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L'île de l'éternité de l'instant présent (Pierre Rochette)

Chapitre 3 – LE CONTINENT DE LA SOUFFRANCE

L’île de l’éternité de l’instant présent

À trente ans de distance, il m’est possible de peindre ce que je vécus à l’époque avec cette fragilité qui donne aux descriptions, un sentiment pas nécessairement de vérité mais sûrement d’authenticité.

Imaginez deux tableaux suspendus au mur de ma mémoire.

Le premier représente une île où se vit, sans que nous en ayons vraiment conscience, de grands moments de bonheur qui succèdent au bonheur. On y voit, de l’extrême sud de la ruelle des peintres, les portes de garage du St-Vincent ouvertes, un chanteur sur un banc fondu à une foule de plus en plus dense, de plus en plus heureuse, sous l’effet d’une magie dont tous ressentent les bienfaits sans être encore habilité à en identifier les ingrédients.

Le second, représente un continent où l’on souffre du matin au soir, du soir au matin. À commencer par le personnel qui se perçoit comme un groupe d’intervenants sociaux, posant des diagnostics, s’efforçant de contrôler l’inguérissable, d’empêcher les débordements d’une colère tout à fait justifiée, et cela sous toutes ses formes. La principale souffrance des éducateurs et éducatrices se nomme l’impuissance au quotidien.

En premier lieu, impuissance au niveau de leur propre vie. Une impression folle de boulot métro dodo, une certitude de n’être qu’un engrenage défectueux à l’intérieur d’un système basé sur le principe d’une pathologie à guérir plutôt que d’une liberté à conquérir. Sans compter des vies privées aussi insatisfaisantes les unes que les autres. Amours déçus, divorce, endettement, amant maîtresse, en cachette…Enfin le lot de maladies sociales que l’on cache quand on a un poste de pouvoir dans une société où sous le prétexte d’aider le plus faible, on anesthésie ses propres douleurs. Et c’est en endossant la servitude institutionnalisée qu’on institutionnalise la souffrance des petits.

Finalement, le camp Ste-Rose n’était pas bien différent du reste de la société. La vie s’exprimant sous un horaire dont les stéréotypes indiquent plus le malaise d’assumer sa liberté que le bonheur d’en dessiner le cadre en artiste. Lever 8h20, rassemblement pour la gymnastique, déjeuner. Puis roulement des trois ateliers accueillant un des trois groupes (castors, hiboux, écureuils) à tour de rôle. Dîner, sieste, piscine ou cinéma selon la température, collation, cours de chant, souper, temps libre, soirée modulaire, collation, coucher.

Seuls les dimanches représentaient en soi, à l’intérieur de chaque enfant, une bombe à retardement. Probablement parce que le fait d’espérer une visite déclenchait une fâcheuse « élasticité accordéon » du temps.

Un peu comme la notion d’un cinq minutes peut varier, soit que l’on attende impatiemment sa bien-aimée, soit qu’il ne reste que ce cinq minutes pour lui dire qu’on l’aime avant qu’elle prenne le train du non-retour. Dans le continent de la souffrance, cela semble, pour tous ceux qui l’habitent, et cela sans exception, impossible de tuer le temps. Parce qu’ils n’ont jamais connu autre chose que cette contrée, même dans leur vie personnelle blessée par leur passé en tension vers un soulagement possible au futur… Et cela est encore pire le dimanche.

Mais comme j’étais arrivée du Vieux Montréal, le jeudi 29 juin 1973, juste à temps pour le chiffre de nuit au dortoir, j’eus la chance d’éviter la journée du tourbillon accélérateur de Ste-Rose.

Vers deux heures du matin, alors que le dortoir glissait dans un silence paisible, Natacha Brown en profita pour passer de son lit au mien sans réveiller les autres.

« Je m’ennuie d’Anikouni » me confia-t-elle en déposant sa tête sur mon ventre.
« Et toi ? »

Comment faisait-elle pour passer au travers de ma carapace, pour lire au plus intime de moi-même ? Je lui caressai les cheveux pour apaiser ce temps qui ne finissait plus de s’étirer en elle. Natacha provoquait chez moi une incapacité de tricher de telle sorte que chaque mot qui émergeait de ma bouche, même filtré, en disait plus que je ne l’aurais désiré.

C’est un gardien des légendes magnifique, Natacha.

Tu l’as revu Miel ?

Que les enfants m’appellent Miel, cela me faisait réaliser à quel point j’avais réussi à me sauver de prisons dorées de mon père. Le mot évoquait maintenant, à mon oreille, beaucoup plus la tendresse bienveillante (encore un mot de mon père) d’une éducatrice souriante que la mollesse d’une princesse ayant dormi toute sa vie sur une liasse de matelas qui n’aurait supporté même la présence d’un petit pois.

Hier, le destin a fait que…
Nous avons été
Un en face de l’autre
Assis par terre
Devant une chandelle allumée

Il a déjà fait deux expéditions
Pour tenter de voler le feu de l’amour
Dans la caverne de la vie.

Il a échoué
Mais il poursuit courageusement

Son voyage au pays de l’amour.

Faut dormir maintenant Natacha.

C’est ainsi, que, par une chance inouïe, indépendante de ma volonté, je gagnai la confiance d’un groupe d’enfants désillusionnés. Je n’aurais jamais dû faire rêver Natacha de cette façon. Ma confidence se faufila subtilement de Ruth à la grande Monique qui d’un seul trait conclut une trêve avec la plus que grassette Chantal, les deux se mettant d’accord pour dévoiler le tout à Jean-Francois.

On m’avait donné la responsabilité du cours de chant de 16h.30. Mais ce vendredi-là, par un curieux concours de circonstances (ayant dû raccompagner un des deux jumeaux à l’infirmerie) j’arrivai vingt minutes en retard. Les enfants, assis en rond, chantaient :

Zum galli galli galli zum
Galli galli zum

Et Jean-François, treize ans, dont le physique batailleur insécurisait tout le personnel à travers ses refus de participer à quelque activité que ce soit, se mit à fredonner à la manière d’Anikouni, les deux phrases que je m’étais juré d’oublier.

Le feu de l’amour brûle la nuit
Je veux te l’offrir pour la vie.

Tout le personnel de l’administration s’approcha aussitôt ébahi.

C’était la première fois en 8 mois que Jean-François crevait de lui-même sa bulle de révolte et de guerre contre lui-même. Il exigea que le groupe recommence la chanson Et son propre couplet se mit à peindre la couleur de son être. Son visage d’une telle dureté habituellement m’apparut ressembler à celui de Jacques Brel. Sa voix résonnait avec cette fougue inhabituelle de vivre au travers des marais institutionnalisés du désespoir.

Maintenant il tourbillonnait à l’intérieur du cercle avec des gestes grandioses, chantant à tue-tête. Et les trois modules, castors, hiboux, écureuils, balançaient leur galli galli zum à la manière des tribus africaines dans certains documentaires, juste entre le rythme et la transe.

Spontanément, tout le personnel se mit à applaudir. Et les enfants de faire de même. J’en profitai pour faire mon entrée en chantant la chanson d’Anikouni.

Mon grand bonheur fut de m’apercevoir que les deux jumeaux de 7 ans, dyslexiques dans leur retard de croissance dû à leur emprisonnement dans une garde-robe, murmuraient maintenant les paroles. Même Monique l’ultra mince et Chantal son contraire, unissaient maintenant leur voix. De ressentir l’unisson dans le groupe me surprit. Mais pas autant que de voir Jean-François prendre la parole au nom de chacun. Quand le futur caïd s’exprimait, c’était impossible de ne pas recevoir le ton de sa voix autrement que sous la forme d’un ordre, même d’une menace. On sentait toujours en sous-entendu : Je veux telle chose parce que sinon…

Miel on veut des nouvelles d’Anikouni.

Le visage de Natacha passa du clair au rosée. J’en conclus que sa langue s’était déliée durant la journée et que je ne pouvais me soustraire à cette requête sans me trahir moi-même. Mais comme le pouvoir dans ce drôle de camp était enfin entre les mains des enfants, je me sentis très à l’aise dans ce renversement soudain des rôles.

Vous vous souvenez les amis
Ce qu’Anikouni vous a raconté
Avant de canoter sur le lac ?

L’amalgame des OUIS mélangés aux cris fut tel que je dus hurler :

CAIA… ..BOUM

Quand on veut parler, on lève la main, dis-je.
Chantal… À toi la parole.

Anikouni nous a dit qu’il partait en voyage
Voler le feu de la caverne sacrée
Natacha nous a dit que tu l’as vu.

Et Jean-François de conclure :
On veut connaître la suite de l’histoire !

Je ne savais pas la suite de l’histoire. Il n’y avait plus qu’à improviser…. Mais bon… Quand même… Allais-je être capable d’y mettre autant de magie ? Je jetai un coup d’œil au personnel du camp. On aurait dit qu’eux aussi vivaient un moment de grâce. On aurait dit que tous, temporairement, avaient baissé les armes pour faire la paix avec la vie. Il n’y avait plus d’éducateurs, plus d’éducatrices, plus d’enfants, qu’un quelque chose que je n’arrivais pas à identifier. Mais, comme mon père avait toujours conté de belles choses dans des mots doux et parfumés…

Savez-vous les amis, ce que veulent dire :
Le feu de l’amour brûle la nuit
Je veux te l’offrir pour la vie?
Dans l’âme d’une princesse

Ça veut dire ceci :

Si chaque nuit tu en fais la demande à la vie,
Elle te rendra plus fougueuse que Scarlett Ohara
D’autant en emporte le vent,
Plus gémissante qu’Héloïse pour Abélard
Dans la nuit des temps,
Plus pure que Juliette dans les bras de Roméo
L’embrassant
De telle sorte qu’un soir, un mystérieux soir
Un beau prince, ombrageux et charmant
Posant genou aux pieds de vos royaux atours
T’offriras et son cœur et son or
Et la terre entière chantera
En cet instant présent
Ils vécurent heureux
Et eurent beaucoup d’enfants
Au paradis…Millénaire
De la poésie des bien-aimés
De l’île de l’éternité

C’est pour que ce poème résonne éternellement en son cœur
Qu’une princesse ordonne à l’indien de son cœur
Que celui-ci souffre d’amour pour elle
Qu’il consente à partir en canot
Pour aller voler pour elle,…
juste pour elle
Le feu de la caverne sacrée.


Pour qu’un jour
Ils puissent se marier
Avoir beaucoup d’enfants
Au paradis… Millénaire
De la poésie des bien-aimés
De l’île de l’éternité.

Les enfants, comme moi quand j’étais petite, s’étaient laissé bercer par la musique des mots. Je suis persuadée qu’ils n’avaient pas compris grand-chose, mais là n’était pas l’essentiel. Comme la fois où mon père avait parlé d’un génie désespéré à la démarche patibulaire. Patibulaire devint à mes yeux un personnage d’une telle laideur que les soirs d’après, je ne pus trouver le sommeil sans répéter en moi-même :

Disparaît Patibulaire,
Disparaît Patibulaire

Et Patibulaire s’enfuyait au fond de moi-même, aussi réel que Pinocchio, Cendrillon ou Blanche Neige. Il était petit, gros, poilu comme un mauvais génie, un séraphin au cœur sec, un diable semblable à celui des contes de Ti-Jean le Québécois. Seul un nommé Débonnaire, héros de l’histoire suivante, réussissait à le dissoudre à jamais au pays de mes fantômes enfantins.

