comme des valeurs évidentes, nous faisant oublier leurs véritables fondements. La notion du libre marché fait partie de ces dogmes. D’abord parce que cette liberté n’existe pas dans la réalité. Ensuite parce qu’elle entraîne dans son sillon misère et pauvreté pour la grande majorité de l’humanité. « En ce début du 21º siècle l’humanité compte six milliards de personnes dont cinq milliards vivent dans des pays pauvres ».

L’humaniste ne se contentera donc pas de répéter des formules et des lieux communs. Des expressions telles que la ‘démocratie’ et la ‘non-violence’, sont devenus devenues elles aussi des dogmes dans la bouche des politiciens et des idéologues. Des dogmes que la réalité nous force régulièrement à remettre en cause. Ce fut le cas au milieu des années ’70 lorsque la discrimination positive devint le seul moyen de permettre à la population noire américaine, une population possédant des droits formels tout en étant victime d’une discrimination réelle, d’accéder à la fonction publique. Une pratique qui s’est vite répandue aux femmes et aux autres minorités au sein de la société. De la même manière l’idée de la non-violence que d’aucuns perçoivent comme le seul et unique moyen valable d’accéder au pouvoir et de réaliser des transformations sociales en profondeur ne résiste pas à l’analyse de bien des cas où la domination du capital et du néolibéralisme, elle, se réalise au quotidien par la violence économique, politique et judiciaire. Nelson Mendela, un héros de notre époque, n’a-t-il pas passé 27 ans de sa vie en captivité à cause de son refus d’être libéré contre la promesse de renoncer à la lutte armée. Voilà deux exemples historiques pas si lointains qui nous imposent un regard différent sur les notions de démocratie et de non-violence.

L’humanisme devrait nous mettre en garde contre l’avalanche de mots employés par les idéologues pour masquer les intérêts économiques derrière des « valeurs » qui ne sont bien souvent que formelles et loin des préoccupations qui les avaient fait naître au départ. Il serait dangereux que l’échec des pays socialistes transforme de belles expressions telles que ‘la démocratie et la non-violence’, le ‘libre-marché’, la ‘liberté de choix et d’expression’, tous de soi-disant legs de nos démocraties occidentales, en paradigmes du capitalisme. Car s’il existe un paradigme ici, ce sont précisément les intérêts économiques qui ont fini par se cacher derrière ces formules et par en dénaturer le sens véritable. Béatifier le capitalisme et opter pour un silence pragmatique devant l’exploitation et la discrimination systémique qu’il engendre, constitue une forme d’apologie inacceptable du néolibéralisme ; un renoncement à tout espoir de changement réel. L’essence même du capitalisme dans ses différentes variantes, ne sera jamais qu’un système dont la finalité fait passer le profit maximum avant l’être humain. Un objectif dont les bénéfices ne sont réalisables que dans la mesure ou la grande majorité des humains en soit exclue.

Autant à travers l’histoire, les droits et les valeurs libérés par le capitalisme constituent un phénomène indéniable, autant leur négation est inévitable lorsque l’évolution de ces valeurs et celle de l’économie capitaliste les placent l’une et l’autre en opposition. D’où l’importance de garder toujours un esprit ouvert et vigilant, un esprit critique et nuancé, un esprit qu’on pourrait qualifier alors, d’humaniste.

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