Ça fait plusieurs lunes déjà…
Qu’Anikouni rame son canot
De rivière en rivière

Il rame de nuit
Dort de jour
Pour déjouer ses ennemis
Les méchants patibulaires

Répétez après moi les amis
Les méchants patibulaires

Un moment donné
Je vous raconterai au complet
La légende d’Anikouni
Le grand voleur du feu de l’amour
Caché au creux de la caverne sacrée.

Zum galli galli galli zum
Galli galli galli zum

Pendant que les enfants reprenaient cycliquement le refrain, je pris Jean-Francois par le bras pour qu’il se lève debout et entonne le couplet une dernière fois. Il fut magnifique. Trente ans plus tard, lorsque je revois cette scène, je me demande encore si Jean-Francois n’a pas été le premier à réussir à tuer le temps, par hasard, juste le temps d’un instant, sur le continent de la souffrance du camp Ste-Rose.

Celui-ci, en chantant, avait fait tomber quelques défenses de ma part à son égard. Mais je ne pouvais enlever de mon être la peur qu’il me suscitait d’une façon incontrôlable. Le samedi, à la période libre juste après le souper, nous nous retrouvâmes silencieux assis l’un près de l’autre dans la première marche en haut du grand escalier de la salle communautaire. Je surveillais de loin la partie de ballon chasseur. Lui tournait et retournait nerveusement une balle de tennis comme pour endurcir ses poings. On m’avait déjà dit qu’il rêvait de devenir boxeur et champion du monde. Rien pour me rassurer.

Mon père ne vient jamais me voir, osa-t-il
Les fins de semaine sont bien longues


Écoute,
risquai-je,
Moi aussi, ça ne va pas très bien
Ça va m’être difficile de te remonter le moral

Toi aussi tu attends de la visite ?
Deux larmes dévalèrent sur mon visage. Je ne fis rien pour les cacher. Elles étaient lourdes de sens et je savais qu’il n’y en aurait pas d’autres.

Si tu brailles toi aussi
Comment je vais faire pour m’en sortir moi
C’est toi l’adulte

J’eus comme un rire étouffé. Je m’essuyai les deux joues du revers du poignet

On ne file pas mieux l’un que l’autre
D’après ce que je vois
Ne le dis pas à personne que tu m’as vue pleurer
Ok Jean-François ?

Ne le dis pas à personne toi non plus que…
Je suis écœuré de manger du pâté chinois…

Il y eut entre nous un grand rire de désarroi. Comme si on partageait la même prison, lui de l’intérieur, moi de l’extérieur. Les prisonniers ont une expression pour expliquer ce qu’ils font en dedans de quatre murs : FAIRE DU TEMPS. Curieux comme on ne peut dissocier prison et conscience du temps.

Ma mère passait son temps à pleurer, dit Jean-François
Y avait jamais moyen de savoir pourquoi
Mon père s’est fâché, il l’a jetée dehors
On ne l’a jamais revue.<
p> Il est sorti de prison la semaine passée
S’il ne vient pas me voir dimanche
Ça va aller ben mal, ben mal
Fit-il en compressant la balle de tennis.

J’ajoutai presque aussitôt :
Sais-tu que, moi aussi,


S’il y a quelqu’un qui ne vient pas me voir en fin de semaine
Ça va aller encore plus mal que toi ?

Il parut saisi de stupeur. Me yeux s’ombragèrent alors d’une colère alors plus drastique que la sienne. Je lui fis un doigt d’honneur et partis prendre une marche. Décidément le deuxième en quelques semaines. Et les deux seuls de ma vie d’ailleurs. J’étais scandalisée de la façon dont il m’avait agressée avec sa misère.

Renaud me manquait terriblement. Je savais qu’il commençait à chanter à vingt heures. Je l’avais dans la peau. Je me serais donnée à lui sans réfléchir, juste pour me venger de ses fascinantes qui ne laissaient aucun espace en lui pour moi. Qu’avaient donc ces bouleversantes de plus que moi ?

Je revins sur mes pas, entrai dans la salle communautaire, pris Jean-François par l’épaule.

Faut que j’te parle.

Nous marchâmes d’un pas rapide vers la forêt, jusqu’à la cabane abandonnée. Je prenais des chances. Mais n’était-ce pas ça la vie ? prendre des chances…Transgresser le règlement au risque de perdre son emploi… Je lui criai :

Tu vois cette cabane, elle tombe en ruine
Mon cœur est déboîté comme elle
Fais, que t’es bien mieux de te conduire
Comme du monde dimanche
Ce n’est pas le temps de me faire souffrir
Avec tes maudites niaiseries

As-tu compris ?, as-tu compris ?
Y n’y a pas juste toi qui as mal au camp Ste-Rose

Jean-François hurla à son tour en me menaçant de ses poings
Il y a jamais personne qui m’aime

Et je hurlai de toutes mes forces en enfonçant mon doigt dans sa chair de jeune coq pour qu’il n’oublie pas la douleur de mon dire :

Quand la vie t’aura blessée comme elle l’a fait
Avec les deux jumeaux
Enfermés des semaines entières dans un garde-robe
Je te donnerai le droit de te plaindre
Ok là ? Ok là ?

Et Jean-François s’enfuit en courant. Je restai figée et n’essayai pas de le retenir. Allait-il faire une fugue ? Sans doute. Si oui, j’étais dans le pétrin. Mais comme je n’avais qu’une seule idée en tête, me retrouver dans le Vieux Montréal, au café St-Vincent, au pays du bonheur, j’aurais donné n’importe quoi pour briser les chaînes qui me reliaient au mal de vivre de mon emploi.

21 heures 5. Je décidai de monter au dortoir chercher mes affaires avant que les petits ne montent. Robert, le directeur du camp, me croisa en me demandant si j’avais vu Jean-François.

Je lui mentis en lui disant : Aucune nouvelle. En arrivant à mon lit de garde, je vis sur ma commode trois pissenlits déposés sur une feuille de papier

Je m’excuse


Jean-François.

Les enfants montèrent se coucher. Jean-François entra rapidement à l’intérieur de ses couvertures n’osant croiser mon regard, par pudeur, je crois. Ça devait être la première fois qu’il s’excusait de sa vie et il ne devait pas être très à l’aise avec ça.

Sur les entrefaites, le concierge vint me prévenir. On me demandait au téléphone. Je descendis.

Allo
Miel, c’est ton père
J’appelle d’une cabine téléphonique
Je ne veux pas me mêler de ta vie
Mais donne donc un coup de fil à ta mère
Elle s’ennuie, je crois.
Fais juste la rassurer.

Ok Papa je ne vous oublie pas
Mais j’ai besoin de m’isoler

Pour voir clair dans ma vie

Ça va bien aller J’ai confiance en toi chérie Dis surtout pas à ta mère que je t’ai appelée OK ?

J’en profitai pour me faire un thé. Le téléphone sonna à nouveau, presque immédiatement.

Allo
Miel c’est ta mère
Ton père est parti s’acheter du tabac à pipe
Ça ne me dérange pas trop si tu ne me donnes pas de nouvelles
Mais appelle ton père ok
Il trouve cela ben vide sans toi dans la maison
Il n’en parle pas mais je le sens
Ne lui dis surtout pas que je t’ai téléphoné ok ?

Maman, merci d’avoir appelé Je vais aller vous voir quand ça va aller mieux Dans ma tête Ne vous inquiétez surtout pas, tout est sous contrôle.

J’éclatai en sanglots. Trop d’amour m’étouffait, mais d’autres se mouraient de ne pas en recevoir. Je remontai au dortoir, réveillai Jean-François. Il fut bouleversé par la puissance de mon chagrin.

Je n’aurais pas dû te parler aussi durement Je te demande pardon,

De voir sur son visage si dur des larmes si tendres apparaître me fit sourire de gêne malgré moi. Je séchai ses larmes de mes doigts et il fit de même pour moi, tout en reprenant ses propres paroles :

Jean-François
Si tu brailles toi aussi
Comment est-ce que je vais faire pour m’en sortir ?

Je ne suis toujours bien pas pour t’apporter
Des pissenlits à tous les jours

Murmura-t-il entre deux sourires

Bonne nuit mon grand
Bonne nuit Miel.

Et le damné dimanche arriva. L’univers entier sembla devenir fragile. Étrangement fragile. Chacun semblait suspendu à une visite possible. Comme j’avais pour tâche de diriger chaque nouveau visiteur vers son enfant ou son petit enfant, j’assistais chaque fois à une scène différente dans sa forme mais semblable dans sa douleur. On ne demande pas à un petit chiot de détester sa mère ou son père parce qu’il s’est fait mordre par elle ou par lui. Un enfant a besoin d’amour et s’il n’en reçoit pas, il va s’en imaginer juste pour ne pas crever. C’est peut-être ça un enfant du diable : Même en enfer, on trouve le moyen de se réchauffer le cœur avec le feu qui nous brûle le dedans du corps. Chantal la plus que grassette par exemple me semblait systématiquement rejetée par sa mère, bien proportionnée et toute délicate. Quand une visite dure le moins longtemps possible, c’est que le parent fait son minimum, son devoir.

Quand une adolescente retourne à ses activités sans une larme, c’est qu’elle a saisi les règles du jeu et que ça sent déjà la mort à l’intérieur d’elle-même. Mais au moins, elle avait eu de la visite, ce qui lui permit de faire une grimace à la trop mince Monique, orpheline d’une fin de semaine à l’autre, afin d’exciter sa jalousie.

Jusqu’à la dernière seconde, Jean-François resta à mes côtés, convaincu que son père finirait par arriver. Il était 16 heures et 15. Plus que quelques quarts de tour avant d’être de nouveau étranglé par le désespoir. Temps libre, pas de chant le dimanche. Je berçais les deux jumeaux, lui massait son éternelle balle de tennis. Et soudain, je l’entendis crier :

Je le savais.

Mon grand boxeur dévala l’escalier et se rendit à la rencontre d’un homme qui ne pouvait qu’être son père. Même carrure dans une semblable démarche marginale et gênée. Il était accompagné d’une toute petite femme avec un chapeau sur la tête, du même genre qu’adorait tant porter ma mère lorsqu’elle se faisait de la couture…. Mais…Diable… C’était ma mère ! ! !

J’eus la même réaction que tous les autres. Je partis à courir et je lui sautai dans les bras… Il y a des moments où d’avoir la tête dans le cœur te donne l’impression d’être toi aussi un enfant du diable.

Ma mère m’embrassa sans arrêt le front.

Marie…Marie…

Le fait qu’elle ne m’appelle plus Miel me soulagea. Je pressentis chez ma mère cette intelligence féminine de ne pas me forcer à ouvrir mon carré de sable. Ma mère était une femme très terre-à-terre, prête à se battre au côté de sa fille lorsque le danger semblait vouloir faire basculer son univers.

Monsieur Brisson, comme son fils Jean-François, n’avait pas la parole facile. Ils avaient quand même pris la peine l’un et l’autre de se regarder dans les yeux, juste pour voir s’il y avait encore une lueur d’amour sous l’amoncellement des blessures. Pas d’excuses, pas de je t’aime, même pas une caresse. De nous voir toutes les deux, ma mère et moi, en parfaite symbiose d’expression, donnait à leur silence une profondeur caverneuse.

Marie,
Tu peux exiger bien des choses de moi
Mais tu ne peux pas demander à une mère de rester chez eux
Lorsque sa fille vit une période difficile
C’est contre-nature
C’est justement cela que je racontais
Dans l’autobus à Monsieur Brisson.

Je serrai la main de Monsieur Brisson. J’eus l’impression de le déranger en m’approchant de trop près. Une main dure, sans sentiment, accompagné d’un tout petit murmure dont on n’ osait même pas saisir le sens.

Votre petit gars a pris soin de moi
Comme s’il s’était agi
De sa propre mère
Gaffai-je.

Je me sentis horriblement coupable de cet impair. Impossible à réparer. Nous nous dirigeâmes vers la cafétéria. Ma mère pouvait tenir à elle seule une conversation pendant des heures quand elle s’y mettait. Elle s’extasiait devant la beauté des enfants, serrait ma main bien fort et à plusieurs reprises comme pour se féliciter d’avoir suivi son instinct maternel, posait des questions embarrassantes sans même s’en rendre compte, nettoyait le visage de Jean-François avec une serviette humide ramassée sur une table. Elle y avait vu de la saleté. C’était impossible de lui résister.

Monsieur Brisson, de son côté n’avait parlé à son fils que par monosyllabes. Celui-ci avait répondu sur le même registre.

Tu t’en sors ici ? dit le père
J’ tiens le coup dit le fils
Moi, c’est pareil, conclut le père.

De longs silences

L’ouvrage est rare… Dit le père
Mmmmm… Dit le fils
Mais c’est moins dur
Que derrière les barreaux,
conclut le père.

Jamais le fils n’ouvrait une séquence, ni même ne la fermait. Cela semblait faire partie de la loi de son milieu. Valait mieux écouter parce que le père avait peu à dire.

Monsieur Brisson me semblait mal à l’aise. Son fils lui ressemblait trop. Les sentiments, ça passait d’abord par des coups de poing ou une bonne bataille.

Au café, ma mère renchérit en disant :

Jean-François,
Tu ressembles tellement à ton père
Une chance que vous étiez avec moi dans l’autobus
Monsieur Brisson
Avec vous
Une femme se sent rassurée
Elle sent qu’elle ne sera pas abandonnée.

Je faillis m’étouffer. Jean-François me fit un clin d’œil. Cela me remplit de tendresse à son égard. Mais Monsieur Brisson eut l’air d’en avoir assez.

Je pense que c’est l’heure de l’autobus… lâcha-t-il
Mmmmm répondit Jean-François
On s’en sort toujours…. Hein fils ?

Ce mot « fils », c’est tout ce que Jean-François espérait entendre. Je le sentis par la fierté qui tressaillit au coin de ses yeux. Maintenant il pouvait en baver du temps inutile. Son père ferait de même de son côté La vie finirait bien par tout arranger.

Moi je vais partir plus tard, dit ma mère
Ma fille va venir me raccompagner
Elle a son automobile, vous savez
Mon mari et moi l’avons toujours gâtée
Elle a été tellement aimée cet enfant-là.

Ma mère avait l’art de faire passer ses messages en nous faisant bien savoir qu’elle ne souffrait aucune contradiction. Elle s’était arrangée pour que cela se passe comme elle l’avait décidé. Dans sa tête, la logique se déroulait comme ceci : Je n’ai pas fait tout ce chemin-là vers toi pour qu’à ton tour, tu ne viennes pas saluer ton père. Arrange-toi comme tu peux avec ton emploi. Et débarrasse-toi surtout de la présence de cet homme, charmant peut-être, mais non nécessaire à mon bonheur.

Après avoir fait le tour des bâtiments, nous allâmes nous asseoir dans la grande balançoire réservée au personnel. Le temps était doux, le moment propice aux questions inattendues.

Maman, Comment as-tu connu Papa ? Lâchai-je soudain ?

Ma mère ne fut pas, outre mesure, surprise de ma question. D’autant plus qu’elle n’osait pas m’en poser de peur de me blesser.

Tu veux la version de ton père
Celle de ta mère
Ou la vérité ?

Mmmmmm murmurai-je.

Nous étions enfin toutes les deux au cœur de nous deux. Je lui pris la main, la serrai fort contre mon cœur.

Ton père m’a déjà écrit :
Merci d’avoir été cette princesse
Qui, en me voyant passer habillé en vagabond
M’entoura de la caresse de ses bras.

Mais moi ta mère, je te dirais que…
La vérité
Parfois vaut mieux l’oublier…

Mmmm répondis-je

J’en étais rendue à m’exprimer comme Jean-François. Je laissais ma mère ouvrir et fermer les parenthèses et je m’emmitouflais dans le centre.

Je crois que t’as raison
Parfois vaut mieux oublier la vérité

Mmmmmm fit ma mère à son tour

Quand on est une vraie femme ma fille
La vérité ne s’oublie pas comme on veut
Hein Marie ?

Que ces paroles résonnaient vraies dans la bouche de ma mère. Les deux jumeaux vinrent nous rejoindre. Et nous primes le temps, après l’avoir envoyé promener hors du présent, de bercer chacun des petits. Et je sus par leur sourire ensommeillé qu’ils allaient bientôt s’endormir loin du continent de la souffrance du camp Ste-rose, mais encore si loin de l’île de l’éternité de l’instant présent.

L'île de l'éternité de l'instant présent (Pierre Rochette)

Chapitre 2 – LE VIEUX MONTRÉAL

l’île de l’éternité de l’instant présent

Claude Gauthier
Claude Gauthier

Je n’avais jamais encore réveillé mon père en pleine nuit. Mais ce gardien des légendes à genoux déclarant son amour, ce canot glissant sur le lac en brume, cette brillance traînant, par après, dans les yeux de tous, enfants comme adultes, tout ça m’avait ébranlée. Ce n’était pas du théâtre. Mais qu’était-ce donc ? C’est au dortoir que je me rendis compte de la magie tournoyant d’un lit à l’autre. Anikouni permettait à ces enfants démunis de s’évader peut-être ? Non, il y avait une autre chose que je ne comprenais pas et qui me rendait follement amoureuse de lui. Une absence présente ou une présence absente, comment dire, comment dire ?

Mon père se leva, enveloppé d’une doudou bleu et jaune et s’installa dans sa berceuse, soutirant quelques bouffées de fumée de sa pipe. Il avait développé avec moi cet art de n’être qu’oreille quand, dans ma bouche, le flot des sentiments ou humeurs devenait trop confus.

Papa, depuis hier soir, je me meurs enfin d’amour.

Je sus par la manière dont il mâchouillait le manche de sa pipe qu’il retenait des larmes de joie. Il aurait voulu me poser mille questions mais…. On n’arrose pas d’eau fraîche une fleur qui a besoin de soleil pour assécher ses craintes. J’ajoutai…

Cet amour me fait souffrir
Vous devez bien vous en douter
Y a des douleurs qui se racontent mal
J’ai trop de passions bouillant en dedans de moi
Pour que je me sente bien de les vivre à la maison
J’aimerais me louer un petit meublé demain
Si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

Le ton était malgré moi un peu cassant. Mon père sentit qu’il ne souffrirait aucune contradiction. Quand il se leva pour boire un peu d’eau, je sus qu’il venait d’être touché en plein cœur. C’était sa manière à lui de me dire qu’il était d’accord même s’il aurait aimé que cela se passe autrement entre nous deux. Nous étions tellement différents au niveau des émotions. Lui admirait ceux et celles qui brûlaient de passion à la recherche du sens de leur vie. Mais il préférait pour lui-même le bel immobilisme heureux. Il me baigna d’une sorte de morale grand-père exprimée dans les mots suivants :

Il faut que jeunesse se passe.
Il est probablement bon que la tienne se passe ainsi
N’est-ce pas ?

Papa,
Il est possible que durant les prochains mois
Je vive des choses très difficiles
En mettant de côté le père qui vit en vous,
Y a-t-il des souffrances de vous
Qui pourraient me servir de guide
Si oui
Auriez-vous la bonté
De me les raconter ?

La lecture de l’encyclopédie nous avait permis à mon père, ma mère et moi de développer des formules de politesse du cœur, telle « auriez-vous la bonté de… » Quand mon père tombait amoureux d’un nouveau mot,, il en parlait pendant au moins une semaine. C’est ainsi que, dans notre vocabulaire familial, le mot « pitié » fut remplacé par « compassion », « bonheur » par « équanimité », « charité » par « bienveillance », « angoisse » par « abandon » et « obligeance » par « bonté ».

Papa, lui redis-je
Auriez-vous la bonté de me raconter
Vos souffrances ?

Il savait, je pense, qu’en reprenant ses propres formules, je retraverserais à l’envers le pont délicieux du cœur que lui-même avait construit entre nous deux, au fil du cœur des années de nous deux. De toute ma vie, je n’avais jamais vu une seule larme couler sur son visage. De fait je ne l’avais jamais vu souffrir ne fusse une seule fois. Alors personne ne m’avait enseigné la souffrance et j’avais si peur d’aller seule à sa rencontre.

Deux larmes lentes, rares, solides refusèrent de céder entre ses paupières.

Ce n’est pas parce qu’un père
Se retire discrètement devant la vie privée de sa fille
Que l’homme en lui
Se sent prêt à assumer son dire.

Il me dit simplement en signe de bénédiction paternelle

Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage
Bon voyage amoureux ma fille

Cette phrase avait une réelle signification pour nous deux. Dernièrement, nous en avions discuté âprement. Imprudemment, j’avais avancé l’hypothèse qu’une si belle manière de dire ne pouvait provenir que de l’Odyssée d’Homère. Mon père, en chercheur assoiffé, parcourut l’encyclopédie et découvrit à la page 585 du livre dix de Larousse que de fait, cette phrase provenait du premier vers du sonnet XXX ! des Regrets du poète Du Bellay, peignant ainsi la nostalgie du pays natal. Le lendemain matin, je retrouvai donc l’explication écrite sur le tableau noir de mon enfance. Moi qui m’étais toujours demandé comment on pouvait faire un si beau voyage à traverser de si pénibles aventures, comme le racontait l’Eliade, je venais d’avoir une hypothèse de réponse. Le voyage atteint sa beauté quand on a la chance de retourner au pays natal pour y mourir en paix entouré de ceux qu’on aime.

Donc mon père me signifiait surtout qu’il serait là à chacun de mes retours. Mais curieusement, la logique du propos me conduisit à lui poser une question fondamentale :

Papa
Vous ne m’avez jamais parlé
De votre pays natal ?

Je me rappelle, nous étions en train de dîner. Ma mère avait baissé les yeux et mon père, prétextant un retard, m’avait passé la main autour du visage pour que le silence soit moins difficile à accepter. Se pouvait-il que son pays natal n’eût été que celui de la souffrance ? Et qu’il n’y a aucun Ulysse qui retourne finir ses jours dans des lieux qui lui ont fait trop mal ?

Cette question n’avait jamais été réglée entre nous. Elle succédait donc à mes demandes d’auriez-vous la bonté de…. Jusque dans le fond de la pupille de mes yeux. Que j’aurais aimé qu’il se dévoile cette nuit-là, qu’il brise à jamais notre bulle de conte de fées. II me serra bien fort dans ses bras, me signifiant par cela qu’on ne demande pas à un conteur de souffler sur la seule chose qui fut magique dans sa vie, son château de cartes. Et nous retournâmes nous coucher.

Au réveil par contre, ce ne fut pas la même histoire avec ma mère :

On n’abandonne pas son cœur à un pur inconnu
On se renseigne un peu avant,
Miel

Ne m’appelle plus Miel
Maman
Plus jamais Miel entends-tu ?

Je fus surprise moi-même de ma colère. Plus la sienne montait de me voir rompre toute amarre, plus la mienne l’enterrait à coups de hache contre l’anneau du quai. Cette tension soudaine, entre nous, nous étonna toutes les deux. D’autant plus que nous avions cultivé, en famille, l’éducation que donne la beauté des mots quand on est passionné de la langue française.

Je t’interdis de lever le ton dans cette maison, répliqua ma mère.

Et moi je t’interdis de me traiter comme une enfant osai-je

On ne parle pas comme ça à sa mère.

On ne cherche pas à écraser sa fille de vingt et un ans.

Moi je cherche à t’écraser ? Mais tu perds la tête, Miel

Mon nom c’est Marie, Marie Gascon
Terminée l’enfance.
Puis si ça ne fait pas ton affaire…

Et je lui fis un doigt d’honneur qui me mérita une gifle. J’atteignis la limite du vulgaire. Au moins le mot défendu beaucoup plus pour la laideur que pour son côté provocateur, n’avait pas été prononcé. Et je me retins, je crois, juste par respect pour cette douceur de vivre que la lecture de l’encyclopédie nous avait permis durant toutes ces années, mon père insistant pour que le miel des mots parfume le palais du dire quand on ouvre la bouche.

Je faillis cependant lui sauter dessus. Mais je me rappelai que tout Ulysse pour faire un beau voyage doit pouvoir un jour retourner au pays de son enfance. Ma mère s’enferma dans sa chambre. Je remplis l’automobile de mes effets et partis avec l’impulsion colérique de ne plus jamais donner de nouvelles. Je venais de passer de vingt et un ans à dix-sept ans tout d’un coup. On ne saute pas d’étape dans la vie, je venais de m’en rendre compte pour la première fois, cassant le pot de Perrette, telle une vraie adolescente, pour que le lait réintègre le sein maternel.

Tout ce que je savais de mon coup de foudre, c’est que ce gardien des légendes chantait dans le Vieux Montréal, au café Saint-Vincent, sous le nom d’artiste de Renaud. Robert, le directeur du camp, l’avait engagé sous la recommandation d’Isabelle, éducatrice au camp Ste-Rose.

Je n’avais jamais entendu parler de la boîte à chanson le St-Vincent. J’avais conservé un article de journal mentionnant que, depuis l’Expo 67 de Montréal, toutes les boîtes artisanales où se produisaient ceux qui composaient leurs propres chansons et qu’on appelait chansonniers étaient tombées en désuétude à travers le Québec.

Parmi les plus connues : Le Cro-Magnon à Québec, le Grenier à St-Jean, L’Epave à Jonquière, l’Escale à Granby, l’Etrave à Percé, le Funambule à Chicoutimi, le Hibou à Hull, le Garage à St-Donat, le Pigeonnier à Côte St-Paul, le Pirate à St-Fabien, le Rakakas à St-Hyacinthhe, le Rupin-Noir à Trois-Rivières, le Sagittaire à Rouyn, le Tombeau à Berthierville, les Varveaux dans le Bas du Fleuve, l’Astrid aux Îles de la Madeleine…

Ne restait guère que les deux plus anciennes : la Butte à Mathieu à Val-David dans les Laurentides et le Patriote de Montréal. Je fréquentais le Patriote sur une base régulière, au milieu d’un noyau dur de féministes qui adoraient Clémence Desrochers créant et produisant ses revues à titre de locataire du deuxième étage. Mais le café St-Vincent du Vieux Montréal n’avait jamais été mentionné comme faisant partie du circuit. Comment on sait qu’on se retrouve dans un lieu où un jour, très bientôt, l’instant présent sera magique ? Une impression de marcher temporairement dans une matrice, je crois, d’un quelque chose à la veille de naître. Un parfum de contre-culture d’où est en train de surgir,à son insu, une nouvelle mode qui déferlera dans presque toutes les villes et villages du Québec sur une période de dix ans. Mais quand même, on sent qu’il se passe quelque chose…

Nous sommes le 30 juin 1973 vers 10 heures du soir. Tout est à louer dans une maison de la rue St-Paul. Étrange. Je me réserve une chambre. Je descends la rue Notre-Dame, ne rencontre personne. J’arrive à la Place Jacques-Cartier…. Quelques touristes. Je passe par la ruelle des peintres. Tous les artistes sont là grelottants un peu en cette soirée fraîche mais pas d’acheteurs pour leurs œuvres. De fait, je me dirige à l’oreille parce que j’entends chanter au loin… Au bout de la ruelle des peintres, deux portes de garage ouvertes…. J’approche…. Un chanteur sur un tabouret, guitare à la main, micro rudimentaire à la voix. La trentaine de personnes présentes reprennent en chœur chaque phrase de la chanson. Je suis bouleversée. Ici on ne chante pas, on vit tous la même chose à travers un chant qui aurait pu être n’importe lequel. Ce n’est pas comme au Patriote. Il n’y a pas un artiste en avant qui chante et un public qui écoute. Non, j’ai la sensation d’être partie prenante de quelque chose d’unique que je ne peux identifier, même si je suis la seule, à l’extérieur, les deux bras appuyés contre le bac de fleurs de la fenêtre ouverte des portes du garage.

Chanteur Sur la rue du palais
Salle sur la rue du palais
Chanteur Y a une bien belle fille lon la
Salle Y a une bien belle fille

Elle a tant d’amoureux (bis)
Qui lui donneraient la lune lon la
Qui lui donneraient la lune

C’est un p’tit québécois (bis)
Qui eut sa préférence lon la
Qui eut sa préférence

On dirait que chaque mot chanté plonge dans mes racines au plus profond de mes frissons de vivre et je nage en moi-même en chantonnant moi aussi, heureuse, si heureuse.

C’est en faisant l’amour (bis)
Qu’il parlât de mariage lon la
Qu’il parlât de mariage.

Marie si tu voulais (bis)
On habiterait ensemble lon la
On habiterait ensemble.

Je m’appelle Marie. Et Renaud qui m’aperçoit au moment même où il prononce mon prénom sans se douter que c’est exactement le mien. Il semble ne pas me reconnaître, mais que c’est délicieux d’être tous canotés par le même refrain, sans prétention, sans apparence, que de la magie dont je ne peux saisir la nature.

Un grand petit pays (bis)
Trois fois plus grand que la France lon la
Trois fois plus grand que la France

Aux quatre coins du pays (bis)
Quatre phares sur le monde lon la
Quatre phares sur le monde

Au cœur de ce pays (bis)
La terre est si profonde lon la
La terre est si profonde

Tous les Tremblay les Roy
Les Gagnon les Dubois
Pourraient y boire ensemble lon la
Pourraient y boire ensemble

Et nous ferions l’amour (bis)
Des savants des poètes lon la
Du beau monde
Et des fê…tes.

Et l’on applaudit comme je n’ai jamais entendu applaudir auparavant, comme si le monde se félicitait de vivre tant de magie avec presque rien, le chanteur n’y étant d’ailleurs pour presque rien. On aurait dit l’atmosphère des peintures de Renoir… des impressions… à la fois fugace et….

Une femme vint finalement me chercher. Elle se présenta à moi comme étant la propriétaire, Madame Martin. Elle me raconta, en riant, que le lieu fut jadis un salon funéraire et qu’on y chantait d’abord pour faire danser les morts, pour pas qu’on oublie de vivre pendant qu’on est encore vivant. Elle ajouta avec fierté qu’elle était la compagne du grand poète Paul Gouin et qu’ils vivaient ensemble au troisième étage, juste au-dessus des vivants et juste en dessous des morts.

Vous êtes mieux d’entrer en dedans ma belle
Le soir les morts se promènent dehors.

Nous passâmes à travers les tables. Elle me présenta à tous et chacun. J’aimais sa façon d’orchestrer l’atmosphère de son univers, avec fermeté et tendresse. Elle demanda à la bande de Clermont de se tasser un peu pour que je me sente bien accueillie à ma première visite dans le Vieux-Montréal.

Cette petite fille-là est toute seule
Prenez-en soin parce que vous allez
Avoir affaire à moi
Ma bande de maquereaux et de pucelles

Jamais je n’oublierai Clermont. Bandeau sur la tête pour cacher une calvitie précoce, barbe généreuse, il carburait à l’amitié. Il avait obtenu le privilège d’être toujours assis à la même table, sur la même chaise, entouré de ses amis. C’était un homosexuel discret et chaleureux qui adorait le monde des animateurs-chansonniers comme il les appelait pour les différencier de leurs aînés compositeurs de la première génération des boîtes à chanson, soit les Félix Leclerc, Pierre Calvé, Jean-Pierre Ferland, Claude Léveillée, Claude Gauthier, Pierre Létourneau, Gilles Vigneault et Raymond Lévesque. Pour ne mentionner que les plus connus.

Clermont me raconta que Madame Martin avait imaginé une formule qui lui plaisait beaucoup. Trois animateurs-chansonniers se succédaient sur la petite scène, chantant des chansons de répertoire dont la fonction première consistait d’abord à permettre à tout le monde de fredonner ensemble comme si on était autour d’un feu de camp. On pouvait réentendre cinq fois pendant la même soirée « aux marches du palais », « au chant de l’alouette », ou « le petit bonheur » de Felix Leclerc, en autant que cela permette à chacun de brûler sa branche d’arbre dans le feu de leur joie de vivre.

Un nouvel artiste monta sur le tréteau. Petit de taille, à peine grassouillet, il m’apparaissait venu de nulle part et s’en allant nulle part. Clermont me dit :

Il s’appelle René Robitaille
Il y a tellement de légendes qui courent sur sa bohème
Le genre à vendre sa télévision et son système de son
Pour s’acheter un billet aller-retour Montréal-Paris
Juste pour aller entendre chanter Georges Brassens
Jamais saoul mais toujours entre deux cognacs
Il chante avec un détachement qui nous donne tous
La sensation d’être poètes.

C’est ainsi que j’appris que Clermont avait été le premier client lorsque la mère Martin avait décidé d’ouvrir. Et qu’il n’avait jamais manqué un seul soir, juste pour le bonheur de vivre ce qu’un jour, selon lui, tout le Québec connaîtrait à son tour. Une bohème se saoulant dans ses racines.

Ceux qui chantent ici, me confia-t-il
Composent juste quand ça déborde
Y en pas un qui travaille
Pas un qui sait ses chansons par cœur
Ils ont tous des cahiers

Quand ils chantent une de leurs chansons
C’est toujours la même
Parce que c’est la seule
Qui parle vraiment de leur vie entière.

René entonna d’ailleurs les deux seuls classiques de son ami Lawrence Lepage : « Monsieur Marcoux Labonté et « mon vieux François » puis celle de son frère Cyrille « Marie-Lou », puis celle de son ami Georges Langford des Îles de la Madeleine « La butte » Et soudain les cris surgirent de partout :

Le gros Bob d’a coté
Le gros Bob d’a côté

Et René de répondre Comme c’est la seule chanson que j’ai écrite
Je vais peut-être la chanter
Mais ça me prend mon cognac.

Trois autres cognacs arrivèrent sur la scène. Il les cala un après l’autre en faisant lever le coude à tout le monde. Puis, après avoir pris une éternité pour accorder sa guitare, d’ailleurs encore plus fausse qu’au début de l’opération, il s’enferma dans un grand silence de gars qui a soif.

Je m’en vais vous chanter…
La seule composition que je me rappelle
Quand je suis saoul….

Les rires fusèrent de partout.

Mais là il me semble que je ne suis pas encore assez saoul
Je risque d’oublier des paroles.

Trois autres cognacs arrivèrent sur la scène. Il cala à nouveau, raccorda sa guitare, faisant monter la tension. Mais comme c’était un rituel qu’il se plaisait à répéter de soir en soir, on en était parfois rendu à lui envoyer les cognacs avant qu’il ne les demande. Et René finalement de dire :

VOICI LA SEULE CHANSON
DONT JE ME RAPPELLE LES PAROLES
JUSTE QUAND JE SUIS SAOUL
LE GROS BOB D’A COTE

J’te vois r’venir chez nous…..par la porte d’en avant
Tu sonnes et je t’ouvre………pis j’descends lentement
Je te prends dans mes bras…..on remonte lentement
On ose pas parler…………….on en a trop à dire

REFRAIN
Si j’avais su t’aurais pu me dire que tu t’en venais souper
T’avais rien qu’à téléphoner chez l’gros Bob d’à côté
Y s’rait v’nu dans maison, y m’aurait dit bonhomme
Bonhomme vient donc répondre, y a quelqu’un là pour toé

De mon châssis chez nous……j’vois la porte d,en avant
Pour te voir arriver…………….c’est là que j’m’installais
Ce matin dans mon rêve………ce matin je croyais
Que tu me revenais……………que tu me revenais

REFRAIN FINAL
A toutes les fois qu’j’entends sonner chez l’gros Bob d’à côté
J’pense que c’est toé, j’pense que c’est pour moé
J’vas aller prendre une bière… Chez l’gros Bob d’à côté

Les applaudissements rejaillirent du bar à la scène. Trois autres cognacs retraversèrent la salle pour que René la rejouât et la rejoue immédiatement. Je demandai à Clermont qui était à côté de Renaud, debout à l’entrée des toilettes »

C’est le troisième chansonnier de la soirée
Le barbu
Marcel Picard
Tellement amoureux de la vie
Qu’il n’a qu’à gratter de sa guitare
Avec un rythme lent incomparable
Pour que la salle se lève debout en transe
Il est le seul à réussir cela.
Ne jamais bouger
Et que tout soit survolté devant lui.
C’est ainsi que le temps fila jusqu’à deux heures trente du matin. Renaud, le dernier à monter sur la scène, annonça la chanson finale de la soirée.

De Jean-Pierre Ferland
Les Immortelles

Vous avez nom que je voudrais, pour ma maîtresse
Vous avez nom que les amours devraient connaître
Mais elles vivront ce que vivent les roses
L’espace d’un vous savez quoi
Ne s’appelleront jamais immortelles
Ne seront jamais qu’un feu de joie.

Je me sentis exactement comme le modèle nu étendu sur le velours rouge pendant que le peintre Modigliani la peignait. Le corps gorgé de sensualité, le ventre gémissant d’espoir du jaillissement de sa verge entre mes reins tendus dans une union intime et parfaitement fondue de deux êtres amoureux.

Vous avez nom que je voudrais
Pour ma maîtres…es…se

La soirée prit fin sur une note veloutée de bohème attardée. Renaud déposa sa guitare dans son étui, serra son cahier dans sa valise, éteignit l’amplificateur.

La mère Martin, comme tous la surnommaient affectueusement, m’offrit un dernier cognac, comme pour me signifier qu’elle m’avait adoptée. Mais n’était-ce pas là son immense talent de tenancière qui faisait que chaque nouveau venu trouvait en ses lieux une famille et une mère de famille ? Lorsqu’elle apprit que je vivais dans une des petites chambres de la rue St-Paul, elle cria pour qu’on l’entende de loin :

Renaud., raccompagne la petite en passant
Y a pas de lumière dans ce coin-là

Elle ajouta aussi en parlant assez fort pour que Renaud l’entende : N’oublie pas de te faire respecter ma fille
Mes animateurs-chansonniers
Ce sont des ben bons gars
Trop bons pour que je n’avertisse pas mes filles
Qu’ils ont bien des manières d’être bons avec elles.

Étonnamment, il n’avait pas fait le lien entre ma personne et le camp Ste-Rose. Faut dire qu’il faisait si noir sous le vacillement des chandelles et que mon chapeau de paille masquait probablement beaucoup plus ma chevelure. Nous descendîmes la rue St-Paul en échangeant très peu de mots :

Je m’appelle Renaud, toi ?

Marie

Ça fait longtemps que t’habites dans le coin ?

Je suis arrivée cette semaine

Tu vis en chambre ?

Oui, pas loin d’ici«

Tu n’as pas peur toute seule ?

Pas ce soir en tout cas.

Nous passâmes devant le restaurant du Père Leduc, ouvert jour et nuit. Les deux hommes se saluèrent. Puis nous marchâmes jusqu’au bout de la rue St-Paul. À droite nichait le café du port, mais nous bifurquâmes plutôt vers la gauche. Sous le pont de la rue Berri, qu’on avait toujours surnommé le pont des malheurs, Renaud me récita un de ses poèmes :

SOUS LE PONT DES MALHEURS

Et si ton corps était un beau ruisseau
Il coulerait lentement le long de la rue Berri
Se faufilant pour s’arrêter soudain, transi comme un voleur
Là ou gît la rue Notre Dame qui ne laisse passer
Que les poètes et les femmes

Passe, Passe, fillette te dirait-elle,
Les créateurs ont faim
Ils t’attendent.
Donne-leur ton eau, de l’autre côté dans un tout petit café
Mystérieux, peu connu et c’est tant mieux
Pour les folies des amoureux

Petit ruisseau
Quand mes amis auront bien bu
Ils te jetteront ensuite dans le fleuve, heureuse,
Comme une vierge assouvie gémissant dans l’éternité
L’étrange décor du café du port.
La musique des mots fit de moi une belle au bois dormant, comme la princesse endormie dans les contes de mon père. Je sentis sa bouche approcher de mes lèvres. De mes deux mains, je fis reculer son visage. Puisqu’il m’avait déclaré son amour en Anikouni et qu’il ne m’avait même pas reconnue en Renaud, comment pouvais-je lui faire confiance ?

J’ai déjà rencontré l’homme de ma vie
Lui murmurai-je en le regardant droit dans les yeux

Il pencha la tête de résignation, sans dire un mot. Nous continuâmes notre chemin silencieusement. Rendus à la porte de ma maison de chambres, Renaud me dit en ricanant :

Cela veut dire qu’il faut oublier le café ?

Non mais deux verres d’eau et une chandelle par terre
Ça pourrait faire oublier le café ?

Cela le surprit. J’adorais mettre mon intelligence à la disposition de mes émotions, de ma sensibilité et de mon intuition. Improviser ma vie par compulsion m’avait toujours paru aussi talentueux que pouvaient l’être les personnages des meilleurs romans : Oser, sauter les temps non nécessaires à l’adrénaline de vivre, improviser, provoquer, besoin terrible de provoquer quitte à reculer.

Je servis les deux verres d’eau, allumai la chandelle, me couvrit d’un châle pour cacher la pointe de mes mamelons trop assoiffés de ses lèvres, couvrir la chair au-dessus de mon cœur trop à la recherche de ses bras.

Cela te fait quoi de mourir d’amour
Pour un homme, me lanca-t-il ?

Touchée, j’étais touchée, comme un bateau qui en pleine guerre reçoit une première torpille d’un sous-marin ennemi, les flancs soudain ouverts d’un désespoir innommable.

Es-tu déjà mort d’amour pour une fille ? Répliquai-je.

Le sous-marin replongea aussitôt en lui-même, de stupeur, je crois.

Deux fois, avoua-t-il.
Deux fois

Et je crus réussir en une seule phrase, à obtenir de Renaud ce que mon père avait toujours refusé de m’accorder : La confidence d’une vraie souffrance d’homme et non la magie d’une force imaginaire d’un héros des contes de mon enfance. Mais plus il racontait, plus je voyais dans ses yeux la reconnaissance qu’un tel moment d’instant présent fut possible sur cette terre. Et Renaud s’abandonna à son dire. Et j’en fus séduite, ayant été si assoiffée des mots toute ma vie.

« Elle s’appelait Lola, dit-il. C’était une fille d’une grande théâtralité dans sa bisexualité. Quand elle arrivait au St-Vincent, habillée en homme, elle paraissait en habit, chapeau, cravate et cigare. Les samedis soir, d’un seul regard, elle arrivait à déceler dans la foule laquelle parmi les filles avait des penchants lesbiens. En quelques heures, elle réussissait à harponner sa proie, partir à son bras pour en déguster les fruits durant la nuit. Par contre, quand elle se présentait habillée en femme, je ne connais pas d’homme solitaire et libre qui n’ait tenté, à un moment donné, de la séduire. Mais elle refusait de partir avec quiconque tout en appréciant cette cour désespérée de mâles quelquefois talentueux. »

Renaud ferma les yeux d’extase, je crois, comme on goûte et goûte encore et encore, juste par mémoire olfactive, un vin d’un cru si rare qu’il n’en vint jamais un autre de cette qualité.

Un soir, à minuit exactement
Elle apparut drapée d’une jupe magnifique
S’assit devant moi
Jambes bien espacées
Exprimant toute la palette de ses sens

Ma voix vibrait à sa chair
Comme sa chair caressait les sons du fond de ma gorge
Il n’y avait que nous deux
Nos deux corps explosés en mille étincelles

À la fin
Elle se leva
Glissa un papier entre ma poitrine et ma guitare…
Et s’enfuit…

C’était son adresse.

Je courus chez elle
Elle m’attendait nue sous une robe de chambre
Dans une chaise berçante.
Je l’ai pénétrée de ma verge
Avec la même musique
Qui a toujours modulé ma voix

Nous n’avons pas dit un mot
Une autre fille dormait dans sa chambre
Je suis reparti

Chacun des soirs qui suivirent sur la scène
Je me demandai :
Viendra-t-elle en homme ou en femme

Un soir
Elle s’est présentée en homme
Vécu un coup de foudre avec une nouvelle cliente
Et repartit avec elle.
Je n’ai jamais revu ni l’une, ni l’autre.

Je suis finalement retourné à l’appartement
Elle avait déménagé sans laisser d’adresse.

Ce moment unique me laissa dans l’âme
Un parfum incomparable d’infinité
Qui ne m’a depuis jamais quitté.

Plus Renaud racontait, plus j’étais odieusement jalouse intérieurement. Non seulement ne m’avait-il pas encore reconnue alors qu’il avait demandé ma main au camp Ste-Rose, mais il me semblait que je ne pourrais jamais égaler la signature de cette femme en ses sens.

Est-ce possible de mourir d’amour
Une deuxième fois lui demandai-je soudain ?

On devrait mourir à chaque fois me répondit-il. Je ne meurs que dans les bras de celles que j’appelle les bouleversantes ou les fascinantes, à l’intelligence presque géniale, aux bouches tristes avec des yeux qui n’en finissent pas de jouir de l’instant présent, uniquement l’instant présent. Au mois de mars de cette année, lorsque je sortis mon livre de poésie, une grande fille, immensément grande s’approcha de ma scène et me dit, ses yeux envoûtant les miens :

Renaud
Mon mari m’a offert ton livre de poèmes en voyage de noces
Comme il est en tournée d’affaires à travers le monde
Je suis venue réaliser un fantasme ;
Que tu me récites tes textes dans un endroit romantique.

Elle avait été modèle nu à l’Ecole des Beaux-arts de Montréal… Je l’emmenai sous le pont des malheurs, puis au café du port. Jean Marcoux, le joueur de violon, propriétaire, nous prêta sa chambre. Sous la poésie de mes lèvres, elle se caressa de la symphonie de ses doigts, avec rythme lent comme seuls les mots savent s’incliner devant les sens. Les ruelles du Vieux Montréal accueillirent amant et amante, furieusement passionnés de la poésie de vivre l’instant présent. Puis un jour ce modèle nu me dit :

Merci de la belle vie de jeunesse
Vécue en ta compagnie
Je suis maintenant prête
À me consacrer à mon mari.
Et à fonder une famille

Je ne la revis plus elle non plus.

Le silence surgit soudain entre nous coloré d’une jalousie subite de ma part. Je pris la chance de chanter :

Zum galli galli galli zum Galli zum

Non…. La princesse du camp Ste-Rose, dit-il estomaqué

Comme pour se faire pardonner, il sortit sa guitare et chanta :

Parle-moi, parle-moi, j’ai besoin de tendresse
Il n’en reste pas beaucoup, dans ce monde un peu fou
Ne m’en veut pas, ne rit pas
Je suis homme et enfant
Parle-moi, parle-moi
Doucement et longtemps

Renaud arrêta de chanter au beau milieu de la chanson, comme si tout avait été dit entre nous deux.

C’est magnifique lui soufflai-je
On dirait que c’est le plus beau de toi-même
que tu viens de m’offrir.

Il serra l’instrument dans son étui, se leva et juste avant de quitter me dit :

Il y a deux ans
à l’Eglise,
On a entonné cette chanson
Lorsque je me suis marié

Il sortit comme un vagabond étonné d’avoir commis une erreur dans sa vie, fasciné par le fait qu’une méprise représentât un bien mince prix à payer pour vivre d’instants en instants comme on chante les yeux dans un cahier pour mieux canoter le long de la rivière des mots.

L'île de l'éternité de l'instant présent (Pierre Rochette)

Chapitre 1 – D’UN INSTANT PRÉSENT A L’AUTRE

L’île de l’éternité de l’instant présent
leclerc
Félix Leclerc

Le dernier été de sa vie, celui de l’an 2000, fut le plus mystérieux de tous pour ceux qui l’avaient connu jeune artiste. Il chantait au théâtre « Le patriote » de Sainte-Agathe durant le souper, et cela six soirs par semaine, juste avant le spectacle des « girls » de Clémence Desrochers. Mais avec cette particularité qu’il s’était arrangé pour qu’on ne le voie pas. Il montait par une échelle jusqu’à la cabane de l’éclairagiste soudée au plafond intérieur et de là, fredonnait les chansons les plus sensibles du répertoire de sa jeunesse dans le Vieux-Montréal.

Renaud chantait dans ce qu’il surnommait lui-même, la plus petite boîte à chansons du Québec, à cause de sa forme carrée avec à peine de la place pour deux personnes debout. Il y déposait côte à côte, son lourd cahier de 800 chansons, de quoi grignoter, une bouteille d’eau et son journal personnel ouvert à la page blanche du soir, alors que, dans son dos, le baladeur d’éclairage frôlait ses épaules de sa rugosité métallique.

Enfin, il pouvait séparer le paraître et l’être, laisser l’expression de sa voix chaude frissonner dans le théâtre avec la délicatesse de l’intimité comme le fait une bouteille de vin à table. Il attendait chaque soir le moment précis ou son ego se dissolvait dans une béatitude totale, toujours la même et jamais pareille, d’une telle beauté qu’il lui arrivait de perdre connaissance de bonheur sur son banc, le visage bien écrasé dans son cahier.

Il s’abreuvait depuis toujours aux frissons de l’éternité. Cela lui semblait si naturel qu’il n’avait jamais pu comprendre comment il se faisait que l’on puisse souffrir. Son corps de 51 ans lui avait toujours paru en état de jeunesse. La pureté de l’âme, la sensation continuelle de flotter deux pieds au-dessus du sol, le rythme lent, amoureux, étonné, charmé. La sensation de ne rien peser, de se fondre dans le tout avec ravissement, de saisir dans ses mains l’air comme des milliers de pépites d’or. Était-il artiste, poète de la vie, amant de l’être ou son enfant naissant encore aux langes ?

D’en haut, il s’émerveillait de la beauté des humains lorsqu’ils partagent un repas. À un point tel qu’il se faisait un plaisir profond de descendre saluer tout le monde, un par un en disant :

Bonsoir
Je suis votre chanteur fantôme
Je vous souhaite une bonne soirée

Il arrivait qu’il s’aperçoive que certains soient émus parce que telle chanson leur rappelait tel souvenir. Dans ces moments-là, il ralentissait la voix, pénétrait le texte pour que l’instant présent se dénude de facticité afin de s’inonder de lui-même d’éternité.

Il résidait depuis trente années, de façon ponctuelle, dans l’ancienne maison du chansonnier Raymond Lévesque, l’homme de « quand les hommes vivront d’amour « à dix pieds exactement du théâtre de la Butte où était né le mode d’expression chansonnier au Québec. Ce qui lui avait permis de construire, pierre par pierre, de la maison à la butte, un chemin menant sous cette scène historique où un jour seraient déposées ses cendres.

En fait, il vivait en locataire de la vie chez un ami chansonnier à Val-David comme un vagabond emprunte les sentiers qui lui donnent le bonheur de marcher. À cinq minutes à pied de la rivière du parc des amoureux où il aimait s’épanouir en contemplation, huit minutes de l’hôtel la Sapinière où il adorait se bercer dans la balançoire, quinze du Mont Condor où il sautillait la forêt des Alpinistes et quatre du café chez Steeve où il assiégeait discrètement la table du fond, visage enfoncé dans le mur, pour ne pas être dérangé.

Ajoutez à ça un vieux camion 1977 où l’on pouvait marcher à l’intérieur, dormir au fond et lire des heures étendu sur le plancher. Que du dépouillement, que du minimalisme. D’ailleurs dans cette maison de 14 pièces, il n’en habitait qu’une, meublée par un petit lit simple, un réfrigérateur douteux, une dizaine de morceaux de linge et quelques ustensiles.

Était-il si différent des autres ?. Il lui semblait que non.

Sa vie avait été semblable à celle du Petit Poucet. Au lieu de semer des cailloux, il avait fait trois enfants à trois femmes différentes, au travers de quelques centaines d’aventures d’un soir, le tout inhérent à sa vie de jeunesse autant qu’aux attributs de son métier, jamais de maîtresse. Puis, tout s’était clairsemé, le tour du jardin des désirs pulsionnels l’ayant repu.

Les enfants avaient vécu avec leur mère, trop insécures face à l’effarante liberté de sa libre-pensée. Pour ses ex-femmes, il était un irresponsable inadapté qui, même s’il payait ses pensions, ne pourrait qu’avoir une influence néfaste sur leurs poussins en leur montrant comment se conduire de façon créatrice face à une société institutionnalisée.

Il ne fréquentait personne, jamais personne. Il passait seulement dans la vie des gens comme on se croise quelquefois dans la rue. Mais il saluait avec amour ceux et celles dont le cristal du cœur le faisait frissonner de joie à l’intérieur de lui-même.

Par exemple, la femme la plus pauvre du village. Si maigre que le soleil refusait systématiquement de traverser son corps de peur de la faire fondre. Si laide, que les chats, d’une fois à l’autre, refusaient de suivre son ombre rectiligne. Celle-ci, foulard sur la tête, les yeux hagards d’acceptation, semblait immunisée contre quelque regard de qui que ce soit.

Traînant un petit chariot sur deux roues, été comme hiver, elle vendait, pour survivre, les œufs de ses poules, à qui voulait bien en acheter sans jamais mendier un nouveau client. Et quand elle manquait de marchandises, elle allait chez l’épicier du village pour acheter la douzaine que ses poules avaient omis de lui pondre

Cela faisait maintenant près de 25 ans qu’ils se croisaient d’un sourire à l’autre. L’ermite ne lui avait jamais acheté d’œufs. Il ne savait même pas son nom. Il avait maintenant peur qu’elle meure, qu’elle disparaisse de son bonheur de vivre. Il était attaché à elle comme on l’est d’un saule pleureur lorsqu’il annonce de ses plaintes la venue de l’automne.

En cet été 2000, il désirait lui dire autre chose que son habituel admiratif :

Bonjour, Madame
De fait, il modifia :
Bonjour, Madame. Ça va bien aujourd’hui ?

Il lui serra tendrement le bras de ses deux mains. Elle ne fut pas surprise outre mesure.

Vous savez. Continua-t-il,
Ça fait 25 ans cette année que l’on se salue
Et vous ne m’avez jamais vendu d’œufs.

La réponse de la dame pauvre le conquit d’état de grâce :

Ça n’a pas adonné Monsieur

Et ils poursuivirent chacun leur chemin.

Ce qui permit à l’ermite, comme le rituel l’avait dessiné depuis toujours entre eux, de remplir son cœur de cette bienveillance que la vie offre en prime lorsqu’on lui est abandonné.

Il aimait les gens de son village. Mais de loin. Ma Tante Marie s’occupe-t-elle encore des pauvres ? La grande blonde a-t-elle pu aller à sa réunion des alcooliques anonymes ? L’agent d’immeuble a-t-il enfin trouvé l’âme sœur?

De fait, il avait fait des êtres de sa vie au quotidien un manège de respect et de civilité qui tournait magiquement autour de ses silences comme de ses absences. Un matin cependant, un détail annonça de grands bouleversements à venir. Il avait vu Réal Dubois, le propriétaire de la buanderie du village, avec une casquette sur la tête qu’il oublia d’enlever en le saluant, lui qui avait toujours vécu la fierté de l’homme à la chevelure dégagée. Le chanteur pressentit que celui-ci avait un cancer.

Le matin suivant,il croisa Madame Dubois qui semblait différente des autres fois. À travers les années, ils s’étaient dit à peine bonjour ou bonsoir. Mais cela avait créé entre eux une délicatesse telle qu’il pressentit, à son pas vif et saccadé, une détresse inhabituelle. Alors il ralentit le sien au cas où elle aurait aimé se confier.

Réal se referme sur lui-même lui dit-elle
Il rejette mon aide, il se choque après moi
Je n’en puis plus

La femme pauvre aux œufs d’or passa tout près d’eux, puis l’agent d’immeuble, comme ils le faisaient habituellement à cette heure.

Madame Dubois, murmura l’ermite,
Votre homme vous aime comme il vous a toujours aimé.
Il est juste en colère après la vie.
C’est une bête traquée par une maladie dévastatrice.
Il tente de se battre seul
Pour épargner de la souffrance à sa famille

Et tous deux avaient pleuré doucement

Puis un autre événement majeur était survenu pouvant affecter le tournoiement des heures sous forme de chevaux courbant le temps.

Depuis trente ans, il adorait passer en face d’une maison où vivait un couple d’artistes dont il avait toujours admiré la complicité. Ce matin-là, il vit une pancarte à vendre. Même s’il ne leur avait jamais parlé, il ne pouvait supporter l’idée de les voir disparaître de son ordinaire de marche. Alors, il se rendit à l’atelier par derrière. L’homme ciselait, comme il le faisait habituellement à cette heure-là, un morceau d’ébénisterie.

Monsieur, dit-il, je ne vous connais pas
Mais vous ne pouvez pas déménager
Ça fait 30 ans que je me promène devant chez vous
Le rythme amoureux de votre vie de couple me fait un bien énorme
Mon bonheur d’être ne sera jamais pareil
Sans la beauté de votre présence.

L’homme avait été touché. Il lui avait fait visiter l’intérieur de la maison, l’avait présenté à sa femme et même permit de jeter un coup d’œil aux peintures de celle-ci. Finalement, la pancarte fut retirée. Dans la même période, l’hôtel La Sapinière avait déménagé sa balançoire sans l’avertir. Il en avait été blessé. Ce ne serait plus le même rythme, les mêmes arbres, la même beauté d’ombrages. Il était allé voir la gérante pour porter plainte, même s’il n’était pas client. Celle-ci le prit pour un hurluberlu, tout en lui souriant professionnellement.

Une semaine plus tard, Renaud mourut, et je perdis, sans même avoir eu le temps de le revoir, l’amour de ma jeunesse.

Et sa vie s’effaça du réel comme un éclair dans le ciel. Mais vous auriez dû voir cet éclair d’homme quand il avait vingt ans. C’était un chanteur fougueux au café St-Vincent du Vieux-Montréal et un gardien des légendes des plus magiques dans un camp de vacances pour enfants des services sociaux en attente de placement, le camp Ste-Rose.

Mais aurais-je eu le coup de foudre pour lui s’il n’avait pas ressemblé si profondément à mon père ? Car mon père avait été aussi un mémorable conteur. Toute petite, il m’avait appris à lui demander :

Papa, est-ce que moi aussi un jour
Je connaîtrai le grand amour ?

Il me répondait alors en déclamant :

Si chaque nuit tu en fais la demande à la vie,
Elle te rendra plus fougueuse que Scarlett Ohara
D’autant en emporte le vent,
Plus gémissante qu’Héloïse pour Abélard
Dans la nuit des temps,
Plus pure que Juliette dans les bras de Roméo
L’embrassant
De telle sorte qu’un soir, un mystérieux soir
Un beau prince, ombrageux et charmant
Posant genou aux pieds de tes royaux atours
T’offrira et son cœur et son or
Et la terre entière chantera
En cet instant présent
Ils vécurent heureux
Et eurent beaucoup d’enfants
Au paradis…Millénaire
De la poésie des bien-aimés
De l’île de l’éternité

Plus tard, que j’eusse six ou douze ans, lorsque je ne comprenais pas le sens d’un mot, il sortait le volume encyclopédique approprié et en tirait les deux phrases les plus musicalement significatives que nous apprenions tous deux par cœur, juste pour le bonheur du dire, la complicité du vivre, parce que ça sonnait joli comme il aimait le répéter sans cesse.

Mon père adorait l’encyclopédie. Il y avait découvert par la lecture systématique d’un page par page tenace des perles intellectuelles qui lui avaient permis, entre autres, de s’affranchir de toute religiosité. Par exemple, dans l’item « Brahmanisme », section philosophie, il avait débusqué une suite de lignes qui avaient changé sa vie. Il l’avait apprise par cœur, comme tout ce qu’il découvrait d’ailleurs, pour suppléer à une culture qui lui faisait cruellement défaut, n’ayant réussi qu’une cinquième année chez les religieuses.

Brahmanisme : Philosophie
Le divin mythique qui est à la base des croyances et des cultes N’est, aux yeux des philosophes, Qu’un réceptacle au nom indifférent Le but essentiel étant la réalisation du divin.

C’est donc grâce à Larousse qu’il cessa d’aller à la messe.

Papa, lui demandai-je un soir,
Qu’est-ce que la poésie ?

Je me rappelle ce soir-là. Je devais avoir onze ans. Il prit le temps de déguster les différents sens du mot « poésie » de la page 586 à 587 (Larousse1961). Je savais depuis toujours que, durant ses expéditions dans la forêt des mots, je devais garder un silence respectueux jusqu’à ce que, de ses lèvres, surgisse la substance de ce qu’on allait adorer tous les deux. Il prit un crayon à mine, souligna d’un trait d’un fini rectiligne, deux extraits qu’il me lut, de suite, comme s’il avait trouvé le plus inestimable des trésors.

Le poète
Est celui qui découvre
L’immuable virginité du monde
Retrouvant les dons et les vertus de l’enfance.

La poésie,
Elle, n’est évasion du réel
Que pour être invasion de l’essentiel.

Qu’est-ce que l’essentiel lui demandais-je ?

L’essentiel
C’est l’île de l’éternité de l’instant présent

Comme il parlait d’une île, je n’en demandais pas plus, n’attendant que de vieillir pour aller la visiter. Telle cette île d’où provenait Jacques Cartier, le navigateur, dont il me chantait les paroles pour que je m’endorme : A St-Malo Beau port de mer

À St-Malo beau port de mer (2)
Trois beaux navires sont arrivés
Nous irons sur l’eau
Nous irons nous nous promener
Nous irons jouer
Dans l’île
Dans l’île

Il n’en demeurait pas moins, qu’au réveil le lendemain, j’étais certaine de retrouver sur un grand tableau noir recyclé de sa communauté religieuse dont il était, depuis dix ans ,l’homme de maintenance, les mots « poète » et « poésie » suivis de leur définition avec en bas, n’ayant jamais quitté la bordure du tableau, les mots :

L’île de l’éternité de l’instant présent.

Sous la bordure du haut, le tableau, pour m’apprendre à lire et à écrire, mentionnait trois noms : Marie Gascon et celui de mon père et ma mère : Rodolphe et Marguerite. Mais en réalité, on m’avait toujours surnommée MIEL, à cause de mon teint parsemé de petites taches.

Parfois, quand je revenais de l’école et que je me plaignais parce que je n’avais pas de vêtements à la mode, ou que je ne mangeais pas assez souvent au restaurant, mon père exigeait respectueusement, d’un air sévère mais bienveillant, que je ferme les yeux pour déguster avec lui le récit oral d’un texte qu’il considérait comme sacré. Il disait qu’on en avait trouvé le parchemin enfoui dans une bouteille lancée à la mer directement de l’île de l’éternité de l’instant présent habitée par un certain Monsieur Renoir, peintre de son métier. On pouvait y lire ceci :

Je me rappelle
La merveilleuse sensation de légèreté
De ne rien posséder
Qui nous permettait, à Monet et à moi,
De végéter les deux mains dans les poches…

Il faut toujours être prêt à partir
Pour le bon motif
Pas de bagages, une brosse à dents
Et un morceau de savon

Et mon père concluait par une phrase envoyée à la mer elle aussi sous forme de bouteille par le peintre Gauguin, voisin sur la même île, lorsqu’il vécut le paradis de l’amour dans les bras de sa tahitienne Teha’amana

Et le bonheur succédait au bonheur

Oui, mon enfance fut cathédralement magique. Dès l’âge le plus naïf, je pris l’habitude d’écrire mon journal. Et je le faisais lire à mon père qui l’annotait régulièrement dans la marge de quelques-unes de ses réflexions à mijoter pour plus tard, comme il me disait souvent, ma mère préférant ne pas en prendre connaissance.

Son Rodolphe, comme elle aimait l’appeler, m’avait ciselé une bibliothèque qui contenait chacun de mes journaux intimes depuis l’âge de trois ans, les premiers naturellement contenant plutôt des griffes de dessins maladroits. Et tout en haut, il avait inscrit en sculptant artistiquement dans le bois :

Instants présents
De miel en miel

Papa lui demandai-je un jour
Qu’est-ce que l’instant présent ?

Ce jour-là, mon père ne courut pas vers l’encyclopédie comme il en avait coutume à chacune de mes questions. Ses yeux devinrent étrangement lunatiques, comme s’il réfléchissait à une interrogation à laquelle toute réponse en soi demande de la magie, puisqu’elle n’existe peut-être pas

L’instant présent, miel, c’est le plus beau des présents
Offert par les habitants de l’île de l’éternité
À ceux de la planète terre où la souffrance du passé
Se console aux espérances de l’avenir.

Tout cela me semblait inaccessible et bien mystérieux. Valait mieux chanter la chanson de l’île comme finissait par dire mon père, la musique témoignant parfois mieux de l’essentiel que les paroles qui l’accompagnent.

À St-Malo beau port de mer (2)
Trois beaux navires sont arrivés
Nous irons sur l’eau
Nous irons nous nous promener
Nous irons jouer
Dans l’île
Dans l’île

À l’âge de quinze ans, j’écrivis dans mon journal :

J’attends avec passion le grand amour
À quoi bon mordre dans mon adolescence
Puisque toute cette agitation des expériences
Puériles m’ennuie.

À la lecture de cet extrait, mon père écrivit en haut de page, pour que je ne puisse rater son dire :
Miel, il n’est peut-être pas bon
De t’enfermer en toi-même
Comme tu le fais ?
Chaque âge a son devoir de vivre.

Mais je refusais systématiquement tout ce qui aurait désembelli mes rêves. J’escamotais des sorties avec les garçons, danses, fêtes d’enivrement en cachette des parents. Je brûlais d’un feu si pur qu’il me semblait terriblement ennuyeux d’aller m’évaporer en douteuse compagnie. Je préférais dévorer les livres de toutes sortes à la bibliothèque municipale, dont quelques lubriques tel le marquis de Sade ou l’amant de Lady Chatterly, pour au moins acquérir la culture du désir.

Quelques années plus tard, je lus tant et tant que je me retrouvai en littérature à l’Université de Montréal. Pour payer mes études, mon père trouva un emploi au noir la fin de semaine et ma mère accumula de la couture pour le compte d’une manufacture des environs. Que de dimanches nous cousîmes ensemble. Mon père disait souvent, en souriant, que les princesses attendent toujours le prince charmant en brodant de longs et beaux ouvrages. Devant le nombre de soutiens-gorge à terminer pour le lundi matin, j’avoue que ma mère et moi ne trouvions jamais cette taquinerie très à propos.

En juin 1973, je terminai mon baccalauréat. J’avais comme projet une thèse de maîtrise sur la relation « Roméo et Juliette » et le reste de l’œuvre de Shakespeare, avec comme tuteur un homme charmant au nom de John Thysdale. Sa famille étant originaire de Vancouver, il espérait obtenir un poste de prestige à son alta mater universitaire, me faisant miroiter la possibilité de m’y emmener comme assistante de recherche si le destin lui était favorable.

Être ou ne pas être, voilà la question , me dit-il en riant
Ce serait formidable que vous y soyez.

Mais je pris ces propos pour de la badinerie galante provenant d’un homme marié et de toute façon trop âgé pour moi bien qu’attrayant de sa personne et ne m’en souciai pas plus qu’il faut. Je me rappelle avoir fêté mes 21 ans, seule devant un verre de vin à la santé de mon intentionnelle pureté physique. Je n’osais prononcer le mot « virginité » car cela aurait risqué de trop me déprimer, je crois. Je préférais enterrer le mot sous la passion de mes sens confus à faire exploser, le plus tôt possible, sous le feu d’un grand amour.

J’habitais encore chez mes parents et je continuais d’écrire mon journal. On ne quitte pas facilement le bonheur permanent. Mon anniversaire était toujours l’occasion d’un cadeau particulier de la part de mon père. Depuis ma naissance, à chaque fête, il m’avait toujours sculpté un délicat coffret de bois cadenassé et annoté de l’année avec un mot d’amour glissé à l’intérieur écrit spécialement pour l’occasion.

À n’ouvrir qu’une fois adulte,
M’avait-il répété d’une année à l’autre.

Tu es adulte maintenant,
Tu as vingt et un ans.
Il est temps d’ouvrir les coffres, me dit-il.
Presque plus excité que moi

Je serai une adulte
La journée où j’aurai rencontré mon prince charmant
Pas avant, répondis-je en riant.

Curieusement, c’est ici que commence mon histoire avec Renaud. Quel préambule, Renaud à cinquante et un ans et toute mon enfance avec mon père, juste pour tenter de dessiner émotivement le bonheur parfumé de ce premier instant d’où surgit, sous forme de coup de foudre, l’essence de l’homme qui envoûta le reste de mon existence.

Nous étions de la même race. Impossible de ne pas se miroiter du premier regard. Nous habitions tous les deux le pays du bonheur, moi par naissance et lui par passion de le partager aux autres. Et comme la vie ne fait jamais les choses à moitié, elle nous avait dirigé l’un et l’autre vers le continent de la souffrance, plus précisément au camp Sainte-Rose de Laval, au milieu d’enfants dont les familles étaient trop dysfonctionnelles pour s’en occuper.

Mon père m’avait appris à reconnaître cette contrée par sa façon d’accorder la priorité à la mémoire du passé en la noyant d’avance dans un certain futur. On souffre trop pour déguster la vie et l’on rêve trop de s’en sortir pour croire que c’est « maintenant » seulement qui en constitue la porte d’entrée et de sortie. On vit dans une maison dont on ne peut toucher les murs. On porte le nom de sociaux affectifs. Ceux et celles qui jouent les rôles de père et de mère se remplacent par chiffres de huit heures et se reconnaissent par les mots « éducateurs et éducatrices ». On se sent institutionnalisés. Dort en même temps, mange en même temps, jamais seul ou seule dans une chambre, sauf quand on est mis au rancart dans un coin pour avoir mal agi. Et l’on a peur, constamment peur d’un je-ne-sais-quoi. D’une horrible réalité que des mots d’enfant ne peuvent nommer. Une mince voix gémissant au creux des yeux tristes : Nous sommes les petits errants de l’existence, les « sans nom » de l’ignorance, la miniature cour des miracles du temps qui n’en finit plus de passer et repasser sans vraiment nous apercevoir. Nous sommes les exclus de l’amour.

Qu’est-ce que l’enfance sur ce continent ? Ça se vit dans les filets des services sociaux, d’une famille d’accueil à une autre parce qu’on a traversé l’inceste, la violence associée à la drogue, à l’alcool ou autre dépendance majeure. On se sent ballottés dans un train, celui d’adultes étrangers qui nous amènent faire une longue promenade jusqu’à la gare des dix-huit ans.

Ainsi, le camp Ste-Rose se divisait en trois modules : Les castors, les hiboux et les écureuils. J’étais l’éducatrice du dernier groupe, celui des écureuils.. D’une part, Jean-François treize ans, fils d’un père membre de la pègre, qui pouvait vous tuer d’un seul regard et Natacha douze ans qui m’avait adoptée comme mère et qui travaillait pour que j’eusse envers elle les mêmes sentiments. Et d’autre part, la plus que grassette Chantal et la grande Monique toujours en guerre parce que mal dans leur peau d’antagonistes se moquant des deux jumeaux de huit ans qui avaient passé une partie de leur vie dans une garde-robe et qui ne parlaient pas encore. Entre ces deux clans, des enfants qui partaient et repartaient selon les évènements externes sur lesquels je n’avais aucun pouvoir. C’est ainsi qu’on apprend à ne pas s’attacher pour ne pas souffrir inutilement.

Ma préférée était Natacha, Natacha Brown. Sa mère, psychotique s’était suicidée et son père avait sombré de désespoir dans les abîmes de l’alcool. Elle lisait dans mon âme presque à la perfection. Elle me secondait discrètement quand la violence ou la tristesse sous forme de larmes éclatait dans le groupe. Sans que les autres ne le sussent jamais, elle fut ma préférée, mon unique, mon indispensable. Le 27 juin 1973, vers vingt heures, une ronde d’enfants et d’adultes au visage peinturé, avec plume d’indien au front et couverture sur le dos, envahit la salle communautaire dans le but d’accueillir le nouveau gardien des légendes que personne n’avait encore rencontré. Comme il s’appelait Anikouni, on répéta la chanson parlant de ce personnage de l’imaginaire.

ANIKOUNI SHA A HOU A NI (2)
AH WAWA BIKANA SHAHINA (2)
ELEAONI BIKAWA YA WA (2)

Robert, le directeur opérationnel du camp, demanda soudainement le silence. C’était un homme maigre et élancé pour qui le sens des responsabilités équivalait à un taux de stress intense. Il avait toujours peur à un accident ou même un suicide, ce qui aurait terni l’éclat et la réputation de son personnel dont il respectait profondément la droiture et l’engagement. Tous faisaient leur possible dans une situation potentiellement explosive. On ne pouvait que tendre une corde dans un abime de manque d’amour. Il avait donc expliqué aux enfants le sens des mots indiens de la chanson Anikouni

Anikouni, Toi qui parcours , lacs et rivières
En canot d’écorce rapiécé de tes mains
Ramène-nous la force
Au pays où hier se dessine en demains.

L’événement aurait pu être banal. Mais il fut plutôt chorégraphie d’apprivoisement d’un imaginaire à un autre. Un chef indien, corne au cou, magnifique panache sur la tête, entre s’assoit au milieu sans cesser de jouer du tamtam. Soudain, sans arrêter de marteler le rythme, il incite des yeux un de mes jeunes, Jean-François, à le rejoindre. Ils sont maintenant deux. Puis ce complice continuant seul à battre le temps comme on bat parfois un tapis sur la corde à linge pour le libérer de sa poussière, Anikouni se lève. Par le seul mouvement de son corps dessinant l’espace en collines et vallées, il entraîne les enfants dans des jeux de mains dont l’ensemble orchestre l’air et l’atmosphère. Et tout devient jeu autour de lui. Et lui s’habille de quête. Il cherche, d’un visage à l’autre. Parfois il se retourne pour exprimer en deux ou trois sourires sa soif que rien de cela ne cesse.

Il s’immobilise devant mon groupe. Il suffit que je vois ses yeux pour que la foudre s’élance en moi en un coup terrible, dans un éclair qui me rendit fragile et allumée telle une biche prise au piège alors que le feu de forêt de ce que l’autre dégage s’avance vers elle sous la simple levée du vent des passions, imprévisible en ses tourbillons autour de l’une comme de l’autre.

CAIA… BOUM…

Dans tous les camps de vacances du Québec, ce cri de ralliement permet à un animateur d’obtenir des enfants qu’ils s’assoient sans réplique et surtout qu’après le boum, le silence rayonne de sa personne vers le groupe avec la même exigence d’obéissance aveugle que met le soleil à brûler les yeux de ceux qui oseraient l’impolitesse d’un regard délinquant. Et tout bruit cessa, de quelque nature musicale qu’il soit.

Ce chef indien que je n’avais jamais vu auparavant sortit un parchemin d’écorce de bouleau et lut simplement en me regardant dans les yeux, tout en reculant dans le velours des pas perdus pour le bonheur de se perdre :

Dans la grande tribu des yogs,
Quand un jeune indien…
Tombe amoureux d’une princesse
Il doit gravir la montagne sacrée
Déjouer le gardien de la caverne sacrée
Pour voler le feu de l’amour

Il se mit à zigzaguer, à tourner à l’intérieur du cercle, regardant chaque visage, les bras en mouvement. Puis, s’abandonnant au jeu indien, il mit un genou devant moi, comme si le sol avait été couvert de branches de sapin.

Fille de la forêt,
princesse de la lune et des étoiles,
La foudre a frappé mon cœur de passion pour le vôtre

Qui a déjà vécu un coup de foudre comprendra qu’il te laisse dans un état semblable, non pas au tremblement de terre, mais à la vision cauchemardesque qui suit quelques secondes après, comme si tout ce qui donnait un sens à ta vie s’en trouvait enseveli. Il ne reste que toi et lui, main dans la main regardant du haut de la colline le présent se moquant du passé.

Il se releva

Amis yogs…Tribu des castors….
Tribu des hiboux….Tribu des écureuils….

Je suis amoureux de cette princesse
Je dois retrouver le feu de la caverne sacrée
Et le lui ramener afin qu’elle m’accorde
Son amour éternel

Il entonna alors un canon.
Zum galli galli galli zun
Galli galli zum

Les enfants l’apprirent si vite qu’ils purent continuer seuls. Et Anikouni chanta le couplet en harmonie avec leurs voix.

Le feu de l’amour brûle la nuit
Je veux lui offrir pour la vie.

Et c’est sur la musique de cette chanson, que les enfants, couverture sur le dos et flambeau aux mains de leurs éducateurs ou éducatrices, le raccompagnèrent à son canot . L’indien rama le lac et disparut dans le noir. Et le noir disparut aussitôt dans le cœur des enfants, l’espace d’un instant, comme il en existe tant sur l’île de l’éternité de l’instant présent.

Commentaires

1. Le dimanche 27 janvier 2008 à 16:40, par Gisele

Salut PIERRE,

Merci encore d’avoir été là à NOEL 07. Tu as été mon cadeau du ciel. Comme tu le
sais, maman est décédée le 16 décembre dernier.

Tu es la preuve pour moi que nos vibrations se rejoignent dans l’UNIVERS et que notre
contact, même si elle n’est plus de ce monde, est véritable et réel.

Depuis des années, maman a toujours été avec moi à NOEL. Grâce à toi, elle était là
encore avec nous cette année, et, ce fut un moment magique…

Quand on a la foie, nos rêves se réalisent et la vie nous rend bien ces moments
intenses de GRAND BONHEUR.

Je ne t’oublierai jamais
Je t’embrasse très fort.

G I S E L E